Histoire politique des États-Unis/Tome 3/Leçon 6

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Charpentier (3p. 136-160).
SIXIÈME LEÇON
vices de la confédération.

Messieurs,

Nous en sommes restés au moment où le congrès de 1783 adressait à tous les États de l’Amérique un projet qui est resté célèbre sous le nom de système de revenu.

Nous avons vu quelle était la situation financière de l’Amérique, et comment le congrès n’avait trouvé d’autre moyen de prévenir une banqueroute imminente que de proposer aux États de l’autoriser à établir et à percevoir des droits de douane sur les marchandises importées. Ce projet était soumis à l’approbation des différents États, et il recevait un accueil peu favorable au moment où Washington se préparait à quitter le commandement de l’armée. La paix avait été conclue ; elle n’était pas encore ratifiée, mais il était certain, dès lors, que la guerre ne durerait pas davantage, et que l’armée allait se dissoudre. Ce fut à ce moment que Washington, sollicité par Hamilton, se décida à adresser des conseils à son pays.

Les événements lui avaient fait une situation telle que jamais homme n’en a occupé de semblable dans un pays libre.

Non-seulement il avait été le chef de l’armée, mais il avait été le conseil et l’âme de la nation. Lorsque le congrès se trouvait dans une situation difficile, c’est à Washington qu’il s’adressait ; c’est Washington qui correspondait avec les gouverneurs des États, et en obtenait ou de l’argent ou des soldats. Cette influence, il la fuyait autant que d’autres généraux ont pu la rechercher en d’autres pays. On voit toujours en lui la crainte de compromettre les libertés civiles et l’indépendance de ses concitoyens ; il a cette timidité de l’honnête homme qui s’inquiète de la grandeur de la situation qui lui est faite, et qui a peur d’avoir plus de pouvoir que la liberté n’en comporte. C’est là le scrupule constant qui l’arrête, c’est ce qui fait la beauté de son caractère.

En ce moment la situation était si tendue, la position financière si critique, l’union tellement menacée, tellement près de se dissoudre, que, sur les instances de ses amis et, au premier rang, sur les conseils et les prières d’Hamilton[1], Washington se décida à adresser une lettre circulaire à tous les gouverneurs des États, une espèce d’adieu et, comme il le disait lui-même, de testament ; car, en rentrant dans la vie civile, le grand désir de Washington était de n’en plus sortir ; et c’est parce qu’il avait pris la résolution de rester désormais un simple particulier, qu’il se hasardait à parler avec autant d’énergie.

Vous savez qu’il ne sortit une seconde fois de la vie privée que pour rendre de nouveaux services à son pays, sur les instances des hommes les plus considérables de l’Amérique, et que, quand il accepta la présidence, personne ne pouvait le taxer d’ambition. En 1783, il pouvait donc adresser ses adieux à son pays sans arrière-pensée, comme plus tard, en 1796, il put léguer à l’Amérique, en quittant la présidence, cette adresse mémorable qui fait aujourd’hui partie du droit public de l’Amérique.

La circulaire de 1783 n’est pas moins intéressante que celle de 1796. Elle nous montre le plus beau spectacle qu’il soit donné à l’humanité de contempler, la vertu d’un grand homme.

Dans cette pièce datée du quartier général de Newburg et du 8 juin 1783, Washington commence par remercier les gouverneurs des États, déclarant qu’au moment de quitter le commandement il veut prendre congé d’eux ; qu’après tant de nuits passées sans sommeil, il croit de son devoir de donner à ses concitoyens quelques avis dans un temps où le silence serait un crime. Il ne doute pas que quelques personnes ne le taxent d’ambition, de vanité ; mais lorsque le devoir commande, il faut obéir. Le temps prouvera qu’il n’a eu qu’une pensée, celle d’être utile à son pays. Puis il montre aux Américains l’heureuse situation que la paix va leur faire. Vous êtes, leur dit-il, dans un pays que la Providence semble avoir choisi tout exprès pour être le plus noble théâtre où l’activité humaine puisse se déployer, et vous arrivez à l’état de nation, au moment où les arts, les sciences, la littérature, se sont élevés au plus haut degré, où l’art même du gouvernement est à sa perfection. Les Américains n’ont point à passer par toutes les épreuves qui accompagnent l’enfantement des civilisations, et par toutes les souffrances au milieu desquelles ont grandi les peuples de l’Europe. Dix-huit siècles ont travaillé pour eux. « C’est à cet heureux moment, ajoute-t-il, que les États-Unis prennent naissance comme peuple. Si leurs citoyens ne sont pas complètement libres, la faute en sera entièrement à eux. La coupe du bonheur nous est offerte : il dépend de nous d’être heureux et respectés comme nation, ou malheureux et méprisés. C’est le moment de l’épreuve, le monde a les yeux fixés sur nous.

