Histoire politique des États-Unis/Tome 3/Leçon 4

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Charpentier (3p. 92-117).
QUATRIÈME LEÇON
washington et la confédération.

Messieurs,

Le sujet de notre leçon d’aujourd’hui sera l’histoire du gouvernement de la révolution, c’est-à-dire du congrès de 1776 à 1781. C’est pendant cet intervalle qu’on rédigea les articles de confédération qui furent la charte de l’Amérique, depuis 1781 jusqu’en 1787.

Dès le commencement de la révolution, on avait songé à réunir les treize colonies en une même confédération. En 1775, Franklin avait présenté un projet qui se retrouve au fond de celui de 1781. En 1776, peu de jours avant la déclaration d’indépendance, on présenta un second projet assez semblable à celui de Franklin, et on en commença la discussion. Cette discussion se faisant portes fermées, nous avons peu de renseignements sur ce qui se passa à cette occasion. Cependant il en a été conservé quelque chose dans les papiers de Madison.

Dès le premier jour, se présenta la grave question qu’il fallait résoudre avant tout. Ferait-on une confédération, ou une union ? En d’autres termes, des treize colonies ferait-on un peuple, ou y aurait-il treize États ayant chacun une souveraineté et des intérêts distincts ? John Adams et Franklin soutinrent avec raison qu’il fallait faire de l’Amérique une seule nation, et que ces distinctions d’État étaient des distinctions artificielles qui devaient disparaître avec la révolution. Non qu’ils voulussent détruire les États, ni affaiblir leurs libertés intérieures ; mais, au-dessus de ces souverainetés locales, ils plaçaient la souveraineté du congrès. Les gens du Sud, — on voit déjà percer la question de l’esclavage, — furent plus ardents à défendre leur indépendance ; un gouvernement central les gênait.

La querelle commença, dès les premiers jours, sur le point de savoir comment on serait représenté au congrès. Y aurait-il représentation par États ou représentation proportionnelle à la population ? Vous savez que cette question divisa toute l’Amérique jusqu’au dernier moment. On n’est sorti d’embarras, dans la constitution fédérale, que par une combinaison habile qui donne à la chambre des représentants un nombre de députés proportionnel à la population, tandis que le sénat se compose de deux sénateurs nommés par chaque État, sans égard à la grandeur du territoire. En d’autres termes, la souveraineté nationale est représentée par la chambre populaire, la souveraineté des États est protégée par l’organisation du sénat.

Dans cette discussion, Franklin insista pour que la représentation fût proportionnelle à la population. « Vous n’avez rien à craindre, disait-il aux petits États ; c’est une erreur de croire qu’un grand État puisse avoir un autre intérêt que le reste de la nation. De pareilles unions ont toujours porté bonheur aux peuples qui les acceptent. Quand, sous le règne de la reine Anne, on voulut réunir l’Ecosse à l’Angleterre, les Écossais se plaignirent qu’on détruisît leur indépendance. La baleine, disait-on, allait avaler Jonas. C’est tout le contraire qui a eu lieu : les Écossais sont partout, vous les trouvez dans toutes les places, ce sont les hommes les plus actifs de la Grande-Bretagne ; c’est Jonas qui a avalé la baleine, c’est-à-dire l’Angleterre. » D’où vient ce succès des Écossais, qui sont un peu les gascons de la Bretagne ? Un Écossais voulut, un jour, l’expliquer à une dame anglaise : « Madame, lui dit-il, c’est que nous avons pris dans notre pays une précaution intelligente ; nous avons établi une douane aux frontières, nous ne laissons passer que les gens d’esprit. » — « Oh ! lui dit la dame, il y a bien un peu de contrebande. »

Cette discussion, qui eut lieu dès le mois d’août 1776, révéla au congrès des divisions intérieures ; aussi, pour ne pas se heurter à des difficultés peut-être insurmontables, on prit le parti d’ajourner les articles de confédération. On laissa dormir la question. Des décisions sérieuses ne furent prises qu’en 1777, les articles de confédération ne furent achevés qu’au mois de novembre 1778. Onze États les acceptèrent sans discussion. Il y en eut deux, le Delaware et le Maryland, qui les rejetèrent ; si bien qu’il fallut attendre jusqu’en 1781 pour l’adoption définitive de cette charte de l’Amérique. Cette charte est du reste très-courte. On voit très-bien qu’il s’agit d’une confédération comme le monde en avait vu jusque-là : tout ce qu’on veut, c’est de constituer une alliance de guerre et un pouvoir diplomatique qui représente l’Amérique au dehors ; il n’est pas encore question du gouvernement intérieur.

Le premier article déclare qu’on a voulu faire une ligue d’amitié pour défendre l’Amérique contre toute attaque à la souveraineté, à la religion, au commerce des États. Les colonies confédérées prennent le nom d’États-Unis d’Amérique. Mais, dès le second article, on déclare que chaque État retient sa souveraineté, sa liberté, son indépendance, et que tout pouvoir, toute juridiction, tout droit, qui n’est pas expressément délégué à l’assemblée fédérale, reste par cela même aux États.

