Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVII/Chapitre 16

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XVI. Mœurs des François qui, dans la Nouvelle-Écoſſe, reſtent ſoumis au gouvernement d’Angleterre.

La chaſſe qui avoit fait anciennement les délices de la colonie, & qui pouvoit encore la nourrir, ne touchoit plus un peuple ſimple & bon, qui n’aimoit point le ſang. L’agriculture étoit ſon occupation. On l’avoit établie dans des terres baſſes, en repouſſant, à force de digues, la mer & les rivières dont ces plaines étoient couvertes. On retira de ces marais cinquante pour un dans les premiers tems, & quinze ou vingt au-moins dans la ſuite. Le froment & l’avoine étoient les grains qui y réuſſiſſoient le mieux : mais le ſeigle, l’orge & le maïs y croiſſoient auſſi. On y voyoit encore une grande abondance de pommes de terre, dont l’uſage étoit devenu commun.

D’immenſes prairies étoient couvertes de troupeaux nombreux. On y compta juſqu’à ſoixante mille bêtes à corne. La plupart des familles avoient pluſieurs chevaux, quoique le labourage ſe fit avec des bœufs.

Les habitations, preſque toutes conſtruites de bois, étoient fort commodes, & meublées avec la propreté qu’on trouve quelquefois chez nos laboureurs d’Europe les plus aisés. On y élevoit une grande quantité de volailles de toutes les eſpèces. Elles ſervoient à varier la nourriture des colons, qui étoit généralement ſaine & abondante. Le cidre & la bière formoient leur boiſſon. Ils y ajoutoient quelquefois de l’eau-de-vie de ſucre.

C’étoit leur lin, leur chanvre, la toiſon de leurs brebis, qui ſervoient à leur habillement ordinaire. Ils en fabriquoient des toiles communes, des draps groſſiers, Si quelqu’un d’entre eux avoit un peu de penchant pour le luxe, il le tiroit d’Annapolis ou de Louiſbourg. Ces deux villes recevoient en retour, du bled, des beſtiaux, des pelleteries.

Les François neutres n’avoient pas autre choſe adonner à leurs voiſins. Les échanges qu’ils faiſoient entre eux étoient encore moins conſidérables, parce que chaque famille avoit l’habitude & la facilité de pourvoir ſeule à tous ſes beſoins. Auſſi ne connoiſſoient-ils pas l’uſage du papier-monnoie, ſi répandu dans l’Amérique Septentrionale. Le peu d’argent qui s’étoit comme gliſſé dans cette colonie, n’y donnoit point l’activité, qui en fait le véritable prix.

Leurs mœurs étoient extrêmement ſimples. Il n’y eut jamais de cauſe civile ou criminelle aſſez importante, pour être portée à la cour de juſtice établie à Annapolis. Les petits différends qui pouvoient s’élever de loin en loin entre les colons, étoient toujours terminés à l’amiable par les anciens. C’étoient les paſteurs religieux qui dreſſoient tous les actes, qui recevoient tous les teſtamens. Pour ces fonctions profanes, pour celles de l’égliſe, on leur donnoit volontairement la vingt-ſeptième partie des récoltes.

Elles étoient aſſez abondantes pour laiſſer plus de facultés que d’exercice à la généroſité. On ne connoiſſoit pas la misère, & la bienfaiſance prévenoit la mendicité. Les malheurs étoient, pour ainſi dire, réparés avant d’être ſentis. Les ſecours étoient offerts ſans oſtentation d’une part ; ils étoient acceptés ſans humiliation de l’autre. C’étoit une ſociété de frères, également prêts à donner ou à recevoir ce qu’ils croyoient commun à tous les hommes.

Cette précieuſe harmonie écartoit juſqu’à ces liaiſons de galanterie qui troublent ſi ſouvent la paix des familles. On ne vit jamais dans cette ſociété de commerce illicite entre les deux ſexes. C’eſt que perſonne n’y languiſſoit dans le célibat. Dès qu’un jeune homme avoit atteint l’âge convenable au mariage, on lui bâtiſſoit une maiſon, on défrichoit, on enſemençoit des terres autour de ſa demeure ; on y mettoit les vivres dont il avoit beſoin pour une année. Il y recevoit la compagne qu’il avoit choiſie, & qui lui apportoit en dot des troupeaux. Cette nouvelle famille croſſoit & proſpéroit, à l’exemple des autres. Toutes enſemble compoſoient une population de dix-huit mille âmes.

Qui eſt-ce qui ne ſera pas touché de l’innocence des mœurs & de la tranquilité de cette heureuſe peuplade ? Qui eſt-ce qui ne fera pas des vœux pour la durée de ſon bonheur ? Qui eſt-ce qui n’élève pas, par la pensée, une muraille inexpugnable qui sépare ces colons de leurs injuſtes & turbulans voiſins ? On ne voit point de terme au mal-être des peuples ; le terme de leur bien-être eſt au contraire toujours prochain. Il faut une longue ſuite d’événemens favorables pour les tirer de la misère ; il ne faut qu’un inſtant pour les y précipiter. Puiſſent les Acadiens être exceptés de cette malédiction générale. Hélas, je crains bien qu’il n’en ſoit rien !

