Histoire politique des États-Unis/Tome 1/Leçon 3

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Charpentier (1p. 46-68).
LIVRE PREMIER.
HISTOIRE DES COLONIES.

TROISIÈME LEÇON.
premiers établissements des anglais dans l’amérique[1].
leur titre de possession.

Messieurs,

La découverte de l’Amérique faite par Christophe Colomb, à la fin du xve siècle, éveilla l’attention de toutes les puissances maritimes de l’Europe, stimulées par l’amour de la gloire, et encore plus par l’avarice et l’ambition.

Les Espagnols et les Portugais entrèrent les premiers dans la carrière si brillamment ouverte par Colomb ; et, pour éviter toute rivalité, comme pour légitimer leurs conquêtes, ils s’adressèrent au pape Alexandre VI qui, avec une libéralité d’autant plus grande qu’elle ne lui coûtait rien, leur partagea ce monde à découvrir. La fameuse bulle publiée en 1495 par Alexandre VI accordait aux couronnes unies de Castille et d’Aragon toutes les terres découvertes et à découvrir au delà d’une ligne imaginaire tracée d’un pôle à l’autre, cent lieues à l’ouest des Açores ; l’est était la propriété des Portugais.

Cette donation, contre laquelle Grotius se croyait encore obligé de protester[2] au nom de l’Évangile, n’était pas faite parce que le pape se reconnaissait pour le maître du monde, et prétendait distribuer en souverain les terres du nouveau continent : c’était comme chef suprême de la catholicité que le pape disposait ainsi de nations plongées dans les ténèbres de l’idolâtrie. Ces païens, ces infidèles n’avaient aucun titre à la souveraineté du sol qu’ils occupaient depuis si longtemps, et ce n’était pas trop récompenser une pieuse croisade que de donner ces riches pays à ceux qui devaient, ou convertir les sauvages, ou exterminer l’idolâtrie. La concession était donc faite (ce sont les termes de la bulle) ut fides catholica et christiana religio nostris præsertim temporibus exaltetur, etc., etc., ac barbarœ nationes deprimantur et ad fidem ipsam reducantur.

Cette générosité du pape disposant d’un pays qui ne lui appartenait pas en faveur des Espagnols et des Portugais, qui n’y avaient pas plus de droit que les autres puissances de l’Europe, alors toute catholique, était au moins singulière : aussi l’Angleterre, la France, la Hollande, sans tenir compte de la bulle d’Alexandre VI, poussèrent leurs découvertes, leurs conquêtes et leurs colonies dans les Indes occidentales, et à cette occasion soutinrent de longues guerres avec l’Espagne et le Portugal, qui prétendaient garder le monopole du nouveau continent.

Dès l’an 1496, Henri VII d’Angleterre, en vertu d’un droit tout aussi respectable que celui du pape, donna à Jean Cabot, Vénitien entreprenant, depuis longtemps établi à Bristol, une commission semblable à celle que Ferdinand et Isabelle avaient accordée à Colomb ; mais le roi d’Angleterre n’imita pas la libéralité du roi d’Espagne et ne se chargea point des frais de l’expédition. Cabot, ses trois fils, leurs héritiers ou représentants, furent autorisés à naviguer à leurs propres frais dans les mers de l’est, du nord ou de l’ouest, avec une flotte de cinq vaisseaux, pour y découvrir les îles, contrées, régions ou provinces de gentils ou païens, restées jusqu’alors inconnues à la chrétienté, avec pouvoir d’y planter le drapeau anglais et d’en prendre possession comme vassaux de la couronne d’Angleterre. Le roi se réservait la seigneurie et le cinquième du produit net de l’expédition[3].

Armé de ce titre large, mais contestable, Cabot, accompagné de son fils Sébastien, mit à la voile pour les régions inconnues, et, après avoir aperçu l’île de Terre-Neuve, le premier il découvrit la terre ferme que Colomb ne vit que l’année suivante[4], dans sa seconde expédition, en 1498. Sébastien Cabot suivit la côte, sans aborder, depuis le cap Breton jusqu’aux Florides ; tel est l’origine du titre anglais sur le territoire primitif des Etats-Unis.