Ce pouvoir délégué était plus apparent que réel. Comme le disait Washington, la confédération n’était qu’une ombre sans corps et le congrès qu’une assemblée de parade ; ses décisions n’avaient aucune portée, et n’étaient pas écoutées[1].

Ainsi, c’est au congrès qu’il appartenait de déclarer la guerre, avec le concours de neuf États. La guerre déclarée, c’était au congrès qu’il appartenait de décider combien on lèverait de troupes ; mais quand il s’agissait de faire la levée de ces troupes, le pouvoir du congrès s’arrêtait : l’assemblée était obligée de s’adresser à chaque État particulier, de demander à chacun d’eux son contingent, de l’inviter à former des régiments, à les solder, à les envoyer sur le théâtre de la guerre. Il en résultait que l’intérêt particulier des États l’emportait sur l’intérêt général ; et, par exemple, quand la Virginie fut envahie par Arnold, la Caroline du Nord garda ses milices, parce qu’elle pensait que charité bien ordonnée commence par soi-même. Il se passait alors en Amérique, au point de vue militaire, quelque chose d’analogue à ce qu’on a vu si souvent en France, à propos de la circulation des grains. Dès qu’on avait une disette, les populations se précipitaient pour empêcher les blés d’aller au dehors ; la famine générale sortait des précautions prises par les particuliers. De la même façon la Confédération fut souvent mise en danger par les précautions des États.

Même impuissance en fait de finances : le congrès avait le droit de battre monnaie, mais il n’avait pas un dollar à sa disposition ; il pouvait émettre des assignats, mais quand il les avait émis, ce n’était pas lui qui était chargé de les rembourser ; or les États ne se souciaient pas davantage de le faire, et on marchait à la banqueroute. Le Congrès pouvait emprunter au nom des États-Unis, et il le fit en Hollande et en France, au grand profit de l’Amérique ; mais il ne pouvait lever un dollar pour payer l’intérêt ni le capital. Avec un pareil système on ne pouvait avoir un long crédit.

Au dehors, le pouvoir du congrès n’était pas plus réel. On voit le congrès traiter avec la France et avec la Hollande ; mais le jour où un État de la confédération ne veut pas exécuter le traité, il n’y a pas moyen de l’y contraindre. Les États conservaient des droits de douane, établissaient des tarifs à l’intérieur : c’était une anarchie complète.

Tout d’abord on ne s’aperçut pas du danger. Dans les premiers jours d’une révolution, il y a un enthousiasme universel qui fait croire que les lois sont inutiles ; mais il vient toujours un moment dans les affaires humaines où le premier feu tombe, et alors une administration, un gouvernement sont des œuvres sérieuses qui ne peuvent durer qu’avec des ressources et un pouvoir qui manquait à la confédération.

Un autre effet de cette impuissance fut que le congrès lui-même perdit la plupart de ses membres. Ceux qui appartenaient à l’armée, comme Washington, étaient allés se battre ; les autres, et ce n’étaient pas les moins distingués, étaient retenus dans leurs États particuliers. On faisait dans chaque État des constitutions locales, on organisait des gouvernements ; il semblait beaucoup plus agréable et plus utile d’être gouverneur de son pays que délégué au congrès fédéral. C’est ainsi que Jefferson devint gouverneur de la Virginie et réforma toute la législation de son pays. Le congrès, vers la fin de 1777 et au commencement de 1778, se trouvait réduit à vingt-deux membres. Il n’avait aucune influence ; c’est Washington qui, à lui seul, représentait le gouvernement américain : il était le chef et l’organisateur de l’armée ; c’est lui qui avait en main tout le pouvoir militaire, et nous voyons dans ses lettres qu’il était constamment occupé à négocier avec les treize États, cherchant partout les secours dont il avait besoin.

Cette situation inquiétait les amis de la patrie, et surtout un homme dont le nom reviendra souvent dans nos études, Alexandre Hamilton.

Je ne veux pas faire aujourd’hui la biographie d’Hamilton ; je dirai seulement : c’était un de ces politiques qui, dès le premier jour, voient le mal et le remède.

Les opinions d’Hamilton sont doublement intéressantes, car il fut non-seulement l’ami, mais l’inspirateur de Washington. Je ne connais rien de plus touchant dans l’histoire, que les rapports de ces deux hommes. Washington a pour lui l’âge, la sagesse, la position ; Hamilton, fils d’une Française, est un esprit vif et ardent ; il va au fond des choses, mais il lui manque l’autorité, Les deux amis se complètent l’un par l’autre. Presque toujours c’est Hamilton qui le premier voit ce qu’il y a à faire, et qui l’écrit au général. Washington, avec la solidité un peu lourde du caractère anglais, commence par être effrayé de ce que lui dit Hamilton : la première chose qui le frappe, c’est la difficulté. Six mois après, le général revient à la charge ; et, après de longues réflexions, adopte l’idée de son conseiller. C’est alors que Washington se montre dans toute sa grandeur. Une fois qu’il a saisi la vérité, le héros se révèle. C’est une des plus grandes volontés que le monde ait vues, c’est l’homme qui, une fois résolu, a le moins reculé. Comme il s’est décidé mûrement, après un long et sincère examen, il sent que devant Dieu et devant sa conscience il ne lui reste plus qu’à agir. Quel que soit le péril, il marche devant lui. C’est là ce qui rend si intéressante l’étude de ces deux personnages qu’on a jusqu’ici trop peu rapprochés l’un de l’autre : l’un est l’idée ; l’autre est l’âme et le bras.

