Histoire politique des États-Unis/Tome 1/Leçon 12

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Charpentier (1p. 293-314).
DOUZIÈME LEÇON.
colonies du centre.
1. maryland.

Messieurs,

Nous avons terminé l’histoire des colonies de la Nouvelle-Angleterre jusqu’au moment où leurs chartes révoquées et la révolution de 1688 accomplie, elles passèrent, avec les autres provinces, de la souveraineté du roi sous la souveraineté du parlement ; c’était la partie de notre tâche la plus importante, la plus curieuse, mais aussi la plus longue ; l’histoire des plantations du centre et celle des plantations du sud, nous demandera moins de temps, car ces provinces ont joué un rôle moins considérable dans l’établissement colonial, quoique plus tard elles aient tenu une grande place dans la révolution, quoique l’une d’elles, celle de New-York, soit aujourd’hui parvenue à un degré de prospérité, de grandeur, et d’influence qui lui a valu le surnom de l’État empire.

Les colonies du centre sont les États compris entre la Virginie et la Nouvelle-Angleterre, c’est-à-dire le Maryland, le Delaware, la Pensylvanie, la Nouvelle-Jersey, et l’État de New-York. Le Delaware et la Nouvelle-Jersey n’ont pas d’annales à proprement parler, leur histoire est un appendice de celles de la Pensylvanie et de New-York ; mais il n’en est pas de même des trois autres provinces qui méritent de nous occuper. En suivant l’ordre chronologique de la fondation, nous commencerons aujourd’hui par le Maryland.

La colonisation du Maryland n’a point été faite comme celle de la Nouvelle-Angleterre ; c’est encore la persécution anglicane qui a fait sortir de la métropole les premiers émigrants ; mais ils étaient catholiques, et la plantation était entreprise non point par une compagnie, mais par un seul homme, un grand seigneur, qui a laissé en Amérique un nom vénéré, et digne en effet du respect de l’histoire, cet homme, c’est lord Baltimore.

Le premier projet d’une émigration catholique en Amérique fut conçu sous le règne de Jacques Ier par George Galvert, lord Baltimore. C’était un homme de mérite dont sir Robert Cecil avait fait la fortune. Après avoir occupé des charges considérables, membre du conseil privé, secrétaire d’État, pair d’Irlande, lord Baltimore avait pris un vif intérêt à la colonisation du nouveau monde, et il avait été un des premiers associés de la compagnie de Virginie. Longtemps mêlé aux disputes religieuses, las de l’incertitude des controverses, il avait cherché dans le sein de l’Église catholique le repos, que seule cette communion offre aux esprits fatigués, puisque seule elle décharge le fidèle du soin d’édifier sa croyance et de raisonner sa foi.

Mais si lord Baltimore avait trouvé un abri pour les inquiétudes de son âme, il s’était jeté dans des périls nouveaux, et l’amitié du roi ne pouvait le laisser indifférent aux persécutions que souffraient ses coreligionnaires. Les catholiques formaient un parti considérable ; ils avaient pour eux le respect qui s’attache au passé et à la fidélité des convictions ; Jacques I les ménageait, car outre qu’il rêvait de quelque arrangement avec le pape, la doctrine de l’obéissance absolue ne déplaisait pas au roi ; mais ils avaient contre eux les puritains et les anglicans, toujours prêts à s’entredéchirer, hormis quand il fallait se défendre ou marcher contre l’ennemi commun. Le souvenir de la sanglante Marie, la terreur de l’Armada, le complot des poudres, la réaction religieuse qui se faisait sur le continent sous l’influence des jésuites, tout se réunissait pour animer l’opinion contre les catholiques, et plus encore que les puritains ils avaient à craindre la persécution.

Lord Baltimore pensa donc à une émigration qui permît aux catholiques d’aller demander à des cieux moins incléments la liberté que leur refusait la mère patrie. Après un premier essai à Terre-Neuve, qui ne réussit pas, il songea à la Virginie, dont on élevait si haut le climat et le sol, et en 1628 il se rendit dans la plantation. Il y fut reçu en papiste, c’est-à-dire comme on eût fait d’un ennemi. La Virginie, fondée sous les auspices de l’Eglise anglicane, tirait vanité de sa parfaite conformité et ne voulait point souffrir un seul dissident sur son territoire. Dès l’arrivée de lord Baltimore l’assemblée décida qu’on lui présenterait le serment d’allégeance et de suprématie, tel que l’établissait la loi d’Angleterre, c’est-à-dire conçu en des termes qu’un catholique ne pouvait accepter.

