Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIX/Chapitre 8

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Texte établi par chez Jean Léonard Pellet, Jean Léonard Pellet (10p. 300_Ch8-317_Ch9).

VIII. Manufactures.

Les arts naiſſent de l’agriculture, lorſqu’elle eſt portée à ce degré d’abondance & de perfection, qui laiſſe aux hommes le loiſir d’imaginer & de ſe procurer des commodités ; lorſqu’elle produit une population aſſez nombreuſe pour être employée à d’autres travaux que ceux de la terre. Alors il faut néceſſairement qu’un peuple devienne ou ſoldat, ou navigateur, ou fabriquant. Dès que la guerre a émouſſé la rudeſſe & la férocité d’une nation robuſte ; dès qu’elle a circonſcrit à-peu-près l’étendue d’un empire, les bras qu’elle exerçoit aux armes, doivent manier la rame, les cordages, le ciſeau, la navette, tous les outils, en un mot, du commerce & de l’induſtrie : car la terre qui nourriſſoit tant d’hommes ſans leur ſecours, n’a pas beſoin qu’ils revienent à la charrue. Comme les arts ont toujours une contrée, un aſyle, où ils s’exercent & fleuriſſent en paix, il eſt plus aisé d’aller les y chercher & de les attirer, que d’attendre chez ſoi leur naiſſance & leurs progrès, de la lenteur des ſiècles & de la faveur du haſard, qui préſide aux découvertes du génie. Auſſi toutes les nations induſtrieuſes de l’Europe ont-elles pris la plus riche partie de leurs arts en Aſie. C’eſt-là que l’invention paroît être auſſi ancienne que le genre-humain.

La beauté, la fécondité du climat y engendra de tout tems, avec l’abondance de tous les fruits, une population nombreuſe. La ſtabilité des empires y fonda les loix & les arts, enfans du génie & de la paix. La richeſſe du ſol y produiſit le luxe, créateur des jouiſſances de l’induſtrie. L’Inde & la Chine, la Perſe & l’Égypte, poſſédèrent avec tous les tréſors de la nature, les plus brillantes inventions de l’art. La guerre y a ſouvent détruit les monumens du génie : mais ils y renaiſſent de leurs cendres, de même que les hommes. Semblables à ces eſſaims laborieux, que l’aquilon des hivers fait périr dans les ruches, & qu’on voit ſe reproduire au printems avec le même amour du travail & de l’ordre ; certains peuples de l’Aſie, malgré les invaſions & les conquêtes des Tartares, ont toujours conſervé les arts du luxe avec ſes matériaux.

Ce fut dans un pays ſucceſſivement conquis par les Scythes, les Romains & les Sarraſins, que les nations de l’Europe, qui n’avoient pu être civilisées ni par le chriſtianiſme, ni par les ſiècles, retrouvèrent les ſciences & les arts qu’ils ne cherchoient point. Les croisés épuisèrent leur fanatiſme & perdirent leur barbarie à Conſtantinople. C’eſt en allant au tombeau de leur Dieu, né dans une crèche & mort ſur une croix, qu’ils prirent le goût de la magnificence, du faſte & des richeſſes. Ils rapportèrent la pompe Aſiatique dans les cours de l’Europe. L’Italie, d’où la religion dominoit ſur les autres contrées, adopta la première une induſtrie utile à ſes temples, aux cérémonies de ſon culte, à ces ſpectacles qui nourriſſent la dévotion par les ſens, quand elle s’eſt une fois emparée de l’âme. Rome chrétienne, qui avoit emprunté ſes rites de l’Orient, devoit en tirer ce qui les ſoutient, l’éclat des richeſſes.