Dans une lettre à George Clinton, lettre datée du 13 février 1778, on voit Hamilton s’inquiéter de l’abandon du congrès ; il se plaint que tous les hommes capables en sont sortis ; on se trouve dans une position étrange pour négocier en Europe. Le pays se décourage, la guerre ne va pas, l’étranger ne sait plus où prendre le gouvernement américain qui, en France, est tout entier dans la personne de Franklin ; l’Amérique se perd par ses propres divisions[2].

Quelque temps après, à la fin de 1778, au moment où les articles de confédération venaient d’être votés, nous retrouvons l’écho de cette lettre d’Hamilton dans une fort belle lettre de Washington à Benjamin Harrison, président de la chambre de Virginie, le père du général Harrison qui, devenu président des États-Unis en 1841, mourut au bout d’un mois de présidence, et fut remplacé par John Tyler.

Aujourd’hui j’aurai une ou deux lettres de Washington à vous lire ; j’aime mieux vous les lire que de vous en donner l’analyse, car rien n’est plus beau que l’éloquence de Washington. Le général n’est pas un écrivain de profession ; mais il y a en lui une telle puissance de bon sens, de patriotisme, de vertu, que véritablement on ne peut mieux faire que de lire les écrits de ce grand homme. Frappé comme Hamilton de ces divisions qui épuisaient le pays, il faisait appel au patriotisme américain, appel qui, par malheur, n’était pas entendu.

« À BENJAMIN HARRISON,
« président de la chambre des représentants de virginie.
« Quartier-général, Middlebrook, 18 décembre 1778.
« Cher monsieur,

« Ayez la bonté de présenter à la Chambre la lettre ci-jointe, lorsque vous trouverez une occasion favorable ; je suis fort touché du témoignage de bon souvenir que m’a donné cette assemblée. Posséder l’estime de mes concitoyens est mon plus grand bonheur, ma meilleure consolation au milieu des soucis et des difficultés de ma situation.

« Je ne puis assigner que deux raisons à la persistance que nos ennemis mettent à demeurer chez nous. La première, c’est qu’ils attendent la décision du Parlement : la seconde, c’est qu’ils espèrent profiter de nos souffrances, sur lesquelles comptent aussi, non sans quelque raison, je le dis à regret, les commissaires envoyés pour traiter avec nous. Le ciel seul peut savoir ce que produiront d’aussi nombreuses, d’aussi fréquentes émissions de papier-monnaie, ce qu’amènera la folie de nos partis, le relâchement général des vertus publiques.

« Je suis effrayé à cette seule pensée : cependant, il me semble aussi clair que le jour qu’à aucune époque l’Amérique n’a eu autant besoin de la sagesse et du patriotisme de ses enfants ; et si ce n’est pas un juste sujet d’affliction générale, je suis, quant à moi, vivement et douloureusement préoccupé de voir que les États sont trop touchés de leurs intérêts locaux, et que les hommes les plus habiles se sont retirés du congrès, au grand détriment du bien public.

« On peut comparer notre système politique au mécanisme d’une horloge, et nous devrions en tirer une leçon. À quoi sert de maintenir les petites roues en bon état, si l’on néglige la grande roue, qui est le point d’appui et le premier moteur de toute la machine.

« Il ne m’appartient point de dire jusqu’à quel point cette négligence a été poussée ; mais comme il ne peut y avoir aucun mal à former un vœu pour le bien de sa patrie, j’émettrai celui-ci. C’est que chaque État, non-seulement choisisse ses hommes les plus capables, mais qu’il les oblige à se rendre au congrès, et qu’il leur recommande de rechercher avec soin les causes de tout ce qu’ont souffert l’armée et le pays. En un mot, je voudrais que les abus publics fussent réformés. Si cela n’a pas lieu, il n’est pas besoin d’être prophète pour prédire ce qui attend le régime actuel, et pour annoncer que tout le travail que font les États en rédigeant des constitutions particulières, en faisant des lois pour eux, en confiant leurs emplois à leurs plus habiles citoyens, n’aboutira pas à grand’chose. Si le grand ensemble est mal conduit, tous les détails seront emportés par le naufrage général ; nous aurons le remords de nous être perdus par notre propre folie et par notre négligence, ou peut-être par le désir de vivre à l’aise et tranquilles en attendant le succès d’une si grande révolution, tandis que ce succès devrait être le souci et l’œuvre des hommes les plus capables et les plus vertueux de notre monde américain.

