Histoire politique et littéraire de la presse en France/Introduction historique

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Poulet-Malassis et de Broise (Tome Ip. --60).


INTRODUCTION HISTORIQUE

RECHERCHES
SUR
LES ORIGINES ET LES PRÉCÉDENTS DU JOURNAL




Des moyens d’information chez les anciens.
Les Acta diurna des Romains.


Chercher depuis quand le journal existe, c’est, en apparence, chercher depuis quand les hommes sont sociables, tant la vie commune nous semblerait impossible aujourd’hui sans ce merveilleux instrument de communication. Si, en effet, le journal est bien véritablement un pouvoir, il est encore plus une habitude ; c’est « une nécessité sociale, selon l’expression de Royer-Collard, plus encore qu’une institution politique. » Aux nations modernes il faut des journaux, comme aux Romains il fallait les jeux du Cirque : c’est un des besoins de notre existence, et comme un autre pain quotidien dont nous ne saurions plus nous passer.

Mais il en est de cette admirable invention comme de tant d’autres que le temps nous a léguées : on en jouit sans s’inquiéter d’où elles viennent, ni de ce qu’elles ont pu coûter. Nous sommes si bien accoutumés à voir arriver chaque matin cet infatigable messager, qui nous apporte à heure fixe, et quelque temps qu’il fasse, les nouvelles de toutes les parties du monde ; nous trouvons cela si commode, si naturel même, que volontiers nous nous laisserions aller à croire qu’il en a toujours été ainsi. Et pourtant le journal ne remonte guère au-delà de deux cents ans ; c’est même à peine si, chez nous, il compte un siècle de véritable existence.

Ce n’est pas que les généalogistes aient manqué au journal depuis qu’il est devenu une puissance ; il s’est trouvé des flatteurs auxquels le moyen-âge même a paru une origine trop récente pour ce parvenu, et c’est à Rome, en attendant la Grèce, qu’ils ont placé son berceau. Pour nous le journal est fils de l’imprimerie, il est impossible sans elle, il n’existe et ne se comprend que par elle et avec elle.

Cependant le besoin auquel répond la presse périodique est si vrai, il est tel, qu’on peut supposer avec grande apparence de raison que les peuples qui ont successivement exercé l’empire du monde ou marqué sur la terre leur trace civilisatrice ont dû avoir, sinon des journaux, au moins quelque chose qui leur en tint lieu jusqu’à un certain point. Il serait intéressant de connaître quels étaient chez ces peuples les moyens de publicité, quels étaient leurs moyens de communication, d’information ; malheureusement nous manquons presque absolument de données à cet égard.

Des anciens dominateurs de l’Asie nous ne savons rien, sinon que les Babyloniens, si l’on en croit Josèphe, auraient eu des historiographes chargés d’écrire jour par jour le récit des événements publics, et ce serait d’après ces matériaux qu’au témoignage du même auteur, Bérose aurait composé son histoire de Chaldée.

L’histoire des Grecs est également muette sur ce chapitre ; on sait seulement qu’ils avaient des Éphémérides, sorte d’annales historiques, mais on est à peu près d’accord pour leur refuser l’usage des journaux. La vie politique en Grèce était très-active sans doute ; mais, resserrée dans de petits états, elle ne demandait point d’aussi puissants instruments de publicité que l’empire romain, par exemple, qui embrassait le monde presque tout entier dans son immense domination. Les citoyens d’Athènes vivaient sur la place publique ; Démosthènes nous les montre se promenant dans l’Agora et se demandant les uns aux autres : Quoi de nouveau ?

Les Romains étaient beaucoup plus avancés sous ce rapport, et nous sommes aussi mieux renseignés quant à leurs moyens de publicité, grâce aux nombreux témoignages que nous ont laissés leurs historiens, grâce surtout au savant mémoire dans lequel un membre distingué de l’Académie des inscriptions a recueilli et rapproché ces témoignages, avec autant d’esprit que de science.

Dès les premiers temps de Rome, suivant M. Victor Leclerc, le grand pontife, pour conserver les souvenirs publics, recueillait tous les événements de chaque année, et les écrivait sur une table blanchie, qu’il exposait dans sa maison pour que le peuple pût la consulter. Ces tablettes portaient en tête les noms des consuls et des autres magistrats ; elles contenaient tout ce qui concernait les aruspices, les cérémonies, les comices, les appels, le sénat, les affaires militaires, et tout ce qui fait l’objet des lois ; on y trouvait enregistrés les triomphes et les statues décernés comme récompenses publiques, la dédicace des temples et autres monuments, les fléaux, les éclipses, les prodiges de toute nature, qui devaient nécessairement occuper une large place dans des Annales rédigées par le chef suprême du sacerdoce romain.

Rome, pendant plusieurs siècles, n’eut pas d’autre histoire que ces Annales des pontifes. Elle se trouvait, aux premiers temps de son existence, dans la position de la Grèce ; mais quand sa domination se fut étendue, que les parties lointaines de l’Empire sentirent le besoin de se mettre en rapport suivi avec la capitale, que les gouverneurs des provinces, que tous les ambitieux, se virent éloignés du centre des partis, des conjurations, des luttes politiques, et qu’ils eurent intérêt à connaître en quelles mains passait le pouvoir, quels étaient les candidats du peuple, on dut songer à créer des moyens de correspondance. Dans un gouvernement où l’ambition était excitée et tenue sans cesse en éveil, où l’immense chaîne des intérêts et des espérances embrassait au loin tous les rangs des citoyens où l’ascendant de l’homme public se formait de l’appui unanime des tribus, des municipes, des colonies, et même des nations étrangères, la parole, ce grand instrument politique, ne pouvait plus suffire aux communications entre les patrons et les clients, entre Rome et tous les peuples. Il se produisit alors, sous le nom d’Acta publica, une sorte de feuille publique, absolument comme, chez nous, ce même besoin des esprits, ces mêmes sollicitudes de la vie politique, firent naître les gazettes manuscrites, ou Nouvelles à la main, qui circulèrent longtemps avant que l’imprimerie pût librement répandre les faits de chaque jour, de chaque heure, avec une si prodigieuse rapidité.

Les Annales des pontifes avaient un caractère éminemment sacré ; la politique proprement dite n’y avait point accès. Le voile le plus épais couvrait d’ailleurs les actes du Sénat. Ce fut César qui, dans une pensée facile à pénétrer, ordonna que les actes journaliers du Sénat seraient écrits et publiés, comme ceux du peuple, qui l’étaient depuis plusieurs années déjà. Dès lors les grandes Annales furent remplacées par les Acta diurna[1], qui en différèrent non-seulement par leur périodicité, mais encore par la nature de leur composition. Tandis que les Annales n’enregistraient en général que les faits les plus mémorables de l’histoire, et particulièrement ceux qui touchaient à la religion, les Acta donnèrent place aux moindres détails qui étaient de nature à inspirer quelque intérêt, même éphémère.

D’après cette conjecture les journaux seraient comme une bouture sortie du vieux tronc pontifical ; ils n’en seraient que la prolongation et l’émancipation au dehors ; ils auraient eu, comme le théâtre, comme la statuaire en bien des pays, leur période hiératique, avant d’avoir leur existence populaire.