Le pays reconnu par Cabot était occupé par des tribus sauvages, souveraines du sol beaucoup plus légitimes que les Anglais, qui n’avaient fait que l’entrevoir ; mais, dans les idées du temps, ce titre était nul. Dieu était le Dieu des chrétiens et non pas le père commun des saints et des infidèles ; aussi, comme un même intérêt unissait tous les princes, pas une voix ne s’éleva en faveur des Indiens, et en ce point le droit public des Européens fut invariable.

Le pays découvert par l’Espagne ou l’Angleterre appartenait, par droit de souveraineté, à l’Angleterre ou à l’Espagne ; le titre indien était nul, et le sauvage par conséquent ne pouvait pas vendre à une autre nation une souveraineté qu’on ne lui reconnaissait pas. On pouvait bien admettre que ces tribus étaient propriétaires des forêts et des prairies où elles chassaient, c’est ce que fit Penn achetant des Indiens le territoire où il établit sa colonie ; c’est ce que d’autres émigrants avaient fait avant lui sans être aussi célèbres dans l’histoire ; mais cette propriété qu’on achetait, c’était un domaine privé ; ce qu’on acquérait, c’était la jouissance du sol, ce n’était pas la souveraineté. Penn tenait de la concession de Jacques II le droit de coloniser la province à laquelle il a laissé son nom, et ne croyait certes pas que le titre indien pût balancer la charte de son maître ; c’était simplement la possession du terrain qu’il achetait aux Indiens. On agissait, en un mot, comme nous agissons en Afrique. Notre souveraineté comprenant des terres occupées par des tribus nominalement indépendantes, nous laisserons les émigrants français et étrangers acheter le titre arabe, la propriété du sol où la tribu fait errer ses bestiaux ; mais nous n’admettrons jamais que les Arabes puissent, en cédant le champ qu’ils occupent, vendre à l’Angleterre une part de la souveraineté de l’Algérie. Le droit public n’a pas changé à cet égard ; car, la souveraineté supposée légitimement acquise, il est impossible par la nature même des choses qu’il en soit autrement.

J’insiste sur ce point parce qu’on a souvent confondu ces deux droits de souveraineté et de propriété quand on s’est occupé des Indiens ; et souvent on leur a refusé le second parce qu’on leur contestait le premier. Ce sont, comme le montre l’exemple de l’Algérie, deux questions différentes. Partout aujourd’hui on respecte la propriété des indigènes, lorsque, comme en Afrique, c’est un véritable domaine, des terres occupées par la charrue ou par le pâturage ; mais on ne reconnaît pas davantage la souveraineté. Est-ce simplement la force qui donne ainsi aux Européens des continents nouveaux ou dépeuplés ? ou bien la civilisation a-t-elle un droit supérieur à la barbarie ? Jusqu’à quel point un peuple chasseur, ou nomade, peut-il prétendre un droit de propriété sur des terres qu’il parcourt plutôt qu’il n’occupe ? jusqu’à quel point peut-il, en arrêtant l’agriculture et la civilisation qui suit la culture du sol, empêcher l’accroissement et le perfectionnement de la race humaine qui semblent dans les desseins de la Providence ? C’est, vous le voyez, un problème où la justice et l’intérêt social sont visiblement engagés. Ce n’est pas le moment de le discuter ; mais la distinction de la souveraineté et de la propriété vous donnera peut-être les éléments d’une solution qui ménage les intérêts de tous.

Ce qui nous touche davantage et ce qu’il nous faut examiner, c’est la règle qu’adoptèrent les puissances européennes pour constater la souveraineté acquise sur ces terres trop vastes pour qu’on pût songer à une prise de possession gênérale, à une mise en culture universelle.