« Il est fort à craindre, cher monsieur, qu’enfermés dans leur sphère, les États n’aient des idées très-inexactes du danger présent. Beaucoup de personnes éloignées du théâtre de l’action ne voient et n’écoutent que les écrits qui flattent leurs désirs ; elles pensent que la lutte tire à sa fin, et que tout ce qui reste à faire, c’est de régler le gouvernement et la police de leur État ; on doit désirer ardemment qu’un triste revers ne vienne pas les surprendre comme un coup de foudre. Je ne désigne aucun État en particulier, je n’en veux blâmer aucun. Le public croit (et si on le croit, le fait pourrait bien être vrai) qu’en ce moment les États sont mal représentés, et que les intérêts les plus grands, les plus importants de la nation sont très-mal défendus, soit par défaut d’habileté, soit par défaut d’assiduité chez les membres du Congrès, soit en raison des dissidences et des passions politiques chez quelques individus. Un tel état de choses est plus que jamais déplorable ; car nous sommes trés-avancés dans la lutte, et, suivant l’opinion de beaucoup de gens, nous approchons d’un heureux dénouement. Les yeux de l’Europe sont fixés sur nous, et je suis convaincu que plus d’un espion politique est occupé à nous surveiller pour découvrir notre situation et donner avis de notre faiblesse. »

C’est la lettre d’un patriote dont les inquiétudes ne sont que trop justifiées. En effet, l’année 1779 et l’année 1780 se passèrent pour l’armée américaine dans des souffrances inouïes. Au commencement de 1779, on avait à peu près la certitude d’avoir le secours de la France ; il sembla alors que, dès que cette grande monarchie allait se prononcer pour l’Amérique, il n’y avait plus rien à faire ; les secours envoyés à l’armée furent au-dessous de tous les besoins. On voit, par exemple, dès 1779, l’armée rester sans manger pendant deux jours, et les troupes du Connecticut se révolter parce qu’elles n’ont ni habits, ni souliers, ni nourriture.

En même temps la dépression du papier-monnaie faisait des progrès rapides. En 1777, pour cent francs en argent, on avait cinq cents francs en papier ; en 1780, pour la même somme, on avait quatre mille francs. J’ai trouvé le compte d’un membre du congrès, Elbridge Gerry, qui servit quatre ans dans cette assemblée ; on lui devait quarante mille livres sterling (un million de francs en papier), ils furent liquidés par vingt-deux mille francs en argent.

C’était une souffrance pour le particulier ; mais pour les malheureux soldats, c’était une misère à mourir de faim : les provisions arrivaient rarement, il fallait vivre de réquisitions. C’était occasionner des vexations sans nombre aux habitants et exciter l’armée au pillage. On s’indignait de toutes parts : Washington plus que personne souffrait de cette situation terrible. Ne pas prendre des vivres que peut-être on ne payerait jamais, c’était condamner l’armée à mourir de faim ; les prendre, c’était ruiner les citoyens. Il n’y avait donc qu’à force de prières que Washington obtenait quelque chose. C’étaient des particuliers, des marchands de Boston qui en souscrivant des sommes considérables sauvaient l’honneur et la liberté du pays.

La guerre se faisait ainsi plus par le concours des particuliers que par celui des États. Les États étaient moins dévoués que les particuliers, et le congrès moins que les États. Dans cette situation, tout le monde attendait une catastrophe ; ce n’est pas seulement la grande âme de Washington qui est ébranlée. Hamilton, Madison[3] s’écrient qu’il n’y a plus d’armée ; elle est poussée à bout, on ne peut plus compter sur elle, il n’y a plus ni ardeur patriotique, ni discipline sous les armes ; les habitants méprisent le congrès, les soldats ne veulent pas l’écouter davantage : Il y a une misère et un désespoir universels. C’est à ce moment qu’arrive l’armée française, le 10 juillet 1780.

La position de Washington était telle que l’arrivée de l’armée française le mettait dans l’embarras de savoir s’il aurait assez de troupes en bon état pour figurer à côté de l’armée française, et cependant nous envoyions un petit nombre de soldats en Amérique. Notre corps d’armée était de six mille hommes. Washington pouvait en avoir seize à dix-sept mille mal armés.

Ce qui ajoutait à la difficulté de la situation, c’est qu’avec une galanterie toute française le roi Louis XVI avait décidé que cette armée serait considérée comme auxiliaire, céderait la droite aux troupes américaines, et serait sous les ordres de Washington. Elle était commandée par le général de Rochambeau. Les officiers en étaient des hommes de la plus haute noblesse : les Ségur, les Noailles, les Chastellux, les Lauzun qui se trouvaient en présence de soldats vêtus de blouses de chasse, armés de fusils en mauvais état. Il fallut toute l’affabilité de nos officiers pour ne pas faire sentir aux Américains leur misère. Quant à Washington, son rôle était celui de Caleb dans le roman de Walter Scott ; il lui fallait faire croire à une armée qui n’existait pas. Mais quand nos officiers virent les Américains au feu, ils conçurent pour eux une grande estime.

La faute de cette situation déplorable était l’absence de gouvernement.

Ce fut à ce moment, le 1er  janvier 1781, qu’en Pensylvanie deux régiments se révoltèrent, et parlèrent d’aller demander au congrès leur licenciement ou la solde qu’on ne leur payait pas. Washington fut obligé de recourir aux prières ; ce fut par la persuasion et le respect qu’il inspirait qu’il put maintenir son armée dans l’obéissance. Il est vrai que, deux jours plus tard, les troupes du New-Jersey voulant en faire autant, Washington s’assura des officiers et fit fusiller les chefs de la révolte.

