Histoire politique des États-Unis/Tome 3/Leçon 5

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Charpentier (3p. 118-135).
CINQUIÈME LEÇON
la confédération. — 1781-1783.

Messieurs,

Nous en sommes en 1781, au moment où les articles de confédération venaient d’être adoptés. C’était un nouveau régime sous lequel passait l’Amérique. Le congrès de la confédération a des pouvoirs plus définis que le congrès révolutionnaire, et se trouve en présence de nouvelles difficultés.

Cette étude que nous commençons aujourd’hui, et qui occupera trois ou quatre leçons, demande un peu d’attention ; mais elle a un grand intérêt. Vous allez voir comment l’Amérique s’est trouvée sans gouvernement central, près de périr par l’anarchie, et comment il lui a fallu rétablir, morceau par morceau, membre à membre, toutes les parties du gouvernement. Nous suivrons cette grande expérience, nous apprendrons quels sont les éléments nécessaires d’un gouvernement, les conditions sans lesquelles un peuple ne peut exister politiquement.

Aujourd’hui nous verrons comment l’absence de pouvoir financier mit la confédération à deux doigts de l’abîme ; nous comprendrons alors à quel point le droit d’établir et de percevoir l’impôt est nécessaire à un gouvernement. C’est là une étude intéressante, car, en règle générale, on aime peu à payer l’impôt, et il est bon de savoir que cet impôt que nous payons est le prix de notre sécurité et de notre liberté. Je ne dis pas qu’après cela nous en arriverons à adorer le percepteur, mais nous apprendrons à le respecter comme un agent sinon très-aimable, au moins très-nécessaire.

Une fois la confédération établie, il fallut pourvoir au déficit. Pour cela, le congrès demanda aux États huit millions de dollars ou quarante millions de francs. La demande était forcée, mais obtenir de l’argent était à peu près impossible. C’était aux États, vous le savez, qu’il appartenait d’établir les impôts. Le congrès votait la dépense, c’était ensuite chacun des treize États qui devait fournir les ressources. Or aucun État ne se pressait de s’exécuter ; les huit millions de dollars n’étaient pas payés au milieu de l’année 1783 ; on n’avait encore perçu que cinq cent mille dollars. C’était ce déficit qui avait paralysé les opérations de l’armée pendant l’année 1781. Le congrès ne pouvait se faire illusion sur sa faiblesse, il eut recours à Washington. Ce fut lui qu’on pria d’écrire aux États particuliers pour obtenir de l’argent et des soldats. Washington écrivit donc une première circulaire le 22 janvier 1782. Cette lettre, adressée au gouverneur de chaque État pour être soumise aux assemblées, disait cette grande vérité que malheureusement on ne voulait pas entendre : Que la bonne économie, l’intérêt du pays en même temps que celui des soldats, exigeaient qu’on versât les fonds nécessaires et qu’on poussât la guerre activement ; car traîner la guerre en longueur, c’était ruiner l’Amérique ; ne pas payer les soldats, c’était les forcer d’avoir recours à des réquisitions, les obliger quelquefois même à des violences, ce qui démoralisait l’armée et équivalait à une confiscation dans les pays qui souffraient de la guerre.

À cette première lettre, Washington en joignit une seconde pour demander aux États de fournir un contingent militaire[1]. L’armée était dans un abandon sans égal, il faut voir les chiffres pour comprendre à quel degré de misère on était tombé. Dans l’armée du Nord il n’y avait pas tout à fait dix mille hommes ; c’était la moitié des forces américaines.

Washington insistait pour qu’on lui envoyât des soldats, et rappelait que si le patriotisme avait fait de grandes choses au commencement de la révolution, il était plus que jamais nécessaire de rallumer cette flamme généreuse, et de réveiller cet invincible esprit de liberté qui depuis quelque temps semblait sommeiller.