C’est encore une question de droit international que nous rencontrons dès le premier pas, question qui peut se présenter partout où deux nations colonisent un même continent, et qui a joué un grand rôle dans l’histoire du monde depuis la découverte de Colomb. Elle est au fond de toutes les guerres qui, au xviiie siècle, divisèrent l’Angleterre et la France : guerres heureuses pour notre rivale jusqu’au jour où, donnant un appui aux insurgés américains, nous lui fîmes payer cher des prétentions injustes, mais que la fortune avait couronnées.

La règle que par un consentement tacite adoptèrent les puissances européennes, la loi qu’une commune nécessité leur fit accepter, ce fut que toute contrée inconnue, non occupée par une puissance chrétienne, serait la propriété du premier qui la découvrirait. C’était la découverte qui conférait le droit et donnait la propriété. Le principe était sage, et il est difficile d’en imaginer un autre. Mais que devait-on entendre par découverte ? Était-ce la simple vue du pays ? Ou bien fallait-il une exploration accompagnée de l’intention manifeste d’occuper le pays ? Ou enfin fallait-il un établissement, une véritable prise de possession ? Voilà trois systèmes bien différents ; car le premier ne suppose que l’intention d’acquérir, le second veut que cette intention soit déclarée par des signes visibles, et le troisième exige qu’elle soit suivie d’effets sérieux. Il eût été à désirer que le droit des gens reconnût sur ce point un principe certain ; malheureusement il n’en fut pas ainsi, et l’ambition humaine eut toute carrière.

En France, nos jurisconsultes demandaient une occupation effective[5] : « Il faut, dit Gérard de Rayneval[6] une possession réelle, physique, avec l’intention au moins présumée de conserver, pour établir le droit de propriété. Ainsi la simple plantation d’une croix, d’une colonne, une inscription, une trace quelconque d’une prise de possession momentanée et passagère ne sauraient être considérées comme des actes possessoires ; il faut de plus des établissements sédentaires et permanents ; il faut, en un mot, occuper par des habitations et par la culture le terrain qu’on prétend s’approprier ; tout ce qui se fait au delà est désavoué par la saine raison et ne peut se soutenir que par la force. »

L’Angleterre, qui plus tard s’est servie du principe français contre l’Espagne, ne l’admit point quand elle nous rencontra sur le territoire américain. Elle s’appuya plus d’une fois sur le simple droit de découverte ; et ce fut en vertu de la reconnaissance problématique faite par les Cabot, qui n’avaient pas mis pied sur le sol américain, qu’elle attaqua nos établissements de l’Acadie et du Canada.

M. de Vergennes, dans son mémoire sur la Louisiane, œuvre patriotique, sur laquelle je reviendrai plus d’une fois[7], réfutait victorieusement ces prétentions plus que légères si la raison seule décidait entre les nations.

Quoi, disait-il, vous nous parlez du voyage de Cabot, quand ce voyage n’a pas été suivi d’un essai de prise de possession, d’une première colonisation ? Il y avait près de cinquante ans que Jacques Cartier avait, au nom de François I, pris solennellement possession du Canada, quand, sous le règne de la reine Elisabeth, on songea pour la première fois à tirer parti de la découverte de Cabot ; et, quand les émigrants de la Nouvelle-Angleterre construisirent Boston en 1630, il y avait déjà vingt-cinq ans que les Français avaient bâti Port-Royal au nord de la côte occidentale d’Acadie. Nous étions solidement établis sur le Saint-Laurent vingt ans avant qu’un émigrant anglais abordât la côte nord de l’Amérique, et nous n’aurions pas de droits sur ce pays sur lequel, avant notre occupation, pas un Européen n’avait mis le pied ; et cela sous prétexte que Cabot a suivi cette côte en 1496 !

Non, ajoutait M. de Vergennes, l’Angleterre ne saurait se faire un titre des découvertes de ce navigateur, puisque tous les historiens s’accordent sur son compte, et assurent qu’il ne débarqua, dans son voyage, nulle part sur le continent, et qu’il ne fit qu’apercevoir les côtes de Terre-Neuve.