Les Anglois ſentirent, en 1749, de quel profit pouvoit être à leur commerce la poſſeſſion de l’Acadie. La paix, qui devoit laiſſer beaucoup de bras dans l’inaction, donnoit, par la réforme des troupes, un moyen de peupler & de cultiver un terrein vaſte & fécond. Le miniſtère Britannique offrit à tout ſoldat, à tout matelot, à tout ouvrier qui voudroit aller s’établir en Acadie, cinquante acres de terre, & dix pour toute perſonne que chacun d’eux ameneroit de ſa famille ; quatre-vingts acres aux bas-officiers, & quinze pour leurs femmes & pour leurs enfans : deux cens aux enſeignes, trois cens aux lieutenans, quatre cens aux capitaines, ſix cens aux officiers d’un grade ſupérieur, avec trente pour chacune des perſonnes qui dépendroient d’eux. Avant le terme de dix ans, le terrein défriché ne devoit être ſujet à aucune redevance, & l’on ne pouvoit, à perpétuité, être taxé à plus d’une livre deux ſols ſix deniers d’impôt, pour cinquante acres. Le tréſor public s’engageoit d’ailleurs à avancer ou rembourſer les frais du voyage ; à élever des habitations ; à fournir tous les outils néceſſaires pour la culture ou pour la pêche ; à donner la nourriture de la première année. Ces encouragemens déterminèrent, au mois de mai 1749, trois mille ſept cens cinquante perſonnes à quitter l’Europe, où elles riſquoient de mourir de faim, pour aller vivre en Amérique.

La nouvelle peuplade étoit deſtinée à former un établiſſement au ſud eſt de la péninſule d’Acadie, dans un lieu que les ſauvages appelèrent autrefois Chibouctou, & les Anglois enſuite Hallifax. C’étoit pour y fortifier le meilleur port de l’Amérique, pour établir au voiſinage une excellente pêcherie de morue, qu’on avoit préféré cette poſition à toutes celles qui s’offroient dans un ſol plus abondant. Mais comme c’étoit la partie du pays la plus favorable à la chaſſe, il fallut la diſputer aux Mikmacks, qui la fréquentoient le plus. Ces ſauvages défendirent avec opiniâtreté un territoire qu’ils tenoient de la nature ; & ce ne fut pas ſans avoir eſſuyé d’aſſez grandes pertes, que les Anglois vinrent à bout de chaſſer ces légitimes poſſeſſeurs.

Cette guerre n’étoit pas encore terminée, lorſqu’on aperçut de l’agitation parmi les François neutres. Ces hommes ſimples & libres, avoient déjà ſenti qu’on ne pouvoit s’occuper sérieuſement des contrées qu’ils habitoient, ſans qu’ils y perdiſſent de leur indépendance. À cette crainte, ſe joignit celle de voir leur religion en péril. Des paſteurs échauffés par leur propre enthouſiaſme ou par les inſinuations des adminiſtrateurs du Canada, leur perſuadèrent tout ce qu’ils voulurent contre les Anglois, qu’ils appelloient hérétiques. Ce mot, qui fut toujours ſi puiſſant pour faire entrer la haine dans des âmes séduites, détermina la plus heureuſe peuplade de l’Amérique à quitter ſes habitations, pour ſe tranſplanter dans la Nouvelle France, où on lui offroit des terres. La plupart exécutèrent cette réſolution du moment, ſans prendre aucune précaution pour l’avenir. Le reſte ſe diſpoſoit à les ſuivre, quand il auroit pris ſes sûretés. Le gouvernement Anglois, ſoit humeur ou politique, voulut prévenir cette déſertion par une ſorte de trahiſon, toujours lâche & cruelle dans ceux à qui l’autorité donne les moyens de la douceur & de la modération. Les François neutres, qui n’étoient pas encore partis, furent raſſemblés, ſous prétexte de renouveler le ſerment qu’ils avoient fait autrefois au nouveau maître de l’Acadie. Dès qu’on les eut réunis, on les embarqua ſur des navires qui les tranſportèrent dans d’autres colonies Angloiſes, où le plus grand nombre périt de chagrin encore plus que de misère.

Tel eſt le fruit des jalouſies nationales, de cette cupidité des gouvernemens qui dévore les terres & les hommes. On compte pour une perte tout ce que gagne un voiſin, pour un gain tout ce qu’on lui fait perdre. Quand on ne peut prendre une place, on l’affame pour en faire mourir les habitans. Si l’on ne peut la garder, on la met en cendres, on la raſe. Plutôt que de ſe rendre, on fait fauter un vaiſſeau, une fortification par le jeu des poudres & des mines. Le gouvernement deſpotique met de grands déſerts entre ſes ennemis & ſes eſclaves, pour empêcher l’irruption des uns & l’émigration des autres. L’Eſpagne a mieux aimé ſe dépeupler elle-même, & faire de l’Amérique un cimetière, que d’en partager les richeſſes avec les Européens. Les Hollandois ont commis tous les crimes ſociété & publics, pour dérober aux autres nations commerçantes la culture des épiceries : ſouvent ils en ont jeté des cargaiſons entières dans la mer, plutôt que de les vendre à bas prix. Les François ont livré la Louyſiane aux Eſpagnols, de peur qu’elle ne tombât aux mains des Anglois. L’Angleterre fit périr les François neutres de l’Acadie, pour qu’ils ne retournoient pas à la France. Et l’on dit enſuite que la police & la ſociété ſont faites pour le bonheur de l’homme ! Oui, de l’homme puiffant ; oui, de l’homme méchant.