Ces Acta diurna n’étaient pas assurément des journaux tels que nous les voyons aujourd’hui, ce n’étaient probablement dans l’origine que les procès-verbaux des Assemblées du sénat et du peuple, avec des extraits ou des analyses des discours et des projets de lois ; mais leur cadre dut bientôt s’agrandir, pour faire place à tout ce qui pouvait piquer la curiosité publique. Ainsi on y trouvait, dit-on, comme dans nos feuilles modernes, les cérémonies funèbres, les incendies, les exécutions, les pluies de pierres, les banqueroutes, les longévités et les fécondités extraordinaires, les nominations des magistrats, le récit des événements militaires, la description des fêtes et des jeux publics, les rivalités des cochers du Cirque, les succès ou les chutes des acteurs ; et il ressort d’un passage de Tacite, parlant de l’avidité avec laquelle on lisait les Diurna « pour y voir ce que n’avait point fait Thraséas[2] », que, s’ils ne se livraient pas à la discussion des actes politiques et à la critique des hommes publics, ils enregistraient du moins les actions les plus importantes des personnages considérables. Les Romains, du reste, n’avaient pas tardé à comprendre le parti que la vanité pouvait tirer de ce nouvel agent de la renommée. Avaient-ils fait le moindre don à un temple, ils envoyaient aux journaux une note où était célébrée leur munificence. L’orgueil de Livie, si l’on en croit Dion Cassius, lui avait suggéré l’idée de faire insérer dans les Actes les noms de tous les Sénateurs, et même des hommes du peuple, qui avaient été admis le matin à l’honneur de la saluer, et Agrippine, mère de Néron, en agit de même. Tibère, au témoignage du même auteur, faisait écrire ou écrivait lui-même dans ces recueils publics de nouvelles, mais pour y consigner ce qu’on avait dit contre lui, quelquefois même ce qu’on n’avait pas dit, et préparer ainsi des prétextes à sa vengeance. Il n’y laissait, d’ailleurs, rien paraître de contraire à ses vues ou à sa domination. Commode, au contraire, prenait un insolent plaisir à faire raconter par les journaux de Rome toutes ses cruautés et toutes ses infamies.


On peut juger, par ces témoignages empruntés aux écrivains romains, de l’importance qu’avaient acquise peu à peu les Acta diurna. Mais il y avait loin encore de ces feuilles au journal, dans le sens qu’on attache à ce mot chez les nations modernes, et qui emporte naturellement avec lui une idée de polémique et de discussion, même dans les pays soumis à l’autorité la plus absolue. « Ni sur la fin de la République, ni sous l’Empire, dit M. Sainte-Beuve dans l’article que nous avons déjà cité, pas plus dans les rares intervalles de liberté que sous la censure des maîtres, les journaux à Rome ne furent jamais rien qui ressemblât à une puissance ; ils étaient réduits à leur plus simple expression, et l’on ne saurait moins imaginer dans un grand État, qui ne pouvait absolument se passer de toute information sur les affaires et les bruits du Forum. Il n’y avait à Rome que le journal en quelque sorte rudimentaire, un extrait de Moniteur, de petites Affiches et de Gazette des tribunaux ; le vestige de l’organe, plutôt que l’organe puissant et vivant. M. Leclerc a fait comme ces curieux anatomistes qui retrouvent dans une classe d’animaux ou dans l’embryon la trace, jusque-là imperceptible, de ce qui plus tard dominera. Si M. Magnin a su montrer la persistance et faire comme l’histoire de la faculté dramatique aux époques même où il n’y a plus de théâtre ni de drame à proprement parler, M. Leclerc, à son tour, a pu trouver la preuve de la faculté du journal chez les Romains. Cette faculté humaine, curieuse, bavarde, médisante, ironique, n’a pas dû cesser dès avant Martial jusqu’à Pasquin. Mais qu’on n’en attende alors rien de tel (M. Leclerc est le premier à le reconnaître) que cette puissance de publicité devenue une fonction sociale ; ceci est aussi essentiellement moderne que le bateau à vapeur. Le véritable Moniteur des Romains se doit chercher dans les innombrables pages de marbre et de bronze où ils ont gravé leurs lois et leurs victoires ; les journaux littéraires du temps de César sont dans les lettres de Cicéron, et les petits journaux dans les épigrammes de Catulle : ce n’était pas trop mal pour commencer. S’il y avait eu des journaux, dans ce sens moderne qui nous flatte, au moment où se préparait la rupture entre César et Pompée, on aurait vu Curion soudoyer, courtiser des rédacteurs, César envoyer des articles tout faits ; il y aurait eu escarmouche de plume avant Pharsale. Mais rien ; le journal de Rome manqua toujours de premier Paris aussi bien que de feuilleton : est-ce là un aïeul ? Et sous les empereurs, après Néron et dans les interrègnes, s’il y avait eu de vrais journaux à Rome, chaque prétendant y serait allé, en même temps qu’aux prétoriens, pour se les assurer ; et Trimalcion et Apicius, dans leurs digestions épicuriennes, auraient songé à en acheter un, pour être quelque chose.

» C’est à nous, bien à nous, notre gloire et notre plaie que le journal ; prenons garde ! c’est la grande conquête, disions-nous hier ; nous le redisons aujourd’hui, et, plus mûrs, nous ajoutons : c’est le grand problème de la civilisation moderne[3]. »

Nous pensons sur ce point comme l’éminent critique : la parenté entre nos journaux et ceux de Rome est fort lointaine ; cependant on ne peut nier qu’il n’y ait une grande analogie entre ces deux créations, nées évidemment des mêmes besoins, mais qui se sont produites dans des temps si éloignés l’un de l’autre, et dans des circonstances si diverses sous tant de rapports.

Du reste, il ne nous est rien parvenu qui nous puisse donner une idée de la contexture de ces gazettes romaines. M. Leclerc indique un fait qui permettrait, selon lui, de se figurer ce qu’elles renfermaient entre le premier consulat et la dictature de César. Cicéron, partant pour son proconsulat de Cilicie, aurait chargé un de ses clients, Célius Rufus, de le tenir au courant des événements qui pourraient l’intéresser. De cette correspondance de Célius il nous est resté dix-sept lettres, remplies de nouvelles de toutes sortes, ramassées de toutes mains par des gens payés pour cela. M. Leclerc voit dans ces lettres, d’ailleurs ingénieuses, vives, originales, le reflet brillant des Acta diurna. « Mais n’est-ce pas se faire un trop bel idéal des journaux de Rome ? C’est précisément parce que ces journaux, qui sont à peine indiqués en passant dans la correspondance de Célius, ne disent pas l’indispensable, qu’il y supplée si activement près de Cicéron. Il va jusqu’à lui copier au long un sénatus-consulte, faute du Moniteur du jour apparemment. Quand on lit cette suite de lettres, on en reçoit une impression qui dément plutôt l’idée d’un service officiel et régulier par les journaux. » On peut retourner de même l’argument tiré des lettres que Cicéron lui-même écrivait de Rome, soit à Quintus, son frère, soit à Atticus, son ami, lettres pleines des affaires et des bruits de la ville, et qui, dans la pensée du sagace dissertateur, peuvent donner également une idée de l’immense variété des matières dont se composaient les journaux de Rome. « Ces lettres, dit-il, pour une suite de plus de vingt ans, remplacent cette collection perdue ; elles forment comme un journal, trop pressé sans doute de suivre les événements pour ne pas les dépasser quelquefois ; mais n’est-ce pas une ressemblance de plus avec un journal ? »