On savait que le ministère anglais allait changer, que les Anglais désiraient la paix ; mais ils ne la désiraient pas tellement qu’ils ne fussent prêts à profiter de la faiblesse de l’Amérique. Donner de l’argent et des soldats, c’était la plus sage des politiques, car c’était terminer la guerre.

Les recommandations de Washington n’eurent guère plus d’effet que les prières du congrès ; c’est à peine si à la fin de 1782 on obtenait les dix mille hommes demandés. Dans cette année 1782, l’armée périssait faute de secours. Depuis sept ans qu’elle faisait la guerre, on ne l’avait pour ainsi dire jamais payée ; on lui avait de temps en temps donné des dollars en papier qu’on comptait aux soldats comme valant cinq francs et qui valaient quelques sous ; ils n’avaient pas reçu le cinquième de leurs rations. Il y avait donc dans les camps de grandes souffrances auxquelles on avait remédié tant bien que mal par quelques réquisitions. Triste exemple de l’indifférence d’un grand pays !

Qui le croirait ? Après sept ans de guerre, ni les États, ni le congrès n’avaient pu s’entendre sur la position qu’on ferait aux officiers. Quand ils s’étaient engagés, on leur avait promis de leur donner des terres, c’est la seule promesse qu’on leur avait faite ; mais, dans un pays où le service est libre, les officiers s’étaient lassés de souffrir, de combattre pour un pays qui, pour prix de leurs fatigues et de leurs blessures, ne leur montrait en perspective que la misère. Ils avaient demandé qu’on leur assurât, ce qui existe dans tous les pays du monde, une retraite ; et cette retraite, ils l’évaluaient à peu près à la demi-solde.

Faire adopter cette mesure de justice par le congrès de la confédération était impossible. Cela tenait à une idée fort répandue en Amérique, et que les colons avaient importée d’Angleterre : c’est qu’il n’y a rien de plus dangereux que les armées permanentes, et qu’on ne doit encourager d’aucune façon l’esprit militaire. Donner des pensions de retraite, c’était, disait-on, créer un corps militaire ayant des souvenirs, des tendances, des intérêts particuliers ; c’était établir le privilège sur une terre de liberté et constituer une aristocratie.

Ainsi, d’une part, l’horreur des armées permanentes, de l’autre la haine de toute espèce de privilèges, faisaient que dans certaines provinces les gens qui étaient à la tête du mouvement, comme Samuel Adams, s’opposaient de toutes leurs forces à l’établissement des retraites pour les officiers[2]. C’était une injustice flagrante. La garantie de la liberté n’est pas dans l’absence des armées permanentes, mais dans l’esprit des citoyens, nous en voyons l’exemple en Angleterre ; et, quant à l’horreur du privilège, encore faut-il qu’elle soit fondée et ne dégénère pas en mépris d’un titre sacré. Celui qui verse son sang pour la patrie a droit d’espérer que la patrie ne le laissera pas mourir de faim. L’ingratitude n’est pas une vertu républicaine, la justice n’a jamais nui à la liberté.

Dès 1778, Washington s’était occupé de faire régler cette question. En 1780, il avait obtenu une décision du congrès qui accordait aux officiers la demi-solde pour toute leur vie ; mais, en 1782, quand le congrès de la confédération remplaça le congrès de la révolution, on se demanda si on était lié par cette décision. Suivant les articles de la confédération, il fallait neuf États pour engager une dépense ; neuf États n’avaient pas voté en 1780 sur la question des retraites, le nouveau congrès déclara qu’il n’était pas engagé. C’est aux États particuliers qu’on renvoya le soin de régler et de payer les pensions des officiers.