Veniſe, qui avoit des vaiſſeaux ſous l’étendard de la liberté, ne pouvoit manquer d’induſtrie. Les Italiens élevèrent des manufactures, & furent long-tems en poſſeſſion de tous les arts, même quand la conquête des deux Indes eut fait déborder en Europe les tréſors du monde entier. La Flandre tira ſes métiers de l’Italie, l’Angleterre eut les ſiens de la Flandre, & la France emprunta ſon induſtrie de toutes les nations. Elle acheta des Anglois le métier à bas, qui travaille dix fois plus vite que l’aiguille. Les doigts que ce métier faiſoit repoſer, ſe conſacrèrent à la dentelle, qu’on déroba aux Flamands. Paris ſurpaſſa les tapis de Perſe & les tentures de Flandre, par ſes deſſins & ſes teintures ; les glaces de Veniſe, par la tranſparence & la grandeur. La France apprit à ſe paſſer de l’Italie, pour une partie de ſes ſoies ; & de l’Angleterre, pour les draps. L’Allemagne a gardé, avec les mines de fer & de cuivre, la ſupériorité dans l’art de fondre, de tremper & de travailler ces métaux. Mais l’art de polir & de façonner toutes les matières qui peuvent entrer dans les décorations du luxe & dans les agrémens de la vie, ſemble appartenir aux François ; ſoit qu’ils trouvent dans la vanité de plaire, les moyens d’y réuſſir par tous les dehors brillans ; ſoit qu’en effet la grâce & l’aiſance accompagnent partout un peuple vif & gai, qui poſſède le goût par un inſtinct naturel.

Toute nation agricole doit avoir des arts pour employer ſes matières, & doit augmenter ſes productions pour entretenir ſes artiſans. Si elle ne connoiſſoit que les travaux de la terre, ſon induſtrie ſeroit bornée dans ſes cauſes, ſes moyens & ſes effets. Avec peu de déſirs & de beſoins, elle feroit peu d’efforts, elle emploieroit moins de bras, & travailleroit moins de tems. Elle ne ſauroit accroître ni perfectionner la culture. Si cette nation avoit à proportion plus d’arts que de matières, elle tomberoit à la merci des étrangers, qui ruineroient ſes manufactures, en faiſant baiſſer le prix de ſon luxe, & monter le prix de ſa ſubſiſtance. Mais quand un peuple agricole réunit l’induſtrie à la propriété, la culture des productions à l’art de les employer, il a dans lui-même toutes les facultés de ſon exiſtence & de ſa conſervation, tous les germes de ſa grandeur & de ſa proſpérité. C’eſt à ce peuple qu’il eſt donné de pouvoir tout ce qu’il veut, & de vouloir tout ce qu’il peut. Rien n’eſt plus favorable à la liberté, que les arts. Elle eſt leur élément, & ils ſont, par leur nature, coſmopolites. Un habile artiſte peut travailler dans tous les pays du monde, parce qu’il travaille pour le monde entier. Les talens fuient par-tout l’eſclavage, que des ſoldats trouvent partout. Les Proteſtans chaſſés de la France par l’intolérance eccléſiaſtique, s’ouvrirent un refuge dans tous les états civilisés de l’Europe ; & des prêtres, bannis de leur patrie, n’ont eu d’aſyle nulle part, pas même dans l’Italie, berceau du monachiſme & de l’intolérance.

Les arts multiplient les moyens de fortune, & concourent, par une plus grande diſtribution de richeſſes, à une meilleure répartition de la propriété. Alors ceſſe cette inégalité exceſſive, fruit malheureux de l’oppreſſion, de la tyrannie & de l’engourdiſſement de toute une nation.

Que d’objets d’inſtruction & d’admiration dans les manufactures & les ateliers pour l’homme le plus inſtruit ! Il eſt beau ſans doute d’étudier les productions de la nature : mais les différens moyens que les arts emploient, ſoit pour adoucir les maux, ſoit pour augmenter les agrémens de la vie, ne ſont-ils pas encore plus intéreſſans à connoître ? Si vous cherchez le génie, entrez dans les ateliers, & vous l’y trouverez ſous mille formes diverſes. Si un ſeul homme avoit été l’inventeur du métier à figurer les étoffes, il eût montré plus d’intelligence que Leibnitz ou Newton ; & j’oſe aſſurer que dans les principes mathématiques du dernier, il n’y a aucun problème plus difficile à réſoudre que celui d’exécuter une maille à l’aide d’une machine. N’eſt-il pas honteux de voir les objets, dont on eſt environné, ſe répéter dans une glace, & d’ignorer comment la glace ſe coule & ſe met au teint ; de ſe garantir des rigueurs du froid par le velours, & de ne pas ſavoir comment il ſe fabrique ? Hommes inſtruits, allez aider de vos lumières ce malheureux artiſan condamné à ſuivre aveuglément ſa routine, & ſoyez sûrs d’en être dédommagés par les ſociété qu’il vous confiera.