On aurait une autre preuve de l’insuffisance des Acta dans ce fait que les citoyens riches entretenaient des esclaves dont l’occupation était de leur rapporter le bulletin quotidien des affaires publiques ou des sentences des tribunaux, recueillies et résumées par les actuarii ou sténographes, ainsi que les diverses nouvelles du jour : décès, naissances illustres, mariages ou divorces [4] et les mille autres petits faits qu’ils apprenaient de la bouche des nouvellistes, « coureurs effrontés de nouvelles et d’anecdotes qu’il y a du risque à dire et à savoir [5] », grands politiqueurs, « qui, sans quitter le Forum, où ils s’assemblaient au pied de la tribune aux harangues, d’où leur était venu le nom de subrostrani, savaient mieux que les généraux par quels chemins il fallait conduire l’armée, où il convenait de camper, de prendre ses quartiers d’hiver et de livrer bataille [6]. »

Les patriciens avaient encore, pour les tenir au courant de la chronique scandaleuse, le parasite, type éteint de nos jours, ou, pour mieux dire, qui s’est transformé, mais qui occupe une grande place dans l’histoire de la société romaine, dont il était le journal vivant et comme le feuilleton-chronique. « Cet homme, dit Martial, invente force nouvelles, qu’il débite comme vraies. Il sait ce que le roi des Parthes a dit dans son conseil privé ; il donne le chiffre de l’armée du Rhin et de celle des Sarmates ; il est au fait des ordres que le roi des Daces a transmis par écrit confidentiel ; aucun des ressorts cachés de la politique ne lui est inconnu, et partout il a des intelligences secrètes. Il n’est pas moins au courant des nouvelles de la ville, dont il possède toute l’histoire scandaleuse, et il vous apprendra que telle veuve est enceinte, dans quel mois elle le devint et de qui, etc. »

C’était, comme on le voit, un personnage précieux que le parasite, à une époque où l’on n’avait pas encore inventé les petits journaux mais tout le monde ne pouvait pas se donner ce luxe, et d’ailleurs, si l’on en juge par ce qui se passe aujourd’hui chez le peuple le plus spirituel du monde, les parasites spirituels n’étaient sans doute pas très-communs. Il n’est donc pas étonnant que la spéculation se soit emparée des Acta diurna ; des industriels firent commerce des copies de ces actes et Tacite nous apprend qu’on les envoyait dans les provinces et jusque dans les armées [7]. Les auteurs du temps, Cicéron entre autres, parlent de ces entrepreneurs de publicité, et nommément d’un certain Chrestus, dont la feuille, compilatio était célèbre et fort répandue.


Les Acta diurna paraissent s’être continués, à travers des vicissitudes diverses, jusqu’aux derniers empereurs. Quand l’empire tomba, les journaux disparurent : le journal est le signe et le besoin de la vie commune, et les Barbares, après la conquête, dispersés avec les vaincus sur leurs propriétés, ne conservèrent entre eux aucun lien de centralisation ; et pour les moyens d’information, ils étaient probablement, chez tous ces peuples nouveaux aussi élémentaires que ceux que César trouva en usage dans les Gaules quand il y pénétra : les Gaulois, à son rapport, étaient si avides de nouvelles, qu’ils couraient après les voyageurs et les forçaient de s’arrêter pour leur apprendre ce qu’ils savaient de nouveau. « Mais, dit Pelloutier dans son Histoire des Celtes, d’après l’auteur des Commentaires, comme ces nouvelles, que les voyageurs et les marchands forgeaient souvent à plaisir, causaient quelquefois de grands mouvements et donnaient lieu à mille résolutions précipitées, les États bien réglés des Gaules avaient une loi qui défendait aux particuliers de répandre des nouvelles dans le public ; il fallait les porter au magistrat, qui les supprimait ou les publiait, selon qu’il le jugeait à propos. Il n’était pas même permis de s’entretenir d’affaires d’État hors de l’assemblée générale. »




Origines du Journal chez les Modernes.


La vie politique sommeilla longtemps chez les peuples modernes ; on sait d’ailleurs combien fut lente leur agrégation, si l’on peut ainsi parler, et qu’il fallut des siècles pour que les nationalités européennes parvinssent à se constituer. En ce qui concerne la France, par exemple, on est étonné, quand on ouvre un de nos vieux chroniqueurs, de voir combien peu, jusqu’au xve siècle, il y avait de relations, de cohésion, entre les diverses provinces, ou même entre les villes de la même province. Chaque cité, chaque bourgade, enfermée dans une double enceinte de fossés et de murailles, vivait d’une vie tout intérieure, indépendamment des bourgades voisines, avec lesquelles elle n’avait souvent que des communications très-difficiles.

À plus forte raison les populations demeuraient-elles absolument étrangères à ce que nous appelons la politique extérieure. C’était l’affaire des rois uniquement et de leurs ministres, et le populaire ne prenait nul souci de ce qui pouvait se passer chez ses voisins. Il fallut les guerres de religion pour mettre fin à cette indifférence mutuelle. Alors, en effet, un intérêt nouveau entra en jeu ; à part les rivalités des souverains, il y eut désormais un intérêt commun entre les nations. La querelle qui se vidait par les armes en Hollande ou en Allemagne était la querelle de tous les protestants et de tous les catholiques ; chaque bataille, chaque prise de ville, mettait une moitié de l’Europe dans la joie et l’autre moitié dans la douleur. Les nouvelles, même des pays les plus lointains, furent dès lors pour toutes les classes l’objet d’une ardente curiosité, et la propagation rapide et régulière de ces nouvelles devint un besoin public.

C’est alors que naquit le journal. La controverse religieuse, si ardente au XVIe siècle, dit un de nos plus habiles publicistes, avait trouvé dans l’imprimerie un instrument à la fois et un aliment. Les gros livres, trop longs à écrire, trop longs surtout à lire, firent place aux petits traités courants, qu’il était facile de répandre. Les traités eux-mêmes furent supplantés par les manifestes, les proclamations, les satires, imprimés sur des feuilles isolées, et habituellement d’un seul côté, qu’on obtenait à bon marché, qu’on se passait sous le manteau, et qu’au besoin on affichait pendant la nuit. Les partis, pour enflammer le zèle ou soutenir l’ardeur de leurs adhérents, faisaient imprimer et distribuer la relation des avantages qu’ils avaient obtenus. C’est par des circulaires de ce genre, cachées dans la selle d’un cheval, dans la doublure d’un manteau de voyage, que les protestants de France apprenaient les victoires de leurs coreligionnaires d’Allemagne, et ils se servaient à leur tour du même moyen. L’usage devint bientôt général d’imprimer sur des feuilles séparées et de vendre à bas prix les relations de tous les événements remarquables, de tous les faits propres à affriander les lecteurs. On devait être naturellement conduit à réunir plusieurs événements sur la même feuille ou dans le même cahier, et le jour où l’industrie d’un homme, encouragée par la curiosité croissante du public, donnerait un titre uniforme à ces feuilles volantes, établirait entre elles un ordre de succession et leur assignerait un retour périodique, la gazette, le journal, serait créé [8].


Le journal naquit presque simultanément, et sous l’influence des mêmes causes, en France, en Angleterre et en Hollande, au commencement du XVIIe siècle. Si l’on s’attache à la question de priorité, les dates semblent être en faveur de la Hollande et de l’Angleterre, mais, en réalité, c’est à la France, comme nous le démontrerons bientôt, qu’appartient l’honneur d’avoir donné naissance au premier journal [9].