C’est dans cette extrémité que, le 15 janvier 1781, Washington écrivit une lettre qui doit se trouver à Paris au ministère des affaires étrangères. Cette lettre était confiée à l’aide de camp de Washington, le colonel John Laurens.

Le général avait senti le besoin de s’adresser de nouveau au roi de France, car la position de l’Amérique était critique. La guerre pouvait durer indéfiniment, et il suffisait d’une affaire malheureuse pour anéantir les forces des colonies. Washington écrivit alors une lettre pressante que John Laurens devait remettre à Franklin qui devait la communiquer à son tour à Louis XVI. Sous des formes froides, mais avec une chaleur concentrée, Washington expose quelle est la situation. Le peuple a voulu la guerre, mais bientôt sont venues des misères très-grandes, aggravées par la dépression du papier-monnaie ; on souffre de toutes parts : le peuple est à se demander s’il n’a fait que changer de tyrannie ; les réquisitions l’écrasent. On paye mal les soldats ou on ne les paye pas, le mécontentement les gagne, il y a des séditions dans l’armée. La situation financière est déplorable, il n’y a pour toute ressource que des assignats sans valeur ; l’Amérique a un besoin absolu du secours de ses alliés. Ce que demande Washington au roi, ce sont deux choses : de l’argent et des troupes. De l’argent, pour rétablir le crédit ; des troupes françaises, parce que, grâce à leur discipline et à leur tenue, les troupes françaises ont conquis le respect et la confiance des Américains. Il demande en outre des forces navales supérieures aux forces anglaises ; il dit qu’il faut transporter la guerre maritime en Amérique. La France, même à armes égales avec l’Angleterre, y lutterait dans des conditions bien plus avantageuses. Tous les ports de l’Amérique lui sont ouverts ; ses flottes y trouveraient des populations amies, des ressources de toute espèce, du bois, des cordages, etc. Mais, ajoute Washington, si Sa Majesté hésite, qu’elle nous envoie surtout de l’argent ; car, sans argent, il nous est impossible de nous relever, et cette campagne peut être la dernière de celles que fera l’Amérique.

En demandant à la France des vaisseaux, des troupes et de l’argent, ce que le général Washington demandait en réalité c’était un gouvernement. Ce qui manquait à l’Amérique, ce n’était ni le patriotisme ni le dévouement ; ce dévouement, ce patriotisme existaient ; mais l’anarchie des pouvoirs paralysait tout, tandis qu’une administration militaire et financière donnait ce gouvernement dont l’Amérique avait besoin pour ne pas périr.

Vous savez comment Louis XVI répondit à cette demande. Le roi envoya un subside de six millions, et garantit un emprunt de dix millions qu’on faisait en Hollande. En d’autres termes, c’était seize millions qu’on prêtait à l’Amérique ; mais le roi stipula que les fonds seraient mis à la disposition de Washington. On avait si peu de confiance dans le congrès, qu’on ne s’en remettait qu’au seul homme qui avait la sympathie universelle. C’était à Washington qu’on faisait ce prêt de seize millions.

Telle était la situation en 1781, au moment où le Maryland se décida à ratifier l’acte de confédération. Cette ratification est un fait considérable dans l’histoire de l’Amérique. Ce qui empêchait le Maryland de faire cette ratification, c’était une question très-grave : celle des territoires inoccupés. Chacune des colonies américaines avait des terres désertes qui attendaient des bras pour les défricher ; mais il y en avait trois : la Pensylvanie, le Massachusetts et la Virginie qui avaient en arrière d’elles, de l’autre côté des Alleghanys, d’immenses solitudes parcourues par les hordes indiennes et qui pouvaient un jour être habitées par une nombreuse population. À qui appartenaient ces territoires ? Les concessions primitives les donnaient aux colonies ; mais, en fait, ces terres n’appartenaient à personne ; on les avait arrachées à l’Angleterre et conquises en se révoltant. C’était le bien commun de la confédération. Ce fut sur ce point qu’on discuta longtemps. New-York céda le premier, la Virginie céda la dernière ; mais le jour où on décida que ces terres appartenaient à la confédération, on décida, en principe, sur un point qui n’avait pas en apparence de caractère politique, une des plus grandes questions politiques de la révolution, on décida qu’il y avait une union. On avait créé, sans le savoir, une communauté d’intérêts entre les treize colonies ; il allait se fonder sur ces territoires des États qui tiendraient leur existence non plus d’un État particulier, mais du gouvernement central. Des hommes appartenant à toutes les provinces allaient s’établir sur ces territoires, et y fonder des États qui ne seraient plus comme les anciens États des souverainetés distinctes, mais des souverainetés s’établissant sous la protection fédérale.

Dans le moment on fut très-satisfait de ce résultat ; mais cela ne donnait pas à l’Amérique des forces nouvelles pour résister à l’Angleterre. La position des armées restait toujours la même. Ce fut alors probablement que Washington écrivit une lettre qu’on a trouvée dans les papiers de Madison. On n’est pas très-sûr qu’elle soit du général, cependant Madison avait écrit de sa main, sur la lettre même, qu’elle était de Washington.

