Histoire politique des États-Unis/Tome 1/Leçon 13

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Charpentier (1p. 315-341).
TREIZIÈME LEÇON.
colonies du centre.
2. new-york[1].
Messieurs,

L’histoire de la colonie de New-York nous met en présence d’une nation européenne que nous n’avons point encore rencontrée dans l’Amérique du Nord. C’est la Hollande. La première population du Delaware fut aussi, nous le verrons bientôt, une colonie étrangère, une colonie suédoise. Enfin la Pensylvanie fut dès l’origine une pairie d’adoption pour l’émigration allemande, si bien que l’Europe tout entière a contribué à peupler ce vaste empire ; c’est de là que vient ce caractère particulier, plus facile à sentir qu’à définir exactement, qui distingue l’Américain de l’Anglais.

Sans doute c’est le type anglais qui l’emporte, non-seulement parce que les colons d’Angleterre ont été les plus nombreux, mais encore parce qu’ils ont montré dès le premier jour une énergie qui a dominé toutes les différences, et que, comme les Romains, ils ont frappé de leur empreinte toutes les races qu’ils ont touchées. Cependant, et sans pousser trop loin cette observation, il est vrai de dire que dans plusieurs États de l’Amérique on peut encore reconnaître un certain caractère particulier, provincial si l’on veut, qui accuse des diversités originaires que le temps n’a point effacées. C’est ainsi que dans la Pensylvanie l’élément germanique a été trop considérable pour qu’il n’en reste point dans les mœurs et les idées une trace puissante ; c’est ainsi que dans les États nouveaux de l’ouest, qui par leur nombre, leur population, leur richesse en progrès, sont appelés à exercer une influence si grande sur les destinées de l’Union, dans l’Ohio, l’Illinois, le Michigan, le Wisconsin, le flot de l’émigration allemande grossissant chaque jour balance l’émigration qui vient des anciennes colonies, et qu’il en résulte nécessairement des États mi-partis où les idées, les mœurs, les croyances ne seront pas les mêmes que dans un pays de race pure comme est la Nouvelle-Angleterre.

C’est du reste ce qui est déjà sensible aujourd’hui, pour ne parler que des idées politiques. Dans l’esprit démocratique de l’ouest on trouve quelque chose de l’inexpérience de la race allemande ; il n’y a pas encore cette possession de soi-même, cette sage mesure, cet esprit d’ordre qui caractérisent un peuple majeur et qui depuis longtemps pratique la liberté. Les grandes traditions de la sage révolution de 1776 sont vivantes à Boston ; dans l’ouest, au contraire, on a pour la constitution fédérale plutôt un respect religieux qu’une admiration raisonnée, et elle courrait plus d’un danger si l’influence des colons de race anglaise n’arrêtait les démocrates exagérés qu’envoie chaque année et par milliers l’Allemagne.

Dans l’État de New-York l’esprit hollandais a laissé des traces visibles ; non pas que la colonie hollandaise ait jamais été nombreuse, mais il y a, comme on le voit dans l’histoire, il y a certaines races si fortement trempées qu’elles sont inaltérables, et que placées près d’un autre peuple, ou elles le transforment, ou du moins tout en s’alliant à lui restent longtemps reconnaissables. Tandis que la race germanique mise en contact avec les Américains cède à l’empire d’un génie plus énergique ; tandis qu’à la seconde génération le fils de l’émigré allemand oublie son origine et la langue de ses pères, on retrouve encore après deux siècles, à New-York et à Albany, des habitudes hollandaises, et peut-être est-ce à l’esprit probe, économe, régulier de la vieille Amsterdam que la Nouvelle-Amsterdam (New-York a été fondée sous ce nom) doit ce génie des affaires qui menace Londres même dans sa suprématie commerciale.

Peut-être encore est-ce à la Hollande que l’Amérique doit l’idée de cette fédération qui, en respectant l’indépendance locale et en permettant l’union des provinces devenues souveraines, a fondé la grandeur des États-Unis.

Il y a donc pour nous un intérêt véritable à étudier quelles idées, quelles habitudes de gouvernement apportaient sur le sol de l’Amérique les Hollandais, protestants comme les premiers colons de Plymouth, et de plus républicains, à ce titre objet d’admiration et d’envie pour les puritains émigrés.

Nous ne devons pas en ce point nous montrer plus indifférents que les Américains qui étudient toujours, et avec un amour croissant, ces origines qui sont pour eux, non pas l’histoire d’une colonie étrangère, mais l’histoire nationale. L’Amérique est comme un grand fleuve dont on ne comprend bien la puissance que lorsqu’on en reconnaît les affluents.

