Histoire politique des États-Unis/Tome 1/Leçon 4

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Charpentier (1p. 69-95).
QUATRIÈME LEÇON.
premiers essais de colonisation. — histoire de la virginie. (1606-1621.)
Messieurs,

Longtemps après la découverte de Colomb, l’Angleterre resta indifférente aux destinées de ce pays qu’elle devait peupler et dont la prospérité devait un jour assurer à la race anglaise une influence sans partage.

Henri VII, allié du roi Ferdinand d’Aragon, politique jaloux et habile, n’osa pas sans doute entreprendre sur la bulle d’Alexandre VI. Henri VIII ne fut pas plus favorable aux projets de colonisation. Pendant une partie de son règne, la part active qu’il prit aux affaires du continent l’absorba tout entier : tenir la balance entre Charles-Quint et François I, c’était sans doute assez pour occuper un politique. Plus tard, les disputes avec la cour de Rome, le schisme qui les suivit entretinrent la nation dans cet état d’inquiétude et d’agitation qui ne laisse ni le goût ni le loisir des expéditions lointaines.

D’ailleurs, quelques essais tentés sous ce règne ou sous celui de Marie Tudor pour chercher le passage aux Indes par le pôle nord (c’était déjà le rêve du siècle), furent suivis d’un trop mauvais succès pour inspirer confiance au roi et aux particuliers. L’un de ces voyages de découverte eut néanmoins une fortune assez singulière pour qu’on ne l’oublie pas. En se dirigeant au nord-est pour trouver le nouveau chemin des Indes, les Anglais découvrirent Archangel : c’était à peu près découvrir la Russie.

Il peut aujourd’hui nous sembler bien extraordinaire que nos aïeux fussent aussi peu avancés dans la connaissance du monde ; mais il n’en est pas moins vrai que Richard Chancelour fut le premier capitaine européen qui entra dans la mer Blanche et y établit des relations commerciales, et cela en 1553.

Ainsi il n’y a pas plus de trois siècles que l’Europe commençait à connaître l’empire russe, et il y en a deux à peine que l’Amérique recevait ses premiers colons. C’est presque en même temps que débutaient sur la scène du monde les deux empires auxquels une croissance rapide semble assigner le plus grand rôle dans le siècle qui va s’ouvrir.

Ce fut seulement sous le règne d’Élisabeth, à une époque de paix, quand les découvertes de l’Espagne, mieux connues, exaltaient toutes les têtes, quand la fièvre de l’or excitait tous les aventuriers à rechercher cet Eldorado, que chacun imaginait au gré de sa cupidité, et près duquel le Pérou n’était rien, ce fut alors seulement qu’on pensa à tirer parti des découvertes de Cabot. On ne voulait point coloniser mais chercher de l’or, depuis les glaces du pôle jusque sous le soleil des tropiques ; et ce qu’on nous raconte du vertige qui entraîne en Californie des populations d’émigrants, n’est qu’une faible peinture de la passion qui, au sortir des grandes guerres, poussait les enfants perdus de l’Europe vers ce monde où des trésors inconnus devaient satisfaire leur avarice et leur ambition.

Le premier essai de colonisation sérieuse fut tenté, en 1584, par sir Walter Raleigh, un des plus brillants, des plus hardis, des plus capables parmi les gentilshommes de la cour d’Élisabeth ; presque le rival en faveur du comte d’Essex, dont il poursuivit la ruine, et qui ne lui cédait ni pour les qualités de l’homme de guerre, ni pour les grâces du courtisan. C’est Raleigh, vous le savez, qui jeta son manteau brodé sous les pas de sa souveraine, pour qu’elle ne mît pas le pied dans la boue : aussi chevaleresque dans la paix que dans la guerre, modèle achevé des vertus et des vices de son temps.

Dans la position que Raleigh avait à la cour, la concession de ces terres inconnues était facile à obtenir ; il y avait d’ailleurs une raison toute particulière qui lui créait un véritable droit. Quelques années plus tôt, son frère, sir Humphrey Gilbert, après avoir obtenu la même faveur d’Élisabeth, avait été perdre, sur les côtes de l’Amérique du nord, sa fortune et sa vie ; il y avait dans l’entreprise de Raleigh, au milieu de beaucoup d’ambition, une pensée pieuse, une sorte d’acceptation de l’héritage fraternel, un titre sacré.