L’armée était peu satisfaite de cette décision du congrès, quand, à ce même moment, les préliminaires de la paix entre l’Angleterre et l’Amérique furent signés en novembre 1782. On ne désarmait pas, on fut encore près d’une année à s’observer ; mais cependant on avait la certitude de la paix. L’armée s’inquiéta : il n’était pas douteux qu’une fois la paix signée, n’ayant plus besoin d’elle, on la licencierait. On allait renvoyer dans leurs foyers des officiers qui depuis sept ans combattaient et avaient lutté contre des misères et des difficultés de toute espèce ; on allait les renvoyer sans ressources et avec les dettes qu’ils avaient contractées au service. Probablement, comme le dit Hamilton, il y en avait un certain nombre que leurs créanciers attendaient au retour pour les jeter en prison.

Une armée ainsi menacée, et qui a le sentiment de sa force et de son droit, n’est pas facile à mener, même dans le pays où l’idée de liberté est la plus répandue. Ce que les hommes supportent le moins, c’est l’injustice, surtout quand elle est aussi éclatante. Effrayés de l’avenir, irrités de l’ingratitude du congrès, sans argent, sans crédit, sans avenir, les officiers envoyèrent à Philadelphie un certain nombre de délégués pour faire valoir les droits de tous.

Au congrès et dans le pays, l’opposition était si vive contre tout traitement annuel, que les officiers renoncèrent à cette prétention légitime ; ils se contentèrent de demander cinq à six ans de solde, de manière à leur tenir lieu de retraite. Arrivés à Philadelphie, les délégués de l’armée trouvèrent là deux partis qui commençaient à se dessiner et qui devaient avoir une grande influence sur la formation de la constitution.

Il y avait dans le congrès de 1782 des hommes qui, jusque-là, n’étaient pas entrés dans la vie politique, comme Hamilton, Madison, Gouverneur Morris et quelques autres. C’était une nouvelle génération qui n’avait ni toutes les idées ni toutes les passions de ceux qui avaient fait la révolution. Comme les patriotes de 1775, Hamilton et ses amis avaient combattu pour affranchir l’Amérique ; mais, une fois la paix faite, on ne s’entendait plus sur l’organisation du gouvernement. Les hommes qui avaient commencé la révolution étaient des colons qui avaient appartenu à des provinces parfaitement distinctes, des Virginiens, des gens de la Nouvelle-Angleterre, de la Pensylvanie, de la Caroline. Les hommes qui avaient grandi pendant la guerre n’avaient vu qu’une chose, la patrie. Depuis dix ans, l’idée coloniale avait faibli, l’idée d’union avait pris le dessus. Ces jeunes patriotes avaient ce qu’on a appelé plus tard l’esprit continental, tandis que ceux qui avaient déclaré l’indépendance étaient animés de l’esprit colonial. Cette différence d’idées parut dans l’affaire des retraites. À cette pétition de l’armée, Hamilton et ses amis prêtèrent une oreille favorable ; ils voyaient un intérêt très-grand à faire de l’armée le créancier de la confédération, et non de chaque État ; car, disait Hamilton, si on charge chaque État de payer la pension de ses officiers, il n’y aura plus de soldats de l’Union, il y aura des soldats de la Caroline, de la Virginie, et le fruit de la guerre sera perdu. Ces idées étaient très-bien reçues dans l’armée, l’armée se considérait comme le ciment de l’Union ou comme les cerceaux de la barrique. Une fois ces cerceaux déliés, tout allait tomber. Il y avait donc chez Hamilton, Gouverneur Morris et Robert Morris, le surintendant des finances, une faveur pour l’armée qui plus tard fut injustement soupçonnée ; on accusa les hommes de l’Union d’avoir été les excitateurs d’une révolte qu’ils avaient cherché à prévenir. Sans égard aux services rendus, par jalousie provinciale, par haine des privilèges, le congrès repoussa la demande des officiers.

J’ai raconté, dans un précédent volume, comment ce refus injuste et impolitique produisit dans l’armée une agitation, qui, en tout autre pays et avec un tout autre chef, eût amené la fin de la république et enfanté la dictature. Je ne reviendrai pas sur ces événements qui montrèrent sous un si beau jour le patriotisme et la vertu de Washington. Je dirai seulement que ces événements, Hamilton les avait prévus avec sa sagacité ordinaire.