Vous savez quelle fut à la fin du xvie siècle la prospérité de la Hollande, et comment ce pays, à peine échappé aux mains sanglantes de l’Espagne, prit tout à coup en Europe, grâce au génie commercial de ses habitants, une position qui fut un moment sans égale. Les Hollandais, suivant l’expression du chevalier Temple, se firent les rouliers du monde entier ; Amsterdam devint le centre, l’entrepôt du commerce de l’Europe et de l’Orient. Ce pays qui ne produisait pas de blé était le grenier du continent ; ce pays où l’on ne trouvait ni lin, ni troupeaux, était le plus grand atelier d’Europe, la grande manufacture de la laine et de la toile ; cette terre sans forêts construisait plus de navires que le reste du monde. La Hollande, en un mot, était l’Angleterre d’aujourd’hui, et la liberté commerciale y faisait ses premiers miracles.

Il a fallu des siècles pour faire descendre au second rang cette nation économe, laborieuse, persévérante ; il a fallu une coalition de tous les pays producteurs, et la rivalité de l’Angleterre soutenue par des manufactures considérables, pour que la Hollande cessât d’être le premier marché du monde, et on peut prévoir, si les principes de liberté commerciale triomphent, une prospérité nouvelle pour la marine hollandaise, car nul peuple aujourd’hui, non pas même les Anglais, ne rivalise avec eux pour la navigation économique et sûre. Il y a là des qualités nationales, une vocation naturelle qui se développe aussitôt que les circonstances extérieures cessent de la comprimer.

Cette grandeur rapide d’Amsterdam rendue à la liberté n’a d’analogue dans l’histoire moderne que le progrès bien plus rapide encore de New-York qui, péniblement gênée par les lois prétendues protectrices de l’Angleterre, n’avait en 1776 qu’une population de moins de vingt mille habitants et qui aujourd’hui, en y comprenant Brooklyn qui n’est qu’un de ses faubourgs, compte plus de six cent mille âmes. Telle est l’influence de la liberté sur la prospérité nationale !

Un pays comme la Hollande, où abondaient les hommes de mer et les capitaux, devait rêver de colonies, et de bonne heure nous y voyons fonder une grande Compagnie des Indes Occidentales. C’est sous cette forme, c’est par le régime des compagnies qu’en Hollande surtout, dans une république tout aristocratique, ou pour mieux dire toute composée de corporations, on pouvait obtenir les capitaux et les moyens suffisants pour installer et gouverner un État.

Toutefois ce ne fut point de propos délibéré que les Hollandais s’établirent dans l’Amérique du Nord. Ce fut une expédition au nord-ouest qui leur fit connaître le futur État de New-York. Nous avons vu qu’au xvie siècle toutes les nations commerciales cherchaient au nord-ouest un passage qui, s’il existe, abrégerait singulièrement la navigation de l’Europe aux Indes. C’est un projet qui n’est point abandonné de nos jours, que M. Chateaubriand a rêvé dans sa jeunesse, quand il partit pour l’Amérique, et à l’exécution duquel l’Angleterre a consacré des sommes immenses. Les noms de Parry, de Ross, de Franklin vous sont connus, surtout en ce moment où tout l’univers s’intéresse à la destinée de ce malheureux navigateur.

Au xvie siècle l’effort des nations commerçantes n’était pas moins énergique qu’aujourd’hui, car on avait d’autant plus d’espoir qu’on avait une connaissance moins exacte des obstacles que la nature oppose à la navigation dans ces mers enchaînées par des glaces perpétuelles. Parmi les hardis marins qui essayèrent ce dangereux voyage, l’un des plus résolus fut l’anglais Henri Hudson. Après deux expéditions faites pour le compte de marchands anglais et dans lesquelles il avait pénétré plus près du pôle qu’aucun de ses devanciers, il obtint une commission de la Compagnie des Indes-Orientales d’Amsterdam, et partit sur le navire le Croissant. Il toucha au cap Cod, puis, descendant au midi, il reconnut le fertile et beau pays compris entre la Delaware et le fleuve qui porte aujourd’hui son nom, et appela l’une la rivière du sud et l’autre la rivière du nord.

C’est donc Hudson qui le premier découvrit l’île de Manhattan. C’était alors un désert, c’est aujourd’hui New-York, la Venise du nouveau monde, et qui, plus heureuse que l’ancienne, a derrière elle le plus beau réseau de navigation naturelle qui existe sur la terre, cette suite de lacs et de fleuves qui la mettent en communication avec le Canada, l’Ouest et la Nouvelle-Orléans.

