Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVI/Chapitre 21

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XXI. Les Anglois attaquent le Canada. Ils y éprouvent d’abord de grands revers. Cauſes de ces infortunes.

La conquête de l’Iſle-Royale ouvroit le chemin du Canada. Dès l’année ſuivante, on y porta la guerre, ou plutôt on y multiplia les ſcènes de carnage dont cet immenſe pays étoit depuis long-tems le théâtre. Voici quel en étoit le principe.

Les François établis dans ces contrées y avoient pouſſé leur ambition vers le Nord, où les belles pelleteries étoient en plus grande abondance. Lorſque cette veine de richeſſe tarit ou diminua, le commerce ſe tourna vers le Sud, où l’on découvrit l’Ohio, qui mérita le nom de Belle-Rivière. Elle ouvroit la communication naturelle du Canada avec la Louyſiane. En effet, quoique les vaiſſeaux qui entrent dans le fleuve Saint-Laurent s’arrêtent à Québec, la navigation continue ſur des barques juſqu’au lac Ontario, qui n’eſt séparé du lac Érié que par un détroit ſur lequel la France éleva de bonne-heure le fort Niagara. C’eſt-là, c’eſt au voiſinage du lac Érié que ſe trouve la ſource de l’Ohio, qui arroſe le plus beau pays du monde, & qui, groſſi par pluſieurs rivières, va porter le tribut de ſes eaux au Miſſiſſipi, dont il augmente la majeſté.

Cependant les François ne faiſoient aucun uſage d’un canal ſi magnifique. Les foibles liaiſons qui ſubſiſtoient entre les deux colonies, étoient toujours entretenues par les régions du Nord. La nouvelle route, beaucoup plus courte, beaucoup plus facile que l’ancienne, ne commença à être fréquentée que par un corps de troupes qu’on envoya du Canada, en 1739, au ſecours de la Louyſiane, qui étoit en guerre ouverte avec les ſauvages. Après cette expédition, la route du Sud retomba dans l’oubli, dont elle ne ſortit guère qu’en 1753. Ce fut l’époque où l’on éleva pluſieurs petits forts ſur l’Ohio, dont on étudioit le cours depuis quatre ans. Le plus conſidérable de ces forts, reçut le nom du gouverneur Duqueſne, qui l’avoit fait bâtir.

Les colonies Angloiſes ne purent voir ſans chagrin s’élever derrière eux des établiffemens François, qui, joints aux anciens, ſembloient les envelopper. Elles craignirent que les Apalaches, qui devoient ſervir de limites naturelles aux deux nations, ne fuſſent une barrière inſuffiſante contre les entrepriſes d’un voiſin inquiet & belliqueux. Dans cette défiance, elles paſſèrent elles-mêmes ces célèbres montagnes, pour diſputer à la nation rivale la poſſeſſion de la Belle-Rivière. Cette première démarche ne fut pas heureuſe. On battit les détachemens qui ſe ſuccédoient ; on détruiſit les forts à meſure qu’ils s’élevoient.

Pour arrêter le cours de ces diſgraces, & venger l’affront qu’elles imprimoient à la nation, la métropole fit paſſer des forces conſidérables au Nouveau-Monde, ſous les ordres de Braddock. Ce général alloit attaquer, dans l’été de 1755, le fort Duqueſne avec trente-ſix canons & ſix mille hommes, lorſqu’il fut ſurpris à quatre lieues de la place, par deux cens cinquante François & ſix cens cinquante ſauvages, qui exterminèrent ſon armée. Ce revers inexplicable arrêta la marche des trois corps nombreux, qui alloient fondre ſur le Canada. La terreur les obligea de regagner leurs quartiers ; & dans la campagne ſuivante, la circonſpection la plus timide accompagna tous leurs mouvemens.

Cet embarras enhardit les François. Malgré l’infériorité prodigieuſe de leurs forces, ils osèrent, au mois d’août de l’an 1756, ſe préſenter devant Oſwego. C’étoit originairement un magaſin fortifié à l’embouchure de la rivière de Choueguen, ſur le lac Ontario. Situé preſque au centre du Canada, l’avantage de ſa poſition y avoit fait élever ſucceſſivement pluſieurs ouvrages, qui l’avoient rendu un des meilleurs poſtes de ces contrées. Il étoit défendu par dix-huit cens hommes, qui avoient cent vingt & une pièces d’artillerie, & une grande abondance de munitions de toutes les eſpèces. Malgré tant de ſoutiens, il ſe rendit, après quelques jours d’une attaque vive & audacieuſe, à trois mille hommes qui en formoient le ſiège.

