Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVII/Chapitre 10

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X. Ce que les iſles de Saint-Jean, de la Madeleine & du cap Breton ſont devenues, depuis qu’elles ont ſubi le joug Anglois

Lorſque les Anglois s’emparèrent de Saint-Jean, ſitué dans le golfe Saint-Laurent, ils eurent la mauvaiſe politique d’en chaſſer plus de trois mille François qui, depuis peu, y avoient formé des établiſſemens. La propriété de l’iſle n’eut pas été plutôt aſſurée au vainqueur par les traités, que le comte d’Egmont déſira de s’en voir le maître. Il s’engageoit à fournir, à ſes frais, douze cens hommes armés pour la défenſe de la colonie ; pourvu qu’il lui fut permis de céder aux mêmes conditions & en arrière-fiefs, des portions conſidérables de ſon territoire. Ces offres étoient agréables à la cour de Londres : mais une loi portée à l’époque mémorable du rétabliſſement de Charles II avoit défendu la ceſſion du domaine de la couronne, ſous la redevance d’un ſervice militaire ou d’un hommage féodal. Les juriſconſultes prononcèrent que ce ſtatut regardoit le Nouveau-Monde comme l’ancien ; & cette déciſion fit naître d’autres idées au gouvernement.

La longue & cruelle tempête, qui avoit agité le globe, étoit appaisée. La plupart des officiers, dont le ſang avoit ſcellé les triomphes de l’Angleterre, étoient ſans occupation & ſans ſubſiſtance. On imagina de leur partager le ſol de Saint-Jean, ſous la condition qu’après dix ans d’une jouiſſance gratuite, ils paieroient chaque année au fiſc, comme dans la plupart des provinces du continent Américain, 2 liv. 10 s. 7 den. & demi pour chaque centaine d’acres qu’ils poſſéderoient. Très-peu de ces nouveaux propriétaires avoient la volonté de ſe fixer dans ces régions lointaines ; très-peu étoient en état de faire les avances qu’exigeoient des défrichemens un peu étendus. Preſque tous cédèrent, pour plus ou moins de tems, pour une rente plus ou moins modique, leurs droits à des Irlandois, ſur-tout à des montagnards Écoffois. Le nombre des colons ne s’élève pas encore au-deſſus de douze cens. La pêche de la morue & diverſes cultures les occupent. Ils n’ont aucune liaiſon d’affaires avec l’Europe. C’eſt avec Québec, c’eſt avec Hallifax ſeulement qu’ils commercent.

Juſqu’en 1772, Saint-Jean fut une dépendance de la Nouvelle-Écoſſe. À cette époque, il forma un état particulier. On lui donna un gouverneur, un conſeil, une aſſemblée, une douane, une amirauté. C’eſt le port la Joie, maintenant appelé Charlotte-Town, qui eſt le chef-lieu de la colonie.

Une iſle ſi peu étendue ne paroiſſoit guère ſuſceptible de la dignité où elle étoit appelée par une faveur dont nous ignorons la cauſe. Pour donner une ſorte de réalité à cet établiſſement, on y attacha les iſles de la Madeleine, habitées par un petit nombre de pêcheurs de morue & de vaches marines ; on y attacha l’Iſle-Royale, autrefois fameuſe, mais qui a perdu ſon importance en changeant de domination. Louiſbourg, la terreur de l’Amérique Angloiſe, il n’y a pas vingt ans, n’eſt plus qu’un amas de ruines. Les quatre mille François, qu’une défiance injuſte & peu raiſonnée diſperſa après la conquête, n’ont été remplacés que par cinq ou ſix cens hommes, moins occupés de pêche que de contrebande. On a même ceſſé de penſer aux mines de charbon de terre.

Ces mines ſont très-abondantes à l’Iſle-Royale, d’une exploitation facile, &, en quelque manière, inépuiſables. Il y régnoit, ſous les anciens poſſeſſeurs, un déſordre que le nouveau gouvernement a voulu prévenir, en s’en réſervant la propriété, pour ne l’abandonner qu’à ceux qui auroient des moyens ſuffiſans pour la rendre utile. Ceux qui formeront cette entrepriſe avec les fonds néceſſaires, trouveront un débouché avantageux dans toutes les iſles occidentales de l’Amérique. Ils en trouveront même ſur les côtes & dans les ports du continent ſeptentrional, où l’on éprouve déjà la cherté du bois, & où elle ſe fera toujours ſentir davantage. Ce genre d’induſtrie formera à la colonie une navigation qui s’accroîtra ſans ceſſe, qui accroîtra même ſes pêcheries : mais non juſqu’au point de jamais égaler celles de Terre-Neuve.