Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVIII/Chapitre 35

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Texte établi par Jean Léonard Pellet, Jean Léonard Pellet (9p. 196_Ch35-210_Ch36).

XXXV. Nature des gouvernemens établis dans l’Amérique Septentrionale.

Par gouvernement, il ne faut pas entendre ces conſtitutions bizarres de l’Europe, qui ſont un mélange inſensé de loix ſacrées & profanes. L’Amérique Angloiſe fut aſſez ſage ou aſſez heureuſe, pour ne pas admettre une puiſſance eccléſiaſtique. Habitée dès l’origine par des Preſbytériens, elle rejeta toujours avec horreur tout ce qui en pouvoit retracer l’image. Toutes les affaires, qui, dans d’autres régions, reſſortiſſent d’un tribunal ſacerdotal, furent portées devant le magiſtrat ou dans les aſſemblées nationales. Les efforts que firent les Anglicans pour établir leur hiérarchie, échouèrent toujours, malgré l’appui que leur donnoit la faveur de la métropole. Cependant, ils participèrent à l’adminiſtration, ainſi que les autres ſectes. Les ſeuls catholiques en furent exclus, parce qu’ils ſe refuſoient aux ſermens que paroiſſoit exiger la tranquillité publique. À cet égard, le gouvernement de l’Amérique mérita les plus grands éloges : mais ſous d’autres points de vue, il n’étoit pas ſi bien combiné.

La politique reſſemble, pour le but & l’objet, à l’éducation de la jeuneſſe. L’une & l’autre tendent à former des hommes. Elles doivent, à bien des égards, ſe reſſembler par les moyens. Les peuples ſauvages, quand ils ſe ſont réunis en ſociété, veulent, ainſi que les enfans, être menés par la douceur, & réprimés par la force. Faute de l’expérience qui ſeule forme la raiſon, incapables de ſe gouverner eux-mêmes dans la viciſſitude des événemens & des rapports qu’amène l’état d’une ſociété naiſſante ; le gouvernement doit être éclairé pour eux, & les conduire par l’autorité juſqu’à l’âge des lumières. Auſſi les peuples barbares ſe trouvent-ils naturellement ſous les liſières & la verge du deſpotiſme, juſqu’à ce que les progrès de la ſociété leur aient appris à ſe conduire par leurs intérêts.

Les peuples policés, ſemblables aux adoleſcens plus ou moins avancés, non en raiſon de leurs facultés, mais du régime de leur première inſtitution, dès qu’ils ſentent leur force & leur droits, veulent être ménagés & même reſpectés par ceux qui les gouvernent. Un fils bien élevé, ne doit rien entreprendre ſans conſulter ſon père : un prince au contraire, ne doit rien établir ſans conſulter ſon peuple. Il y a plus : le fils, dans les réſolutions où il prend conſeil de ſon père, ſouvent ne haſarde que ſon propre bonheur : un prince compromet toujours l’intérêt du peuple, dans tout ce qu’il ſtatue. L’opinion publique, chez une nation qui penſe & qui parle, eſt la règle du gouvernement : jamais il ne la doit heurter ſans des raiſons publiques, ni la contrarier, ſans l’avoir déſabusée. C’eſt d’après cette opinion, que le gouvernement doit modifier toutes ſes formes. L’opinion, comme on le ſait, varie avec les mœurs, les habitudes & les lumières. Ainſi tel prince pourra faire, ſans trouver la moindre réſiſtance, un acte d’autorité que ſon ſucceſſeur ne renouvelleroit pas ſans exciter l’indignation. D’où vient cette différence ? Le premier n’aura pas choqué l’opinion qui n’étoit pas encore née ; le ſecond l’aura bleſſée ouvertement un ſiècle plus tard. L’un aura fait, pour ainſi dire, à l’inſu du peuple, une démarche dont il aura corrigé ou réparé la violence, par les ſuccès heureux de ſon gouvernement : l’autre aura peut-être comblé les malheurs publics par des volontés injuſtes, qui devoient perpétuer les premiers abus de ſon autorité. La réclamation publique eſt conſtamment le cri de l’opinion ; & l’opinion générale eſt la règle du gouvernement : c’eſt parce qu’elle eſt la reine du monde, que les rois ſont les maîtres des hommes. Les gouvernemens doivent donc s’améliorer & ſe perfectionner, comme les opinions. Mais quelle eſt la règle des opinions, chez les peuples éclairés ? L’intérêt permanent de la ſociété, le ſalut & l’utilité de la nation. Cet intérêt ſe modifie au gré des événemens & des ſituations ; l’opinion publique & la forme du gouvernement, ſuivent ces différentes modifications, De-là toutes les formes de gouvernement, que les Anglois, libres & penſeurs, ont établies dans l’Amérique Septentrionale.