Cependant Venise a des prétentions dont nous devons dire quelques mots. Elles reposent uniquement sur l’étymologie du mot gazette, gazetta, dont on s’est longtemps servi pour désigner les feuilles politiques [10], et qui est incontestablement un mot vénitien. Au temps des guerres contre les Turcs, le gouvernement de Venise, pour satisfaire la légitime curiosité des citoyens, faisait lire, dit-on, sur la place publique, un résumé des nouvelles qu’il avait reçues du théâtre de la guerre, et on donnait une petite pièce de monnaie appelée gazetta pour assister à cette lecture, ou pour prendre connaissance de ce qui avait été lu, ou encore, selon d’autres, pour acheter le cahier où ces nouvelles étaient consignées : de là le nom de gazettes appliqué aux feuilles contenant des nouvelles [11]. Voilà la tradition, et il serait presque à désirer qu’elle fût vraie : ne serait-il pas curieux, en effet, que le journal moderne, ce raisonneur bruyant et bavard, cet instrument de discussion et de publicité, soit né, ait bégayé ses premiers mots, dans un pays qui avait fait du silence le dogme fondamental de sa politique ? N’eût-il pas été piquant de voir le gouvernement absolu et mystérieux de Venise, le défiant et soupçonneux conseil des Dix, encourager les premiers essais de ces petites feuilles destinées à devenir les plus formidables machines de guerre qui aient jamais été inventées contre l’autorité des gouvernements ? Par malheur on ne trouve en Italie aucune trace de ces gazettes vénitiennes.


Si l’on en croyait un article de M. Sichel publié dans l’Athenœum français du 2 septembre 1854, l’Allemagne aurait à la priorité des droits bien mieux fondés encore, et ce serait au commerce que les journaux devraient leur origine.

À l’époque, dit-il, où le gouvernement de Venise publiait les Notizie scritte, les grandes maisons de commerce de l’Allemagne commençaient déjà à faire multiplier par des copies et à échanger leurs rapports commerciaux, afin de se tenir au courant des événements politiques de nature à influencer les affaires. Parmi ces relations écrites, qui représentaient les premiers essais du journalisme, celles qui furent rédigées à Augsbourg sous les auspices de la maison des Fugger prenaient à la fin du XVIe siècle une forme et une étendue qui les rapprochent déjà de nos journaux modernes. Presque tous les jours il paraissait un numéro sous le titre de Ordinari-Zeittungen, et à côté d’eux des suppléments, Extraordinari-Zeittungen, avec les nouvelles les plus récentes. Le prix d’un numéro ou d’un supplément était à Augsbourg même de 4 kreuzers ; toute l’année, y compris les frais de distribution à domicile, se payait 25 florins, et les Ordinari-Zeittungen seuls, 14 florins. Une collection de ces journaux d’Augsbourg qui embrasse les années 1568-1604, a été conservée à la bibliothèque de Vienne, et présente une source très-précieuse pour l’histoire de cette époque.

L’abondance des nouvelles contenues dans cette collection s’expliquerait par les rapports très-étendus de la maison Fugger. Elle avait des agents dans toutes les parties du monde, et entretenait une correspondance quotidienne avec toutes les grandes maisons de commerce. Ses affaires de change et d’emprunt lui faisaient jouer un rôle important dans le monde politique, et la mettaient en rapport avec beaucoup de gouvernements, avec nombre d’hommes d’État et de parti. Enfin elle s’était assuré, par de nombreux services, l’affection des jésuites, et recevait fréquemment de cette société, qui commençait à se répandre sur le monde entier, des communications confidentielles.

L’histoire de l’orient de l’Europe occuperait surtout une grande place dans ces journaux ; grâce aux jésuites, ils avaient de temps en temps des nouvelles d’outre-mer, de la Perse, de la Chine, du Japon, de l’Amérique. Les correspondants se seraient aussi envoyé des nouvelles littéraires, annonçaient les livres curieux et en donnaient des extraits. La représentation d’une nouvelle comédie y serait souvent mentionnée. Les rapports sur la récolte y seraient très-fréquents, de même que les tableaux du prix du blé et d’autres denrées. Enfin il n’y aurait pas jusqu’aux réclames et aux annonces qu’on y rencontrerait de temps en temps ; il s’y trouverait un long registre Comment et où toutes les choses sont maintenant à acheter à Vienne.

Bref, si l’on prenait à la lettre le dire de M. Sichel, l’Europe n’aurait fait que suivre, et suivre bien tardivement et de bien loin l’Allemagne dans la voie de la presse. Quoi qu’il en soit de cette assertion, peut-être un peu trop ingénieuse, et que nous n’avons pas été à même de contrôler, nous avons vu dans les correspondances commerciales un élément que nous devions signaler. N’oublions pas de dire que les Zeittungen n’étaient pas écrits dans une langue unique ; il y règne au contraire, sous ce rapport, la plus grande diversité : la plupart des lettres sont écrites dans l’idiome du pays d’où elles émanent, beaucoup le sont en italien, la langue commerciale de l’époque ; les communications des savants et des ecclésiastiques sont faites dans un latin plus ou moins intelligible.


Les Anglais, de leur côté, ont de bonne heure revendiqué pour leur pays l’initiative de ce genre de publication ; mais leurs prétentions s’appuyaient sur trois numéros d’un prétendu Mercure de 1588, que l’on a reconnu depuis être une fraude d’érudit, une supercherie littéraire fort habile, mais dont personne ne saurait plus être la dupe aujourd’hui.

Cependant, dès les dernières années d’Élisabeth et les premières de Jacques Ier, on trouve en Angleterre un grand nombre de feuilles volantes et de placards intitulés News (Nouvelles), et contenant le récit d’événements qui s’étaient accomplis en Angleterre ou sur le continent. Dans ce dernier cas, le titre indique presque toujours que les nouvelles offertes au public sont traduites de l’original hollandais. Ce soin de la part des éditeurs anglais suffirait seul à décider en faveur de la Hollande la question de priorité mais nous manquons absolument de renseignements sur les premiers essais de la presse dans ce dernier pays, essais qui n’étaient probablement, comme la traduction, que d’imparfaites ébauches. En 1622, une association d’éditeurs commença à Londres la publication d’une feuille intitulée : les Nouvelles hebdomadaires d’Italie, d’Allemagne, de Hongrie, de Bohême, etc., qui paraissait à époques indéterminées. Peu de temps après, un auteur de nouvelles à la main, profession alors fort répandue, comme nous aurons occasion de le voir bientôt, prit la direction des Weekly News, et leur imprima une certaine régularité. Chaque exemplaire porte, outre la date de sa publication, un numéro d’ordre, ce qui ferait croire à la périodicité du recueil ; mais il paraît qu’il éprouva de fréquentes interruptions, et l’on en perd tout à fait la trace après 1639. D’ailleurs, cette petite feuille, qui ne donnait pas en une année autant de matière qu’en contient un seul numéro du Times, se bornait à enregistrer à la file, pêle-mêle, sans aucune réflexion, les événements importants ou singuliers arrivés sur le continent ; elle ne se hasardait qu’avec une extrême timidité à parler des affaires de l’intérieur, ou plutôt elle s’en gardait comme d’un délit qui aurait attiré sur elle les foudres de la Chambre étoilée, ce redoutable tribunal qui fit aux pamphlétaires une guerre si acharnée, si cruelle. Et il est à remarquer que bien longtemps après encore les journaux anglais durent s’astreindre à la même réserve, de peur d’éveiller la sévérité du Parlement, qui, devenu tout-puissant à son tour, ne se montra pas moins jaloux que la Chambre étoilée de l’influence considérable que la presse périodique avait acquise ; ils ne se permettaient non plus que bien rarement de citer des noms propres, car il était arrivé plus d’une fois que de grands personnages avaient fait assommer des écrivains pour avoir parlé d’eux dans les gazettes. Revenant aux Weekly News, nous ne faisons aucune difficulté d’avouer que leur publication constitua un véritable progrès dans l’histoire de la presse ; mais ce n’était pas encore un journal dans toute l’étendue de la signification actuelle de ce mot.