Cinq mille cinq cens François & dix-huit cens ſauvages, marchèrent dans le mois d’août de l’année ſuivante au fort George, ſitué ſur le lac Saint-Sacrement, & regardé avec raiſon comme le boulevard des établiſſemens Anglois ; comme l’entrepôt où devoient ſe réunir les forces deſtinées contre le Canada. La nature & l’art avoient tout fait pour rendre impraticables les chemins qui conduiſoient à cette place. Des corps diſtribués de diſtance en diſtance, dans les meilleures poſitions, étoient encore venus au ſecours de l’art & de la nature. Cependant ces obſtacles furent ſurmontés avec une intelligence, une intrépidité, qui ne demandoient qu’un théâtre plus connu, pour embellir l’hiſtoire. Les aſſaillans, après avoir maſſacré ou mis en fuite un grand nombre de leurs ennemis, arrivèrent devant la place, où ils réduiſirent deux mille deux cens ſoixante-quatre hommes à capituler.

Ce nouveau malheur réveilla les Anglois. Leurs généraux s’appliquèrent, durant l’hiver, à mettre de la diſcipline dans les différens corps ; ils les accoutumèrent à combattre dans les bois, à la manière des ſauvages. Au retour de la belle ſaiſon, l’armée composée de ſix mille trois cens hommes de troupes réglées, & de treize mille hommes des milices des colonies, s’aſſembla ſur les ruines du fort George. Elle s’embarqua ſur le lac de ce nom, qui séparoit les colonies des deux nations, & ſe porta ſur Carillon, qui n’en étoit éloigné que d’une lieue.

Ce fort, qui venoit d’être bâti au commencement de la guerre, pour couvrir le Canada, n’avoit pas l’étendue convenable pour arrêter les forces qui l’alloient aſſaillir. On forma donc à la hâte, ſous le canon de la place, des retranchemens de troncs d’arbres couchés les uns ſur les autres, & l’on mit en avant de grands arbres renversés, dont les branches coupées & affilées, faiſoient l’effet de chevaux de frife. Les drapeaux étoient plantés ſur le ſommet des remparts, qui renfermoient trois mille cinq cens hommes.

Cet appareil formidable n’étonna pas les Anglois, réſolus à laver la honte qui terniſſoit depuis ſi long-tems la gloire de leurs armes, dans un pays où la proſpérité de leur commerce tenoit au ſuccès de leur bravoure. Le 8 juillet 1758, ils ſe précipitèrent ſur ces paliſſades avec la fureur la plus aveugle, inutilement on les foudroyoit du haut du parapet, ſans qu’ils puſſent ſe défendre. Inutilement ils tomboient enfilés, embarraſſés dans les tronçons d’arbres, au travers deſquels leur fougue les avoit emportés. Tant de pertes ne faiſoient qu’accroître cette rage effrénée. Elle ſe ſoutint plus de quatre heures, & leur coûta plus de quatre mille de leurs braves guerriers, avant qu’ils abandonnâſſent une entrepriſe auſſi téméraire que forcenée.

Les actions de détail ne leur furent pas moins funeſtes. Ils n’inſultoient pas un poſte, où ils ne fuſſent repouſſés. Ils ne haſardoient pas un détachement, qui ne fût battu ; pas un convoi, qui ne fût enlevé. La rigueur même des hivers, qui devoit les garder & les défendre, étoit la ſaiſon où les ſauvages & les Canadiens alloient porter le fer & le feu ſur les frontières, & juſques dans le centre des colonies Angloiſes.

Tous ces déſaſtres avoient leur ſource dans un faux principe du gouvernement. La Cour de Londres s’étoit toujours perſuadée, que pour dominer dans le Nouveau-Monde, elle n’avoit beſoin que de la ſupériorité de ſa marine, qui pouvoit facilement y transporter des ſecours, & intercepter les forces de ſes ennemis.

Quoique l’expérience eût démenti cette vaine prétention, le miniſtère ne chercha pas même à en diminuer les fâcheux effets par le choix de ſes généraux. Preſque tous ceux qu’il chargea de remplir ſes vues, manquèrent également d’intelligence, de vigueur & d’activité.