Le gouvernement de la Nouvelle-Écoſſe, d’une province de la Nouvelle-Angleterre, de la Nouvelle-York, de la Nouvelle-Jerſey, de la Virginie, des deux Carolines & de la Géorgie, eſt nommé royal ; parce que le roi d’Angleterre y exerce la ſuprême influence. Les députés du peuple y forment la chambre baſſe, comme dans la métropole. Un conſeil choiſi, approuvé par la cour, établi pour ſoutenir les prérogatives de la couronne, y repréſente la chambre des pairs, & ſoutient cette repréſentation par la fortune & l’état des perſonnes les plus diſtinguées du pays, qui ſont ſes membres. Un gouverneur y convoque, y proroge, y termine les aſſemblées ; donne ou refuſe le conſentement à leurs délibérations, qui reçoivent de ſon approbation force de loi juſqu’à ce que le monarque auquel on les envoie, les ait rejetées.

La ſeconde eſpèce de gouvernement qui règne dans les colonies, eſt connue ſous le nom de gouvernement propriétaire. Lorſque la nation Angloiſe s’établit dans ces régions éloignées ; un courtiſan avide, actif, accrédité, obtenoit ſans peine, dans des déſerts auſſi grands que des royaumes, une propriété, une autorité ſans bornes. Un arc & des pelleteries, ſeul hommage qu’exigeât la couronne, valoient à un homme puiſſant le droit de régner ou de gouverner à ſon gré, dans un pays inconnu. Telle fut la première origine du gouvernement de la plupart des colonies. Le Maryland & la Penſilvanie, ſont reſtés ſeuls aſſervis à cette forme ſingulière, ou plutôt à cet informe principe de gouvernement. Encore le Maryland ne diffère-t-il des autres provinces voiſines, qu’en ce qu’il reçoit ſon gouverneur de la maiſon de Baltimore, dont le choix doit être approuvé par la cour. Dans la Penſilvanie même, le gouverneur nommé par la maiſon propriétaire, & confirmé par la couronne, n’eſt point appuyé d’un conſeil qui lui donne de l’aſcendant, & il doit s’accorder avec les communes, qui prennent naturellement toute l’autorité.

Un troiſième régime, que les Anglois appellent charter government, paroit mettre plus d’harmonie dans la conſtitution. Après avoir été celui de toutes les provinces de la Nouvelle-Angleterre, il ne ſubſiſte plus que dans Connecticut, & dans Rhode-Iſland. On peut le regarder comme une pure démocratie. Les citoyens éliſent, dépoſent eux-mêmes tous leurs officiers, & font toutes les loix qu’ils jugent à propos, ſans qu’elles aient beſoin de l’approbation du monarque, ſans qu’il ait le droit de les annuler.

Enfin la conquête du Canada, jointe à l’acquiſition de la Floride, a fait naître une légiſlation qui étoit inconnue dans toute la domination de la Grande-Bretagne. On a mis ou laiſſé ces provinces ſous le joug d’une autorité militaire, & dès-lors abſolue. Sans avoir le droit de s’aſſembler en corps de nation, elles reçoivent immédiatement toute leur impulſion de la cour de Londres.

Cette diverſité de gouvernemens n’eſt pas l’ouvrage de la métropole. On n’y voit pas la marche d’une légiſlation raiſonnée, uniforme & régulière. C’eſt le haſard, le climat ; ce ſont les préjugés du tems & des fondateurs, qui ont enfanté cette variété bizarre de conſtitutions. Ce n’eſt pas à des hommes jetés par la fortune ſur des plages déſertes, qu’il appartient de former une légiſlation.