« Le Maryland ayant ratifié les articles de la confédération, l’alliance des États est maintenant complète ; à l’avenir le congrès sera gouverné par cette charte. Si les pouvoirs que cet acte confère au corps qui représente les États, sont insuffisants (en ce point j’en appelle à l’expérience), ne serait-il pas sage d’examiner les vices de cette charte et d’y remédier, tandis que le danger commun nous presse de nous réunir, tandis que les États voient et sentent la nécessité d’élargir les attributions du congrès en ce qui concerne la guerre. Différer peut être dangereux, tandis que de l’accord résultera un prompt remède.

« La disposition présente des États est favorable à l’établissement d’une union durable. Il faut saisir l’occasion. Si nous la laissons échapper, peut-être ne reviendra-t-elle pas. Après avoir résisté aux envahissements de l’Angleterre avec gloire et succès, nous pouvons tomber victimes de nos folies et de nos dissensions.

« Je sais quel est le danger d’accorder de trop grands pouvoirs ; je n’ignore pas quelle est, en ce point, la répugnance des États, et j’attribue la bonne volonté présente à la leçon que les événements leur ont donnée. Quand on en viendra à l’application, on verra paraître tous les défauts de la confédération. Le congrès les signalera aux États, et leur demandera leur concours pour des changements nécessaires. Il est un de ces changements, et de la plus haute importance, qui est déjà en discussion. Il faut donner au congrès le pouvoir de forcer les États à fournir le contingent d’hommes et d’argent auquel ils sont obligés.

« Les États ont cédé au congrès le droit de fixer la somme nécessaire aux dépenses publiques ; ils s’engagent à fournir leur part contributive, conformément au mode prescrit. Ils cèdent aussi au congrès le droit de fixer et de répartir le nombre d’hommes exigé pour la défense commune ; mais il n’y a aucun moyen de contraindre un État désobéissant à s’exécuter.

« Faute de ce pouvoir de contrainte contre les États réfractaires, on ne peut poursuivre la guerre avec vigueur, et le salut de tous est mis en danger ; sans parler du surcroît de charges que supportent les États qui s’exécutent, sans parler non plus de la prolongation de la guerre.

« Si, dans le droit accordé au congrès de fixer la part contributive de chaque État, est compris implicitement le pouvoir de contraindre à l’obéissance, comment, par quel moyen punira-t-on l’État réfractaire ?

« En fermant ses ports ? En faisant marcher des troupes ? En privant l’État de ses droits ?

« Ce sont là des questions délicates, mais inévitables, que je vous indique en toute franchise, dans l’espoir qu’avec une franchise égale vous me communiquerez vos sentiments à ce sujet.

« Ne croyez pas que je désire élargir outre mesure les pouvoirs du congrès. Je le déclare devant Dieu : mon seul but est l’intérêt général, et en temps de guerre cet intérêt exige, selon moi, le pouvoir que je demande pour le congrès ; j’entends le pouvoir d’exiger le concours, et de disposer des ressources des États.

« Sans cette autorité dans le congrès, sans une obéissance des États plus ponctuelle que celle dont nous avons été témoins, on ne peut faire la guerre avec avantage. Tandis que certains États, exposés au danger, s’épuisent jusqu’aux derniers efforts, d’autres, éloignés du péril et dans l’abondance, sont indifférents et négligents. Ce n’est pas ainsi qu’on peut mener énergiquement les opérations militaires. Il y faut l’effort de tous, le concours direct ou indirect.

« Donner cette autorité au congrès, c’est peut-être le moyen d’empêcher qu’on ait jamais à l’exercer, c’est amener une prompte et facile obéissance. Et, d’autre part, il est évident que si ce pouvoir était reconnu au congrès, rien ne le ferait agir qu’une désobéissance obstinée et les nécessités pressantes de l’intérêt public[4].

Je tenais beaucoup à vous faire cette citation ; je crois que rien n’est plus intéressant que de voir comment se forme un gouvernement, de voir les maux qu’entraîne l’absence du pouvoir, d’examiner de près comment des hommes de cœur ont pu tirer l’Amérique de cette anarchie, faire une constitution, établir un gouvernement qui a tous les avantages de l’ancienne confédération sans en avoir les inconvénients.

Il y a dans tout ceci une leçon pour nous. À première vue, il semble que cela ne nous touche guère ; au fond, cela nous touche beaucoup. Nous sommes fiers de notre unité nationale, et nous avons raison d’en être fiers, car deux fois elle nous a permis de nous relever. Elle a surpris les étrangers eux-mêmes, lorsqu’après avoir été deux fois vainqueurs en 1814 et 1815, et avoir largement rançonné notre patrie, ils s’aperçurent que, dès 1818, la France avait retrouvé son élasticité. Mais cette unité, il faut savoir en quoi elle consiste ; il ne faut pas s’imaginer que la France soit faite pour l’unité comme d’autres peuples pour la division. Il y a là une œuvre de sagesse, de calcul, qui a été faite par les gens qui nous ont précédés, et qui, peu à peu, ont donné au pays ses habitudes, et l’ont façonné tel qu’il est aujourd’hui. Au moyen âge, personne n’avait l’idée de l’unité française ; cette unité s’est formée peu à peu par l’action de la politique, du gouvernement et des mœurs. Or, il est très-bon de savoir en quoi consiste cette unité, qui nous paraît si naturelle.