Je ne puis m’empêcher de comparer les prétentions de l’Angleterre à celles d’un voyageur qui, dans sa route, aurait aperçu une bourse sans se donner la peine de la ramasser, et qui, apprenant ensuite qu’elle renfermait des effets précieux, et qu’un autre voyageur plus actif que lui s’en serait emparé, se croirait en droit d’en réclamer la propriété, parce qu’il l’aurait aperçue le premier[8].

L’exemple le plus remarquable de cette prétention exorbitante et celui qui en accuse le mieux l’injustice, c’est la guerre que les Anglais firent en 1664 aux Hollandais, pour leur enlever la colonie qui est aujourd’hui l’État de New-York.

À la suite de l’expédition de Henri Hudson, brave marin anglais qui, naviguant sous les ordres de la compagnie hollandaise des Indes orientales, avait découvert en 1608 et remonté la rivière à laquelle on a donné son nom, les Pays-Bas avaient entrepris un établissement dans ces belles contrées. Ainsi, au droit que leur donnait la découverte, ils joignaient un titre qui aujourd’hui nous semble bien plus respectable, l’occupation. Dès 1620, une partie du territoire était défrichée et colonisée. Les Nouveaux-Pays-Bas (la Nouvelle-Belgique, comme disaient nos pères) se développaient heureusement ; Amsterdam avait donné son nom à la ville la plus importante et la mieux située, sans se douter qu’elle jetait les fondements d’une cité qui un jour, sous le nom de New-York, serait bien autrement riche et puissante que la métropole ; Albany, la seconde ville de l’état de New-York, dans une bonne position sur l’Hudson, avait été également établie par les Hollandais sous le nom de Fort-Orange. Il y avait quarante et un ans que les Hollandais étaient maîtres incontestés du sol, quand, après la seconde restauration, Charles II donna à son frère, le duc d’York et d’Albany, ce pays que l’Angleterre revendiquait au nom de la découverte de Cabot, comme étant compris dans les limites de la charte fort mal définie, qu’on avait accordée en 1620 à la compagnie de Plymouth.

La guerre décida des prétentions des deux États, et la colonie resta à l’Angleterre beaucoup moins en vertu du droit de découverte, qu’en vertu du droit du plus fort, cette règle suprême, cette ultima ratio du droit des gens qui trouble singulièrement les spéculations des jurisconsultes.

Une conséquence du principe français, qui en montre toute la justice, c’est que la possession s’acquérant par l’occupation, se perdait par l’abandon, comme dans le droit civil ; dans l’autre système, le passage d’un navire anglais ou espagnol suffisait pour fermer à jamais à l’activité européenne la terre qu’on avait entrevue ; ou tout au moins c’en était assez de planter une croix sur le rivage pour empêcher le genre humain de cultiver un pays qui appelait la colonisation.

Par exemple, le Mississipi, ou du moins son embouchure, avait été reconnue, vers 1539, par un Espagnol, un des compagnons de Pizarre, Soto, qui trouva la mort dans cette expédition. Dans les anciennes cartes, ce fleuve porte le nom de Rio de San Spirito que lui avait donné ce hardi explorateur ; mais le pays était depuis longtemps abandonné quand La Salle le reconnut en 1682, et planta les armes de France à l’embouchure du fleuve, quand, de 1697 à 1702, d’Iberville commença la colonisation en s’établissant sur la Mobile. Que pouvait être en pareil cas le titre de l’Espagne ? N’est-ce pas d’ailleurs une règle du droit des gens aussi bien que du droit civil, que l’abandon équivaut à une renonciation de la possession, qu’on peut ainsi prescrire la souveraineté de nation à nation, et que, par conséquent, on peut devenir légitime propriétaire, légitime souverain d’un territoire délaissé par ceux qui l’ont découvert ?

L’occupation est un principe que la raison avoue bien plus que le droit de première vue ; car c’est au fond la glorification du travail, le titre le plus légitime de la propriété, le seul qui répond à la pensée du Créateur, et profite au genre humain tout entier.

Je n’en ai pas encore fini avec le droit de découverte, et il suffit de voir combien la question des limites a suscité de guerres, alors même qu’on ne contestait pas le principe anglais, pour comprendre les vices d’un système qui maintenait dans le droit des gens une règle aussi peu assurée.