Il était impossible de fonder une colonie catholique parmi des protestants aussi zélés ; lord Baltimore pensa donc à un établissement nouveau sur les bords du Potomac, le long de la baie de Chesapeake, espèce de mer intérieure qui reçoit de grands fleuves navigables, et dont un côté seulement était occupé par la Virginie.

C’était un pays admirable que convoitaient les Français, ainsi que les Hollandais et les Suédois établis dans le voisinage, et il était important de coloniser si l’on voulait assurer ce beau domaine à l’Angleterre. Ce territoire avait été compris dans la charte de Virginie ; mais la compagnie étant dissoute, il avait fait retour à la couronne. Pouvait-elle rien refuser à un fidèle serviteur, à un homme qui ne demandait au roi que le droit d’étendre la puissance de son maître sur un pays inoccupé ?

Lord Baltimore mourut avant que fût scellée la charte de concession, pièce que, suivant toute apparence, il avait lui-même préparée ; mais il transmit son droit et mieux encore son esprit à son fils Cecilius Calvert, connu sous le nom du second lord Baltimore, le fondateur, et pendant près d’un demi-siècle le propriétaire, le chef et le bienfaiteur de la colonie.

La concession du Maryland lui fut faite le 20 juin 1632 par le roi Charles Ier. La charte qui reproduit la promesse du roi Jacques, érige en province le territoire concédé, qui comprenait, outre l’État actuel de Maryland, le Delaware et une partie de la Pensylvanie. Le roi appela la province nouvelle : Maryland (terre de Marie) en l’honneur de sa femme la reine Henriette-Marie, la fille de Henri IV, la mère de cette Madame Henriette qui a laissé dans notre histoire un si touchant souvenir, pleurées toutes deux par Bossuet.

La province fut distraite de la Virginie et formellement exceptée de sa juridiction, étant concédée à lord Baltimore et à ses héritiers, comme seigneurs et propriétaires absolus, sauf réserve de l’allégeance due au souverain. La Charte attribue au lord propriétaire tous les droits et prérogatives appartenant à l’évêque de Durham dans son comté palatin. C’est de la couronne qu’il tient son domaine, comme une dépendance du manoir royal de Windsor, en franc et commun socage et non pas in capite ou par service de chevalier (c’était, on l’a déjà dit, la forme de concession la plus favorable). Pour toute redevance il doit le cinquième de l’or et de l’argent qu’on trouvera, et en outre, comme signe de sujétion, suivant l’usage féodal, deux flèches indiennes portées tous les ans au château de Windsor tant que la demande lui en sera faite.

Il n’y avait point d’autre réserve de la souveraineté. Lord Baltimore était maître absolu dans son domaine ; bien plus, une disposition remarquable nous montre toute la prudence du concessionnaire et l’empire qu’il avait sur le roi. Charles Ier s’engage pour lui et ses successeurs à ne jamais établir de taxe, sous quelque nom que ce soit, sur les habitants de la province. Il confère ainsi une immunité perpétuelle au Maryland, tandis que dans toutes les autres chartes l’immunité n’est que temporaire, et faite seulement pour faciliter le premier établissement.

Toutefois cette autorité absolue n’existait que comme une défense contre les empiétements de la royauté, et non point comme un droit suprême que devaient respecter les planteurs. Tout au contraire, à la différence des chartes coloniales, telles que celles de la Virginie ou de Plymouth qui donnaient à la Compagnie un pouvoir illimité, la charte de Maryland assurait aux émigrants une part dans la législation[1] ; il y était dit que les lois seraient établies de l’aveu et avec l’approbation de la majorité des colons ou de leurs députés, et qu’on ne lèverait point de subsides sans leur agrément.

Ainsi le régime représentatif était dans la charte de fondation, et de plus un article spécial déclarait que l’autorité du propriétaire ne pouvait atteindre la vie ni les biens d’aucun émigrant.