La concession faite à Raleigh fut des plus larges. Il est vrai qu’une pareille libéralité ne coûtait guère à Elisabeth, peu généreuse de son naturel, économe comme l’ont toujours été les grands souverains. La forme de la donation fut toute féodale. Raleigh fut constitué lord propriétaire avec des pouvoirs à peu près illimités. Il devait tenir sa nouvelle seigneurie par hommage ; les redevances étaient insignifiantes : c’était le cinquième de l’or et de l’argent qu’on découvrirait. Quant aux émigrants, la charte ne stipulait rien touchant leurs droits ; c’était affaire à régler entre eux et le lord propriétaire ; Raleigh avait une juridiction absolue, une seigneurie entière : c’était à lui de concéder quand et comme il l’entendrait les terres de son nouveau domaine.

On fit un premier voyage d’exploration le long des côtes de la Caroline, et telle fut la splendeur des descriptions faites par les premiers aventuriers, si vive fut la peinture du sol, du climat, des productions du pays[1], qu’Élisabeth, quoiqu’elle eût décliné l’honneur de contribuer à l’expédition, voulut donner le nom de la province nouvelle. Elle l’appela Virginie, pour immortaliser le règne de la vierge reine sous lequel s’était fait une découverte dont on attendait de merveilleux résultats. Il en fut tout autrement ; trois expéditions successives, faites sous la direction et aux frais de Raleigh, finirent par des désastres ; la famine et les Indiens tuèrent ceux des colons qui ne se sauvèrent point en Angleterre ; et, à la fin du règne d’Élisabeth, en 1603, il n’y avait pas un seul établissement anglais dans l’Amérique du nord ; de toutes ces entreprises rien n’étant resté que des tombeaux.

Sous le règne de Jacques I, la fortune éclipsée de Raleigh ne lui permit point de reprendre des projets si cruellement déçus. Vous savez quelle tragique destinée fut la sienne, plus misérable encore que celle du rival qu’il avait ruiné. Jacques I, l’ami du comte d’Essex, s’en fit le vengeur. Raleigh, dépouillé de ses emplois, fut enveloppé dans une accusation de haute trahison ; et quoique l’attorney général, le célèbre jurisconsulte Coke, ne l’accusât que de non révélation de complot, il fut déclaré coupable de haute trahison par un jury lâche ou corrompu : c’était un arrêt de mort.

La sentence ne fut point exécutée ; on l’enferma dans la Tour où il resta pendant douze ans ; c’est là que son génie, se déployant sous une nouvelle face, il servit de sa plume la colonisation à laquelle il s’était dévoué ; il la servit avec un talent qui justifie l’admiration de Spenser pour celui que dans ses poésies il peignait sous le nom du grand pasteur de l’Océan. Une foule d’écrits militaires, maritimes, géographiques, et surtout son histoire du monde, un des écrits les plus remarquables du siècle, un livre qui faisait les délices de Cromwell et qu’on lit encore aujourd’hui, ne laissèrent point refroidir l’attention publique sur le continent nouveau, sur la nécessité de s’y établir.

Raleigh obtint enfin sa liberté, mais sans recevoir sa grâce. Il partit pour la Guyane, à la poursuite de cet Eldorado qui défiait toutes les espérances. À son retour, n’ayant rien trouvé de ce qu’il cherchait, il suivit l’usage du temps où la piraterie était encore la guerre, et où Drake illustrait son nom en arrêtant les galions de l’Espagne avec laquelle l’Angleterre était en paix ; Raleigh se vengea de sa mauvaise fortune en pillant et en détruisant l’établissement espagnol de Saint-Thomas.

Le roi Jacques, justement irrité d’une conduite qui le compromettait avec l’Espagne, voulut punir le coupable ; mais, au lieu de le poursuivre, comme il était juste, pour l’acte qu’il avait commis, Jacques recourut à un moyen de basse vengeance, que nous ne comprenons plus aujourd’hui, on peut le dire à l’honneur de notre siècle. Il fit revivre, après quinze années, l’ancienne accusation et l’ancienne sentence. Raleigh, cité devant la cour du banc du roi, plaida le pardon qu’il avait au moins implicitement reçu ; mais la cour maintint la condamnation, et le lendemain de cet arrêt, le 26 octobre 1618, Raleigh, âgé de soixante-dix ans, porta sa tête sur l’échafaud. Il mourut avec un courage et une fermeté qui ne démentirent point le reste de sa vie, laissant l’exemple d’un des plus effroyables abus de justice que se soit jamais permis la tyrannie.