Après avoir remonté la rivière du Nord pendant plus de cinquante lieues, Hudson rapporta une description brillante du pays qu’il avait découvert. C’était, disait-il, la plus belle terre que pût fouler le pied de l’homme : Het shoonste land dat men met voeten betreden kon. Mais la Compagnie ne voulait point coloniser et elle renonça à chercher le passage nord-ouest. Hudson infatigable, retourna en Angleterre, et y trouva une société qui le prit à son service. Dans cette nouvelle expédition, il reconnut la baie qui porte son nom, mais, forcé de reculer devant les glaces qui le menaçaient de toutes parts, maudit et trahi par son équipage, on le jeta dans une chaloupe avec son fils et sept des siens, et ainsi abandonné au milieu de ces flots qui ne pardonnent pas, il disparut dans la mer qui a gardé son souvenir.

Suivant le droit des gens, le pays reconnu par Hudson, lorsqu’il était au service de la Compagnie hollandaise, appartenait aux Provinces-Unies, à moins d’une découverte antérieure (et ce fut sur ce terrain que plus tard les Anglais établirent leurs prétentions). Toutefois on ne songea d’abord à tirer parti de cette expédition que pour nouer des relations commerciales avec les naturels, longtemps célèbres sous le nom des Cinq-Nations : les Mohawks, Sénécas, Onéidas, Onondagas et Cayugas[2]. C’est seulement en 1621 que fut établie, avec des privilèges souverains, la compagnie des Indes-Occidentales qui devait entreprendre la colonisation[3] ; c’est depuis 1623 que le territoire compris entre la Delaware et le cap Cod fut connu sous le nom de nouveaux Pays-Bas, ou, comme le traduisaient nos pères, de Nouvelle-Belgique. Le gouvernement fut composé d’un directeur général et d’un conseil auxquels appartenaient tous les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. Il n’y eut pas, comme dans les plantations anglaises, une représentation coloniale.

Les premières années se passèrent à traiter avec les Indiens et à leur acheter quelques pelleteries. Fort Orange, aujourd’hui Albany, était le point avancé où se faisait le trafic avec les indigènes. C’est seulement en 1629 qu’on trouve une charte qui confère des privilèges aux patrons qui coloniseront le nouveau pays.

Cette charte a de l’intérêt, car il reste encore aujourd’hui des traces du système qu’elle institua. Dans ces dernières années il en est résulté des troubles dans l’État de New-York, et presque un soulèvement populaire dont il faut connaître le caractère pour ne pas se faire de fausses idées sur un sujet qui est à l’ordre du jour et nous touche de près : la constitution de la propriété. Peut-être avez-vous entendu parler des émeutes causées par les antirenters, ou ennemis de la rente du sol. Fenimore Cooper a consacré à ce sujet un de ses romans, je ne dis pas le plus intéressant, mais le plus curieux pour l’étude des mœurs locales. Ravensnest, ou, les Peaux-Rouges, se rattache aux premières origines de la Nouvelle-Belgique.

La charte, comme toutes celles de la même époque, constituait la société coloniale à l’image de la métropole. En Virginie comme au Massachussets on essayait de faire une nouvelle Angleterre ; nous fondions au Canada une nouvelle France sur le modèle féodal et avec la coutume de Paris ; les Hollandais établissaient aussi une colonie à leur image, et sur un plan tout national.

Comme en Hollande les paysans, les boors, (c’est encore aujourd’hui leur nom au cap de Bonne-Espérance), n’avaient aucun droit politique, et qu’ils étaient dans cet état de dépendance féodale qui ôte à l’esprit l’énergie nécessaire aux grandes entreprises, c’était à de riches marchands, à de grands propriétaires qu’on s’en remettait du soin de la plantation. Quiconque, dans l’espace de quatre ans, éteignait le titre indien, et installait une colonie de cinquante âmes, devenait seigneur de manoir, ou patron, et possédait l’absolue propriété ou du moins le domaine éminent des terres qu’il mettait ou faisait mettre en culture. Il pouvait fonder un domaine de seize milles en longueur, et si une ville se formait sur ce territoire, c’est au patron qu’il appartenait d’instituer l’administration et d’exercer le pouvoir judiciaire, sauf appel. C’est en vertu de cet acte qu’un petit nombre de patrons se partagèrent le sol de la colonie, et que notamment la famille Van Renselaer devint propriétaire du territoire qui entourait le fort Orange, territoire qui, pour une grande part, est encore aujourd’hui entre ses mains, et en fait une des plus riches familles du monde[4].