C’est sans doute à cette part faite à la liberté que la charte du Maryland doit d’avoir échappé à la mauvaise fortune de toutes les concessions sans limites faites, soit à des compagnies, comme celles de Virginie, soit à des particuliers, comme celles de New-Hampshire ou du Maine ; il est remarquable du moins, et l’histoire de la Pensylvanie confirmera cette observation, que de toutes ces chartes, celles-là seules ont profité aux propriétaires qui ont accordé aux émigrants la liberté politique.

L’acte donnait en outre à lord Baltimore le droit d’établir des tribunaux civils et criminels, le patronage des Églises, consacrées suivant la loi ecclésiastique d’Angleterre (le nom même du catholicisme n’était pas prononcé par respect des préjugés haineux qui régnaient dans la métropole), le privilège de conférer des titres de noblesse, et d’établir ainsi par des inféodations une aristocratie comme en Angleterre ; mais on ne voit point qu’on ait jamais essayé de cette prérogative. Ceci prouve une fois de plus combien les conditions d’une colonisation pacifique répugnaient à une organisation qu’on ne peut expliquer que par l’état de guerre, qui fut la situation normale de la féodalité. Quand la société n’est qu’une armée campée sur le sol, et n’a d’autre payement que la terre, c’est une nécessité qu’il y ait une hiérarchie de propriétés comme il y a une hiérarchie de combattants ; mais ce système n’avait pas de sens pour les cultivateurs indépendants qui colonisaient en paix l’Amérique. C’était la liberté, c’était l’égalité qui convenaient à ce sol que le sang n’avait point engraissé, et qui ne connaissait d’autre fer que celui de la charrue.

Telles sont les principales dispositions de la charte qui fonda en Amérique la première province anglaise, le premier État qui, dès l’origine, ait été réglé et gouverné par une assemblée. Et c’est sous l’empire de cette charte que sauf une interruption révolutionnaire, les fils de lord Baltimore ont gouverné le Maryland jusqu’au moment de l’insurrection.

Dès l’année 1633, lord Baltimore envoya prendre possession du Maryland par Léonard Calvert, son fils, qu’il nomma gouverneur de la province. L’expédition comptait deux cents émigrants ; c’étaient pour la plupart des gens riches et bien nés, qui quittaient l’Angleterre par attachement à la foi catholique. À leur arrivée sur les bords du Potomac, au point où ils fondèrent la ville de Sainte-Marie, ils trouvèrent un établissement d’Indiens, qu’ils traitèrent comme les légitimes possesseurs du sol. On ménagea les sauvages avec tant de douceur, qu’ils cédèrent aux nouveaux venus leurs terres et leurs cultures ; ce furent les femmes indiennes qui apprirent aux femmes des colons à faire du pain de maïs. De cette façon la plantation, aidée du reste par les ressources qu’offrait le voisinage de la Virginie, ne connut point les rudes et difficiles commencements des autres émigrations, et se développa plus en six mois que la Virginie n’avait pu le faire en plusieurs années.

Ce ménagement des Indiens fut la politique constante du Maryland ; aussi, à la différence des autres colonies, la province n’eut-elle presque jamais à souffrir du voisinage des Indiens. Guillaume Penn, dont les philosophes du dernier siècle ont un peu surfait le mérite, ne fut donc point le premier qui traita les indigènes avec humanité. Mais ce qui est non moins digne de mémoire que l’humanité envers les Indiens, c’est qu’à une époque où, en Europe, la tolérance était considérée comme un crime, lord Baltimore, un catholique, eut cette gloire de fonder le premier un gouvernement sur le principe de la liberté de conscience, et de l’égalité civile de tous les chrétiens.

Avant que Roger Williams, fuyant la vengeance des puritains, eût fondé Providence, espèce de forteresse, refuge commun de toutes les consciences persécutées, où la tolérance était de nécessité absolue, lord Baltimore, propriétaire paisible d’une colonie qui ne comptait que des hommes de sa religion, placé entre la Virginie, qui avait repoussé son père, et les colonies puritaines pleines d’horreur pour un papiste espagnolisé, ouvrait son domaine aux puritains chassés de Virginie, comme aux anglicans chassés du Massachussets. Un catholique que repoussait l’Angleterre, offrait un asile à tous les protestants contre l’intolérance protestante. Et quand les colonies, dignes émules de la métropole, inscrivaient dans leur code des lois de proscription contre quiconque ne pensait pas comme la majorité, lord Baltimore offrait aux bannis du Massachussets de venir s’établir sous un climat plus doux, en leur garantissant pleine liberté religieuse. Voici en quelles simples et nobles paroles il rédigeait le serment qu’à son entrée en fonction prêtait le gouverneur du Maryland :

« Je promets que ni par moi ni par les autres, je ne molesterai, pour ou à cause de sa religion, ni directement ni indirectement, aucune personne qui fera profession de croire en Jésus-Christ. » Et en 1649 une assemblée composée de catholiques, votait un acte concernant la religion, qui, pour la première fois, proclamait la tolérance dans le nouveau monde.