Pendant qu’en Angleterre le journal cherchait ainsi sa voie, une feuille paraissait à Paris qui, par la régularité de sa publication, par sa circulation européenne, par l’abondance et le choix de ses matières, la supériorité de sa rédaction et le nombre de ses correspondances répondait enfin, aussi complétement que cela était possible à cette époque, à l’idée que nous nous faisons d’un journal : c’était la Gazette de Renaudot, qui débuta en mai 1631 et se continua avec une imperturbable régularité jusqu’en 1792, époque où elle revêtit une nouvelle forme, sous laquelle elle est venue jusqu’à nous. Il y a loin encore assurément de la feuille de Renaudot aux journaux actuels ; mais enfin c’était le journal ; l’instrument, l’arme, était créée, le temps devait faire le reste.

Avant d’aborder l’histoire de la mère des journaux, « mère Gigogne, s’il en fut, comme le dit M. de Laborde, et bien digne par sa persévérance d’avoir enfanté une pareille postérité », nous croyons devoir, pour en mieux faire comprendre l’importance et le rôle, remonter autant que possible le cours de sa filiation et chercher quels peuvent avoir été ses ancêtres. Le journal, nous l’avons fait pressentir, n’est pas né tout d’une pièce, on n’est arrivé à cette conception qu’à la suite de longs tâtonnements, cent cinquante ans seulement — la chose est remarquable — après l’invention de l’imprimerie ; il a eu des précédents, des similaires, si l’on peut ainsi dire, auxquels nous avons déjà fait allusion, et qui méritent de nous occuper quelques instants.


Chroniqueurs, Gazetiers et Nouvellistes. — Nouvelles à la main, Gazettes manuscrites.

On a dit que M. Leclerc, encouragé dans cette voie de recherches par le succès de son travail sur les journaux romains, s’occupait activement de suivre au moyen-âge la trace du journal. Des journaux privés, il n’en manqua jamais, même alors : on écrivait à la dernière page de sa Bible ses bons ou mauvais jours ; le moine ou le bourgeois de Paris notaient dans l’ombre les événements mémorables ou singuliers. Mais lorsqu’on entend par journal une feuille plus ou moins régulière, périodiquement publiée, on a plus de peine à en découvrir, et c’est à M. Leclerc que revient le soin d’en dépister.

Dans les premiers temps de la monarchie, il n’y eut d’autres journalistes que les chroniqueurs, et encore sont-ils rares et bien insuffisants. C’est au XVe siècle seulement que les documents commencent à abonder. Cette époque, en effet, remplie d’événements si étranges, si variables, si caractérisés, devait tout ensemble secouer les intelligences, donner le désir de l’observation, et fournir aux esprits les plus paresseux une ample moisson de remarques. Aussi les chroniques abondent-elles dans ce siècle, et elles fourmillent des plus curieux détails. Dans le nombre, il en est qu’en raison de leur caractère, on pourrait appeler les chroniques bourgeoises, et qui intéressent plus particulièrement notre sujet tels sont : le Journal d’un bourgeois de Paris, 1409-1449 ; les Mémoires de Jacques du Clercq, 1448-1467 ; la Chronique scandaleuse, attribuée à Jean de Troyes, 1461-1483. Ce qui caractérise en général les chroniqueurs, c’est le développement de l’esprit communal, la préoccupation des choses de la vie journalière, le mélange constant des plus petits faits aux grands événements : ils font le commérage de l’histoire ; ils narrent les scandales, racontent la pluie et le beau temps, recherchent les anecdotes ; ils reflètent pour ainsi dire le foyer domestique de la patrie. Ce sont, en un mot, de véritables gazetiers, avec l’observation en plus, et la naïveté, et la bonhomie.

Les chroniqueurs bourgeois apportent à l’histoire, à l’histoire des mœurs surtout, un trésor de renseignements spéciaux, que l’on ne trouverait nulle part ailleurs ; ils donnent l’idée la plus complète de la vie dans la cité, de l’existence bourgeoise, de la politique, de l’activité turbulente des bonnes villes durant ces temps de trouble, et l’historien ne saurait se dispenser de les consulter.

Ce ne serait pas sans fruit non plus qu’il interrogerait nos poètes des XIIIe et XIVe siècles ; un exemple suffira pour donner une idée de ce que ces vieux auteurs, si peu consultés, offriraient au chercheur qui aurait le courage de les fouiller. Dans les Faictz et dictz de maistre Jehan Molinet (Paris 1540), nous rencontrons, sous le titre de Recollection des merveilles advenues en nostre temps, commencé par très-élégant auteur messire Georges Chastelain, et continué par maistre Jehan Molinet, une pièce qui contient, en 140 huitains, tous les événements historiques qui ont eu lieu de 1428 à 1498, c’est-à-dire jusqu’à la mort de Charles VIII. Elle commence ainsi :

  Qui veult ouyr nouvelles
  Estranges à compter,
  Je sçay les nonpareilles
  Qu’homme sauroit chanter,
  Et toutes advenues
  Depuis longtemps en ça :
  Je les ai retenues,
  Et sçay comment il va.

Voici en quels termes y sont mentionnées la découverte de l’imprimerie et celle de l’Amérique :

  J’ai veu grant multitude
  De livres imprimés
  Pour tirer en estude

 Povres mal argentez ;
  Par ces nouvelles modes
  Aura maint escolier
  Decret, bibles et codes,
  Sans grand argent bailler.

  J’ai veu deux ou trois isles
  Trouvées en mon temps
  De chucades fertiles,
  Et dont les habitants
  Sont d’estranges manières
  Sauvages et velus.
  D’or et d’argent minières
  Voit-on en ces pallus.

Au XVIe siècle, l’horizon s’élargit tout à coup ; la lumière jaillit à flots sous le choc des passions religieuses. Pendant les mouvements de la réforme, les placards, les pamphlets, les satires, les brochures, tiennent lieu de journaux et en préparent l’avènement. Sous la Ligue, les chaires chrétiennes sont transformées en tribunes politiques, où les prédicateurs déclament des premiers-Paris furibonds, et il nous est resté dans la satire Ménippée un curieux monument de cette polémique ardente, passionnée à l’excès. Les guerres civiles eurent ce résultat de développer l’activité, l’influence, la verve de la bourgeoisie ; c’est au milieu de leurs fiévreuses agitations que se montrent les politiqueurs, les nouvellistes, les gazetiers, et que les gazettes à la main commencent à circuler en grand nombre, non-seulement en France, mais dans toute l’Europe.

La passion des nouvelles est probablement aussi ancienne que le monde, et de tout temps il a dû se trouver des hommes pour spéculer sur cette passion. Renfermée dans de justes bornes, c’est un besoin naturel, légitime, qui devait être d’autant plus vif que les moyens de communication étaient plus incomplets ; poussée jusqu’à l’excès, c’est une manie, que Bayle avait justement baptisée du nom de Nouvellisme, et de laquelle sont nés les Nouvellistes, qu’il faut eux-mêmes distinguer en nouvellistes par caractère et nouvellistes de profession, mais auxquels on peut attribuer en commun, quoiqu’à des titres différents, la paternité des Nouvelles à la main, espèce de gazettes manuscrites ou clandestinement imprimées qui ont précédé le journal, et qui ensuite ont persisté comme moyen de faire circuler les nouvelles dont la censure ou l’autorité supérieure n’auraient pas permis la publication.