Les armées n’étoient pas propres à réparer les fautes des chefs. Les troupes avoient bien cette fierté de caractère, ce courage invincible que le gouvernement, encore plus que le climat, donne aux ſoldats Anglois : mais ces qualités nationales étoient contrebalancées ou épuisées par des fatigues exceſſives, que rien ne ſoulageoit, dans un pays dépourvu de toutes les commodités de l’Europe. Quant aux milices des colonies, elles étoient composées de cultivateurs paiſibles, qui n’étoient point aguerris au carnage par l’habitude de la chaſſe, & par la vivacité militaire de la plupart des colons François.

À ces inconvéniens, pris dans la nature des choſes, il s’en joignit qui provenoient uniquement de la faute des hommes. Les poſtes élevés pour la sûreté des divers établiſſemens Anglois, n’avoient pas cette réciprocité de ſoutien & de défenſe, cet enſemble ſans lequel il n’y a point de force. Les Provinces, qui avoient toutes des intérêts diſtincts, & qui n’étoient pas rapprochées par l’autorité d’un chef unique, ne coopéroient pas au bien commun avec ce concours d’efforts & cette unité de ſentimens, qui ſeuls peuvent aſſurer le ſuccès. La ſaiſon d’agir ſe paſſoit en vaines diſputes entre les colons & les gouverneurs. Tout plan d’opérations rejeté par quelque aſſemblée, étoit abandonné. Convenoit-on d’en adopter un, il devenoit public avant ſon exécution ; & ſa publicité le faiſoit ſouvent échouer. Enfin, on étoit irréconciliablement brouillé avec les ſauvages.

Ces peuples avoient toujours la prédilection la plus marquée pour la France. C’étoit une ſorte de retour, qu’ils croyoient devoir à la conſidération qu’on leur avoit témoignée en leur envoyant des miſſionnaires, qu’ils regardoient plutôt comme des ambaſſadeurs du prince, que comme des envoyés de Dieu. Ces miſſionnaires, en étudiant la langue des ſauvages ; en ſe conformant à leur caractère, à leurs inclinations ; en uſant de tous les moyens propres à gagner leur confiance, avoient acquis un pouvoir abſolu ſur leur âme. Les colons François, loin de leur donner les mœurs de l’Europe, avoient pris celles du pays qu’ils habitoient : l’indolence de ces peuples pendant la paix, leur activité durant la guerre ; & leur amour conſtant pour la vie errante & vagabonde. On avoit même vu pluſieurs Officiers diſtingués ſe faire adopter parmi ces nations. La haine & la jalouſie des Anglois ont calomnié cette conduite, juſqu’à dire que ces hommes généreux avoient acheté à prix d’argent les crânes de leurs ennemis ; avoient mené les danſes horribles qui accompagnent chez ces peuples l’exécution des priſonniers ; avoient imité leurs cruautés & partagé leurs barbares feſtins. Mais ces excès d’horreur appartiendroient plutôt à la fureur nationale d’un peuple qui a ſubſtitué le fanatiſme de la patrie à celui de la religion, & qui ſait bien mieux haut les autres nations, qu’aimer ſon propre gouvernement.

De rattachement décidé pour les François, naiſſoit, dans ces nations, l’averſion la plus inſurmontable pour les Anglois. C’étoient, de tous les ſauvages Européens, les plus difficiles à apprivoiſer, ſi l’on en croyoit ceux de l’Amérique. La haine de ceux-ci devint bientôt une rage, une ſoif de ſang, quand ils virent leur tête miſe à prix ; quand ils ſe virent proſcrits ſur leur terre natale par des aſſaſſins étrangers. Les mêmes mains, qui, ſi long-tems, avoient enrichi la colonie Angloiſe du trafic des pelleteries, prirent la hache pour la détruire. Les ſauvages coururent à la chaſſe des Bretons comme à celle des ours. Ce ne fut plus la gloire, ce fut le carnage qu’ils cherchèrent dans les combats. Ils détruiſirent des armées que les François n’auroient voulu que vaincre. Leur fureur étoit ſi exaltée, qu’un priſonnier Anglois ayant été conduit dans une habitation écartée, la femme lui coupa auſſi-tôt un bras, & fit boire à ſa famille le ſang qui en dégoûtoit. Je veux, répondit-elle à un miſſionnaire jéſuite, qui lui reprochoit l’atrocité de cette action, je veux que mes enfans ſoient guerrière ; il faut donc qu’ils ſoient nourris de la chair de leurs ennemis.