Aussi n’a-t-on pas manqué de dire qu’il en était l’auteur, car toutes les fois qu’on prévoit quelque chose en politique, il est rare que la foule n’accuse pas le prophète ; c’est tout aussi raisonnable que si on punissait le baromètre d’annoncer la pluie. Hamilton avait averti Washington, et lui avait recommandé de ne pas se mettre en travers d’un pareil mouvement, et, s’il était possible, d’en prendre la direction et de le modérer.

C’est ce que fit Washington, et vous savez avec quel succès.

Toutefois, Washington n’était pas un de ces hommes qui vivent de leurs rêves, et qui s’imaginent qu’avec un beau discours on satisfasse des intérêts pressants et légitimes. Les officiers, un moment soulevés par l’injustice du congrès et bientôt calmés par la prudence et le dévouement de leur chef, avaient déclaré qu’ils mettaient leur confiance dans la justice du congrès, et qu’ils repoussaient avec mépris les infâmes propositions qui les poussaient à la révolte. C’était bon pour un jour. Une armée maltraitée peut écouter le cri du patriotisme, mais le lendemain il lui faut vivre. Washington le savait mieux que personne, et, après avoir parlé sévèrement à l’armée, le lendemain il écrivit au congrès une des pages les plus nobles qui marquent dans cette correspondance où il y a tant à apprendre pour les amis de la liberté. J’ai déjà cité cette lettre admirable, je ne crains pas de me répéter.

« Assurez, disait-il au congrès, assurez aujourd’hui des fonds pour satisfaire aux justes demandes de l’armée… C’est le plus sûr moyen de conserver le crédit national et d’affermir la paix du continent.

« Si, après le payement si légitimement dû aux officiers, vous trouvez qu’ils n’ont pas droit à une indemnité, c’est moi qui suis dans l’erreur. Si toute l’armée n’a pas mérité la reconnaissance d’un peuple juste, c’est encore une erreur de ma part. Si, comme on l’a dit aux officiers pour exciter leur indignation, ils sont les seules victimes de la révolution, s’il faut qu’ils passent dans la honte, le mépris et l’indigence les restes d’une vie couverte de gloire, alors j’aurai connu l’ingratitude, et cette triste épreuve empoisonnera la fin de mes jours.

« Non, mon cœur ne connaît pas ces craintes. Une nation généreuse n’oubliera jamais les services de ceux qui tant de fois l’ont sauvée du danger[3]. »

Cette lettre de Washington fit une impression des plus vives sur le congrès. On se résolut à satisfaire des demandes trop légitimes, et, le 22 mars 1783, on décida qu’à la paix on donnerait aux officiers cinq années de solde qui devraient leur tenir lieu de retraite. On n’osa pas aller plus loin, on avait peur de ces privilèges qui effrayaient les puritains politiques de la Nouvelle-Angleterre. Ce fut ainsi que fut réglée cette grande affaire. Puis il fallut penser à dissoudre l’armée. Là encore, le congrès hésita. Washington insista. Il fallait payer l’armée, on ne renvoie pas les soldats avec des dettes ; c’était un devoir que de s’acquitter envers eux. On se décida enfin, grâce au concours de l’habile surintendant des finances, Robert Morris.

Le 4 juillet 1783, on régla les comptes de l’armée. On ne paya pas, car la caisse fédérale était vide ; mais on remit des certificats qui plus tard devaient se transformer en argent. Le 18 octobre une proclamation de Washington prononça la dissolution de l’armée, et, sans désordre ni plainte, tous les soldats et les officiers rentrèrent dans leurs foyers. Vous vous rappelez les touchants adieux de Washington.

Depuis ce jour, l’histoire des créanciers militaires se confond avec celle des créanciers ordinaires de l’État, et nous nous trouvons ramenés à l’examen général de la situation financière de l’Amérique, de 1782 à 1783.