Nous avons vu combien les Gaulois, nos aïeux, étaient avides de nouvelles ; nous n’avons pas dégénéré sous ce rapport, et, pour en être convaincu, il suffit d’avoir vu les rues de Paris, les boulevards surtout, à certaines époques, d’avoir assisté à l’assaut des boutiques de journaux dans certains moments. Rien d’ailleurs de plus naturel que ce besoin. Aujourd’hui, nous avons dans le journal un intarissable causeur qui satisfait amplement notre curiosité ; mais jusqu’au commencement du XVIIe siècle ce n’était que par ouï-dire que les citoyens pouvaient connaître même les événements qui intéressaient le plus leur repos, leur fortune, leur vie. On ne doit donc pas s’étonner si, aux époques de troubles et de révolutions, Paris se répandait dans les rues, et si au besoin de curiosité se joignit bientôt le besoin de polémique : il était impossible que chacun ne dît pas son avis sur les nouvelles qui faisaient l’entretien de la journée. « Quand le savetier a gagné par son travail du matin de quoi se donner un oignon pour le reste du jour, il prend sa longue épée, sa petite cotille, son grand manteau noir, et s’en va sur la place décider des intérêts d’État [12]. » — « Ne savez-vous pas, dit Somaize dans ses Véritables Précieuses, que le peuple tient conseil d’État au coin des rues et sur le Pont-Neuf, et qu’il y gouverne non-seulement la France, mais encore toute l’Europe ? » Et les dissertations se continuaient sous le manteau de la cheminée. « Aujourd’hui, écrivait Mornay vers la fin du XVIe siècle, il n’y a boutique de factoureau, ouvroir d’artisan ni comptoir de clergeau qui ne soit un cabinet de prince et un conseil ordinaire d’État ; il n’y a aujourd’hui si chétif et misérable pédant qui, comme un grenouillon au frais de la rosée, ne s’émouve et ne s’ébatte sur cette connaissance. »

L’émotion passée, et chacun retourné à ses affaires, il ne restait aux écoutes que les nouvellistes par caractère et les nouvellistes de profession, race éteinte aujourd’hui, mais qui avait grandement sa raison d’être avant l’existence des journaux. Le besoin de se renseigner avait fait organiser sur divers points de Paris des centres auxquels venaient aboutir, comme à un commun écho, tous les bruits sur les choses de l’intérieur et de l’extérieur. Les principaux centres étaient : le jardin du Luxembourg, qui fut longtemps le chef-lieu du nouvellisme, et qui demeura toujours le point de ralliement des nouvellistes littéraires, des chenilles du théâtre, comme les appelle Gresset [13] ; — le jardin des Tuileries, où l’on rencontrait l’arrière-ban des nouvellistes, assis sur les bancs, « à l’ombre, autour du rondeau » et sur un autre « fort long, au bout du boulingrin », suivant ce que nous apprend un curieux petit livre, l’Ambigu d’Auteuil (1709, in-8) ; — le jardin du Palais-Royal, rendez-vous habituel de la tourbe des nouvellistes

  Déguenillés, mourant de faim,

  De ces hâbleurs passant leur vie
  Dessous l’arbre de Cracovie [14]


un orme fameux ; ainsi nommé des bourdes, des craques, qui se débitaient sous son ombrage ; — la salle mugissante du Palais [15] ; — l’Arsenal ; le cloître des Augustins, que le voisinage du Pont-Neuf était très-propre à achalander de nouvelles, et celui des Célestins, où l’on voyait surtout des abbés. Les nouvellistes se réunissaient encore dans les cafés, où les curieux se portaient en foule, comme jadis les Athéniens à la place du marché, pour savoir les nouvelles du jour.

Il y avait rivalité entre ces différents cercles ; une petite pièce de la fin du XVIIe siècle, le Nouveau règlement général pour les nouvellistes, nous fournit à cet égard de très-curieux détails [16] :

« Dans les assemblées qui se forment de ces infatigables curieux qui font profession actuelle de s’entretenir des grands événements, l’on n’y entend ordinairement que du galimatias et des qui-pro-quo, au lieu de discours judicieux et vraisemblables ; cet abus a obligé les présidents de tous les bureaux établis pour le débit et l’entretien des nouvelles du temps de convoquer une assemblée générale pour convenir ensemble et authentiquement des moyens de remédier à un tel abus.

 » Mais la plus grande difficulté fut de s’ajuster sur le lieu et la manière de s’assembler, car les nouvellistes des Tuileries prétendaient que tous les autres devaient s’y rendre et leur céder la préséance, à cause que c’était la maison du roi. Le président du Luxembourg soutint qu’elle lui appartenait d’ancienneté, et à cause du bon air qui fait ordinairement la substance des partisans de nouveautés. Mais celui du Palais-Royal disputa à tous le premier rang, par la raison que son fondateur avait été le plus grand politique de son siècle. Le président du cloître des Grands-Augustins le voulut emporter de haute lutte. Il proposa, pour soutenir son droit, toutes les boutiques qui en dépendent, dans lesquelles on faisait une continuelle lecture de toutes les gazettes qui s’impriment dans l’Europe : de sorte qu’on devait regarder ce lieu célèbre comme le tronc copieux de toutes les nouvelles, et dont les branches s’étendent et fleurissent dans tous les autres bureaux. Néanmoins le président des Célestins s’y opposa formellement, sous prétexte que leur jardin était, par privilége, destiné pour les nouvellistes de distinction, et qu’aucune autre personne n’avait la liberté d’y entrer ; il avança que de tout temps les plus habiles politiques en avaient fait leur centre, témoin Antoine Perez, secrétaire d’État des dépêches universelles de Philippe II, roi d’Espagne, lequel, s’étant réfugié en France, conçut tant d’inclination pour ce couvent, qu’il voulut qu’après sa mort on l’enterrât dans le cloître, où l’on voit encore son épitaphe, qui doit imprimer un vrai respect dans l’esprit des savants nouvellistes.

 » Ceux du Palais, qui ne sont nourris que d’un lait qui ne saurait jamais se cailler, formèrent empêchement à la prétention de tous les autres, et même au dessein qu’ils avaient de travailler à la réforme. Ils alléguaient pour moyen le long usage où ils étaient de parler de tout sans règle et sans connaissance, en soutenant que les saillies d’esprit et l’invention avaient bien plus de beauté et d’agrément qu’une froide relation de faits et d’événements ; que ce style n’était bon que pour les marchands, qui ne comptent que sur leur propre fonds, au lieu que les personnes d’un génie vif et heureux savaient trouver dans l’imagination un plaisir et un applaudissement qu’on ne goûtait point dans un récit simple et uni ; que c’était par le secret de faire des applications hardies des lois sur différentes matières opposées que plusieurs avocats acquéraient de la réputation et de grosses fortunes ; en un mot, que l’inclination des Français était toujours d’aller bien loin, sans s’embarrasser de la science des chemins, et qu’il suffisait d’avoir une langue et du courage pour gagner bien du pays.

 » Le député des cafés remontra que la question dont il s’agissait ne regardait nullement la noblesse ni l’ancienneté des lieux où les bureaux se tenaient, mais seulement ceux qui y avaient entrée et voix délibérative ; qu’on ne pouvait pas nier que présentement les cafés ne fussent le rendez-vous le plus ordinaire des nouvellistes d’esprit et de distinction, particulièrement en hiver, où les promenades n’étaient pas de saison, et que c’était pour cette raison qu’il devait avoir la préséance dans cette grande assemblée.