Il y avait loin de cette société, d’où la vie politique était absente, à l’énergique constitution de la Nouvelle Angleterre, et il est aisé de comprendre comment les progrès de la colonie hollandaise furent lents à côté de ceux des puritains. Qu’était-ce que ces paysans, fermiers d’un patron dépendant lui-même d’une compagnie, auprès de ces rudes propriétaires du Massachussets ou du Connecticut, qui ne relevaient que d’eux-mêmes[5] ?

Ces concessions, le patron les faisait à perpétuité, moyennant une redevance en nature assez légère, et que les progrès de la culture ont rendue plus légère encore. En outre, on exigeait quelques services personnels et un droit de lods et vente ; enfin, suivant l’esprit de l’époque, cette redevance était perpétuelle comme la concession et non rachetable.

C’est contre cette rente foncière, c’est contre ces redevances, dues à cause du fonds, que s’est formée la ligue des antirenters. C’est elle qui, par des excès déplorables, a obligé l’état de New-York à voter des lois qui eussent été justifiables si la violence ne les avait imposées.

Nous avons déclaré les rentes foncières rachetables, en haine de la féodalité plus encore que par intérêt pour la propriété, et on ne voit pas pourquoi l’Amérique, où la féodalité fut de tout temps étrangère, n’aurait pas eu le droit de suivre une même politique. Ce n’est point là violer les contrats, car les contrats que la loi est tenue de respecter sont ceux d’homme à homme, et non pas les engagements par lesquels la génération présente pourrait asservir et gêner la génération à venir. Qu’il s’agisse de fondations pieuses, de mainmortes, de substitution ou de services fonciers calculés dans un intérêt de famille, il est évident que la société ne peut être engagée à perpétuité par l’individu et qu’elle aura toujours le droit, moyennant juste indemnité, de dénouer un lien qui l’étouffe. Autrement il faudrait soutenir qu’un individu est plus puissant que la société, et peut lui imposer sa volonté longtemps après qu’il n’existe plus. La terre appartient aux générations vivantes, comme l’a démontré Turgot[6], et il est évident que des charges qui gênent la propriété, ou qui assujettissent inutilement le propriétaire, sont du ressort des lois, nonobstant toute stipulation contraire.

En 1846, la législation de New-York avait donc raison de réformer la loi. D’une part, elle a mis un impôt sur les rentes à long terme, ce qui était taxer deux fois le revenu de la terre, de l’autre (la constitution lui défendant de toucher aux contrats, mais non pas aux successions), elle a décidé qu’à la mort du patron, le tenancier pourrait convertir la rente foncière en rente hypothécaire et posséder ainsi la terre en pleine propriété. Cette seconde mesure était juste et bonne ; mais il est triste d’avouer qu’on a fait la réforme par déférence pour la jalousie populaire, et qu’il ressort du roman de Cooper un asservissement des magistrats à la popularité, qui édifie médiocrement sur les vertus civiques de New-York.

Si on insiste sur ce point, c’est qu’il ne faut pas croire que les doctrines communistes aient chance de succès aux États-Unis. Rien n’y est plus impopulaire, et la haine qu’on y porte aux Mormons en est une preuve. Tout au contraire, c’est l’amour de l’indépendance qui porte le propriétaire à exiger la liberté absolue du sol. Dans un pays où l’individu est souverain, c’est un contresens qu’il y ait des terres assujetties. L’homme fait toujours la propriété à son image. C’est dans un État despotique, ou très-centralisé, là où le gouvernement est tout, où l’individu n’est qu’un rouage, c’est là que les doctrines communistes ont chance d’être accueillies ; mais dans un État où tout se rapporte, où tout se subordonne à l’individu, comme en Amérique, de pareilles doctrines révoltent au lieu de séduire, car on y sent bien que la liberté du sol est tout à la fois effet et cause de la liberté individuelle. C’est là une des raisons qui font de la République une excellente forme de gouvernement ; car, plus que tout autre système, elle aboutit à la décentralisation et à l’indépendance individuelle ; c’est l’organisation la plus fatale au communisme, rêve de quelques esprits ardents dont on exagère, je crois, le danger, dans un pays où la propriété se divise, c’est-à-dire, s’individualise chaque jour davantage.

Revenons à la plantation hollandaise. Cette constitution féodale de la propriété était mauvaise pour une colonie naissante ; c’était s’en remettre à l’ambition de quelques hommes, au lieu de faire concourir à la prospérité commune l’énergie de tous les citoyens. Aussi la plantation resta-t-elle languissante et pauvre, jusqu’au moment où une double émigration vint en changer l’esprit. La première se composa de protestants venus d’Europe ; la seconde, plus nombreuse, vint de la Nouvelle-Angleterre.