Ce fut cependant sous ce roi de triste mémoire qu’eut lieu le premier établissement durable en Amérique. Jacques se montra favorable aux entreprises lointaines, et, quoique son intervention dans les affaires coloniales n’ait pas toujours été heureuse, il est juste de reconnaître que ce fut chez lui une politique constante de diriger l’ardeur de ses sujets vers des expéditions pacifiques, et de propager ainsi l’industrie et la civilisation. En 1606, il divisa en deux grandes portions à peu près égales cette partie de l’Amérique qui comprit plus tard les treize colonies, et qu’on nommait alors dans toute son étendue la Virginie. L’une, à qui plus tard resta le nom de Virginie, fut appelée la première colonie ou colonie du Sud ; l’autre fut appelée colonie du Nord, colonie de Plymouth, et plus tard Nouvelle-Angleterre : c’est sous ce nom qu’elle nous est connue.

Ces deux colonies, la Virginie et la Nouvelle-Angleterre ont été le noyau des États-Unis. C’est sur ces deux territoires que se sont formés des États qui plus tard, en se détachant de la colonie mère, ont pris un nom et un gouvernement particulier. La Nouvelle-Angleterre a été partagée entre huit États différents, New-Plymouth, Massachusets, Rhode-Island, Providence, Connecticut, New-Haven, New-Hampshire, Maine, et c’est aux dépens de la Virginie qu’ont été formés les deux Carolines, le Maryland, la Pensylvanie, la Géorgie, par suite de concessions royales contre lesquelles la Virginie protesta jusqu’au moment de la révolution. À cette époque, elle ratifia une séparation depuis longtemps achevée, et qui d’ailleurs n’avait plus d’importance au moment où la confédération réunissait par un lien plus intime des États trop longtemps séparés.

L’histoire de la Virginie, l’histoire de la Nouvelle-Angleterre, voilà donc le fond même de l’histoire d’Amérique ; les deux points auxquels tout nous ramène. La colonisation de ces deux grandes provinces ne s’est point faite par les mêmes hommes, et sous l’empire des mêmes idées ; il y a eu dès l’origine une différence foncière, et qui ne tenait pas seulement au climat, entre les gens du nord et les gens du sud, distinction qui subsiste aujourd’hui, compliquée, il est vrai, de l’esclavage, et envenimée par ce mal profond. Il est donc naturel de partager l’étude des colonies, de traiter d’abord des deux concessions primitives, et de parler ensuite des États nouveaux qui se sont détachés du premier domaine. Comme la plupart des chartes se ressemblent, et qu’on peut les ramener aux deux types primitifs du nord et du midi, cette division simplifiera nos études.

Commençons par la Virginie, qui fut la première en date des colonies.

La concession de la Virginie, la charte de la nouvelle colonie fut accordée à une compagnie de Londres, dont les chefs étaient sir Thomas Gates, sir Georges Summers, et Richard Hakluyt, du chapitre de Westminster. Hakluyt est l’homme auquel l’Angleterre doit la colonisation de l’Amérique ; il usa sa vie à réunir tous les récits des voyageurs anglais, à traduire toutes les relations espagnoles, et pendant le règne d’Élisabeth et de Jacques I il fut le centre où aboutirent tous les renseignements, d’où sortirent toutes les instructions. Sa collection de voyages est encore aujourd’hui ce que l’on possède de plus curieux et de plus complet sur ces premiers établissements.

La charte de Virginie mérite notre attention par la lumière qu’elle jette sur l’état civil et politique de la colonie, et par ce qu’elle nous apprend sur les idées économiques et le système colonial du xviie siècle ; car ce que fit l’Angleterre ne diffère en rien de ce qu’on essayait alors en d’autres pays.

Remarquons d’abord que c’est à une compagnie qu’on fait la concession. L’âge féodal est fini, ce n’est plus à un seigneur comme Raleigh qu’on donne ce nouveau domaine ; mais ce n’est pas non plus l’État qui prend en main la colonisation. L’âge des compagnies, qui aujourd’hui n’est point encore expiré, a fait la transition entre la concession féodale et l’intervention directe de l’État ; la Hollande, la France, l’Angleterre, ont eu leurs grandes compagnies des Indes orientales et des Indes occidentales, et si les nôtres ont échoué, il en est d’autres plus heureuses, comme la compagnie anglaise des Indes qui ont conquis et gouverné des empires.