Attendu, dit l’acte, que la force faite aux consciences en matière de religion a été souvent de dangereuse conséquence dans les pays qui en ont usé, et pour assurer le plus tranquille gouvernement de ce pays, et pour mieux garder l’amour mutuel et l’unité parmi les habitants, personne dans cette province, pourvu qu’elle professe de croire en Jésus-Christ, ne sera troublée, molestée ou inquiétée dans sa foi ou dans l’exercice de sa religion, ni ne sera contrainte de croire ou d’exercer aucune religion contre son aveu, à la charge d’être fidèle au lord propriétaire, et de ne point conspirer contre le gouvernement établi[2].

Cette liberté de religion, c’était du reste la liberté telle qu’on l’entendait à cette époque, c’est-à-dire le droit d’adorer Jésus-Christ chacun suivant sa communion ; ce n’était point le droit de nier la révélation, ou les dogmes essentiels reçus par les différentes Églises : aussi ne faut-il pas s’étonner si dans ce même acte de 1649, on prononçait peine de mort et confiscation contre quiconque niait la Trinité. On n’imaginait pas alors qu’on pût se dire chrétien sans reconnaître la divinité de Jésus-Christ. Roger Williams, n’était pas de son siècle quand il demandait la liberté pour le juif et même pour le gentil.

Il n’y avait pas un an qu’on avait pris terre quand on réunit les émigrants en corps politique ; lord Baltimore avait préparé un code pour la colonie, mais les planteurs le rejetèrent, comme fait au mépris de leur droit, et en rédigèrent un autre que le propriétaire à son tour refusa de ratifier, attendu que l’initiative en législation lui appartenait.

Dans ces origines des États-Unis rien n’est plus remarquable que rattachement uniforme de tous les colons à leurs franchises. On voit une poignée d’émigrants à peine établis, montrer dès le premier jour un goût et une capacité pour le libre gouvernement, qui révèlent tout ce qu’il y avait d’énergie dans la race anglaise dès qu’elle n’était plus comprimée par la féodalité du vieux continent. Lord Baltimore abandonna l’initiative qu’on lui contestait ; et en 1639 on tint une troisième assemblée composée en partie de députés nommés par les planteurs, et en partie d’individus choisis par le lord propriétaire. Le premier acte de cette réunion fut de constituer l’assemblée et de confirmer la constitution qui dura jusqu’à la restauration. Le seul changement qu’on y fit dans cet intervalle, fut que l’assemblée se partagea en deux corps, et que les élus du gouvernement formèrent une chambre haute, qui eut le veto sur la chambre des députés. Ainsi après six ans pendant lesquels la colonie avait été une espèce de démocratie sous un patriarche héréditaire, le gouvernement était devenu une copie du gouvernement anglais.

On ne voit pas que dans tous ces changements le bon accord du lord propriétaire et des planteurs ait été troublé un seul instant. La maxime de lord Baltimore était que par la concorde une petite colonie peut devenir une grande nation, tandis que de puissants royaumes périssent par la discorde. Il plaçait sa force dans l’affection du peuple ; aussi de bonne heure voit-on les émigrants « reconnaître le grand soin qu’a pris lord Baltimore pour les protéger dans leurs personnes et leurs droits, et lui témoigner leur reconnaissance pour les dépenses qu’il a faites, et les peines qu’il a eues, en lui accordant librement un subside tel que peut le comporter l’état naissant d’une pauvre colonie. »

La colonie prospérait sous la sage tutelle de lord Baltimore[3], lorsque la révolution rompit tout à coup l’union. Quand la royauté, quand le droit divin tombaient dans la métropole, quand tout pouvoir héréditaire était abattu, il était difficile que la petite monarchie de lord Baltimore pût se maintenir. Les droits prétendus par le propriétaire faisaient au Maryland une condition à part et presque illégale dans la démocratie anglaise.