La dette de l’Amérique était considérable. Songez que nous sommes en 1783, dans un pays pauvre qui ne comptait pas trois millions d’habitants. Au 1er  janvier 1783, la dette des États-Unis montait à deux cent dix millions de francs, et l’on payait douze millions de francs d’intérêts.

Deux cent dix millions de francs, nous en avons vu bien d’autres ! Quand nous pensons que la révolution française s’est faite pour un déficit de soixante millions, cela nous étonne. Quel petit prince n’a pas aujourd’hui soixante millions de dettes ? Mais l’Amérique n’en était pas encore à ce degré de civilisation, et sa dette était pour elle un lourd fardeau dont elle cherchait à se débarrasser. Aussi, dès 1781, on avait proposé dans le congrès d’établir des droits ad valorem sur tous les objets importés en Amérique, sauf les objets de première nécessité, de manière à faire un fonds qui payât les intérêts et l’amortissement de la dette. Cette proposition avait été soumise aux États, mais, chaque fois qu’on suivait cette marche, on pouvait être sûr qu’au bout de deux ou trois ans on n’aurait pas encore de réponse. On attendit : on avait créé un surintendant des finances, Robert Morris, et on lui avait donné un coffre-fort vide. Morris était un homme plein de ressources et d’intelligence, et qui avait une connaissance profonde de la question financière ; mais, en finances comme dans tout le reste, le génie n’est pas tout. L’art du financier se réduit à deux choses : recevoir et payer. On n’a pas encore trouvé un ministre des finances qui puisse se contenter de la seconde de ces fonctions. Morris demanda en vain qu’on lui donnât de l’argent et qu’on emplît cette caisse des États-Unis dans laquelle il n’entrait rien. Toutes ses prières furent inutiles ; nul État ne voulait céder ses droits de douane au congrès.

Après deux ans de discussion et de pourparlers, on trouva une opposition, une résistance absolue dans le petit État de Rhode-Island. En même temps la Virginie, qui avait jusque-là accepté le projet, déclara qu’elle n’en voulait plus. Il semblait que donner au congrès le pouvoir de taxer l’Amérique, c’était retomber sous le joug des Anglais. On craignait de constituer un pouvoir supérieur aux États, de créer un despotisme central. Craintes chimériques, mais qui suffisaient pour qu’on ne donnât pas d’argent et que le crédit américain s’épuisât complètement.

C’est à ce moment qu’Hamilton, Madison, Ellsworth se réunirent pour présenter au congrès un nouveau projet financier. En avril 1783, ils proposèrent de mettre un droit sur les marchandises étrangères qui seraient importées en Amérique : droit spécifique sur le thé, le sucre, le café, le cacao, les alcools ; droit de cinq pour cent ad valorem sur les autres articles. Pour ménager les scrupules des États, on proposait de faire lever l’impôt par des collecteurs nommés par les États, mais qui seraient responsables devant le congrès. En outre, on demandait que les États fournissent chacun une contribution, proportionnellement à leur population. C’était le système qui paraissait le plus populaire. En vingt-cinq ans on pouvait éteindre la dette, et, au bout de vingt-cinq ans, les États reprenaient leur indépendance. Vous voyez que c’était, sous une forme adoucie, un commencement d’unification.

Madison joignit à cette proposition une circulaire qui est considérée comme un des monuments de la révolution.

« Rappelez-vous, disait-il, que l’orgueil et la gloire de l’Amérique a toujours été que les droits pour lesquels elle a combattu sont les droits de l’humanité. Grâce à la bénédiction de l’auteur de ces droits, ils ont triomphé de toute résistance, et forment aujourd’hui la base de treize États indépendants. Jamais il n’y a eu, jamais il n’y aura plus belle occasion pour un gouvernement républicain de se justifier par ses fruits. À ce point de vue, les citoyens des États-Unis sont responsables du plus précieux dépôt qui fut jamais confié à une société politique. Si la justice, l’honneur, la bonne foi, la reconnaissance et toutes les autres vertus qui ennoblissent une nation sont le fruit de nos institutions, la cause de la liberté en recevra un lustre et un éclat dont elle n’a encore brillé nulle part ; nous aurons donné un exemple qui exercera la plus favorable influence sur les droits du genre humain.