 » Les barbiers eurent avis des motifs pourquoi elle se tenait. Ils ne manquèrent pas d’y faire leurs remontrances, aux fins d’y être reçus comme membres de ce digne corps, fondés sur ce que, de tout temps, ils étaient en possession d’être les premiers nouvellistes de tous les pays, et d’être choisis pour battre l’estrade et découvrir tout ce qui se passe d’important dans ce genre de science, ayant pour cet effet beaucoup de relations auprès des personnes de la première qualité : en sorte que c’était dans leurs boutiques que se raffinaient les plus curieuses nouveautés avant que de se répandre dans le public ; qu’au reste ils avaient soin de prendre régulièrement les gazettes toutes les semaines, dont la lecture ne coûtait rien qu’un peu de patience, en attendant son rang d’être rasé, en y ajoutant, aussi gratis, des commentaires considérables ; concluant que, si l’on ne leur faisait pas la justice de leur accorder la préséance sur tous les bureaux, ils espéraient au moins d’y être agrégés pour y occuper la seconde place.

» Après qu’on eut examiné toutes les circonstances de ces contestations, les présidents et députés convinrent enfin de laisser la préséance au bureau du Palais, non-seulement à cause que c’est le magasin général des nouvelles, et où il en vient moins qu’il ne s’en fabrique, mais encore pour n’avoir point de procès, qui achèveraient de gâter l’esprit s’ils étaient joints avec le négoce des nouvelles [17]. À l’égard du rang des autres présidents et députés, il fut arrêté qu’il se prendrait comme ils entreraient, n’y ayant point de place, après celle du président du Palais, plus honorable l’une que l’autre. Les choses étant ainsi réglées, quoique avec beaucoup de peine, on travailla sérieusement au moyen de mettre un bon ordre par tous les bureaux, qui fût ponctuellement observé par tous les nouvellistes, à peine aux contrevenants de n’être pas écoutés, et de confisquer leurs nouvelles comme marchandises de contrebande.

 » On trouve les principaux articles de ce règlement, qui a été lu, publié et affiché dans les bureaux. »


Dans tous ces centres où les nouvellistes « célébraient leurs conciles mutins », une foule d’oisifs apportaient chaque jour et venaient recueillir le butin quotidien, nouvelles politiques et littéraires, bruits de la ville et de la cour. « L’occupation de ces oisifs, dit le petit livre que nous citions tout à l’heure, est de s’entretenir de ce qu’ils ont vu et de ce qui les regarde, en particulier lorsque les nouvelles ne fournissent pas ; et bien souvent, dans l’empressement que quelques-uns ont de donner bonne opinion de leur fait, quatre ou cinq parlent à la fois. » Mais on doit croire que les nouvelles faisaient rarement défaut, l’imagination des nouvellistes suppléant abondamment en cas de disette. « Quelques-uns consentiraient, dit La Bruyère, à voir une autre fois les ennemis aux portes de Dijon ou de Corbie, à voir tendre des chaînes et faire des barricades, pour le seul plaisir d’en dire ou d’en apprendre la nouvelle. » Les affaires de l’État n’étaient-elles pas d’ailleurs un thème inépuisable pour les politiqueurs de ces conciliabules ? « Le sublime du nouvelliste est le raisonnement creux sur la politique », dit encore notre grand moraliste. Et Montesquieu : « Il y a une certaine nation qu’on appelle les Nouvellistes. Leur oisiveté est toujours occupée. Ils sont très-inutiles à l’État ; cependant ils se croient considérables, parce qu’ils s’entretiennent de projets magnifiques et traitent de grands intérêts. La base de leur conversation est une curiosité frivole et ridicule. Il n’y a point de cabinets si mystérieux qu’ils ne prétendent pénétrer ; ils ne sauraient consentir à ignorer quelque chose. À peine ont-ils épuisé le présent qu’ils se précipitent dans l’avenir, et, marchant au-devant de la Providence, la préviennent sur toutes les démarches des hommes. Ils conduisent un général par la main, et, après l’avoir loué de mille sottises qu’il n’a pas faites, ils lui en préparent mille autres qu’il ne fera pas. Ils font voler les armées comme des grues et tomber les murailles comme des cartons. Ils ont des ponts sur toutes les rivières, des routes secrètes dans toutes les montagnes, des magasins immenses dans les sables brûlants : il ne leur manque que le bon sens. » On voit que les nouvellistes français ne le cédaient en rien à ceux de Rome, et la peinture de Montesquieu n’est que la copie brillante de celle que traçait Tite-Live dix-sept cents ans plus tôt.

Il y avait dans chaque cercle le nouvelliste tant pis et le nouvelliste tant mieux, l’optimiste et le pessimiste. « Démophile, à ma droite, se lamente et s’écrie : Tout est perdu, c’est fini de l’État ; il est du moins sur le penchant de sa ruine… On a fait les plus lourdes fautes… Il débite ses nouvelles, qui sont toutes les plus tristes et les plus désavantageuses que l’on pourrait feindre… Et si vous lui dites que ce bruit est faux et qu’il ne se confirme point, il ne vous écoute pas. Il ajoute qu’un tel général a été tué, et, bien qu’il soit vrai qu’il n’a reçu qu’une légère blessure et que vous l’en assuriez, il déplore sa mort, il plaint sa veuve, ses enfants, l’État ; il se plaint lui-même : il a perdu un bon ami et une grande protection… Si l’on attaque cette place, continue-t-il, on lèvera le siége ; ou l’on demeurera sur la défensive sans livrer de combat, ou, si on le livre, on le doit perdre ; et si on le perd, voilà l’ennemi sur la frontière. Et, comme Démophile le fait voler, le voilà dans le cœur du royaume : il entend déjà sonner le beffroi des villes et crier à l’alarme ; il songe à son bien et à ses terres. Où conduira-t-il son argent, ses meubles, sa famille ? Où se réfugiera-t-il ? En Suisse ou à Venise ? — Mais, à ma gauche, Basilide met tout d’un coup sur pied une armée de trois cent mille hommes ; il n’en rabattrait pas une seule brigade : il a la liste des escadrons et des bataillons, des généraux et des officiers ; il n’oublie pas l’artillerie, ni le bagage. Il dispose absolument de toutes ces troupes… il sait ce qu’elles feront et ce qu’elles ne feront pas : vous diriez qu’il ait l’oreille du prince ou le secret du ministre… Une autre fois il accourt tout hors d’haleine, et après avoir respiré un peu : Voilà, s’écrie-t-il, une grande nouvelle ! Ils sont défaits, et à plate couture ; le général, les chefs, du moins une bonne partie, tout est tué, tout a péri ! Voilà, continue-t-il, un grand massacre, et il faut convenir que nous jouons d’un grand bonheur ! Il s’assied, il souffle, après avoir débité sa nouvelle, à laquelle il ne manque qu’une circonstance, qui est qu’il y ait eu une bataille… [18] »

Si du reste, l’on veut juger de l’estime dont jouissaient en général les nouvellistes, il suffit d’ouvrir nos vieux lexiques ; on lit, par exemple, dans le Dictionnaire de Trévoux : « Le caractère de nouvelliste conduit au ridicule ; c’est une espèce de profession qui rabaisse l’homme au-dessous de lui-même. Les nobles ruinés ou fainéants sont d’ordinaire nouvellistes ou généalogistes. » Aussi la satire ne les a-t-elle pas épargnés. Hauteroche a dirigé contre eux, en 1678, sa comédie des Nouvellistes ; et, en 1689, paraissait à Anvers, toujours à leur adresse, un poème héroï-comique intitulé « Le grand théâtre des nouvellistes, docteurs et historiens à la mode, ou Le cercle fameux de la promenade du Luxembourg, poème héroï-comique, envoyé à un homme de qualité partisan de ce cercle, au sujet des entreprises qu’on y fait, tant contre les droits de la Gazette, par des nouvelles forgées à plaisir, que de la conversation, de la guerre, des sciences et des arts les plus sublimes, par les insultes, fourberies et questions ridicules, dont bien souvent la solution ne s’y donne que par des injures et des coups de poing. »