Le flambeau de l’induſtrie éclaire à la fois un vaſte horizon. Aucun art n’eſt iſolé. La plupart ont des formes, des modes, des inſtrumens, des élémens qui leur ſont communs. La méchanique ſeule a dû prodigieuſement étendre l’étude des mathématiques. Toutes les branches de l’arbre généalogique des ſciences ſe ſont développées avec les progrès des arts & des métiers. Les mines, les moulins, les draperies, les teintures ont agrandi la ſphère de la phyſique & de l’hiſtoire naturelle. Le luxe a créé l’art de jouir, qui dépend tout entier des arts libéraux. Dès que l’architecture admet des ornemens au-dehors, elle attire la décoration au-dedans. La ſculpture & la peinture travaillent auſſi-tôt à l’embelliſſement, à l’agrément des édifices. L’art du deſſin s’empare des habits & des meubles. Le crayon, fertile en nouveautés, varie à l’infini les traits & les nuances ſur les étoffes & les porcelaines. Le génie de la pensée & de la parole médite à loiſir les chefs-d’œuvre de la poéſie & de l’éloquence, ou ces heureux ſyſtêmes de la politique & de la philoſophie qui rendent aux peuples tous leurs droits, aux ſouverains toute leur gloire, celle de régner ſur les eſprits & ſur les cœurs, ſur l’opinion & ſur la volonté, par la raiſon & l’équité.

C’eſt alors que les arts enfantent cet eſprit de ſociété qui fait le bonheur de la vie civile, qui délaſſe des travaux sérieux par des repas, des ſpectacles, des concerts, des entretiens, par toute ſorte de divertiſſemens agréables. L’aiſance donne à toutes les jouiſſances honnêtes un air de liberté qui lie & mêle les conditions. L’occupation ajoute du prix ou du charme aux plaiſirs qui ſont ſa récompenſe. Chaque citoyen, aſſuré de ſa ſubſiſtance par le produit de ſon induſtrie, vaque à toutes les occupations agréables ou pénibles de la vie, avec ce repos de l’âme qui mène au doux ſommeil. Ce n’eſt pas que la cupidité ne faſſe beaucoup de victimes : mais encore moins que la guerre ou que la ſuperſtition, fléaux continuels des peuples oiſifs.

Après la culture des terres, c’eſt donc celle des arts qui convient le plus à l’homme. L’une & l’autre ſont aujourd’hui la force des états policés. Si les arts ont affoibli les hommes, ce ſont donc les peuples foibles qui ſubjuguent les forts : car la balance de l’Europe eſt dans les mains des nations artiſtes.

Depuis que l’Europe eſt couverte de manufactures, l’eſprit & le cœur humain ſemblent avoir changé de pente. Le déſir des richeſſes eſt né par-tout de l’amour du plaiſir, On ne voit plus de peuple qui conſente à être pauvre, parce que la pauvreté n’eſt plus le rempart de la liberté. Faut-il le dire ? les arts tiennent lieu de vertus ſur la terre. L’induſtrie peut enfanter des vices : mais, du moins, elle bannit ceux de l’oiſiveté, qui ſont mille fois plus dangereux. Les lumières étouffant par degrés toute eſpèce de fanatiſme, tandis qu’on travaille par beſoin ds luxe, on ne s’égorge point par ſuperſtition. Le ſang humain, du-moins, n’eſt jamais versé ſans une apparence d’intérêt ; & peut-être la guerre ne moiſſonne-t-elle que ces hommes violens & féroces qui, dans tous les états, naiſſent ennemis & perturbateurs de l’ordre, ſans autre talent, ſans autre inſtinct que celui de détruire. Les arts contiennent cet eſprit de diſſenſion, en aſſujettiſſant l’homme à des travaux aſſidus & réglés. Ils donnent à toutes les conditions des moyens & des eſpérances de jouir, même aux plus baſſes une ſorte de conſidération & d’importance, par l’utilité qu’elles rapportent. Tel ouvrier, à l’âge de quarante ans, a plus valu d’argent à l’état, qu’une famille entière de ſerfs cultivateurs n’en rendoit autrefois au gouvernement féodal. Une riche manufacture attire plus d’aiſance dans un village que vingt châteaux de vieux barons chaſſeurs ou guerrière n’en rendoient dans une province.