Il se fit une émigration considérable d’Europe à la Nouvelle-Belgique, parce que la Compagnie des Indes, fidèle aux maximes de tolérance qui avaient fait la fortune de la Hollande, transporta ces généreuses idées dans le nouveau monde. Le gouverneur ayant emprisonné des quakers en 1660, les directeurs de la Compagnie lui écrivirent pour l’en blâmer :

Que tout citoyen paisible, dirent-ils, jouisse de la liberté. Cette maxime a fait de notre Cité d’Amsterdam l’asyle des exilés de tout pays. Marchez sur ces traces et vous ferez bien.

Dans sa générosité, Amsterdam offrait aux fugitifs, pour cause de religion, un libre passage à la colonie et un accueil assuré ; aussi quand les églises protestantes de la Rochelle furent rasées, les calvinistes émigrèrent-ils en masse vers les nouveaux Pays-Bas, où ils fondèrent la Nouvelle-Rochelle, comme un souvenir touchant de la patrie qui les repoussait de son sein. Le nombre de ces émigrants fut assez élevé pour que, pendant quelque temps, on rédigeât les actes publics en français en même temps qu’en anglais et en hollandais.

C’est là aussi qu’émigrèrent les Juifs, que repoussaient les autres colonies, et enfin un nombre considérable de proscrits de toutes races, venus de France, de Belgique, des bords du Rhin, de Bohême, ou depuis longtemps établis en Hollande, abri commun de toutes les consciences persécutées, de toutes les vies menacées.

Cette même tolérance et la fertilité du pays amenèrent aussi de nombreux puritains. Il y eut, dès le premier jour, assez d’Anglais à Manhattan pour que les lois et ordonnances fussent rédigées dans les deux langues. Des villes tout entières furent fondées par les Anglais, sous la protection et avec le consentement des Hollandais. Il y avait là un germe de révolution inévitable.

Dès 1652, on voit la Nouvelle-Amsterdam en possession des privilèges municipaux des villes hollandaises ; mais ce n’était rien moins que la liberté telle qu’on l’entendait dans la Nouvelle-Angleterre. La cité avait des bourgeois, mais non des citoyens. Être bourgeois, c’était prendre part au monopole commercial comme dans nos anciennes villes de France ; mais ce n’était rien de plus. C’était le gouverneur qui nommait le sheriff ; c’étaient les deux bourgmestres et les cinq échevins qui présentaient leurs successeurs sur une double liste dans laquelle le directeur choisissait lui-même le conseil[7]. Le pouvoir législatif, la nomination des officiers publics, le vote de l’impôt, tous ces droits des citoyens de la Nouvelle-Angleterre, appartenaient au directeur et au conseil nommés par la Compagnie.

Un tel système ne pouvait convenir à l’esprit libre des puritains ; ils enseignèrent bientôt aux Hollandais à ne compter que sur eux-mêmes en matière de gouvernement. En 1653, ils organisèrent, malgré le directeur, une espèce de convention nationale qui demanda, pour les planteurs, une part dans le vote des lois et la nomination des magistrats.

Voici la pétition rédigée par George Baxter, dont le nom révèle l’origine anglaise, pétition adoptée à l’unanimité et présentée au gouverneur Stuyvesant :

« Les États généraux des Provinces-Unies sont nos seigneurs liges ; nous nous soumettrons aux lois des Provinces-Unies ; mais nos droits et nos privilèges doivent être en harmonie avec ceux de la patrie, car nous sommes des membres de l’État et non pas un peuple soumis. Nous qui sommes venus ici des différentes parties du monde et qui sommes une communauté formée de races diverses, nous qui avons, à nos propres frais, quitté notre terre natale pour la protection des Provinces-Unies, nous qui avons transformé le désert en terres productives, nous demandons qu’on ne fasse point de lois nouvelles sans le consentement du peuple, qu’on ne nomme pas de fonctionnaires publics sans l’approbation du peuple, qu’on ne fasse point revivre des lois obscures et prescrites. »

Le gouverneur s’indigna de ces prétentions exorbitantes présentées par une colonie qui comptait à peine quelques milliers d’habitants ; il y reconnut les visions des hommes de la Nouvelle-Angleterre ; ce n’était point là le vieil esprit hollandais. Les délégués insistèrent : « Nous ne voulons, disaient-ils, que le bien général du pays et le maintien de la liberté. La nature permet à tous les hommes de se constituer en société, et de s’assembler pour la protection de la liberté et de la propriété. » Stuyvesant à bout d’arguments répondit par un coup d’autorité en ordonnant la dissolution de l’assemblée. « Je tiens mon pouvoir, ajouta-t-il, de Dieu et de la Compagnie des Indes, et non point du bon plaisir d’un petit nombre d’ignorants. »