« Diminuer les pouvoirs de l’Union, annihiler la puissance de la confédération, c’est nous exposer à devenir le jouet de la politique européenne, qui, élevant État contre État, cherchera à entraver notre progrès et à poursuivre des vues intéressées.

« C’est la ruine ou la durée de notre système politique ce qui décidera si notre révolution doit être regardée comme un bonheur ou comme un malheur, non-seulement pour l’âge présent, mais pour un long avenir ; car des millions d’hommes, qui ne sont pas encore nés, seront enveloppés dans notre destinée. »

Suivant Washington quatre choses sont essentielles non-seulement au bien-être, mais à l’existence même des États-Unis : une indissoluble union des États sous un gouvernement fédéral, un religieux respect pour la foi publique, un pied de paix respectable, et enfin un esprit public et national. Sur ce dernier point Washington n’insiste pas. Il est évident, en effet, que toute société libre ne repose que sur le patriotisme et l’amour des citoyens. C’est là une de ces conditions premières qui manquent trop souvent, et dont l’absence fait le malheur des pays qui ont été ravagés par la guerre civile. Quelque bonnes que soient les institutions, elles échouent si la discorde aigrit les cœurs. La liberté, dit Washington, est le fondement de notre édifice ; quiconque y voudrait porter la main, sous quelque prétexte que ce soit, doit être maudit comme un traître et châtié de la façon la plus sévère par un peuple outragé. Je présume que le général a mis dans sa lettre cette phrase comme une réponse aux soupçons qu’on avait conçus contre lui, après l’affaire des pensions de l’armée.

Et maintenant, comment établir l’Union ? Le congrès a reçu des pouvoirs qu’il faut lui laisser exercer en toute liberté, c’est la première condition. En outre, il faut dans tout État un pouvoir suprême qui puisse maintenir l’ordre et surveiller les intérêts communs ; sans ce pouvoir l’Union ne serait pas de longue durée. Il faut que les États obtempèrent avec confiance aux propositions financières du congrès, car il y a des engagements pris, et ce que l’Amérique peut faire de mieux, c’est de suivre les conseils et d’accepter la direction que le congrès lui donne. Quiconque ne veut pas accepter cette direction menace l’Union : c’est un ennemi qui veut ruiner l’indépendance de l’Amérique, et qui doit être traité en conséquence ; car, si l’Union ne réussissait pas à se fonder, cette révolution, qui devait faire le bonheur d’un grand peuple, deviendrait, au contraire, la cause de sa ruine.

Voilà, d’après Washington, quelle est la première condition de bonheur pour l’Amérique, et il ajoute cette réflexion, que je ne veux pas paraphraser, mais lire dans le texte même.

« Si nous ne demeurons fidèles à l’esprit de l’Union, notre crédit sera perdu à l’étranger, notre puissance compromise, les traités sans valeur. Nous reviendrons presque à l’état de nature, et nous reconnaîtrons par notre malheureuse expérience qu’il y a, de l’extrême anarchie à l’extrême tyrannie, une progression naturelle et nécessaire, et qu’il est très-facile d’établir le pouvoir arbitraire sur les ruines de la liberté, quand on a abusé de la liberté jusqu’à la licence. »

Le second conseil de Washington, c’est un religieux respect de la foi publique. Nous avons vu dans la dernière leçon quelle était la situation de l’armée, quelle peine on avait eue pour faire reconnaître les droits des officiers à la pension, à indemniser les soldats de ce qu’on leur devait. Il y avait là une masse énorme de dettes qui représentaient le sang versé ou les obligations contractées pour faire la guerre. Le pays, disait Washington, a le devoir et le pouvoir de payer, en aura-t-il la volonté ? il faut qu’il l’ait, s’il ne veut se déshonorer. « La voie du devoir est ouverte devant nous, chaque pas nous montrera que l’honnêteté est la meilleure et la seule véritable politique. Soyons donc justes comme nation. Au début de la guerre, qui ne se serait estimé heureux si, en sacrifiant la moitié de son bien, il eût sauvé le reste ? Qui donc aujourd’hui osera répudier la dette de l’honneur et de la reconnaissance ? »

Restait la troisième question : un pied de paix respectable. Washington recommande qu’on organise avec soin la milice, palladium de la liberté américaine ; mais il faut une organisation, car c’est en se défendant soi-même qu’un pays est maître de sa liberté. On a souffert, pendant la guerre, de l’absence de toute éducation militaire des milices ; il faut donc établir partout même discipline, mêmes uniformes, mêmes habitudes, sinon tout sera difficulté, gaspillage et confusion.