L’autorité du lord propriétaire fut emportée par l’orage. Des commissaires puritains s’emparèrent du pouvoir, supprimèrent le privilège de lord Baltimore et détruisirent la chambre haute ; c’était une conséquence forcée de la révolution d’outremer ; mais, chose triste à dire, le premier soin des vainqueurs fut de proscrire le papisme, c’est-à-dire la religion qui les avait protégés. Cromwell ne ratifia point cet acte d’ingratitude ; il écrivit aux commissaires de ne point s’affairer après la religion, mais d’établir le gouvernement civil. En véritable politique, il penchait vers la tolérance et voulait, disait-il, que les différentes sectes fussent plantées ensemble dans le désert, comme le cèdre, le myrte et l’olivier.

La restauration amena le rétablissement du lord propriétaire, et avec lui le retour de la liberté. Les émigrés de tous pays, les huguenots de France, les proscrits de l’Allemagne, de la Bohême, de la Hollande, de la Suède, vinrent chercher un refuge dans cette patrie commune des exilés pour cause de religion, et y apportèrent leurs capitaux, leurs lumières et cet esprit de sociabilité qui distingue encore aujourd’hui Baltimore, et qui, au commencement du siècle, en fit le refuge que choisirent de préférence les familles françaises échappées au désastre de Saint-Domingue.

Il fut donné à lord Cécil de jouir de son œuvre. Après un long et mutuel accord que les orages du dehors avaient seuls pu troubler, il mourut plein de jours, laissant avec ses bienfaits le souvenir d’un règne de quarante-trois ans, le plus doux, le plus bienfaisant qu’on puisse imaginer.

Aussitôt après la mort de cet homme excellent, l’archevêque de Cantorbéry se mit en campagne pour introniser l’Église anglicane dans cette heureuse province, qui jouissait de l’égalité religieuse. « Le Maryland, disaient les prêtres du temps, est une Sodome d’impureté, une maison de peste et d’iniquité. » Guérir le mal était du reste chose facile, il suffisait d’imposer à la colonie l’entretien d’un ministère protestant, comme on avait fait pour l’Irlande. En d’autres termes, ce que voulaient les prélats, c’était le privilège ; et rien ne semblait plus religieux et plus légitime que de faire payer à des hérétiques les frais d’un culte que leur conscience repoussait.

Le nouveau lord Baltimore résista comme l’eût fait son père. Mais bientôt l’agitation politique vint se joindre aux intrigues religieuses. La colonie se trouvait à l’étroit sous ce gouvernement d’apparence féodale, avec deux souverains superposés. On disait que les idées de l’ancien lord avaient fait leur temps ; on repoussait les maximes du droit divin, de mise au lendemain de la restauration, mais déplacées à la veille de 1688.

« La divine Providence, disait en 1688 à l’ouverture de l’assemblée le représentant de lord Baltimore, a ordonné notre réunion. Le pouvoir en vertu duquel nous sommes convoqués ici est certainement descendu de Dieu au roi, du roi à son Excellence le lord propriétaire, et de son Excellence à nous. »

On rejetait ces principes d’un autre âge ; on ne voulait plus d’un système où les principales fonctions, et notamment les fonctions judiciaires, étaient à la disposition du souverain, où certaines taxes étaient levées sans le vote direct de l’assemblée. Enfin le protestantisme avait grandi et repoussait l’égalité. Les agents de la colonie étaient catholiques ; on les déclarait incapables de tenir les rênes du gouvernement ; ils favorisaient les papistes, disait-on, et opprimaient les protestants. Dès l’année 1681, le ministère anglais avait ordonné qu’à l’avenir toutes les fonctions publiques seraient confiées aux seuls réformés. Les catholiques étaient exclus de l’administration dans la colonie qu’ils avaient fondée. Leur culte même fut interdit ; au moins ne fut-il pas permis de célébrer publiquement la messe, et, de crainte de prosélytisme, il fut défendu à un catholique d’être professeur et d’instruire la jeunesse. On mit aussi dans le code colonial cette abominable loi anglaise qui, pour récompenser l’apostasie, forçait le père à donner une partie de ses biens à l’enfant qui trahissait sa foi.