En ce moment, le seul point sur lequel j’insiste parce qu’il nous expliquera bien des choses dans la suite de nos recherches, c’est le caractère particulier que donnait à l’établissement colonial la forme même des concessions. Jacques I ne croyait pas accorder la fondation d’un empire à quelques marchands. C’était une compagnie qu’il autorisait à trafiquer, à pêcher et à planter en des pays inconnus. Ce qu’il établissait, c’était non pas un gouvernement, mais une société avec un directeur, un conseil d’actionnaires, et une gérance en pays lointain. La colonie n’était point une province de l’empire, mais à peu près ce qu’est aujourd’hui un chemin de fer, c’est-à-dire une administration particulière, qui, pourvu qu’elle ne viole pas les lois de l’Etat, s’organise comme elle l’entend. On comprend ainsi comment l’esprit de liberté et d’indépendance a pu s’établir longtemps avant que le gouvernement anglais se préoccupât de possessions qui ne lui appartenaient qu’indirectement. Vous verrez plus tard comment ces colonies, fondations particulières, et qui n’avaient rien coûté à la mère patrie, se crurent en droit de lui refuser une reconnaissance à laquelle, n’ayant fait aucun sacrifice, elle n’avait aucun droit.

La charte réglait la condition des personnes et des terres de la façon la plus favorable pour encourager l’émigration. La compagnie était autorisée à engager comme colons tous les sujets anglais disposés à passer en Amérique ; ces émigrants et leurs enfants étaient déclarés en jouissance et possession de toutes les libertés, franchises et immunités civiles afférentes aux sujets anglais restés dans leur patrie.

La compagnie devait tenir les terres en fief du roi, suivant la coutume du manoir d’Est Greenwich dans le comté de Kent, en d’autres termes aux conditions les plus larges, et sans aucune redevance féodale. En Angleterre vous savez que l’écorce féodale est restée, et c’est toujours sous des formes vieilles et gothiques qu’on accorde la liberté. La compagnie était autorisée à faire aux nouveaux habitants telles concessions qu’elle jugerait convenables, pour la durée et suivant les formes établies par le conseil de la colonie.

Au début de la plantation, quand on était campé plutôt qu’établi sur un sol menacé par les invasions indiennes, on essaya d’une vie toute militaire, d’une vie commune ; et à ce sujet permettez-moi une courte digression, ou plutôt laissez-moi anticiper sur les événements. On ne partagea point le sol, on défricha, on cultiva, on récolta en commun. Le produit fut recueilli dans un grenier public, et chaque semaine on faisait la distribution aux familles suivant le nombre et le besoin des membres qui les composaient.

Cet essai fut désastreux ; point de goût, point d’ardeur pour un travail qui ne portait pas avec soi de récompense ; personne ne voulut prendre de peine, chacun craignant qu’un excès de labeur de son côté ne favorisât d’autant la paresse et l’inertie d’un voisin. Aussi la colonie fut-elle dans un état languissant, jusqu’au jour où un gouverneur plus avisé fit donner à chaque colon un lot de terre particulier ; de ce jour date la prospérité de la Virginie, si l’on en croit les contemporains.

« Chacun, dit un ancien historien de la Virginie, étant instruit alors de ce qui lui appartenait en propre, et assuré que son travail tournerait à son profit, plusieurs devinrent fort industrieux, et l’on tâcha de se surpasser les uns les autres en plantations, en bâtiments et autres commodités de la vie. On ne craignit plus aucun danger de la part des Indiens. On fit de grosses donations à l’église, au collège, et pour élever les enfants des Indiens à l’école. Enfin nos gens commencèrent alors à s’imaginer qu’ils étaient le plus heureux peuple du monde[2]. »

Vous voyez, Messieurs, comme l’histoire nous révèle certaines lois naturelles, ou plutôt confirme celles qu’a découvertes et reconnues la raison. Quand le maréchal Bugeaud, établissant la culture commune en Algérie, nous racontait l’échec qu’il avait essuyé, l’insouciance des colons pour la récolte commune, tout leur travail, toute leur ardeur concentrés sur le petit jardin qui était leur propriété, on pouvait accuser le maréchal de prévention, prétendre que ses observations n’étaient pas justes, ou que ses efforts étaient mal dirigés ; mais certes ce n’est pas pour le besoin de la cause que des historiens, qui ont écrit il y a un siècle et demi, nous content la mauvaise fortune des essais de communauté tentés en Virginie. Il en fut de même dans la première colonie de la Nouvelle-Angleterre ; et, quoique les colons puritains fussent unis par une foi ardente et l’amour de l’égalité chrétienne, un essai semblable amena d’aussi tristes résultats. Hormis les couvents, toutes les entreprises pareilles ont avorté, révélant ainsi un fait constant, et ce qu’on peut nommer une loi naturelle : c’est que l’homme a le sentiment et le besoin de la propriété, et que la propriété est la première condition du travail individuel, de la vie de famille et de la société.