En admettant que la découverte de Cabot donnât aux Anglais la légitime possession de la côte, jusqu’où s’étendait leur souveraineté dans l’intérieur ?

Les Français arrivés par le Saint-Laurent, et qui les premiers avaient parcouru la grande vallée située entre les monts Alleghany et les lacs, les Français qui s’étaient servis de l’Ohio pour transporter des troupes dans leurs guerres avec les Indiens du sud, arrêtaient les possessions anglaises à la crête de ces montagnes qui divisent le pays aussi nettement que les Pyrénées séparent l’Espagne de la France ; les Anglais, au contraire, réclamaient l’Ohio, parce qu’il était compris, disaient-ils, dans la charte de la Virginie. Cette charte, qui servit de modèle aux autres colonies, n’est rien moins que la concession d’un terrain connu et limité. On accorde une étendue indéfinie : tant de degrés de latitude ; et c’est en vertu d’une concession aussi vague, et appuyée sur un titre aussi précaire que celui d’une reconnaissance de la côte, c’est-à-dire d’une reconnaissance faite à plusieurs centaines de lieues de distance, que les Anglais nous firent une guerre sanglante, et qui ne se termina que le jour où le drapeau français disparut de l’Amérique.

Ce droit de découverte a soulevé tout dernièrement, et sans doute pour la dernière fois dans l’Amérique du nord, une agitation des plus vives, et peu s’en est fallu qu’on ne vît aux prises les États-Unis et l’Angleterre à propos de l’Orégon. C’est ainsi qu’on nomme un vaste territoire qui s’étend des limites de la Californie aux possessions russes. Ce pays, assis sur l’océan Pacifique, avec un climat semblable à celui de l’Angleterre, et qui possède dans le détroit de Juan de Fuca et les méandres qu’il fait dans les terres, un ensemble de ports sans pareil dans le monde, ce pays était occupé de moitié par les Anglais et les Américains. Chacun défendait sa possession par les titres les plus divers : les Américains, notamment comme héritiers des Espagnols et des Français ; car ces vastes solitudes étaient comprises dans les limites indéfinies de la Louisiane. Pendant longtemps les prétentions sur un territoire sans population, et par conséquent sans valeur, ne furent pas soutenues avec une grande vivacité ; le commerce de pelleteries était assez riche pour suffire aux compagnies anglaise et américaine ; mais, quand cette population, qui, il y a quatre-vingts ans, n’avait pas dépassé les Alleghany, se trouva à l’étroit dans la vallée du Mississipi, quand elle eut remonté le Missouri jusqu’à sa source, quand elle se fut approché des montagnes Rocheuses, et qu’elle eut touché le Pacifique, on comprit en Amérique qu’il y avait là une position à prendre, comparable, sinon supérieure, à la Louisiane. Ce n’était point seulement un commerce comme celui de la vallée du Mississipi qu’il s’agissait d’acquérir, c’était le commerce de l’Asie par le Pacifique. Avec des ports aussi beaux et un chemin de fer partant de Saint-Louis, l’Asie se trouvait à la porte de New-York ; la navigation dangereuse du cap Horn était supprimée, et on n’avait pas besoin de couper l’isthme de Panama, et de s’adresser à une puissance étrangère pour obtenir une communication qui après tout ne sera pas exclusivement américaine.

L’or de la Californie a détourné pour un moment la colonisation de l’Orégon ; mais, la fièvre passée, on reviendra forcément vers un pays qui offre plus de ressources agricoles et commerciales que la Californie, et déjà vous avez vu dans les journaux le projet d’un chemin de fer gigantesque mais possible, qui, partant de Saint-Louis de Missouri ou du lac Michigan, doit franchir les montagnes Rocheuses et aboutir, non pas en Californie, mais au Puget-Sound, la plus belle position de cette petite mer intérieure qui, par le détroit de Juan de Fuca, communique avec l’Océan ; le siège, désigné par la nature, d’une ville qui n’existe pas encore, et qui sera un jour l’entrepôt du commerce de l’Europe et de l’Asie, et la rivale de New-York.