Lord Baltimore eut donc à défendre son autorité contre les planteurs, et sa foi contre les évêques, et, comme si ce n’était pas assez de pareils adversaires, il lui fallut aussi défendre, contre le parlement anglais, l’industrie de la colonie menacée par l’acte de navigation. Ajoutez les prétentions toujours renaissantes de la Virginie, qui réclamait le Maryland comme une part de son territoire ; c’était trop d’ennemis à la fois. L’avènement de Jacques II ne donna pas même un protecteur à lord Baltimore ; le roi, qui prétendait réduire toutes les colonies sous la dépendance directe de la couronne, traita lord Baltimore avec son injustice habituelle en attaquant la concession comme forfaite. Le procès venait de commencer quand le peuple prononça contre le roi Jacques un arrêt sans appel. Les libertés de l’Amérique étaient sauvées.

Toutefois, une révolution faite au nom des intérêts protestants ne pouvait être favorable à un grand seigneur catholique ; lord Baltimore garda ses droits utiles de propriétaire, on ne lui rendit point la souveraineté. Le Maryland fut désormais administré par des gouverneurs envoyés d’Angleterre jusqu’en 1715, où Bénédict Calvert, le fils du lord propriétaire, ayant renoncé à la communion romaine, fut rétabli, grâce à son apostasie, dans le droit de ses aïeux, et le transmit à ses héritiers qui le gardèrent jusqu’à la révolution.

C’était, du reste, une souveraineté bien imparfaite. Tout se réduisait à nommer le gouverneur et à confirmer ou désapprouver les actes de l’assemblée, droit d’un exercice délicat pour un souverain sans sujets et sans armée. Le revenu principal du propriétaire consistait dans une petite redevance imposée lors des concessions premières, et qui se levait sur les ventes et les donations ; il se nommait le quitrent, c’était quelque chose comme le droit de quint ou de relief dans nos coutumes féodales. Il y avait loin de ce privilège à la liste civile d’un souverain.

Nous avons fait l’histoire politique de la colonie jusqu’aux premières années du xviii ; quant à son développement intérieur, il fut semblable à celui de la Virginie ; même climat, mêmes productions, même genre de vie. Le tabac fut aussi toute l’industrie, tout le commerce, toute la richesse de la plantation. Cette culture en concurrence amena une jalousie excessive entre les deux colonies. C’était, en effet, un obstacle continuel à l’entente qui eût été nécessaire pour résister au monopole des marchands de Londres. Quand, poussée à l’extrême, la Virginie menaçait d’arracher le tabac, à l’instant le Maryland développait sa production : de là des rivalités sans nombre et qui ne profitaient qu’aux Anglais.

Cette culture, faite par grands domaines, amena les mêmes habitudes et les mêmes mœurs qu’en Virginie. Les planteurs se répandirent le long des bois et des rivières. Chaque plantation fut un petit monde, une société parfaite en soi, et ce fut aussi vainement que le législateur essaya de créer des villes dans un pays où la vie était toute féodale, ou plutôt toute patriarcale. Sainte-Marie ne fut jamais qu’un bourg insignifiant ; Annapolis, qui la remplaça comme capitale de l’État, et dont il est souvent question dans l’histoire de l’insurrection, est une ville de trois mille habitants ; Baltimore seule, dont l’existence est toute récente, car en 1765 elle ne contenait pas plus de cinquante maisons, est aujourd’hui la ville la plus considérable de l’Union après New-York et Philadelphie. Elle compte plus de cent cinquante mille habitants. C’est le plus grand marché du monde pour le tabac et la farine, mais il n’y a pas d’autre ville dans l’État, et c’est au commerce seul qu’elle doit sa grandeur.

Ce qui ajoutait à la ressemblance du Maryland et de la Virginie, c’est que la condition des travailleurs était la même dans les deux pays.

Le tabac demande des soins pénibles et des bras à bon marché ; ce bas prix, on ne l’obtenait que de deux façons, ou par l’esclavage, ou en employant ces indented servants, ces engagés dont on a parlé plus haut, véritables esclaves blancs, mais esclaves temporaires, et qui, après sept ans, retrouvaient la liberté.