Toute légiſlation doit aſpirer, par ſa nature, au bonheur d’une ſociété. Ses moyens d’atteindre à ce but unique & ſublime, dépendent tous de ſes facultés phyſiques. Le climat, c’eſt-à-dire, le ciel & le ſol, eſt la première règle du légiſlateur. Ses reſſources lui dictent ſes devoirs. C’eſt d’abord ſa poſition locale qu’il doit conſulter. Une peuplade jetée ſur une côte maritime, aura des loix plus ou moins relatives à la culture ou à la navigation, ſelon l’influence que la terre ou la mer peuvent avoir ſur la ſubſiſtance des habitans qui peupleront cette côte déſerte. Si la nouvelle colonie eſt portée par le cours d’un grand fleuve bien avant dans les terres, un légiſlateur doit prévoir & leur genre, & leur degré de fécondité ; les relations que la colonie aura, ſoit au-dedans du pays, ſoit au-dehors, par le commerce des denrées les plus utiles à ſa proſpérité.

Mais c’eſt, ſur-tout, dans la diſtribution de la propriété, qu’éclatera la ſageſſe de la légiſlation. En général, & dans tous les pays du monde, quand on fonde une colonie, il faut donner des terres à tous les hommes, c’eſt-à-dire, à chacun une étendue ſuffiſante pour l’entretien d’une famille ; en diſtribuer davantage à ceux qui auront la faculté de faire les avances néceſſaires pour les mettre en valeur ; en réſerver de vacantes pour les générations ou les recrues, dont la colonie peut, avec le tems, s’augmenter.

Le premier objet d’une peuplade naiſſante, eſt la ſubſiſtance & la population ; le ſecond eſt la proſpérité qui doit naître de ces deux ſources. Éviter les ſujets de guerre, ſoit offenſive ou défenſive ; tourner d’abord ſon induſtrie vers les objets les plus productifs ; ne former autour de ſoi que les relations indiſpenſables & proportionnées avec la conſiſtance que donnent à la colonie, & le nombre de ſes habitans, & la nature de ſes reſſources ; introduire ſur-tout un eſprit particulier & local chez une nation qui s’établit, eſprit d’union au-dedans, & de paix au-dehors ; ramener toutes les inſtitutions à un but éloigné, mais durable ; & ſubordonner toutes les loix du moment à la loi conſtante, qui ſeule doit opérer la multiplication & la ſtabilité : ce n’eſt encore que l’ébauche d’une légiſlation.

Elle formera la morale ſur le phyſique du climat ; elle ouvrira d’abord une large porte à la population, par la facilité des mariages qui dépendent de la facilité des ſubſiſtances. La ſainteté des mœurs, doit s’établir par l’opinion. Dans une iſle ſauvage, qu’on peupleroit d’enfans, on n’auroit qu’à laiſſer éclore les germes de la vérité dans les développemens de la raiſon. Avec des précautions contre les vaines terreurs, qui naiſſent de l’ignorance, on écarteroit les erreurs de la ſuperſtition juſqu’à l’âge où la fougue des paſſions naturelles, heureuſement combinée avec les forces de la raiſon y chaſſe tous les fantômes. Mais quand on établit un peuple, déjà vieux, dans un pays nouveau, l’habileté de la légiſlation conſiſte à ne lui laiſſer que les opinions & les habitudes nuiſibles, dont on ne peut le guérir & le corriger. Veut-on empêcher qu’elles ne ſe tranſmettent ? Que l’on veille à la ſeconde génération, par une éducation commune & publique des enfans. Un prince, un légiſlateur, ne devroit jamais fonder une colonie, ſans y envoyer d’avance des hommes ſages pour l’inſtitution de la jeuneſſe ; c’eſt-à-dire, des gardiens plutôt que des précepteurs : car il s’agit moins d’enſeigner le bien, que de garantir du mal. La bonne éducation vient trop tard, chez des peuples corrompus. Les germes de morale & de vertu, que l’on sème dans l’enfance des générations déjà viciées, ſont étouffées dans l’adoleſcence & la jeuneſſe par le débordement & la contagion des vices, qui ſont paſſés en mœurs dans la ſociété. Les jeunes gens les mieux élevés, ne peuvent entrer dans le monde ſans y contracter les engagemens & les liens d’où dépend le reſte de leur vie. S’ils y prennent une femme, une profeſſion, une carrière ; ils y trouvent par-tout les ſemences du mal & de la corruption, enracinées dans toutes les conditions ; une conduite entièrement opposée à leurs principes, des exemples & des diſcours qui déconcertent & combattent leurs réſolutions.