Washington termine ces sages conseils en déclarant qu’il les adresse à son pays comme le testament d’un homme qui, en toute occasion, a désiré ardemment d’être utile à ses concitoyens, et qui dans le silence de la retraite invoquera sur sa patrie la bénédiction du ciel. Il termine par un appel à la concorde, en rappelant aux Américains qu’ils trouveront dans l’Évangile les principes mêmes de la liberté. C’est par la charité, la douceur, l’esprit de paix qu’on peut fonder la liberté d’un grand peuple.

Telle est cette circulaire de Washington ; elle est remarquable à plus d’un titre : d’abord par une teinte religieuse qu’on ne retrouve au même degré dans aucun autre écrit du général, ensuite par cette crainte de l’anarchie et de la tyrannie qu’il semble prévoir. Lui, l’homme le plus désintéressé du monde, ce qui l’avait frappé dans le mouvement de l’armée, ce n’était pas qu’on lui eût offert un commandement qui pouvait mener à la couronne, c’est que de pareilles idées puissent germer en Amérique.

La lettre est belle, mais heureux le peuple auquel on peut tenir un pareil langage.

Il n’est pas donné à tous les hommes d’État de se faire écouter du peuple, lorsque, au lieu de flatter ses passions, on combat ses faiblesses. En Amérique, ce qui faisait le fond du caractère national, c’était l’esprit provincial, et c’était contre ce qu’il y avait d’exagéré dans cet esprit que Washington s’élevait. Sa voix fut entendue ; le coup porta lentement, mais il porta. Grâce à la loyauté de son caractère, à un désintéressement dont personne ne doutait, le général, avait obtenu une influence extrême sur l’opinion ; chacune de ses paroles restait, était acceptée, méditée par la nation. Chacun des écrits de Washington était pour ainsi dire déposé dans les esprits comme un germe qui devait se développer et donner un jour des fruits excellents. Ce fut en effet cette lettre et d’autres que Washington écrivit plus tard qui finirent par amener, en 1787, la réforme fédérale d’où sortit la Constitution.

Peu après cette lettre, en novembre 1783, le congrès se rassembla à Annapolis pour recevoir la démission de Washington. Par la disparition de l’armée et de son chef, le congrès se trouva seul à représenter l’Amérique et seul chargé de gouverner la confédération, sans avoir entre les mains de moyens d’action. Jamais gouvernement ne fut plus impuissant, non par la faute des hommes, mais par celle des institutions. Ce congrès était composé d’un certain nombre de délégués des colonies qui arrivaient comme des plénipotentiaires pour traiter au nom de chaque État particulier. Leur autorité était donc, non pas celle de membres d’un gouvernement central, mais celle d’ambassadeurs, et vous savez ce que font les ambassadeurs quand quelque chose les embarrasse ; ils ont une parole sacramentelle : « J’en référerai à mon gouvernement. » Le congrès était donc à chaque instant obligé d’en référer aux États, qui ne l’écoutaient guère, car la révolution, en assurant leur indépendance, y avait développé en même temps une activité des plus intenses. On ne songeait qu’aux intérêts provinciaux.

Chacun de ces pays, qui sont de grands pays, avait son gouvernement à reconstituer, ses lois à modifier ; la vie locale était si animée qu’on s’occupait peu de ce qui se passait à Annapolis. Personne ne songeait au congrès. L’Amérique était dans une espèce d’anarchie fédérale, ce qui n’empêchait pas chaque État de vivre chez soi, et ce qui explique que pendant quatre ans on put supporter un régime qui, s’il eût été l’anarchie comme nous l’avons vue chez nous, n’aurait certainement pas duré aussi longtemps.

Le congrès se composait d’un petit nombre de membres, ce qui est un défaut. Chacun des États devait y envoyer sept députés au plus et deux au moins ; mais la plupart des États trouvaient qu’il suffisait de payer deux députés ; comme on votait par colonie, cela semblait n’avoir pas d’importance. Il en résultait que le congrès pouvait être composé de vingt-six membres ; et, comme il y avait de petits États tels que Rhode-Island qui n’avaient pas envoyé de représentants, le congrès pouvait même descendre à un chiffre plus bas et arriver à n’être plus composé que de vingt-quatre membres. Il fallait neuf États pour prendre une décision, sept voix sur vingt-quatre empêchaient donc qu’on pût arrêter une résolution. C’était une impuissance complète : il était naturel que l’Amérique ne s’occupât pas du congrès, et que les députés eux-mêmes ne se prissent pas au sérieux.

En outre il y avait une faiblesse incurable dans ce pouvoir multiple. Comment, en effet, peut-on gouverner un pays avec une assemblée ? Pour gouverner, il faut une volonté constante, visible ; il faut que la nation sache ce que veut le chef de l’État, et qu’on soit sûr qu’il voudra demain ce qu’il veut aujourd’hui. En supposant que les pouvoirs d’une assemblée se concentrent entre les mains d’un comité de trois ou quatre membres, où trouver la volonté et la responsabilité ? Une assemblée est toujours un pouvoir anonyme, un comité change du jour au lendemain. Les affaires de l’Amérique étaient donc mal menées, ou, pour mieux dire, elles n’étaient pas menées du tout. C’était là le vice essentiel du congrès, ce qui fit qu’en 1787 on sentit la nécessité d’avoir un président. L’expérience du congrès de la confédération suffisait pour montrer l’impuissance de toute assemblée comme pouvoir exécutif. Les assemblées sont excellentes comme conseil, mais pour l’action il faut l’unité.