« Mais si le gouvernement est entaché des vices contraires à ces vertus, la grande cause que nous nous sommes engagés à défendre est déshonorée et trahie ; la dernière et la plus belle expérience faite en faveur des droits de l’homme sera tournée contre eux ; les avocats et les amis de la liberté seront honnis et réduits au silence par les séides de la tyrannie et de l’usurpation[4]. »

Cette pensée de Madison était juste et grande ; en outre Madison avait joint à sa circulaire des exemples qui montraient combien les créanciers des États-Unis étaient dignes d’intérêt, je dirai presque de respect et de reconnaissance.

On pouvait les ranger en quatre classes.

Au premier rang, figurait le roi de France Louis XVI, qui avait prêté seize millions à l’Amérique, et garanti un emprunt de dix millions en Hollande. Comme on ne payait pas les intérêts, cela mettait à la charge de la France ces vingt-six millions, sans compter l’armée de secours et la flotte que le Roi avait envoyées à ses frais, un million qu’il avait donné sur sa cassette ; sans compter encore qu’au moment où on venait de régler la dette, le roi, dans sa générosité, avait fait cadeau à l’Amérique des intérêts échus, de sorte que la dette ne portait intérêt qu’à partir de 1783.

La seconde classe de créanciers était celle des officiers qui avaient versé leur sang pour l’Amérique. La troisième classe, c’étaient tous les gens auxquels on avait, pris leurs chevaux, leurs bœufs, leurs voitures par des réquisitions, et qui se trouvaient victimes d’une confiscation, si on ne reconnaissait pas leurs droits. Puis enfin venaient les créanciers ordinaires, qui avaient montré un certain dévouement en risquant leur argent quand ils savaient avoir si peu de chances de le revoir. C’étaient là les quatre catégories des créanciers américains.

C’est ici que nous allons voir quel est le danger de ne pas avoir un gouvernement constitué.

Individuellement, il n’y avait pas un Américain qui ne déclarât que cette dette était sacrée ; mais quand on arrivait aux États, cette dette de tout le monde se trouvait n’être la dette de personne. Les États renvoyaient les créanciers au congrès, qui avait, disaient-ils, le droit d’emprunter. Mais quand on emprunte, il faut payer, et les créanciers de l’Amérique commençaient à comprendre qu’on leur empruntait toujours et qu’on ne les payait jamais. C’est précisément pour relever le crédit que le congrès demandait ce droit de douane, qui eût donné satisfaction aux créanciers hollandais et français, en procurant de l’argent.

Rien n’était donc plus sage que la proposition de Madison, cependant elle échoua ; il fallait décider les États à voter, on ne put le faire, et c’est alors qu’on arriva à comprendre la nécessité de donner au gouvernement central un pouvoir financier.

C’est une remarque très-juste de Washington, que le peuple ne comprend pas les choses, ne les examine pas, mais qu’il les sent, et que, quand il les sent, alors tout gouvernement qui le gêne lui devient insupportable. Tant qu’on discute sur des théories bonnes ou mauvaises, le peuple écoute, et quand on a crié beaucoup des deux côtés, il ne sait où se tourner, et donnerait volontiers tort à tous les partis ; mais, quand ce qu’on lui a annoncé arrive, quand la banqueroute approche avec ses misères, alors le peuple sent la nécessité d’un bon gouvernement, et rougit d’avoir été trompé.

La proposition de Madison échoua devant la faiblesse du congrès, mais les événements en montrèrent bientôt la sagesse ; et c’est l’opinion commune aux États-Unis que cette proposition dédaignée fut le salut de l’Amérique, parce qu’elle fit comprendre la nécessité de l’Union, et qu’elle amena la Constitution.