Mais dans une colonie naiſſante, l’influence de la première génération, peut être corrigée par les mœurs de la ſeconde. Tous les eſprits ſont préparés à la vertu par le travail. Les beſoins de la vie, écartent tous les vices qui naiſſent du loiſir. Les écumes de cette population ont un écoulement vers la métropole, où le luxe attire, appelle ſans ceſſe les colons riches & voluptueux. Toutes les facilités ſont ouvertes aux précautions du légiſlateur qui veut épurer le ſang & les mœurs d’une peuplade. Qu’il ait du génie & de la vertu, les terres & les hommes qu’il aura dans ſes mains inſpireront à ſon âme un plan de ſociété qu’un écrivain ne peut jamais tracer, que d’une manière vague & ſujette à l’inſtabilité des hypothèſes, qui varient & ſe compliquent avec une infinité de circonſtances trop difficiles à prévoir & à combiner.

Mais le premier fondement d’une ſociété cultivatrice ou commerçante, eſt la propriété. C’eſt-là le germe du bien & du mal, ſoit phyſique ou moral, qui ſuit l’état ſocial. Toutes les nations ſemblent divisées en deux partis irréconciliables. Les riches & les pauvres, les propriétaires & les mercenaires, c’eſt-à-dire, les maîtres & les eſclaves, forment deux claſſes de citoyens, malheureuſement opposées. En vain quelques écrivains modernes ont voulu, par des ſophiſmes, établir un traité de paix entre ces deux conditions. Par-tout les riches voudront obtenir beaucoup du pauvre à peu de frais : par-tout le pauvre voudra mettre ſon travail à haut prix ; & le riche fera toujours la loi, dans ce marché trop inégal. De-là vient le ſyſtême des contre-forces, établi chez tant de nations. Le peuple n’a point voulu attaquer la propriété, qu’il regardoit comme ſacrée ; mais il a prétendu lui donner des entraves, & réprimer ſa pente naturelle à tout engloutir. Ces contre-forces ont été preſque toujours mal aſſiſes ; parce qu’elles n’étoient qu’un foible remède du mal originel de la ſociété. C’eſt donc à la répartition des terres, qu’un légiſlateur donnera la plus grande attention. Plus cette diſtribution ſera ſagement économisée, plus les loix civiles qui tendent la plupart à conſerver la propriété, ſeront ſimples, uniformes & préciſes.

Les colonies Angloiſes ſe reſſentent à cet égard du vice radical, inhérent à l’ancienne conſtitution de leur métropole. Comme ſon gouvernement actuel n’eſt qu’une réforme de ce gouvernement féodal qui avoit opprimé toute l’Europe, il en a conſervé beaucoup d’uſages, qui n’étant dans l’origine que des abus de l’eſclavage, ſont plus ſenſibles encore par leur contraſte avec la liberté que le peuple a recouvrée. On a donc été forcé de joindre les loix qui laiſſoient beaucoup de droits à la nobleſſe, avec les loix qui modifient, diminuent, abrogent, ou mitigent ces droits féodaux. De-là tant de loix d’exception, pour une loi de principe ; tant de loix interprétatives, pour une loi fondamentale ; tant de loix nouvelles, qui combattent avec les loix anciennes. Auſſi convient-on qu’il n’y a peut-être pas dans le monde entier, un code auſſi diffus, auſſi embrouillé que celui des loix civiles de la Grande-Bretagne. Les hommes les plus ſages de cette nation éclairée, ont ſouvent élevé la voix contre ce déſordre. Ou leurs cris n’ont pas été écoutés, ou les changemens qui ſont nés de cette réclamation n’ont fait qu’augmenter la confuſion.

Par leur dépendance & leur ignorance, les colonies ont aveuglément adopté cette maſſe informe & mal digérée, dont le poids accabloit leur ancienne patrie ; elles ont groſſi ce fatras obſcur, par toutes les nouvelles loix que le changement de lieux, de tems & de mœurs y devoit ajouter. De ce mélange, a réſulté le cahos le plus difficile à débrouiller ; un amas de contradictions pénibles à concilier. Auſſi-tôt eſt née une multitude de juriſconſultes, qui ſont allés dévorer les terres & les hommes de ces nouveaux climats. La fortune & l’influence qu’ils ont acquiſes en très-peu de tems, ont mis ſous le joug de leur rapacité, la claſſe précieuſe des citoyens occupés de l’agriculture, du commerce, des arts & des travaux qui ſont les plus indiſpenſables dans toute ſociété : mais preſque uniquement eſſentiels à une ſociété naiſſante. Après le fléau de la chicane, qui s’eſt attaché aux branches pour s’emparer des fruits, eſt venu le fléau de la finance, qui ronge l’arbre au cœur & à la racine.