Après avoir reçu la démission de Washington, le congrès ratifia la paix. La ratification fut donnée le 14 janvier 1783 ; puis, la paix faite, il fallut s’occuper des affaires de l’intérieur, et alors se présentèrent une multitude de questions, parmi lesquelles la plus grave était la question financière.

En avril 1784, il fut constaté que, pour payer les intérêts de la dette et les dépenses du gouvernement central, il faudrait trois millions de dollars, c’est-à-dire quinze millions de francs. Comment se procurer ces quinze millions ? Cela eût été facile pour le gouvernement d’un État particulier : il aurait imposé les citoyens ; mais pour le congrès, pouvoir sans sujets et sans territoire, placé non pas au-dessus de la nation, mais au-dessus des gouvernements d’État, gouvernement de gouvernements, c’était chose impossible. Il lui fallait demander de l’argent aux États. L’ancien système des réquisitions adressées aux États n’avait rien donné, mais le système de revenu proposé par Madison n’avait pas été adopté ; il fallut donc et sans plus d’espoir recourir de nouveau aux réquisitions.

Pour ménager les États, on les traita comme on fait quand on a de mauvais débiteurs auxquels on demande quarante ou cinquante pour cent de ce qu’ils doivent, trop heureux si d’une mauvaise affaire l’on peut faire une affaire médiocre.

En 1781, on avait demandé aux États quarante millions de francs, on en avait reçu seulement sept et demi ; on demanda aux États de payer la moitié de cet arriéré, moyennant quoi on pourrait passer tranquillement l’année 1784. Ce moyen ne réussit pas mieux que les autres. Du 1er  novembre 1781 au 1er  janvier 1786, les réquisitions s’élevèrent à cinquante millions de francs ; on reçut en tout douze millions. Dans les quinze derniers mois, le produit des réquisitions ne suffit pas même à payer les intérêts de la dette étrangère. Quant à la dette intérieure, on ne s’en occupait pas. Aussi à ce moment perdait-elle quatre-vingt-dix pour cent. Il y avait des dépenses impérieuses, nécessaires ; on ne pouvait y faire face. Les sauvages faisaient des incursions sur les territoires des États, on n’avait pas d’argent pour mobiliser des troupes et les envoyer contre les Indiens. Dans la Méditerranée, les Marocains et les Algériens insultaient le pavillon fédéral, les Américains n’avaient pas de navires de guerre pour tirer vengeance de cet outrage. L’Amérique ne pouvait même pas payer ses ministres à l’étranger. On en a la preuve par les lettres de Franklin.

Telle est la triste situation où l’on se trouvait, faute d’un gouvernement ; car ce n’était pas l’argent qui manquait en Amérique. Ce fut alors que, en 1786, le congrès se trouvant à la veille de la banqueroute, — à la veille est un mot poli, car un État qui ne paye pas les intérêts de ses dettes est en pleine banqueroute, — le congrès voulut faire un dernier appel à la nation et lui demander cet argent si nécessaire pour racheter l’honneur engagé des États-Unis. Un des membres du congrès, Rufus King, fit une adresse dans laquelle il exposait la situation et déclarait qu’on ne pouvait plus compter sur les réquisitions. C’était là un moyen usé qui ne pouvait faire illusion à personne ; il était nécessaire de recourir au système de revenu de 1783, sans quoi le congrès allait se trouver sous le coup d’une banqueroute odieuse. Le congrès adressait cette protestation suprême à la nation en lui disant qu’elle allait décider elle-même de son sort. Ou elle payerait ses dettes et sauverait son honneur, ou il serait prouvé que l’Amérique n’était pas une nation, mais un assemblage fortuit de provinces impuissantes et hors d’état de faire face à leurs engagements.