Il en est de cette étude comme de celle de l’organisme humain. Quand on se porte bien, personne ne s’en occupe, sauf les médecins qui en vivent. Mais quand on est malade, on s’intéresse aux gens qui ont un mauvais estomac, une mauvaise poitrine, qui jouissent, comme on dit, d’une mauvaise santé ; on se rend compte de ce qu’il y a d’heureux à avoir un corps bien constitué, on jette un regard d’envie sur les jeunes gens qui ont l’impertinence de se porter toujours bien. Il en est de même de l’unité nationale. Nous ne nous en préoccupons pas, parce que nous la possédons. Rendons-nous compte de ce qui la constitue, nous saurons pourquoi nous nous portons bien.

Il y a au fond de toute unité nationale une force qui commande, et à laquelle il faut obéir, une force légitime.

Ainsi, par exemple, les Français sont de très-braves soldats, et je ne crois pas être aveuglé par la vanité nationale, en disant qu’il n’y a pas en Europe un peuple plus militaire que le peuple français. Mais d’où cela vient-il ? Sans doute des longues guerres de la Révolution et de l’Empire, qui ont peu à peu répandu chez nous l’esprit guerrier, mais cela vient aussi de notre organisation militaire. Le jour où vous allez prendre aux champs un paysan pour en faire un conscrit, le premier sentiment que la plupart du temps il éprouve, c’est qu’il serait très-heureux de rester au coin de son feu. Ce serait encore plus l’opinion de son père et de sa mère ; mais il y a une conscience visible, en habit bleu et en baudrier jaune, qu’on appelle le gendarme, à laquelle le conscrit sait qu’il n’échappera pas ; il se décide à regret, mais il se décide. Il arrive à la caserne, on lui coupe les cheveux, on l’habille de la façon que vous savez ; on lui dit : Tu es un brave, le pays compte sur toi. Cette parole n’est pas dite en vain ; au bout de quelque temps il est devenu en effet un brave soldat. Mais, sans le gendarme, aurait-il pris si courageusement son parti ?

Il en est de même pour l’impôt. Chaque année, le gouvernement se félicite de la facilité avec laquelle rentre l’impôt. Sans doute, le percepteur est un fonctionnaire utile, et nous mettons beaucoup de zèle à nous acquitter de nos devoirs envers lui. Pourquoi ? C’est que derrière le percepteur figurent tous ces petits papiers, le papier jaune, puis le papier vert, puis le papier rouge, qui nous annoncent l’huissier, le garnisaire et tous ces excellents serviteurs de la société, qui, nous le savons, ne la servent pas pour rien. Voilà le fonds de l’unité nationale. C’est la force, une force légitime d’ailleurs, et, pour moi, j’ai le plus grand respect pour la force quand elle est au service du droit. Et ici, elle est nécessaire pour maintenir cette unité précieuse, pour faire qu’au moment où la patrie est menacée, nous soyons tous rassemblés en un faisceau puissant.

Mais, remarquez-le bien, cette unité a des limites ; c’est là qu’après vous avoir montré en quoi nous sommes supérieurs à l’Amérique de 1778, je me retourne, et dis : N’allons pas trop loin. J’ai vu souvent soutenir que l’unité emportait la centralisation administrative, et que l’État devait avoir toujours le dernier mot en toute chose. C’est là qu’est l’erreur. Pour que l’unité nationale existe, nous le voyons par l’exemple de la constitution américaine, ce qu’il faut, c’est que la puissance financière, diplomatique, militaire, la haute police dans l’État, le droit de forcer chacun à obéir à la loi, le droit de faire administrer la justice, appartiennent au gouvernement. Mais là sa puissance s’arrête, car partout où les citoyens peuvent avec plus ou moins de frais se charger eux-mêmes des services qui ne sont pas des services généraux, il n’est pas besoin que l’État en prenne le souci. Qu’ai-je besoin que l’État se mêle de mon salut ? je peux payer moi-même le prêtre qui priera pour moi, il n’y a là aucun affaiblissement de la puissance centrale. La société a intérêt à ce que chacun croie à Dieu et à la responsabilité d’une autre vie ; mais cet intérêt ne lui donne aucun droit sur la conscience de l’individu ; il est injuste et ridicule que l’État se charge d’être religieux pour le compte des citoyens. En fait d’enseignement primaire, je conçois que l’Etat a un grand intérêt à ce qu’aucun citoyen ne soit laissé dans l’ignorance ; mais pour ce qui est d’apprendre le latin et le grec, quel besoin y a-t-il que ce soit le gouvernement qui nous l’enseigne ? Laissez les citoyens fonder eux-mêmes les collèges dont ils ont besoin, et soyez sûr que tant qu’il y aura des pères de famille qui voudront faire enseigner le latin et le grec à leurs enfants, on ne manquera pas de professeurs. De même pour l’enseignement supérieur : je suis fier de mon titre de professeur ; mais si l’enseignement s’exerçait librement, je ne crois pas qu’il dépérirait. Pour ma part, je serais heureux de vous parler ou ici, ou ailleurs, du haut d’une chaire libre.