S’il eſt vrai que, dans l’état actuel du monde, les peuples les plus induſtrieux doivent être les plus heureux & les plus puiſſans ; ſoit que dans des guerres inévitables ils fourniſſent par eux-mêmes, ou qu’ils achètent par leurs richeſſes plus de ſoldats, de munitions & de forces maritimes ou terreſtres ; ſoit qu’ayant un plus grand intérêt à la paix, ils évitent ou terminent les querelles par des négociations ; ſoit que dans les défaites ils réparent plus promptement leurs pertes à force de travail ; ſoit qu’ils jouiſſent d’un gouvernement plus doux, plus éclairé, malgré les inſtrumens de corruption & de ſervitude que la molleſſe du luxe prête à la tyrannie : ſi les arts, en un mot, civiliſent les nations, un état doit chercher tous les moyens de faire fleurir les manufactures.

Ces moyens dépendent du climat qui, dit Polybe, forme la figure, la couleur & les mœurs des nations. Le climat le plus tempéré doit être le plus favorable à l’induſtrie sédentaire. S’il eſt trop chaud, il s’oppoſe à l’établiſſement des manufactures qui demandent le concours de pluſieurs hommes réunis au même ouvrage ; il exclut tous les arts qui veulent des fourneaux ou beaucoup de lumière. S’il eſt trop froid, il ne peut admettre les arts qui cherchent le grand air. Trop loin ou trop près de l’équateur, l’homme eſt inhabile à différens travaux qui ſemblent propres à une température douce. Pierre-le-grand alla vainement chercher dans les états les mieux policés de l’Europe, tous les arts qui pouvoient humaniſer ſa nation : depuis cinquante ans, aucun de ces germes de vie n’a pu prendre racine au milieu des glaces de la Ruſſie. Tous les artiſtes y ſont étrangers, & meurent bientôt avec leur talent & leur travail s’ils veulent y séjourner. En vain les proteſtans que Louis XIV persécuta dans ſa vieilleſſe, comme ſi cet âge étoit celui des proſcriptions, apportèrent les arts & les métiers chez tous les peuples qui les accueilloient ; ils ne purent y faire les mêmes ouvrages qu’en France. L’art dépérit ou déclina dans leurs mains également actives & laborieuſes, parce qu’il n’étoit pas échauffé ou éclairé des mêmes rayons du ſoleil.

À la faveur du climat pour l’encouragement des manufactures, doit ſe retrait l’avantage de la ſituation politique d’un état.

S’il eſt d’une étendue qui ne lui laiſſe rien à craindre ou à déſirer pour ſa ſtabilité : s’il eſt voiſin de la mer pour l’abord des matières & l’iſſue des ouvrages, entre des puiſſances à mines de fer pour exercer ſon induſtrie, & des états à mines d’or pour les payer ; s’il a des nations à droite & à gauche, des ports & des chemins ouverts de toutes parts : cet état aura tous les dehors qui peuvent exciter un peuple à ouvrir des manufactures.

Mais un avantage plus eſſentiel encore, c’eſt la fertilité du ſol. Si la culture demande trop de bras, elle ne pourra fournir des ouvriers, ou les campagnes ſe trouveront dépeuplées par les ateliers ; & dès-lors la cherté des denrées diminuera le nombre des métiers en hauſſant le prix des ouvrages.

Au défaut de la fécondité des terres, les manufactures veulent au-moins la frugalité des hommes. Une nation qui conſommeroit beaucoup de ſubſiſtances, abſorberoit tout le gain de ſon induſtrie. Quand le luxe monte plus vite & plus haut que le travail, il dépérit dans ſa ſource, il flétrit & deſſèche le tronc qui lui donne la sève. Quand l’ouvrier veut ſe nourrir & ſe vêtir comme le fabriquant qui l’emploie, la fabrique eſt bientôt ruinée. La frugalité que les républicains obſervent par vertu, les manufacturiers doivent la garder par avarice. C’eſt pour cela peut-être que les arts, même de luxe, conviennent mieux aux républiques qu’aux monarchies : car la pauvreté du peuple dans un état monarchique, n’eſt pas toujours un vif aiguillon d’induſtrie. Le travail de la faim eſt toujours borné comme elle : mais le travail de l’ambition croit avec ce vice même.