Cet appel fut entendu par douze États sur treize ; mais il y en eut un, et non pas le moins riche l’État de New-York, qui refusa d’entrer dans cette voie : non qu’à New-York on ne voulût pas se soumettre au congrès, l’opinion commençait à lui devenir plus favorable, mais New-York voulait que ce fussent les États particuliers qui fissent percevoir l’impôt par leurs collecteurs. En d’autres termes, c’était toujours l’intérêt provincial qui l’emportait sur l’intérêt commun, et puis New-York trouvait plus commode de répartir l’impôt sur certains objets plutôt que sur certains autres, par exemple sur le sucre qui se répandait dans toute l’Amérique, plutôt que sur les cuirs qui occupaient les ouvriers de l’État. À cela se joignait cette crainte inhérente à l’esprit américain de voir un pouvoir central s’organiser au-dessus des États. On rêvait de tyrannie. Hamilton, qui n’était pas né aux États-Unis, mais qui avait été adopté par l’État de New-York, et à qui il fallait, par conséquent, un courage particulier pour combattre les préjugés de sa patrie d’adoption, fit une protestation énergique contre cette décision de l’État de New-York ; il insista surtout sur deux points. En premier lieu, il ne voyait pas pourquoi le congrès fédéral ne représentait pas l’Amérique aussi bien que les chambres de New-York représentaient l’État de New-York ; et, si le Congrès représentait l’Amérique, pourquoi ne percevrait-il pas d’impôts aussi légitimement que l’État de New-York ?

Sa seconde raison était celle-ci, qui me paraît considérable. Tout gouvernement implique confiance. Si vous n’avez pas confiance dans le pouvoir, il n’y a pas de pouvoir. Le gouvernement dont vous vous défiez, vous le rendez impuissant à vous faire du mal ; mais, en même temps, vous le rendez impuissant à vous faire du bien ; car le gouvernement n’est qu’une force. Vous ne l’organiserez jamais de telle façon qu’il soit libre pour faire le bien, et qu’il ne le soit pas pour faire le mal. Tout gouvernement repose donc sur la confiance. Si vous ne témoignez cette confiance au congrès, disait Hamilton, l’Amérique est perdue.

La décision prise par l’État de New-York avait une gravité extrême. En ce moment la question de savoir s’il y avait une Union, si l’Amérique était, oui ou non, une nation, dépendait du mauvais vouloir d’un État. Le congrès fut donc obligé de faire un nouvel appel à l’État de New-York afin de décider la législature de New-York à ne pas tenir l’Union en échec. Le gouverneur de New-York, Clinton, était un homme distingué ; mais, au lieu de seconder le mouvement fédéral, il se retrancha derrière des questions de forme, et déclara qu’il ne pouvait pas convoquer l’assemblée hors du temps légal, que la constitution ne lui permettait de le faire que dans les circonstances extrêmes et qu’on n’en était pas là. Le congrès revint à la charge, mais inutilement. L’opposition de New-York fît avorter un projet qui eût évité la banqueroute.

Ce fut alors, en désespoir de cause, qu’Hamilton prit l’initiative d’un grand mouvement ; il imagina de s’adresser non plus aux États, mais au peuple, et de lui demander de sauver l’Union. Ce fut ce mouvement, commencé par Hamilton et secondé par Washington, qui décida du sort de l’Amérique. Il avait fallu quatre ans de misères pour faire comprendre aux Américains la nécessité d’un gouvernement central.

Voilà dans quelle anarchie financière l’Amérique était tombée. Nous allons la voir maintenant dans l’impossibilité de traiter avec l’étranger, faute d’un gouvernement armé de pouvoirs suffisants. Cela nous étonne, nous qui sommes habitués à nous reposer sur le pouvoir exécutif sans nous rendre compte des éléments qui le composent. Voyons maintenant comment l’Amérique reconstitua son gouvernement, non point en vertu de théories préconçues, mais par nécessité. Voyons comment au pouvoir financier il lui fallut joindre le pouvoir de faire des traités et de les faire exécuter, et enfin le pouvoir législatif.

Ce fut en 1784 que le traité avec l’Angleterre fut ratifié. À ce moment le congrès n’était composé que de vingt-quatre personnes. L’Angleterre s’empressa d’exécuter le traité ; elle leva le blocus des ports, retira ses troupes et ne laissa de garnisons que dans certains postes qui étaient dans le voisinage des lacs sur la route du Canada. Ces postes, le traité de paix les attribuait à l’Amérique. L’Angleterre ne le contestait pas, elle avait été très-large ; elle avait abandonné même plus de territoire que l’Amérique n’en demandait ; mais elle disait : « J’occuperai ces postes jusqu’à ce que l’Amérique ait accompli les engagements qu’elle a pris. » Quels étaient ces engagements ?

Toutes les fois que deux peuples ont fait la guerre, il est juste, il est nécessaire de penser dans les traités de paix aux victimes innocentes qui ont souffert de la guerre. L’Angleterre avait donc stipulé d’abord qu’on payerait les dettes contractées envers les sujets anglais, soit qu’ils fussent en Angleterre ou en Amérique. La guerre avait suspendu toute espèce de rapports de commerce entre la métropole et l’Amérique ; les lois anglaises étaient très-sévères, et les Anglais qui auraient reçu des lettres d’Amérique avec des valeurs se seraient trouvés en correspondance avec l’ennemi et auraient été déclarés coupables. L’Amérique devait soixante-quinze millions de francs à des marchands anglais. Le traité déclara qu’on considérerait la guerre comme n’ayant pas éclaté, et que tous les créanciers anglais pourraient exiger de leurs débiteurs le payement de leurs dettes.