La Compagnie de son côté approuva le gouverneur ; elle déclara que la résistance à l’impôt arbitraire, était contraire aux maximes de tout gouvernement civilisé : « Nous approuvons les taxes que vous proposez, écrivirent les directeurs à Stuyvesant, n’ayez aucun égard au consentement du peuple. Ne les laissez pas se complaire à ce rêve de visionnaire, que les taxes ne peuvent être imposées que de leur agrément. »

Mais le peuple s’entêta dans son rêve ; on ne put lever les taxes, et les planteurs commencèrent à nourrir avec complaisance l’espoir d’obtenir les libertés des colonies voisines, en se soumettant à la protection, à la juridiction de l’Angleterre.

L’Angleterre n’avait jamais reconnu le droit de la Hollande, et les chartes des Compagnies du nord et du sud, ne laissaient point de place à un établissement étranger, car elles comprenaient toute l’Amérique, de la Nouvelle-Ecosse aux Florides. Cromwell avait pensé à la conquête de la Nouvelle-Belgique ; Charles II aussitôt après son avènement, excité par une antipathie personnelle pour les Pays-Bas non moins que par l’intérêt de la couronne, ne voulut point reconnaître une possession paisible de plus de quarante ans. En mars 1664 il donna à son frère le duc d’York et d’Albany un privilège qui conférait au prince, sous le nom de territoire de New-York, toute la Nouvelle-Belgique, et qui empiétait même sur le Massachussets et le Connecticut[8].

La charte accordait au duc le droit de gouverner et de punir suivant les lois et ordonnances qu’il lui conviendrait d’établir, pourvu qu’elles fussent aussi près que possible des lois et des statuts du royaume d’Angleterre ; réserve faite à la couronne du droit de recevoir et de déterminer les cas d’appel[9]. C’était donner au propriétaire un pouvoir presque royal en laissant aux colons les libertés de la patrie.

Avant qu’on eût prévenu les Hollandais des hostilités qui les menaçaient, une escadre anglaise se présenta, en septembre 1664, devant Manhattan pour qu’on y reconnût le duc d’York. Le gouverneur était un vieux et brave soldat, mais il n’avait aucunes forces à sa disposition. Appeler les colons anglais, c’était, suivant l’expression même de Stuyvesant, introduire dans les murs le cheval de Troie : « Vous ne vous imaginez pas, écrivait-il, combien la Compagnie est maudite et méprisée ; les habitants déclarent que les Hollandais n’ont jamais eu aucun droit sur ce pays. » Et non-seulement les Anglais ne se prêtèrent point à défendre la colonie hollandaise contre leurs compatriotes ; mais les Hollandais eux-mêmes, jaloux de la Compagnie et du directeur, laissèrent tomber un gouvernement qui n’était même pas pour eux le gouvernement national. La reddition se fit sous les auspices de la corporation municipale de la Nouvelle-Amsterdam. Aux termes de la capitulation[10] les habitants conservèrent leurs propriétés, leurs libertés municipales et leur loi de succession qui établissait l’égalité de partage. Ils se réservèrent aussi le libre commerce avec la Hollande. On confirma les privilèges de l’Église réformée hollandaise et la liberté religieuse des autres colons ; enfin on promit que les taxes ne seraient levées que du consentement de l’assemblée générale.

En d’autres termes, l’organisation anglaise plus large, plus libérale, remplaça l’étroit système de corporation introduit par la Hollande. Les seules institutions qui restèrent furent le patronat, les substitutions et les rentes foncières, les premières se sont maintenues jusqu’en 1776, la dernière a duré jusqu’à nos jours.

La colonie gagnait assez à ce changement pour que la conquête ne lui fût point préjudiciable. Un très-petit nombre de planteurs retourna en Hollande ; le reste accepta la protection anglaise, et Stuyvesant lui-même resta dans la plantation jusqu’à sa mort. C’est ainsi que la Nouvelle-Amsterdam devint la Nouvelle-York.

La paix de Breda, en 1667, confirma le titre des conquérants. En vertu de la règle : uti possidetis, les Anglais gardèrent New-York et les Hollandais Surinam. Dans la guerre avec la Hollande qui se ralluma peu après, la colonie fut reconquise ; mais on la rendit au duc d’York, à la paix de 1674, et dès lors toute la côte entre les Alleghanys et la mer resta aux mains des Anglais.