C’est là une vérité qu’on ne contestait pas autrefois, une vérité que nous démontre l’étude de l’homme, et qu’il n’est pas inutile de confirmer par l’histoire, la pierre de touche de toutes les théories, l’écueil où se brisent toutes les idées fausses et creuses, si brillantes qu’elles soient en apparence.

Je reviens maintenant à la charte de concession dont il nous reste à examiner les dispositions politiques.

La colonie étant l’œuvre et en quelque façon la propriété d’une société dont le siège était à Londres, c’était à Londres qu’on avait établi le conseil supérieur auquel appartenait le gouvernement de la plantation. Mais comme on ne peut administrer que sur place, la direction fut remise à un président et à un conseil local, nommés tous deux par le conseil supérieur, sous le contrôle du roi. Ces deux autorités se partageaient le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif. Les décisions comme les ordonnances rendues dans la colonie n’étaient toutefois valables qu’autant qu’elles n’étaient pas en opposition avec les lois d’Angleterre ; et le conseil supérieur ainsi que le roi avaient en toutes choses le dernier ressort.

L’administration coloniale n’avait pas non plus de pouvoir sur la vie et sur les membres des colons, et quand le crime était grave, c’était en Angleterre qu’on devait envoyer l’accusé pour être jugé. Pour les délits moins sérieux, le président et le conseil les punissaient du châtiment qu’ils jugeaient convenable.

Quant aux colons, on ne leur accordait point de droits politiques. Ils étaient soumis aux ordonnances d’une corporation commerciale dont ils ne pouvaient être membres, à la domination d’un conseil local qu’ils ne nommaient pas, au contrôle d’un conseil supérieur qui ne leur reconnaissait aucun titre au gouvernement, et enfin à l’arbitraire du souverain. Les historiens américains, qui de nos jours ont retracé les annales de leur pays, et dans le dernier siècle, Robertson, qui avait commencé une histoire des colonies anglaises que malheureusement il a laissée inachevée, ne peuvent assez s’étonner que sous l’empire d’une charte aussi peu libérale, il se soit trouvé des Anglais pour s’établir en Amérique. Quitter sa patrie pour aller vivre sous des lois semblables, n’était-ce pas abdiquer les plus nobles privilèges de l’homme et du citoyen ? Mais raisonner ainsi, c’est se tromper de siècle. Des aventuriers, des chercheurs de fortune, simples agents d’une compagnie, ne pouvaient avoir les prétentions du citoyen anglais. Vivre et s’enrichir dans la plantation nouvelle, c’était sans doute leur unique ambition. Ce ne fut que plus tard, quand la propriété acquise eut éveillé le sentiment de l’indépendance, qu’on sentit le besoin de la liberté.

Revenons à la colonie naissante. La première expédition faite en 1607 sur une petite échelle, et dans laquelle on comptait un ouvrier contre quatre aventuriers et gentilshommes, est plus célèbre par les exploits du capitaine Smith que par les résultats qu’elle a donnés. Le capitaine Smith est le seul héros de roman que possède l’histoire d’Amérique, trop récente pour supporter ces fables charmantes qui cachent le berceau des nations. Lui-même nous a conté, dans un curieux récit, sa vie aventureuse, ses combats contre les Turcs, sa prison, sa fuite au travers de la Russie, et enfin l’épisode le plus touchant de ses voyages, sa prison chez les Indiens, son indomptable courage, et comment il fut sauvé de la mort par la jeune fille du chef indien Powhattan, la belle Pocahontas, — la princesse Pocahontas, fille du roi Powhattan, suivant le capitaine. — Le charmant récit d’Atala n’est que l’histoire de Pocahontas et de Smith, avec cette différence que la pitié et non l’amour guidait la jeune Indienne, qui plus tard, adoptant la foi des étrangers, épousa un des émigrants, M. Rolfe, et le suivit en Angleterre où elle mourut.

La colonie, attaquée par les Indiens, épuisée par la vie commune, et composée de gens venus pour chercher de l’or et incapables de remuer la terre, fut bientôt décimée par la faim, la misère et le désespoir. Ce fut Smith qui, par son courage, en sauva les débris ; il en fut le chef et le véritable fondateur. Le premier aussi il reconnut avec une habileté et un courage admirables la baie de la Chesapake, centre de la colonisation future. Abandonné par le conseil colonial et la compagnie, son courage ne lui fit pas défaut. Il revint à Londres pour essayer de deux expéditions dans la Nouvelle-Angleterre ; et enfin, brisé de fatigues, il consacra le reste de ses forces à écrire l’histoire de cette province de Virginie dont il a mérité d’être surnommé le père.