Venait ensuite une autre question.

Ce qui regardait les dettes anglaises était réglé par l’article quatre du traité ; l’article cinq décidait que s’il y avait eu des confiscations faites sur des sujets anglais, elles seraient nulles, et qu’on leur rendrait ou leurs propriétés ou la valeur de ces propriétés ; puis il ajoutait qu’il en serait de même pour les sujets américains qui avaient vécu sous la domination anglaise quand les Anglais avaient occupé New-York, pourvu qu’ils n’eussent pas porté les armes contre leurs concitoyens. Les Anglais n’admettaient pas qu’on pût confisquer les biens de ceux qui avaient été se réfugier à New-York, et qu’on déclarât qu’ils étaient des rebelles. C’était là une catégorie de personnes qu’on appelait en Amérique tories ou loyalistes.

Quand les colonies se séparèrent, il y eut beaucoup de gens en Amérique qui aimaient l’Angleterre, et qui, dès le commencement de la guerre, avaient voulu s’opposer à la rupture. Dans toutes les révolutions on trouve des gens qui sont dans cette situation délicate. Le vainqueur ne manque pas d’en faire des traîtres, il faut avoir plus d’indulgence pour ces victimes des événements.

Ainsi, voilà la guerre du Schleswig. Je ne sais comment elle finira ; mais supposons qu’un jour des hommes qui aiment sincèrement le Danemark soient rattachés à l’Allemagne, ou que des gens qui aiment l’Allemagne se trouvent réunis au Danemark, il y aura évidemment des victimes ; il est possible que les uns fassent des vœux pour le Danemark, d’autres pour l’Allemagne. Suivant le hasard de la guerre, les uns se trouveront des patriotes, les autres des rebelles ; sera-t-il juste de confisquer les biens des gens qui auront été fidèles aux traditions de leur enfance ou aux affections de toute leur vie ? Non sans doute. On le sentit en Amérique. Les États-Unis convinrent que pendant une année on laisserait rentrer les tories afin qu’ils tâchassent d’obtenir l’abolition des confiscations prononcées contre eux ; le congrès promit d’employer ses bons offices pour leur faire restituer leurs biens en nature ou l’argent qu’on avait reçu en les vendant.

Enfin, le sixième article décidait que, la guerre terminée, toute espèce de poursuites politiques serait anéantie ; que toute confiscation serait annulée, qu’il y aurait amnistie universelle.

Voilà quels étaient les articles dont l’Angleterre demandait l’exécution ; il faut lui rendre cette justice, qu’il n’y avait rien là de personnel ; elle faisait ce qu’elle devait faire. En cédant devant l’Amérique et la France, elle avait dû par justice et humanité prendre en main la cause de ceux qui lui étaient restés fidèles jusqu’à la fin. En droit la question n’était pas difficile à résoudre ; mais en fait il n’en était pas de même. Pour le comprendre, supposons qu’en 1795 ou 1796, lorsqu’on fit la paix, on eût demandé à la France de consentir au retour des émigrés et de leur rendre leurs biens. La demande eût été juste et humaine pour ceux qui n’avaient pas porté les armes contre la France, mais elle aurait soulevé de très-grandes passions. Dans les temps paisibles on comprend ces mesures de réparation, parce qu’alors la justice éblouit comme le soleil ; mais il y a des moments dans l’histoire des peuples où les passions éclipsent la justice. On en était là en Amérique. Les questions que soulevait l’exécution du traité étaient complexes. Il y avait d’abord la question des dettes dues aux sujets anglais. Il semble qu’il ne devait pas y avoir là de difficultés, car ces sujets anglais, qui n’avaient aucune obligation morale envers l’Amérique, ne pouvaient être responsables des événements. Le congrès n’avait fait aucune loi contre eux, mais dans certains États on avait fait plusieurs lois pour défendre de les payer ; c’étaient des lois qu’il fallait révoquer, ce fut là que se présentèrent des difficultés singulières. Le congrès avait annoncé aux États le traité de paix. Un traité, dans tous les pays du monde, fait partie du droit civil ; mais les divisions en Amérique étaient si grandes, l’union était une idée si nouvelle, que les États firent des lois particulières sans tenir compte de la décision du congrès ni du traité. Les trois États les plus riches firent des lois à leur façon. L’un déclara qu’on payerait le capital quand les Anglais auraient quitté le pays ; un autre déclara qu’on ne payerait pas les intérêts ; le troisième qu’on s’acquitterait avec de la terre, parce qu’on avait de la terre et qu’on n’avait pas d’argent. Ces décisions annulaient le traité et lui enlevaient toute autorité.