Au moment de reprendre possession de son domaine, le duc ayant quelque doute sur la validité de son privilège, obtint de son frère une nouvelle concession, datée de juin 1674, et ce fut sous l’empire de cette charte qu’il gouverna la colonie jusqu’à son accession au trône.

Mais Jacques II n’était rien moins que libéral, et les assemblées populaires lui plaisaient peu. La colonie mécontente insista auprès du gouverneur Andros, dont nous avons souvent prononcé le nom, pour obtenir les libertés qu’on lui avait promises : le droit de voter les impôts et les lois de la province. La réponse de Jacques est caractéristique :

Je ne puis m’empêcher de supposer que ces assemblées seront de dangereuse conséquence ; rien n’étant plus connu que la disposition de ces corps à s’attribuer quantité de privilèges qui une fois accordés ne servent qu’à détruire ou troubler la paix des gouvernements. Je n’en vois pas d’ailleurs la nécessité. S’il y a des abus à redresser, on a la justice ordinaire, les voies légales, et enfin l’appel à moi-même. Néanmoins, j’examinerai les propositions que vous me ferez à ce sujet.

Il fallut pourtant céder, car le peuple refusait obstinément de payer l’impôt qu’il ne votait pas, et en 1683 on voit les planteurs, convoqués en assemblée, voter une charte de libertés qui ne le cède en rien à celles de la Virginie ou du Massachussets[11].

Cette charte la voici ; je ne crains pas de répéter ces déclarations de droit qui se copient les unes les autres, car elles indiquent le courant de l’opinion, et montrent quelles idées animaient dès lors la nation. En fait de liberté, ce peuple était plus avancé en 1683 que nous ne l’étions en 1789.

Le pouvoir législatif suprême appartiendra à toujours et résidera dans le gouverneur, le conseil et le peuple réunis en assemblée générale. Tout freeman votera sans distinction pour la représentation. Nul freeman ne sera arrêté que par le jugement de ses pairs, et tous les procès criminels se feront par un jury de douze personnes. Nulle taxe ne sera imposée, sous quelque prétexte que ce soit, sinon du consentement de l’assemblée. Nul matelot, nul soldat ne sera logé chez les habitants contre leur volonté. La loi martiale est abolie et ne peut être rétablie. Nulle personne, faisant profession de croire en Dieu, par Jésus-Christ, ne sera, en aucune occasion, inquiétée pour différence d’opinion.

Ainsi, pour traduire cette déclaration en style de nos jours : liberté religieuse, liberté personnelle, droit de faire la loi et de voter l’impôt, voilà ce que les colons réclamaient de Jacques II, non comme des privilèges, mais comme les droits naturels de sujets anglais.

Au moment où la plantation se croyait enfin maîtresse de son gouvernement, Jacques II, arrivant au trône, retirait les concessions qu’il avait faites, mettait des impôts par ordonnance, et inquiétait les habitants sur leur titre de possession. Ce fut un système général d’oppression qui atteignit toutes les colonies et dont Andros fut le principal exécuteur.

En apprenant l’expédition du prince d’Orange, la colonie se souleva comme tous les établissements de la Nouvelle-Angleterre ; les Anglais réclamaient leurs libertés injustement déniées ; les Hollandais triomphaient dans la personne de leur prince ; c’était un compatriote qui s’asseyait sur le trône d’Angleterre ; il ne pouvait leur dénier les privilèges de citoyen. Aussi dès la première assemblée les planteurs renouvelèrent-ils leur déclaration de droits que Guillaume cependant refusa de consacrer, non pas qu’il contestât les droits du citoyen anglais, mais parce qu’on doutait alors que les colonies fussent en possession des libertés anglaises.

Des hommes d’État whigs, tels que Sommers et Locke, reconnaissaient encore dans les colonies une extension de la prérogative royale, qu’ils n’admettaient plus dans la métropole, et ne voulaient accorder aux planteurs d’autres droits que ceux qui leur avaient été spécialement accordés par la royauté[12].

Toutefois, la révolution qui plaça Guillaume d’Orange sur le trône d’Angleterre, arrêta à jamais ces abus du pouvoir royal qui, en Amérique comme en Angleterre, avaient menacé d’étouffer la liberté et les droits de la nation. Dès cette époque les colons, sans distinction d’origine, furent considérés comme sujets anglais habitant une province de l’empire britannique. Nulle charte particulière ne leur fut accordée ; mais ils jouirent de tous les droits et privilèges nationaux ; et ces droits ils les réclamèrent avec une insistance qui faisait dire à l’un des premiers gouverneurs, étonné de cette ardeur pour la liberté chez des gens qui n’étaient point toujours d’origine bretonne : « Il n’y en a pas un de vous qui ne soit tout gonflé de ses prérogatives d’Anglais et de sa grande charte. »

Le gouvernement de la colonie fut dès lors celui d’une province royale : un gouverneur nommée par la couronne, une assemblée générale nommé par les propriétaires ; cette forme dura jusqu’à la révolution.