De nouvelles expéditions faites par la compagnie sous les ordres de lord Delaware, relevèrent un peu la colonie ; mais elle dut son salut et sa puissance à une cause qui montre assez ce qu’il y a de fortune dans les événements humains ; cette cause, ce fut la culture du tabac. C’est le tabac qui a peuplé le midi de l’Amérique et fait la grandeur de l’Angleterre sous ces nouveaux climats.

L’usage du tabac avait été introduit en Angleterre par les aventuriers de la première expédition de Raleigh. Durant une courte résidence, ils avaient emprunté aux Indiens l’habitude de fumer. Les Indiens qui ne connaissaient ni le vin, ni l’opium, ni les liqueurs enivrantes qu’on obtient par la distillation ou la fermentation, trouvaient dans le tabac ce stimulant du système nerveux que recherchent tous les peuples, quel que soit leur degré de civilisation. L’usage s’en répandit promptement en Angleterre, malgré les efforts du roi Jacques qui écrivit un livre tout exprès contre cette plante maudite. Dans les comédies anglaises du xviie siècle, les élégants, les beaux fumaient, et cela dura jusqu’au règne de Georges III où, à l’imitation des marquis français, la mode vint de se barbouiller le nez de tabac d’Espagne. La demande de cette plante fut si grande et le prix offert était si avantageux (on calcule que c’était à peu près dix fois le prix actuel), que les colons n’y pouvaient suffire ; on se livrait à la culture avec une telle ardeur que les rues et les places de Jamestown étaient plantées en tabac, et que les colons manquèrent plus d’une fois mourir de faim, faute d’avoir cultivé le grain nécessaire à leur subsistance.

Ce fut longtemps la seule production et la seule exportation de la Virginie ; et comme l’argent y était rare, ainsi qu’il arrive toujours dans les pays nouveaux, le tabac devint la monnaie courante, la mesure commune des valeurs de la colonie. Les ministres des cultes[3], les fonctionnaires publics étaient payés en tabac ; et quand, en 1620, la compagnie expédia aux colons une cargaison de femmes « pures et sans taches, » ce fut au prix de cent vingt ou cent cinquante livres de tabac, ce qui valait à peu près soixante-quinze dollars, qu’on céda leur main aux émigrants. L’année d’après le prix avait doublé[4] C’est avec cette valeur qu’on payait la plupart des taxes publiques ; et, comme le prix en variait suivant l’abondance des récoltes, le conseil colonial fixait chaque année le prix courant du tabac pour qu’on pût payer en cette monnaie le grain, la viande et les autres articles de consommation générale.

La Virginie nous donne ainsi dans son histoire la démonstration d’une des vérités les plus vieilles de l’économie politique, vérité qu’on a singulièrement méconnue. C’est que l’argent ou la monnaie, n’est rien de plus que le tabac ; c’est-à-dire un simple moyen d’échange et non pas la richesse, une marchandise qui hausse et baisse comme les autres. Tout subordonner à sa possession comme on le faisait dans le fameux système de la balance du commerce ; ou vouloir l’exclure du marché pour supprimer l’intérêt du capital, comme on le demandait naguère, c’est donc poursuivre une double chimère. L’exemple de la Virginie rend l’erreur visible. L’État eût été insensé s’il eût cru s’enrichir en accaparant tout le tabac, et en défendant de l’échanger ; et, d’autre part, personne ne se fût avisé de demander au planteur qui le premier mettait le tabac en circulation, de ne point tirer de son travail le profit légitime, ou, si l’on veut, l’intérêt auquel il avait droit. Ainsi, changez les termes du problème, la solution en devient des plus aisées ; et dans toutes les discussions d’économie politique où vous ne vous rendez pas bien compte du rôle de la monnaie, rappelez-vous l’exemple de la Virginie, et la question s’éclaircira.

Au moment où la colonie commençait à se livrer à la culture du tabac, un événement eut lieu qui a marqué tristement dans les annales d’Amérique, et qui a eu la plus grande influence sur la destinée de la Virginie et le caractère de ses habitants. Un vaisseau hollandais arrivant de la côte de Guinée entra en 1620 dans la rivière Saint-James, et vendit vingt esclaves aux colons.

Le grand profit qu’on pouvait tirer du travail des esclaves, la résistance qu’ils opposaient au climat et le prix élevé auquel se vendait le tabac, donnaient aux planteurs le désir et le moyen d’acquérir beaucoup de noirs ; toutefois le nombre en fut moins considérable qu’on ne pourrait croire, par une raison qui mérite d’être observée.