En ce qui touche les tories la position était plus difficile encore. Le congrès n’avait pas voulu prendre de mesures contre les partisans de l’Angleterre ; mais il avait reconnu aux États particuliers le droit de faire leur police, et la plupart avaient pris des mesures plus que sévères contre les émigrés.

Je dois dire que les meilleurs citoyens de l’Amérique, Washington le premier, avaient trouvé ces mesures légitimes ; ils ne voyaient rien d’injuste à ce qu’on confisquât les biens de ceux qui abandonnaient leur pays. C’est un sentiment que je n’approuve pas, mais que je constate. Rendre ces biens était donc une chose très-délicate.

Il y avait un autre article du traité qui était aussi applicable aux tories : c’est celui qui disait qu’on ne ferait pas de nouvelles lois de proscription. Cela n’empêcha pas que dans l’État de New-York on fit une loi pour déclarer que tous les citoyens qui avaient tenu pour l’Angleterre seraient désormais incapables de remplir aucune fonction publique et d’exercer leurs droits comme électeurs.

Devant ces violations du traité, le congrès se trouva dans une position critique, et ce fut cette situation qui fit comprendre aux Américains qu’il leur manquait une force, un moyen d’exécution contre les États ; en d’autres termes, qu’à côté du pouvoir exécutif, il fallait un pouvoir judiciaire.

Jusque-là personne n’y avait songé ; ce fut la nécessité qui fit créer une des institutions les plus remarquables de la constitution américaine. Dans les confédérations comme dans les États centralisés, toutes les fois qu’une contestation s’élève, il faut forcément aboutir à une bataille ou à un procès ; si donc vous n’avez un pouvoir judiciaire, vous êtes désarmés. Supposons que l’Amérique fasse un traité avec la France. Dans ce traité, il sera convenu que les citoyens français auront le droit d’acheter des terres dans toute l’Amérique. Cependant, un État particulier fait une loi qui déclare qu’aucun étranger ne peut acheter de terres qu’il n’ait fait serment d’allégeance et ne soit domicilié depuis trois ans. On confisque dans cet État au citoyen français les terres qu’il a acquises sur la foi des traités. En 1786, cet homme n’aurait eu aucune ressource légale ; aujourd’hui il ira trouver la Cour fédérale, et il assignera devant elle l’État qui lui a pris son bien. Ce sera un procès où le point à juger sera le conflit de deux lois émanées chacune d’une autorité différente. La cour fédérale n’annulera pas la loi particulière de l’État, elle n’a pas le pouvoir législatif ; mais, attendu que la loi fédérale qui promulgue le traité est la loi suprême du pays, la Cour déclarera que telle personne est légitimement propriétaire, si bien que le différend particulier de l’État sera tranché par la décision fédérale.

En 1786, il n’y avait rien de semblable. Aussi la situation était-elle fausse et critique. En Amérique, chacun se plaignait que les Anglais restassent campés sur le territoire qu’ils avaient promis d’évacuer. Les sauvages qui étaient aux frontières faisaient perpétuellement des incursions, et rentraient dans les lignes anglaises ; le congrès aurait bien voulu agir, mais il n’avait aucun moyen d’action. L’Angleterre, qui avait fait la paix si largement, lui disait : « je suis prête à m’exécuter ; mais remplissez vous-même les conditions du traité, » et il est certain que les Anglais n’avaient aucun désir de partir avant que la question ne fût réglée. Le congrès, pressé ainsi entre l’Amérique d’une part et l’Angleterre de l’autre, ne pouvait rien faire. On se décida à envoyer un ambassadeur à Londres. Ce fut John Adams qui fut envoyé. Il fut bien reçu par le roi George III, qui déclara qu’il avait été le dernier à céder, mais qu’une fois le traité signé il serait le dernier à le rompre. Seulement ce traité, il fallait l’exécuter. Et quand John Adams demandait que l’Angleterre accréditât un chargé d’affaires auprès du congrès, on lui répondait : À quoi bon ? C’est auprès des États qu’il nous faudrait envoyer des ministres, et il nous en faudrait treize ! Et John Adams retourna en Amérique, convaincu que tout était perdu si le congrès n’acquérait pas plus de puissance.

On chargea le secrétaire des affaires étrangères, John Jay, un très-honnête homme, un diplomate distingué, d’examiner si le traité n’avait pas été violé par l’Angleterre. Il déclara que les Anglais avaient emmené des nègres et détenaient des postes qu’ils auraient dû livrer. Mais il lui fallut bien reconnaître qu’il y avait trois articles du traité continuellement violés par les États.