L’importance de cette position, comprise dès le premier jour par le génie commercial des Américains, explique la passion qu’ils ont mise à obtenir la possession de l’Orégon. Dans son message de 1845, le président annonça l’intention formelle de faire prévaloir le titre clair et inattaquable des États-Unis sur l’Orégon, en d’autres termes la résolution de s’y maintenir, fût-ce par les armes. Grâce à la modération de l’Angleterre, qui céda de ses prétentions, grâce à l’habileté de lord Ashburton (M. Baring), un traité qui fit la part des deux nations rivales ajourna la lutte de ces deux puissances maritimes qui, un jour ou l’autre, se disputeront la suprématie des mers.

Je n’ai point l’intention de vous faire suivre les nombreuses et obscures questions de fait que soulevait la querelle de l’Orégon. Dès qu’on abandonne le principe de l’occupation permanente, on se perd dans des détails dont la vérification est impossible, et c’est sur une course de chasseurs qu’on fonde le droit à l’empire ; mais je ne puis laisser cette affaire sans appeler votre attention sur la politique qu’à cette occasion proclamèrent les Américains. C’est un principe, nouveau pour l’Europe, et que peut-être l’Europe n’adoptera pas aussi complètement que les États-Unis le supposent. Ce principe, fait pour amener des complications sérieuses, c’est que le continent de l’Amérique n’appartient qu’aux Américains, et que par conséquent nulle puissance européenne n’a le droit d’y mettre le pied, soit pour y établir une colonie, ce qui serait la fin de toutes les questions de priorité en fait de découverte et une cause de paix, soit pour y maintenir l’équilibre politique, ce qui est une question des plus graves et peut être un jour la cause d’une guerre générale entre les deux continents.

Ce principe qui, s’il est reconnu par l’Europe, assure la domination des États-Unis sur tout le continent américain, car il n’y a pas un seul des États de l’Amérique centrale ou de l’Amérique du sud qui soit capable d’arrêter cette toute-puissante expansion ; ce principe qui, dans un temps donné chassera l’Angleterre du Canada et l’Espagne de ses dernières possessions, est depuis longtemps la règle de la politique américaine ; Madison et Munroe l’ont reconnu ; mais elle a été proclamée par le président Polk, en 1845, à la veille de la guerre, avec une hardiesse et une netteté dignes de remarque ; car il y a là, je le répète, le germe d’un empire dont la grandeur effraye l’imagination.

M. de Vergennes l’avait prévu, et vous me permettrez de vous citer ses paroles prophétiques ; car cette gloire politique nous appartient. Tout en acceptant la guerre avec les Anglais pour affranchir l’Amérique, M. de Vergennes ne se faisait pas illusion sur l’avenir de la nation que nous allions émanciper.

Bien loin de nous réjouir des événements, disait-il à lord Stormont, l’ambassadeur anglais, nous les voyons avec quelque peine. Ce qui vous arrive en Amérique n’est de la convenance de personne. Je vois les suites de cette indépendance à laquelle aspirent vos colonies ; elles voudront avoir des flottes, et comme rien ne leur manque en fait de ressources, elles pourront tenir tête à toutes les marines de l’Europe ; elles seront en état de conquérir nos îles. Je suis même convaincu qu’elles n’en resteront pas là, qu’avec le temps elles avanceront vers le sud, qu’elles en soumettront ou en chasseront les habitants, qu’enfin elles ne laisseront pas les puissances européennes occuper un pouce de terre en Amérique. Sans doute, ce n’est pas demain que se manifesteront ces conséquences ; ni vous, mylord, ni moi ne les verrons ; mais, pour être éloignées, elles n’en sont pas moins certaines. Une politique à courte vue peut se réjouir des maux d’une nation rivale, sans songer au delà de l’heure présente ; mais, pour qui voit plus loin et pèse l’avenir, ce qui se passe en Amérique est un événement fâcheux dont a sa part toute nation qui a des possessions dans le nouveau monde ; et c’est ainsi, je vous l’assure, que j’ai toujours considéré les choses[9].