Comme le Maryland est situé sous une latitude où la chaleur n’abat point le blanc, et lui permet de lutter avec avantage contre la paresse et l’apathie du nègre, le Maryland fut, de toutes les provinces d’Amérique, celle où l’on trouva le plus grand nombre d’engagés. Le marché en était toujours fourni, le prix d’un homme valant de douze à vingt livres sterling, c’est-à-dire de trois cents à cinq cents francs.

Sous le règne de Jacques II notamment, il y eut une exportation considérable en Amérique des partisans de Monmouth. Les condamnés étaient une marchandise, une valeur que les courtisans se disputaient, au grand mécontentement de Jeffries, qui écrivait au roi :

« Je dois informer Votre Majesté que chaque prisonnier vaut dix livres la pièce, sinon quinze livres, et que si elle continue ses largesses comme elle a commencé, des personnes qui n’ont pas souffert dans le service emporteront le butin. »

Ces bannis ou convicts étaient des hommes que la naissance et l’éducation avaient habitués à une tout autre vie que celle d’esclave ; aussi, dans sa vengeance, le roi faisait écrire aux colonies du sud, sous le contre-seing de Sunderland : « Prenez soin qu’on les fasse servir au moins dix ans, et qu’on ne les laisse racheter pour argent ni autrement avant l’expiration de ce terme. » La tyrannie peuplait l’Amérique d’hommes éprouvés par l’adversité, et la mûrissait ainsi pour une future indépendance.

Du reste, ce commerce des blancs était assez profitable pour que, sur le littoral de l’Angleterre, ce fût un métier que d’enlever des hommes et de les transporter en Amérique. Bien plus, à Bristol, le maire, les aldermen et les juges, menaçant de pendre les gens sans aveu qu’on arrêtait, leur faisaient accepter la transportation comme seul moyen de salut, puis se les partageaient comme un bénéfice de leur charge. Jeffries, le rude Jeffries, dans un accès de justice, fit paraître à son banc le maire de Bristol ; et il fallut la révolution de 1688 pour amnistier ce crime infâme.

Enlever des hommes libres n’en continua pas moins d’être un métier suivi jusqu’au moment où la colonie repoussa le service des engagés, service plus cher et plus dangereux que celui des nègres. Depuis 1692, on n’introduisit plus que des noirs dans la plantation.

Cette tache de l’esclavage, le Maryland l’a conservée lorsque les colonies du nord lui donnèrent l’exemple de l’émancipation ; et cependant, c’est peut-être l’État où l’affranchissement serait le mieux justifié, car le climat, qui joue un si grand rôle dans la question de l’esclavage et qui en complique la solution, est assez doux au Maryland pour que le travail de l’homme libre y soit plus avantageux que celui du nègre, et ce serait un profit certain pour cet État que d’écouter la voix de l’humanité. À présent surtout que, comme en Virginie, la culture du tabac a ruiné le sol, le Maryland aurait besoin de toute l’énergie de la liberté pour régénérer une terre épuisée. Au lieu de se réduire au triste métier de producteurs d’esclaves et d’élever de malheureux nègres pour les planteurs du sud, il serait beau de revenir aux traditions de lord Baltimore, de proclamer aussi la liberté civile sur cette terre où a été inaugurée la liberté religieuse, et d’entraîner le sud par un noble exemple.


  1. Ramsay, Révolution d’Amérique, t. I, p. 10. « La première et la seconde colonie (c’est-à-dire la Virginie et la Nouvelle-Angleterre) furent gouvernées pendant plusieurs années par des corporations, et d’une façon subversive de la liberté naturelle, mais la troisième, dès son établissement, fut réglée par des lois rendues dans la législature provinciale. »
  2. Bacon’s Laws, 1649, ch. i. Bancroft, I, 255.
  3. En 1640, l’assemblée rendit une ordonnance restée célèbre qui soumit à l’inspection le tabac exporté. Aujourd’hui encore, le tabac, les farines, les viandes salées sont visitées avec soin ; le poids et la qualité de la marchandise sont constatés et imprimés sur le couvercle du baril par l’inspecteur, et les qualités supérieures sont les seules dont l’exportation soit permise. La fraude est ainsi prévenue, et le négociant étranger n’a point à s’inquiéter de ce qu’il achète. C’est une institution remarquable chez un peuple jaloux a l’extrême de l’indépendance individuelle, mais qui a compris depuis longtemps que l’ordre, l’honnêteté, la bonne foi sont les conditions premières de la liberté.