On avait déjà fait sentir au peuple l’urgence et la nécessité de grandes réformes : d’une part, on avait décidé que l’armée serait créancière de l’Union ; on venait de proposer de créer une dette de l’Union, une dette centrale ; Robert Morris avait fondé une banque qui était la banque de l’Union, et qui tâchait de donner un moyen de circulation afin de rétablir le crédit de l’État. Tout cela n’était encore que des réformes sur le papier ; mais ces réformes menaient toutes à l’unité, à l’unité financière, à l’unité commerciale, à l’unité du gouvernement. New-York et Rhode-Island refusaient de consentir à l’établissement de droits de douane, mais ces deux États ne pouvaient plus cacher leur égoïsme sous le nom de l’intérêt général ou de la commune liberté. L’opinion demandait un sacrifice à la cause nationale. Ce sacrifice, Madison et Hamilton en avaient signalé la nécessité, et les événements montrèrent combien leurs indications étaient justes. C’est le grand service que ces patriotes rendirent au pays : on commença par s’inquiéter de leurs propositions, par les accuser d’intrigue et d’ambition ; mais ils avaient dit la vérité. Le temps les justifia, et le jour où le pays se sentit souffrant, il mit sa confiance dans ceux qui ne l’avaient pas trompé.

« Quand on a raison, a dit M. Guizot, on ne sait jamais assez combien on a raison. » Nous avons toujours peur de la vérité, de la justice, de la liberté. Par faiblesse, par crainte du bruit, on tâche de mêler un peu d’erreur avec beaucoup de vérité, ce qui fait un mélange détestable. On dit : je voudrais être juste, mais il y a tant de privilèges à ménager ! On tâche de faire une demi-justice et de laisser les privilèges vivre à côté de la liberté. Transiger, c’est fort bien ; mais au bout de quelque temps, le privilège qui est personnel, intelligent, actif, écrase la liberté : tout est à recommencer. D’autres fois, si on se trouve en face d’une liberté réclamée par le vœu général, on dit : oui, cédons ; mais cela fera peut-être de l’agitation. Il faut mettre un peu d’administration pour tempérer la liberté, pour la sauver de ses propres excès, et alors, avec ce peu d’administration qui grandit toujours, la liberté disparaît.

Ce n’est pas ainsi qu’il faut agir ; quand on a trouvé la liberté, il faut l’appliquer sincèrement, franchement, complètement. Quand on a trouvé la vérité, il faut la dire et aller de l’avant. On prétend qu’il y a des vérités dangereuses, je n’en connais point : ce sont les demi-vérités qui sont dangereuses, car, sans cela, il faudrait dire qu’il y a des erreurs qui sont bonnes, ce qui équivaudrait à dire qu’il y a des maux qui sont des biens et des biens qui sont des maux. Il faut donc marcher devant soi, et, comme dit un adage rural, il ne faut pas regarder derrière soi quand on herse son champ.

Soyez sûrs qu’en disant la vérité vous rendez un immense service au pays. Un proverbe assure que la vérité a le temps pour elle, mais s’il n’y a personne pour aider le temps, il ne fait rien ; en d’autres termes, l’humanité marche par étapes, il faut qu’il y ait quelques hommes, non pas toujours les plus capables, mais les plus dévoués, qui marquent les étapes, et qui crient : En avant ! hors de la vérité, de la justice, de la liberté, point de salut. Ces gens tenaces et désagréables à leur génération sont la force et la grandeur des nations. Heureux ceux qui, comme Hamilton, Madison et les deux Morris, ont pu servir ainsi leur pays, et l’engager dans la voie où il n’y a jamais de regrets, la voie de la justice et de la vérité !


  1. Elle est datée du 31 janvier 1782.
  2. Life of Hamilton, t. II, p. 155.
  3. Ramsay, Vie de Washington, p. 237.
  4. Life of Madison, p. 22.