C’est qu’au xviie siècle, en un temps où vous croyez sans doute que tout esclavage était aboli, en un temps de civilisation et de lumières, et si vous le voulez à l’époque la plus brillante du règne de Louis XIV, l’Angleterre expédiait en Amérique les pauvres et les condamnés ( convicts) pour les soumettre à un esclavage temporaire, il est vrai, mais qui n’en était pas moins des plus rudes. L’écume des prisons était envoyée aux plantations ; ce n’était qu’une part infime de la population coloniale, mais c’en était assez pour appeler le dédain de l’Angleterre sur les habitants du nouveau monde, et ceci vous explique les injures qu’on adressait aux Américains lors de la révolution : c’était une race de convicts, nous eussions dit de galériens,

Ce n’était pas toujours le crime qui emportait l’exil et l’esclavage dans les colonies. Les guerres civiles furent aussi une cause de déportation. L’une des dernières expéditions de ce genre et des plus tristement remarquables fut celle qui eut lieu en 1685 après la défaite du duc de Montmouth, et qui alla peupler d’esclaves la Jamaïque. Plus de mille prisonniers furent ainsi condamnés à la transportation, et ce qui est plus abominable que la peine, partagés comme un bétail entre les seigneurs et les dames de la cour qui vendaient ces misérables à des marchands de chair humaine. C’était la traite des blancs avec toute l’inhumanité de la traite des noirs[5].

À côté des convicts il y avait des engagés ou serviteurs par contrat (indented servants)[6], ce qui dura jusqu’à la révolution, et ce qui explique le nom de freemen donné dans toutes les constitutions aux citoyens américains. Comme la plupart des émigrants n’avaient pas le moyen de payer le passage, on se chargeait de les transporter moyennant qu’ils donneraient à un maître quelques années de service, cinq ans en général, quatre ans dans l’usage le plus doux. En soi, cela n’avait rien d’exorbitant ; mais ce qui était condamnable, c’est la façon dont on traitait les engagés. Des marchands les achetaient en Angleterre pour les vendre en Amérique comme des nègres, et leur condition n’était pas meilleure. Ils étaient à l’entière discrétion du maître et traités rudement comme je le dirai plus bas. En 1672, le prix moyen des engagés était de dix livres pour cinq années de service ; le nègre coûtait de vingt à vingt-cinq livres, mais il servait toute sa vie.

L’abondance de ces serviteurs de race blanche et la baisse de prix du tabac, arrêtèrent à ce point l’importation des esclaves, qu’en 1671, suivant un rapport officiel du gouverneur sir William Berkeley, sur une population totale de quarante mille habitants, le nombre des engagés était de six mille et celui des nègres de deux mille. Il n’y avait eu que deux ou trois cargaisons de nègres en sept ans, tandis que l’importation des blancs se montait en moyenne à quinze cents par année, parmi lesquels, dit Berkeley, il y avait un grand nombre d’Anglais, peu d’Écossais et encore moins d’Irlandais. Mais avec le temps, le travail des nègres fut préféré à celui des blancs ; le noir coûtait moins cher à nourrir et à habiller ; il ne se croyait pas de même race que le maître, et d’ailleurs il lui était bien plus difficile de fuir l’esclavage, et d’échapper au patron.

L’indépendance naturelle des engagés, le droit qu’ils avaient de se plaindre aux magistrats des mauvais traitements de leur maître, étaient autant de causes qui faisaient rechercher les noirs, auxquels toute plainte était interdite et toute justice refusée.

La législation coloniale fournit des preuves nombreuses de la fréquence et de la facilité des évasions d’engagés ; et de la sévérité de la punition on peut conclure l’étendue du mal. En 1642, les serviteurs fugitifs étaient condamnés, en cas de récidive, à être marqués d’un fer rouge à la joue, et quinze ans plus tard on crut adoucir la peine en ne brûlant plus que l’épaule. En 1662, on déclara qu’en cas de fuite la durée du servage, qui était communément de quatre ou cinq ans, serait prolongée à la discrétion du magistrat, et que le maître pourrait y joindre une punition corporelle modérée. L’année suivante, la classe nombreuse des gens qu’on avait déportés après la restauration de Charles II fit une tentative d’insurrection et de meurtre qui fut découverte au moment d’éclater. Une population que l’ancienne habitude et le goût de la liberté rendaient aussi dangereuse était bien faite pour inquiéter la colonie ; aussi, en 1670, le gouverneur et le conseil prirent-ils sur eux d’interdire l’importation des convicts, qu’ils appellent des oiseaux de prison, La conspiration récente des engagés ne justifiait que trop une pareille mesure.