La liberté religieuse ne fut pas non plus troublée ; la tolérance fut une des conquêtes de la révolution de 1688 ; mais il y eut une fâcheuse exception pour les papistes, c’est-à-dire pour les catholiques. On était au lendemain du règne de Jacques II, et la révocation de l’édit de Nantes répandait dans toute l’Angleterre et portait en Amérique les victimes de la persécution catholique. On n’imaginait rien de mieux que de venger la persécution par le martyre. Au commencement du xviiie siècle la loi menaçait d’emprisonnement perpétuel tout jésuite ou prêtre papiste saisi dans la colonie, et s’il reparaissait après s’être enfui, il était puni de mort. C’est là une disposition qui, suivant l’historien de la colonie, Smith, qui écrivait vers 1750, était digne d’être maintenue à perpétuité. La constitution de New-York de 1774 exige encore de quiconque se fait naturaliser, un serment d’abjuration de toute allégeance étrangère et de soumission aux lois de l’État, en toutes matières ecclésiastiques aussi bien que civiles ; disposition qui certainement avait pour but d’exclure les catholiques des bienfaits de la naturalisation.

Telle est la bizarrerie de l’esprit humain. La justice qui semble sa loi naturelle, n’y entre que par degrés, à grand effort ; le préjugé y domine longtemps ; et jamais au sortir de l’esclavage l’homme ne veut reconnaître la liberté de ses anciens maîtres, comme si la lutte l’avait courbé de façon à ne pouvoir reprendre l’équilibre.

Je ne dirai rien des lois civiles de New-York. Si l’on en croit Story et Kent, ce fut de toutes les colonies celle qui conserva avec le plus de soin les institutions de la métropole ; c’est encore l’État qui, tout en ayant soumis ses lois à trois ou quatre révisions successives, a le mieux conservé les fortes maximes de la coutume anglaise.

Quant au caractère général des habitants, la colonie formée par un triple courant d’émigrations hollandaise, puritaine, européenne, a toujours eu quelque chose de cosmopolite. New-York a emprunté à la Nouvelle-Angleterre ses municipalités et ses écoles ; elle a gardé de la Hollande l’esprit de commerce et l’entente des grandes affaires ; enfin, à cette émigration générale qui lui apporte tout ce qu’il y a d’aventureux ou de compromis en Europe, elle doit une certaine exemption de préjugés et en même temps une ardeur, un entraînement qui contraste avec la réserve de la Nouvelle-Angleterre et fait de l’État empire la tête du parti démocratique dans l’Union, la véritable capitale des États-Unis.

New-York a du reste joué un grand rôle dans la révolution et dans l’adoption de la constitution ; elle a eu dès l’origine ce caractère libéral qui ne l’a jamais abandonné, et que même en certaines circonstances elle a poussé un peu loin. C’était déjà le point par où l’Amérique touchait le plus près à l’Europe, le point par où entraient le plus aisément nos mœurs, nos idées, notre civilisation, et aussi nos défauts.


  1. Histoire de la Nouvelle-York depuis la découverte de cette province jusqu’à notre siècle, par M. Smith ; trad. de l’angl. par M. L. Londres, 1767. Bancroft, ch. xv ; Story, ch. x.
  2. Plus tard les Tuscaroras, chassés de Virginie, se joignirent à la confédération, et formèrent une sixième nation.
  3. Sur cette compagnie, voyez l’ouvrage d’Asher cilé plus loin (pages 28 et suiv., 43 et suiv.).
  4. Sur cette colonisation hollandaise, voyez le curieux livre de G. N. Asher : Bibliographical and historical Essay on the Dutch Books and pamplets relating to New-Netherland, and to the Dutch West India Company. Amsterdam, 1854, livraisons 1-2.
  5. Asher, p. 6-10.
  6. Encyclopédie, art. Fondation.
  7. Bancroft, II, 305.
  8. Hildreth, History of the United States, t. I, p. 444.
  9. Story, § 111.
  10. Hist. de la Nouvelle-York, p. 45.
  11. Hildreth, History of the United States, t. II, p. 76.
  12. Hildreth, History of the United States, t. II, p. 121.