Le caractère national influe beaucoup ſur le progrès des arts de luxe & d’ornement. Un certain peuple eſt propre à l’invention par la légèreté même qui le porte à la nouveauté. Ce même peuple eſt propre aux arts par ſa vanité, qui le porte à la parure. Une autre nation moins vive a moins de goût pour les choſes frivoles, & n’aime pas à changer de mode. Plus mélancolique, elle a plus de pente aux débauches de la table, à l’ivrognerie qui la délivre de ſes ennemis. L’une de ces nations doit mieux réuſſir que ſa rivale dans les arts de décoration : elle doit primer ſur elle chez tous les autres peuples qui recherchent les mêmes arts.

Après la nature, c’eſt le gouvernement qui fait proſpérer les fabriques. Si l’induſtrie favoriſe la liberté nationale, à ſon tour la liberté doit favoriſer l’induſtrie. Les privilèges excluſifs ſont les ennemis des arts & du commerce, que la concurrence ſeule peut encourager. C’eſt encore une eſpèce de monopole que le droit d’apprentiſſage & le prix des maîtriſes. Cette ſorte de privilège qui favoriſe les corps de métiers, c’eſt-à-dire, de petites communautés aux dépens de la grande, eſt nuiſible à l’état. En ôtant aux gens du peuple la liberté de choiſir la profeſſion qui leur convient, on remplit toutes les profeſſions de mauvais ouvriers. Celles qui demandent le plus de talent ſont exercées par les mains qui ont le plus d’argent ; les plus viles & les moins chères tombent ſouvent à des gens nés pour exceller dans un art diſtingué. Les uns & les autres, dans un métier dont ils n’ont pas le goût, négligent l’ouvrage & perdent l’art : les premiers, parce qu’ils ſont au-deſſous : les ſeconds, parce qu’ils ſe ſentent au-deſſus. Mais l’exemption des maîtriſes produit la concurrence des ouvriers, & dès-lors l’abondance & la perfection des ouvrages.

On peut mettre en queſtion, s’il eſt utile de raſſembler les manufactures dans les grandes villes, ou de les diſperſer dans les campagnes ? Le fait a décidé la queſtion. Les arts de première néceſſité ſont reſtés où ils ſont nés, dans les lieux qui leur ont fourni de la matière. Les forges ſont près des mines, & les toiles près des chanvres. Mais les arts compliqués d’induſtrie & de luxe, ne ſauroient habiter les campagnes. Diſperſez dans un vaſte territoire tous les arts qui concourent à la fabrication de l’horlogerie, & vous perdez Genève avec tous les métiers qui la font vivre. Diſperſez dans les différentes provinces de France les ſoixante mille ouvriers courbés ſur des métiers de la fabrique des étoffes de Lyon, & vous anéantirez le goût qui ne ſe ſoutient que par la concurrence d’un grand nombre de rivaux, ſans ceſſe occupés à ſe ſurpaſſer. La perfection des étoffes veut qu’elles ſe fabriquent dans une ville, où l’on peut réunir à la fois les bonnes teintures avec les beaux deſſins ; l’art de filer les laines & les ſoies, à l’art de tirer l’or & l’argent. S’il faut dix-huit mains pour former une épingle, par combien d’arts & de métiers a dû paſſer un habit galonné, une veſte brodée ? Comment trouver au fond d’une province intérieure & centrale, l’attirail immenſe des arts qui ſervent à l’ameublement d’un palais, aux fêtes d’une cour ? Reléguez donc, ou retenez dans les campagnes les arts innocens & ſimples qui vivent iſolés. Fabriquez dans les provinces les draps communs qui habillent le peuple. Établiſſez entre la capitale & les autres villes une dépendance réciproque de beſoins ou de commodités, des matières & des ouvrages. Mais encore n’établiſſez rien, n’ordonnez rien ; laiſſez agir les hommes qui travaillent. Liberté de commerce, liberté d’induſtrie : vous aurez des manufactures ; vous aurez une grande population.