Que pouvait faire le congrès ? Rien, que s’adresser aux États et leur demander d’exécuter le traité qui était la loi du pays. La plupart des États se décidèrent ; il y en eut cependant, et notamment la Virginie, qui ne cédèrent pas, ou plutôt, comme toujours, dans cette anarchie singulière, on refusa sans croire refuser ; on faisait le mal avec l’intention de faire le bien. La Virginie déclara que c’était elle qui avait le plus souffert. Les Anglais avaient emmené une multitude de nègres qu’ils avaient transportés dans leurs colonies ; elle déclara qu’elle était prête à reconnaître le traité, mais qu’elle l’exécuterait quand l’Angleterre donnerait l’exemple, en rendant les nègres volés et en évacuant les postes frontières. En attendant personne ne bougeait. C’est ainsi qu’on arriva au commencement de 1787.

C’est ici que j’arrêterai ma leçon d’aujourd’hui. Nous avons vu comment à force de souffrance l’Amérique en est arrivée à sentir la nécessité de constituer un pouvoir financier et un pouvoir politique. Cette expérience si chèrement payée nous donnera la clef de la constitution américaine ; elle nous fera aussi comprendre que la façon dont le pouvoir est organisé chez les peuples modernes est le résultat d’une longue expérience, et il est toujours bon de savoir comment on en est arrivé là pour apprécier les biens dont on jouit. En même temps nous y trouvons la démonstration de cette grande vérité, trop peu connue : c’est qu’un pouvoir fort est nécessaire au maintien de la liberté, et que l’anarchie, comme le dit Tacite, mène à la tyrannie. Il y a donc un intérêt de premier ordre à ce que le pouvoir soit bien constitué : c’est la première condition de la liberté. L’erreur générale est de considérer toujours la liberté et le pouvoir comme deux ennemis qui se partagent un même domaine. Il semble que tout ce que prend le pouvoir il le prend à la liberté, et que tout ce que prend la liberté elle le prend au pouvoir.

C’est là qu’est l’erreur : la vérité est que d’ordinaire le pouvoir a de certaines attributions qui lui appartiennent, et d’autres qui ne lui appartiennent pas légitimement. Il est le représentant du pays au dehors ; c’est lui qui veille sur sa grandeur, qui protège ses intérêts en face de l’étranger. À l’intérieur, doivent être en ses mains la justice, la police, les finances. Mais en dehors de cela il y a un immense territoire qui ne lui appartient pas, c’est le territoire de l’activité individuelle  ; là le pouvoir est tyrannique, il ne représente plus qu’un égoïsme particulier. De même la liberté est souveraine dans ce territoire ; mais quand elle veut à son tour s’emparer du gouvernement, empêcher l’exécution de la loi, elle sort de son domaine et enfante l’anarchie. C’est dans cette distinction qu’est la force des États. C’est ce qui explique comment les gens qui ont étudié la politique sont partisans du pouvoir et de la liberté. C’est là une position délicate, et qui a pour résultat de faire désigner les gens comme des modérés, titre qu’on ne pardonne guère en France, où nous aimons beaucoup les extrêmes, où nous les aimons même dans la vie privée. Le plus mauvais sujet possible, un don Juan, nous séduit. À l’autre extrémité, un moine dans sa cellule a pour nous quelque chose de beau, ce moine qui fuit le monde pour fuir le danger ! Une honnête femme qui aime son mari et qui aime son ménage, cela n’a rien de grand pour nous : il nous faut l’héroïsme d’une carmélite. J’imagine cependant que devant Dieu une femme vertueuse qui fait le bonheur de son mari et de ses enfants n’est pas moins grande qu’une sainte Thérèse. Il en est de même en politique. Rien de plus rare que la vraie modération. Il est très-facile de déclarer que le pouvoir a toujours tort ; il l’est encore plus de déclarer qu’il a toujours raison, et il y a quelquefois avantage personnel à soutenir cette politique. Les peuples comme les rois aiment les flatteurs, et, ainsi que le remarque Aristote, avec les flatteurs des peuples on fait au besoin les flatteurs des despotes et réciproquement. Cela n’est que trop justifié par l’histoire de notre première révolution, où ont figuré tant de gens qui, plus tard, en fouillant dans leur garde-robe, auraient pu y retrouver leur carmagnole et leur bonnet rouge auprès de leur uniforme de sénateur ou de préfet.

Le vrai libéral est celui qui ne veut pas sacrifier les droits du pouvoir, parce qu’ils sont essentiels à la liberté, ni les droits de la liberté, parce qu’ils sont essentiels au pouvoir. C’est ainsi qu’on fait régner l’ordre, le bien-être et la vraie grandeur dans un pays ; c’est ainsi qu’on ménage les deux éléments de la vie des peuples, deux éléments qui ne sont pas irréconciliables, et qui doivent seulement rester chacun dans leur sphère pour être légitimes et bienfaisants.


  1. Voyez la lettre de Washington à Hamilton du 31 mars 1783.