Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XV/Chapitre 12

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XII. La France eſt réduite à céder une partie des provinces qui étoient unies au Canada.

Cependant la France, qui, pendant quarante ans, avoit ſoutenu ſeule tous les efforts de l’Europe conjurée, vaincu ou repouſſé toutes les nations réunies, fait avec ſes propres ſujets ſous Louis XIV, ce que Charles-Quint n’avoit pu faire avec les troupes innombrables de ſes divers royaumes ; la France, qui avoit produit dans ſon ſein aſſez de grands hommes pour immortaliſer vingt règnes, & ſous un ſeul règne, tout ce qui peut élever la grandeur de vingt peuples ; la France alloit couronner tant de gloire & de ſuccès, en plaçant une branche de ſa maiſon royale ſur le trône des Eſpagnes. Elle avoit alors, & moins d’ennemis & plus d’alliés, qu’elle n’en avoit eus dans le tems de ſes plus éclatantes proſpérités. Tout lui promettoit des avantages faciles, une ſupériorité prompte & déciſive.

Ce ne fut pas la fortune, mais la nature même qui changea ſes deſtinées. Fière & vigoureuſe ſous un roi, brillant de toutes les grâces & de la force de la jeuneſſe, après s’être élevée avec lui par tous les degrés de la gloire & de la grandeur, elle deſcendit & déclina comme lui par tous les périodes de la décadence attachée à l’humanité. L’eſprit de bigoterie, qui étoit entré à la cour avec une prude ambitieuſe, décida du choix des miniſtres, des généraux, des adminiſtrateurs ; & ce choix fut toujours aveugle & malheureux. Les rois qui, comme les autres hommes, s’attachent au ciel quand la terre va leur manquer, ſemblent chercher dans leur vieillerie une nouvelle eſpèce de flatteurs qui les bercent d’eſpérances, au moment où toutes les réalités leur échappent. C’eſt alors que l’hypocriſie, toujours prête à ſurprendre les deux enfances de la vie humaine, réveille dans l’âme des princes les idées qu’elle y avoit ſemées ; & ſous prétexte de les conduire au ſeul bonheur qui peut leur reſter, elle gouverne toutes leurs volontés. Mais comme ce dernier âge eſt un état de foibleſſe, ainſi que le premier, une variation continuelle règne dans le gouvernement. La brigue a plus d’ardeur & de pouvoir que jamais ; l’intrigue eſpère davantage, & le mérite obtient moins ; les talens ſe retirent, & les ſollicitations de toute eſpèce s’avancent ; les places tombent au haſard, ſur des hommes qui, tous également incapables de les remplir, ont la préſomption de s’en croire dignes ; fondant l’eſtime d’eux-mêmes ſur le mépris qu’ils ont pour les autres. La nation dès-lors perd ſa force avec ſa confiance ; & tout va comme tout eſt mené, ſans deſſein, ſans vigueur, ſans intelligence.

Tirer un peuple de l’état de barbarie, le ſoutenir dans ſa ſplendeur, l’arrêter ſur le penchant de ſa chute, ſont trois opérations difficiles : mais la dernière l’eſt davantage. On ſort de la barbarie, par des élans intermittens ; on ſe ſoutient au ſommet de la proſpérité, par les forces qu’on a acquiſes ; on décline par un affaiſſement général auquel on s’eſt acheminé, par des ſymptômes imperceptibles. Il faut aux nations barbares de longs règnes ; il faut des règnes courts aux nations heureuſes. La longue imbécillité d’un monarque caduc, prépare à ſon ſucceſſeur des maux preſque impoſſibles à réparer.

Telle fut la fin du règne de Louis XIV, Après une ſuite de défaites & d’humiliations, il fut trop heureux d’acheter la paix par des ſacrifices, qui marquoient ſon abaiſſement. Mais il ſembla les dérober aux yeux de ſon peuple, en les faiſant ſur-tout au-delà des mers. On peut juger combien il en dut coûter à ſa fierté, de céder aux Anglois la baie d’Hudfon, Terre-Neuve & l’Acadie, trois poſſeſſions qui formoient, avec le Canada, l’immenſe pays, connu ſous le nom glorieux de Nouvelle-France. On verra dans le livre ſuivant comment cette puiſſance, accoutumée à des conquêtes, tâcha de réparer ſes pertes.

Fin du quinzième Livre.