Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVI/Chapitre 18

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XVIII. Difficultés que la France avoit à vaincre pour tirer un parti avantageux du Canada.

On ne peut diſconvenir que la nature n’opposât quelque obſtacle aux entrepriſes de la politique. Le fleuve Saint-Laurent eſt fermé ſix mois de l’année par les glaces. Le reſte du tems, ce ſont des brouillards épais, des courans rapides, des bancs de ſable, & des rochers à fleur d’eau, qui rendent la navigation impraticable durant la nuit, dangereuſe pendant le jour. Depuis Québec juſqu’à Montréal, la rivière n’eſt praticable que pour des bâtimens de trois cens tonneaux ; & encore ſont-ils trop ſouvent contrariés par des vents terribles, qui les retiennent quinze jours ou trois ſemaines dans ce court trajet. De Montréal au lac Ontario, les voyageurs trouvent juſqu’à ſix cataractes, qui les réduiſent à la triſte néceſſité de décharger leurs canots, & de les porter avec les marchandiſes, par des routes de terre aſſez conſidérables.

Loin d’encourager l’homme à vaincre la nature, un gouvernement mal inſtruit n’imagina que des projets ruineux. Pour avoir l’avantage ſur les Anglois dans le commerce des pelleteries, on éleva trente-trois forts à une grande diſtance les uns des autres. Le ſoin de les conſtruire, de les approviſionner, détourna les Canadiens des ſeuls travaux qui devoient les occuper. Cette mépriſe les jeta dans une route ſemée d’écueils & de périls.

Les ſauvages ne voyoient pas ſans inquiétude ſe former des établiſſemens qui pouvoient menacer leur liberté. Ces ſoupçons leur mirent les armes à la main, & la colonie fut rarement ſans guerre. La néceſſité rendit ſoldats tous les Canadiens. Une éducation mâle & toute militaire, les endurciſſoit de bonne-heure à la fatigue, & les familiariſoit avec le danger. À peine ſortis de l’enfance, on les voyoit parcourir un continent immenſe, l’été en canot, l’hiver à pied, au travers des neiges & des glaces. Comme ils n’avoient qu’un fuſil pour moyen de ſubſiſtance, ils étoient continuellement exposés à mourir de faim : mais rien ne les effrayoit, pas même le danger de tomber entre les mains des ſauvages, qui avoient épuisé tout leur génie à imaginer, pour leurs ennemis, des ſupplices, dont le plus doux étoit la mort.

Les arts sédentaires de la paix, les travaux ſuivis de l’agriculture, ne pouvoient pas avoir d’attrait pour des hommes accoutumés à une vie active, mais errante. La cour, qui ne voit ni ne connoît les douceurs & l’utilité de la vie ruſtique, augmenta l’averſion que les Canadiens en avoient conçue, en verſant excluſivement les grâces & les honneurs ſur les exploits guerriers. La nobleſſe fut l’eſpèce de diſtinction qu’on prodigua le plus, & qui eut des ſuites plus funeſtes. Non-ſeulement elle plongea les Canadiens dans l’oiſiveté, mais elle leur donna encore un penchant invincible pour tout ce qui avoit de l’éclat. Des produits qui auroient dû être conſacrés à l’amélioration des terres, furent prodigués en vaines parures. Un luxe ruineux couvroit une pauvreté réelle.