Il en est ainsi d’une foule de choses qui n’appartiennent pas à la souveraineté. Mais remarquez : il faut faire une séparation. L’erreur est de dire : l’unité est tout, ou la liberté est tout. Tout ce qu’on donne à la liberté, on le prend au gouvernement ; tout ce qu’on donne au gouvernement, on le prend à la liberté. Nous souffrons de cette erreur depuis soixante-dix ans.

Le problème est donc d’établir une limite entre ce qui est à l’État et ce qui est au citoyen, et d’avoir tout ensemble un gouvernement fort et une liberté forte. L’erreur commune est de n’avoir pas fait cette séparation. On n’a pas vu qu’il y avait là deux sphères d’action très-distinctes ; on a toujours voulu confondre ensemble les droits de l’État et ceux du citoyen. À l’État la puissance militaire, la diplomatie, la police supérieure, la justice, les finances ; et personne ne lui marchandera son autorité, car il l’exerce à notre profit, et c’est ce qui fait que nous sommes une nation ; mais en dehors de cela, qu’on laisse à l’industrie ce qui appartient à l’industrie, à la conscience ce qui appartient à la conscience, à la pensée ce qui appartient à la pensée. On fera ainsi la part du pouvoir et de la liberté, on aura des citoyens énergiques, et on n’affaiblira pas l’État. Tout au contraire, en le limitant on le fortifie.

Je finis par une réflexion qui nous ramènera en Amérique. En voyant ce qu’a fait Washington, une pensée me vient souvent à l’esprit : c’est que si l’Amérique est arrivée au point de civilisation où elle s’est élevée par soixante-dix ans de prospérité, elle le doit aux grands hommes qui se dévouèrent à sa cause et agirent au milieu de l’indifférence, je dirai presque de l’abandon universel.

C’est là une des choses que dans nos systèmes modernes on remarque le moins. On nous a fait une théorie que j’ai déjà attaquée plusieurs fois : c’est cette théorie du progrès qui nous représente comme toujours meilleurs que ceux qui nous ont précédés par cela même que nous venons après eux, et moins bons que ceux qui nous suivront. Je crois que l’homme est fait pour un progrès indéfini, mais que si les hommes ne travaillent pas à s’améliorer, il n’y a pas de progrès. Et, à moins de fermer tous les livres d’histoire, il est trop évident que plus d’une société est morte de faiblesse et de corruption.

À cette théorie du progrès fatal, on en ajoute une autre qui ne me paraît ni moins fausse ni moins dangereuse. On nous apprend que nous n’avons plus besoin de grands hommes ; chaque temps produit ce dont il a besoin, comme un rosier produit des boutons et des fleurs par une végétation naturelle. Bossuet, Racine, Corneille, Vauban, ce sont les boutons et les fleurs de la civilisation, tandis que le commun des martyrs représente la tige et les feuilles. D’après cette belle théorie, l’homme du génie est simplement celui qui emprunte le plus aux idées courantes ; et, un moment, peu s’en est fallu qu’on n’ait déclaré que Racine et Voltaire n’étaient que d’heureux voleurs ; ils ont pris tout l’esprit de leur temps et ne lui ont laissé que le reste.

Pour moi, j’arrive à une conclusion différente : je suis tout à fait de l’avis de Carlyle dans son livre des Héros ; je crois que le monde marche par quelques hommes ; je crois qu’on ne saurait avoir trop de respect et de reconnaissance pour ceux qui, en politique, en religion, en littérature, se mettent en avant et entraînent la foule comme une armée ; je crois que, si le général n’était pas là, l’armée serait encore sous la tente. C’est là le rôle des gens de cœur : il n’y a pas besoin d’être un grand homme pour cela ; mais toutes les fois qu’il y a un progrès, cherchez, et vous trouverez à l’origine un homme qui a combattu, qui a souffert. Toujours vous arrivez, eu étudiant la vie des peuples, à un, deux, trois, quatre individus qui ont eu le courage de vouloir quand les autres ne voulaient pas, et qui ont réveillé le pays quand le pays voulait dormir. L’histoire est souvent injuste envers ces hommes ; on les oublie quand on leur a pris leurs idées ; c’est pour cela que je crois que rien ne serait plus utile que de faire une histoire des idées religieuses, littéraires et politiques ; on y verrait quels sont les bienfaiteurs véritables de l’humanité. Tel a semé, tel autre a arrosé, tel autre a récolté. On aurait ainsi la marche de l’esprit humain par le dévouement, par le sacrifice, par la liberté ; à l’origine de tout progrès, on verrait l’action, l’énergie individuelle ; ce serait là une excellente leçon, un enseignement véritablement politique. Alors, au lieu d’attendre ce sauveur qui souvent n’est pas tel que nous l’aurions voulu, nous agirions nous-mêmes et nous sentirions d’autant mieux quelle est la grandeur morale d’un Washington.


  1. Story, Constitution, § 246.
  2. Ticknor Curtis, History of the Constitution, t. I, p. 128.
  3. Madison Papers, I, 43.
  4. Madison Papers, t. I, p. 48.