C’est en 1775 que M. de Vergennes s’exprimait ainsi, et vous pouvez juger avec quel désintéressement Louis XVI, éclairé par son habile ministre, secourut la liberté américaine, sachant bien qu’il fondait un empire.

Voici maintenant, à soixante-dix ans de distance, la confirmation des prophéties de M. de Vergennes, si l’on peut appeler prophétie une vue aussi sûre ; ce sont les paroles mêmes de l’homme d’État français dans la bouche d’un président américain, M. Polk, qui, dans sa courte magistrature, a eu la gloire et le bonheur de terminer la querelle de l’Orégon, et cette guerre du Mexique, qui a donné aux États-Unis la Californie. C’est au sujet de l’Orégon, dans son message de 1845, que le président Polk fait l’énergique déclaration de principes qui suit :

La rapide extension de nos établissements sur nos territoires jusqu’alors inoccupés, l’addition de nouveaux États à ceux que comprend la confédération (c’est du Texas qu’il s’agit), l’expansion des principes de liberté, notre grandeur naissante comme nation, ont attiré l’attention des puissances de l’Europe ; et, dernièrement on a émis, chez quelques-unes, la doctrine d’un équilibre des États d’Amérique pour arrêter notre progrès. Les États-Unis, avec le désir sincère de conserver des relations de bonne intelligence avec toutes les nations, ne peuvent cependant, par leur silence, permettre aucune intervention européenne sur le continent de l’Amérique du nord, et si on essaye de cette intervention, nous y résisterons à tous hasards.

On sait bien en Amérique et chez toutes les nations, que notre gouvernement n’est jamais intervenu dans les relations qui existent entre les autres États. Nous n’avons jamais pris part à leurs guerres et à leurs alliances, nous n’avons pas essayé de conquérir leur territoire, nous ne nous sommes pas mêlés aux partis dans leurs dissensions intestines, et tout en croyant que notre forme de gouvernement est la meilleure, nous n’avons jamais essayé de la propager par des intrigues, par la diplomatie, par la force.

Nous avons le droit de réclamer pour ce continent une pareille exemption de toute intervention européenne. Les nations d’Amérique sont souveraines et indépendantes aussi bien que celles d’Europe. Elles possèdent le même droit d’être à l’abri de toute intervention étrangère, de faire la guerre, de conclure la paix, de régler leurs affaires intérieures, comme elles l’entendent.

Le peuple des États-Unis ne peut donc pas voir avec indifférence que des puissances européennes essayent d’intervenir dans l’action indépendante des nations de ce continent. Le système du gouvernement américain est complètement différent du système européen. La jalousie des divers souverains, la crainte que l’un ne devînt plus puissant que l’autre, a fait désirer en Europe l’établissement de ce qu’on nomme l’équilibre politique ; mais il ne faut pas permettre que ce terme ait un sens pour le continent du nord, et en particulier pour les États-Unis. Nous devons toujours maintenir le principe que le peuple de cet hémisphère a seul le droit de décider de sa propre destinée. Si une portion de ce peuple, constituant un État indépendant, propose de s’unir à notre confédération, c’est une question à décider entre ce peuple et nous, sans intervention étrangère. Nous ne souffrirons jamais que les puissances d’Europe interviennent pour empêcher une telle union, sous prétexte que cela dérange la balance des pouvoirs qu’elles désirent maintenir parmi nous.

Il y a près d’un quart de siècle que dans le message d’un de mes prédécesseurs (Munroe), fut distinctement annoncé au monde ce principe, que les continents américains, par la position libre et indépendante qu’ils ont prise et qu’ils maintiennent, ne doivent plus être considérés désormais par les puissances européennes comme un pays ouvert à des colonisations nouvelles. Ce principe doit être maintenu avec une énergie bien plus grande encore, si c’est dans l’Amérique du nord qu’une puissance d’Europe essaye d’établir une nouvelle colonie.

