Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XV/Chapitre 1

La bibliothèque libre.

I. Raiſons qui détournent long-tems les François du projet de former des établiſſemens dans le Nouveau-Monde.

L’Eſpagne étoit maîtreſſe des riches empires du Mexique & du Pérou, de l’or du Nouveau-Monde, & de preſque toute l’Amérique Méridionale. Les Portugais, après une longue ſuite de victoires, de défaites, d’entrepriſes, de fautes, de conquêtes & de pertes, avoient conſervé les plus beaux établiſſemens dans l’Afrique, dans l’Inde & dans le Bréſil. Le gouvernement de France n’avoit pas même pensé qu’on pût fonder des colonies, & qu’il fût de quelque utilité d’avoir des poſſeſſions dans ces régions éloignées.

Toute ſon ambition s’étoit tournée vers l’Italie. D’anciennes prétentions ſur le Milanès & les deux Siciles, avoient entraîné cette puiſſance dans les guerres ruineuſes qui l’avoient long-tems occupée. Des troubles intérieurs la détournoient encore plus des grands objets d’un commerce étendu & éloigné, & de l’idée d’aller chercher des royaumes dans les deux Indes.

L’autorité des rois n’étoit pas formellement conteſtée : mais on lui réſiſtoit, on l’éludoit. Le gouvernement féodal avoit laiſſé des traces ; & pluſieurs de ſes abus ſubſiſtoient encore. Le prince étoit ſans ceſſe occupé à contenir une nobleſſe inquiète & puiſſante. La plupart des provinces qui compoſoient la monarchie, ſe gouvernoient par des loix & des formes différentes. Tous les corps, tous les ordres avoient des privilèges, ou toujours attaqués, ou toujours pouſſés à l’excès. La machine du gouvernement étoit compliquée. Pour la conduire, il falloit manier une multitude de reſſorts délicats. La cour étoit forcée de recourir ſouvent aux moyens honteux de la foibleſſe, à l’intrigue & à la séduction, ou d’employer les armes odieuſes de l’oppreſſion & de la tyrannie ; la nation négocioit ſans ceſſe avec le prince. L’autorité des rois étoit illimitée, ſans être avouée par les loix ; la nation ſouvent trop indépendante, n’avoit aucun garant de ſa liberté. De-là on s’obſervoit, on ſe craignoit, on ſe combattoit ſans ceſſe. Le gouvernement s’occupoit uniquement, non du bien de la nation, mais de la manière de l’aſſujettir. Le peuple ſentant toujours ſes beſoins, ignorant ſes forces & ſes reſſources, ne voyoit que ſes droits alternativement bleſſés & foulés par ſes ſeigneurs & par les rois.