Sous l’empire de ces événements, le nombre des nègres augmenta si rapidement, qu’en 1732 la législation de Virginie essaya de décourager l’importation en mettant une taxe de cinq pour cent, et plus tard de dix pour cent sur chaque esclave introduit dans l’État. Mais ce droit n’empêcha point un commerce des plus considérables, et nous voyons que de 1671 à 1790, dans un espace de cent dix-neuf ans, le nombre des noirs s’était élevé de deux mille à deux cent trois mille quatre cent vingt-sept, c’est-à-dire dans la proportion de un à cent quarante-neuf, tandis que la population blanche était montée de trente-huit mille à quatre cent cinquante mille huit cent quatre-vingt-un, c’est-à-dire n’avait augmenté que dans la proportion de un à douze. Depuis lors, l’importation des nègres a été prohibée, et le mouvement des deux populations a été à peu près le même, avec un faible avantage pour les blancs[7].

Ce n’est pas le moment de discuter la question de l’esclavage, cette lèpre de l’Amérique, ce tissu de Nessus qui la rongera si elle ne l’arrache avec le courage indomptable dont elle a déjà donné tant de preuves ; mais il est à propos de dire quel fut l’effet de l’introduction des nègres et des engagés sur la colonisation de la Virginie et le caractère des habitants. Ce n’est pas la première fois que le bien sort du mal en donnant des résultats imprévus.

Au début de la plantation, la facilité de trouver des bras encouragea l’émigration des gentilshommes et des gens aisés, qui vécurent en Virginie dans de grands domaines, isolés, indépendants. Le pays est coupé par une multitude de rivières qui rendent le transport facile ; sur le bord de ces cours d’eau s’établirent de riches planteurs, véritables suzerains féodaux, au milieu de leurs nègres et de leurs engagés. Il n’y avait point d’industrie, le tabac était la culture par excellence ; on ne vécut donc pas dans les cités, et au commencement de la révolution, Williamsburg, la plus grande ville de la Virginie (et la Virginie était alors la colonie la plus considérable), Williamsburg n’avait pas plus de deux mille habitants. En vain on essaya d’encourager le peuplement des villes par des chartes de cohabitation, en vain on exigea de chaque comté qu’il bâtit et possédât un certain nombre de maisons à Jamestown ou à Williamsburg, les nécessités et les charmes de la vie du planteur firent qu’on laissât ces maisons sans habitants. « Les lois, suivant la fine expression de Jefferson[8], disaient bien qu’en tel endroit il y aurait une ville, mais la nature disait non, et la nature avait le dernier mot. »

Le riche planteur vivant sur son domaine, où il ne voyait que des hôtes ou des serviteurs, membre de l’Assemblée, colonel et juge de paix du district, garda le caractère du squire anglais. Il en eut les goûts, les idées, les passions ; ce fut un parfait gentilhomme avec toutes les vertus et aussi tous les vices de l’aristocratie. La vieille province (old dominion), c’était le nom de la Virginie, fut une parfaite copie de la province anglaise ; on y vécut dans l’abondance, on y donna une large hospitalité, et, quand on le voulut, on eut tout le loisir de cultiver son esprit. C’est ce loisir et cette culture de la pensée qui expliquent comment, au début de la révolution, ce fut la Virginie qui donna à l’Amérique le plus grand nombre d’hommes d’État, et quatre présidents sur cinq, Washington, Jefferson, Madison et Monroe. Aujourd’hui, tout est changé. Le loisir est venu aux provinces du nord avec la richesse, et la servitude qui affaiblit l’énergie du maître aussi bien que celle de l’esclave n’est plus pour la Virginie qu’un mal sans compensation.


  1. L’expédition rapportait le tabac, le maïs et la pomme de terre (nommée openawg). Elle n’était pas cultivée. K. André. N.-Amerika, p. 11.
  2. Beverly, Histoire de la Virginie. Paris 1707, p. 55.
  3. En 1758, c’est encore ainsi qu’on payait le clergé. Le budget du culte anglican était arrêté, en 1748, à soixante mille livres de tabac. Le prix de la livre à deux pences ou seize schellings, et huit pences le quintal. Wirt, Life of Patrick Henry, p. 24.
  4. Hildreth, t. I, p. 119.
  5. Voy. infra, XIIe leçon. Le Maryland.
  6. L’Indenture est un vieux mot français resté dans la langue du droit anglais, et qui désigne un acte dont on a détaché un talon dentelé, pour constater, par le rapprochement des deux morceaux, l’authenticité de la pièce produite ; c’est ce que nous avons nommé charte-partie.
  7. Tucker, Progress of the United States in population and Wealth in fifty years, p. 55.
  8. On Virginia, p. 157.