Dans les circonstances présentes il est à propos de réitérer, d’affirmer une seconde fois le principe émis par M. Munroe, de déclarer combien j’en avoue la sage politique. Nous respecterons tous les droits existants des nations européennes ; mais pour notre sûreté, dans notre intérêt, la protection de nos lois doit s’étendre par tout notre empire, et nous devons annoncer hautement au monde, comme notre politique certaine, qu’à l’avenir, aucune colonie européenne ne s’établira de notre aveu sur une part quelconque du nord de l’Amérique.

Comprenez bien toute la gravité de cette politique, qui sépare le nouveau continent de l’ancien, et oppose l’Amérique au reste de l’univers ; il y a là, pour l’avenir, un fait d’une portée extrême. Jusqu’à la déclaration d’indépendance, l’Amérique ne pesait pas dans la balance politique, le mouvement du monde était celui de l’Europe. Les colonies étaient des satellites qui suivaient le sort de l’astre principal, et c’était sur nos champs de bataille que se décidait la possession des colonies de la France, de la Hollande et de l’Espagne.

Aujourd’hui que l’Amérique anglaise, comme l’Amérique espagnole, comme l’Amérique portugaise, ont conquis leur indépendance, et pris place parmi les États, il semble que toute distinction d’origine est effacée entre les métropoles et les colonies, et qu’il n’y a plus qu’un monde et qu’une politique. Européens ou Américains, nous devons redouter la tyrannie, de quelque côté qu’elle vienne, et surtout la tyrannie des mers, moins saisissable et non moins dangereuse que l’oppression d’un conquérant. L’intérêt de tous est donc qu’il n’y ait point une puissance trop grande et qui mette en danger la paix générale. Sans doute l’Europe n’a plus le droit d’aller coloniser à son profit des territoires qui sont la propriété d’États souverains. Mais cela n’a rien de commun avec la prétention qu’affichent les États-Unis d’exclure l’Europe de toute intervention dans les affaires américaines. Ce qu’ils poursuivent ainsi, ce n’est plus la neutralité que conseillait Washington, c’est une politique d’action ; c’est le droit de conquérir le Mexique comme on a conquis la Californie, et d’accomplir la prophétie de Vergennes en substituant partout la race anglaise à la race espagnole. Il y a là un danger sérieux, et il semble impossible que l’Europe accepte une pareille déchéance. Le monde n’est ni européen ni américain, il est solidaire et doit combattre la monarchie universelle dans le nouveau comme dans l’ancien hémisphère ; et que le conquérant se nomme roi ou république. Notre admiration pour l’Amérique nous coûterait trop cher si elle nous empêchait de voir le danger que prévoyait le sage ministre de Louis XVI, danger qui deviendra de plus en plus visible si les États-Unis laissent grandir un vice qui a déjà paru dans la guerre du Mexique, l’ambition, l’esprit de conquête et d’agrandissement, cause certaine de ruine pour une république, si l’on en croit Montesquieu, et plus encore l’expérience.


  1. Story, liv. I, chap. i ; Robertson, History of America, liv. IX ; Bancroft, liv. I ; Hildreth, History of the United States, t. I, chap. i.
  2. Grotius, de Jure belli et pacis, lib. II, cap. xxii, de Causis injustis, § 14.
  3. R. Hildreth, t. I, p. 36.
  4. Dans son premier voyage, Colomb n’avait découvert que les îles de Cuba et de Saint-Domingue.
  5. Story suppose que toutes les nations considèrent la simple découverte comme titre suffisant. L’Espagne et l’Angleterre s’appuyèrent, il est vrai, sur ce principe ; mais je ne vois pas que la France l’ait jamais fait.
  6. Institution du droit de la nature et des gens, Paris, 1803, p. 154.
  7. Mémoire historique et politique sur la Louisiane, par M. de Vergennes, ministre de Louis XVI. Paris, 1802.
  8. Vergennes, Mémoire sur la Louisiane, p. 64.
  9. Raumer ; Die Vereinigten Staaten von N.-Amerika. Leipsig, 1845, t. I, p. 96.