De Visé, le créateur du Mercure galant, qui, pour les besoins de son journal, fréquentait beaucoup les nouvellistes, qui, par conséquent, les connaissait parfaitement, en a tracé dans ses premiers numéros une peinture dont nous reproduirons quelques traits :

« Vous avez peut-être ouï parler des nouvellistes, qu’une curiosité qui ne les laisse point en repos, et leur fait souvent négliger leurs propres affaires pour songer à celles des autres, fait assembler en divers lieux publics de Paris, et surtout dans la grande salle du Palais et dans le jardin du Palais-Royal. C’est dans ces deux endroits où les deux plus grands corps de nouvellistes s’assemblent tous les jours, et où la curiosité attire beaucoup plus d’honnêtes gens que d’autres. Vous aurez peut-être d’abord de la peine à croire combien, parmi les fausses nouvelles qui s’y glissent, on y en débite de véritables, et de choses curieuses et spirituelles. J’ai eu longtemps de la peine à le croire avant que d’être devenu membre de ces célèbres corps ; mais enfin j’en ai découvert les raisons. Elles viennent de la diversité des personnes de mérite, d’esprit et de naissance, qui s’y rendent de toutes parts ; et vous devez aisément être persuadé que parmi les nouvelles de tant de gens qui ont de différents emplois et de différents commerces dans le monde, il y en peut avoir beaucoup de curieuses et de véritables. Les uns apportent des lettres de leurs amis, les autres de leurs parents. Les autres ont commerce avec quelques commis des ministres, et les autres avec des gens attachés au service des princes, et qui sont même quelquefois dans leur confidence. Il s’en trouve aussi qui ont des parents auprès des ambassadeurs que le roi a dans les pays étrangers ; et il y en a même qui connaissent ceux des autres souverains qui sont auprès de Sa Majesté, et ceux-là apprennent souvent d’eux beaucoup de choses qu’il serait difficile de savoir par d’autres voies. J’ai vu pendant cette campagne des nouvellistes qui avaient toutes les semaines deux fois des lettres de banquiers de Hollande qui apprenaient des choses fort curieuses, et qui ne pouvaient venir de l’armée que longtemps après, parce que les courriers n’étaient pas obligés de se détourner, comme ceux qui venaient des armées du roi, et les nouvellistes ont su par ces lettres le passage de Tolüys trois jours avant qu’il y eût à Paris aucune lettre de la cour qui parlât de cette belle action, qui en contient tant d’autres mémorables…

» Il y a quantité de gens qui condamnent les nouvellistes sans les connaître ; mais s’ils doivent être blâmés de quelque chose, c’est plutôt à leur manière de débiter les nouvelles, et à leurs empressements pour en apprendre, qu’à leur esprit, qu’on doit trouver à redire ; quand on les examinera bien, l’on connaîtra que leur procédé ne fait rien voir d’extraordinaire que l’on ne fasse partout où les assemblées sont grandes… Ce n’est pas que je veuille justifier tous les nouvellistes, quoiqu’ils ne fassent que ce que font tous les hommes… Il y a de faux nouvellistes qui se mêlent parmi les véritables et dont on ne peut se défaire… Ce que j’ai trouvé de plus remarquable parmi ces messieurs c’est que les plus fous croient être les plus sages, et que les plus grands nouvellistes se défendent de l’être ; de manière qu’il n’y a presque pas un de ceux qui composent ces assemblées qui ne croie l’être moins que son compagnon, et qui ne le raille d’être nouvelliste. L’un dit qu’il n’y vient si assidument que pour savoir ce que l’on dit, parce qu’il s’est engagé d’écrire des nouvelles en province ; un autre jure qu’il ne s’y rend tous les jours que pour rire de ce qui s’y passe ; et il s’en trouve qui assurent qu’ils n’y viennent que pour se promener, quoiqu’ils y soient si assidus qu’ils consomment souvent les heures du repas plutôt que de ne pas entendre la fin d’une nouvelle commencée. C’est ainsi que chacun couvre de quelque prétexte l’avide curiosité si ordinaire à tant de gens.

» … Et je prétends encore plus vous divertir par les manières dont les choses se sont débitées que par les nouvelles mêmes : car enfin il n’y a rien de plus plaisant que les disputes qui se font quelquefois entre deux obstinés ; rien n’est plus divertissant que d’entendre souvent parler de politique un homme qui n’a jamais su ce que c’est, que de voir débiter plusieurs nouvelles à la fois, et d’en voir quitter une à moitié pour en commencer une autre, et de la laisser aussitôt pour reprendre la première. J’ai vu quelquefois des nouvellistes dans un cruel embarras parce qu’ils ne pouvaient en même temps entendre tout ce qui se disait en différents endroits… »

Dans l’ébauche d’une comédie contre les nouvellistes, dont il sème çà et là quelques scènes à travers ses récits, une maîtresse parle ainsi de son amant, qui passe pour un très-grand nouvelliste :


Aux affaires d’État tout entier il s’applique.
Monsieur de Montangrue est, je pense, son nom,
      Et d’être très-grand politique
      En tous lieux il a le renom.

Il pourrait gouverner lui seul mille provinces,
      Et nous n’avons point aujourd’hui
      De personnes qui mieux que lui
      Sachent les intérêts des princes.


Ailleurs c’est une petite bourgeoise, dont le mari est nouvelliste écoutant, et perd tous les jours son temps sous les arbres du Palais-Royal,


      Avecque de faibles cervelles
      À qui ce jardin plaît aussi.


Cette brave femme pense que


      Ce métier où l’on perd son temps
      N’est pas le fait d’un homme sage,
      Qui doit songer à son ménage,
      Et n’est que pour les fainéants.


Elle va donc relancer son mari jusque dans ces bruyants conciliabules :


        Messieurs, je vous demande excuse
        Et je croyais avecque vous
        Trouver mon fainéant d’époux,
        Qui tous les jours ici s’amuse
Et fait le nouvelliste au milieu de vingt fous.


Elle s’en plaint à tous ceux qu’elle rencontre : il a perdu le sens, il n’est plus propre à rien :


Quand chez un procureur il va pour ses affaires,
Il oublie en causant ce qui l’y fait aller ;
Pourvu qu’il nouvellise, il n’y songe plus guères,
        Et s’en revient sans en parler.
    Dernièrement, tout prêt à rendre l’âme,
        Il pensa me faire enrager,
Et, d’un air tout mourant, il me disait : Ma femme,
N’as-tu rien de nouveau ? Si tu veux m’obliger,
        Va t’en chercher, je te conjure,
        Quelque nouvelle qui soit sûre.
À son apothicaire il en disait autant,
        À son médecin tout de même :
Ils avaient beau le voir avec un soin extrême,
Sans nouvelles jamais il n’en était content ;
S’ils n’en apportaient pas, il leur faisait la mine,
    Et nous étions obligés quelquefois
        D’en inventer entre nous trois
    Pour l’engager à prendre médecine.


Il n’en dort pas, ou, s’il cède au sommeil, c’est pour rêver de ce qui l’occupe exclusivement :


Il ne songe jamais si ce n’est de nouvelles,
    Et, quand il croit en avoir de fort belles,
Il me tire en rêvant, la nuit, pour m’en conter ;
Quand il n’a rien à faire, il lève quelque armée,
        Qu’il casse quelques jours après ;
Et quelquefois il croit voir l’Europe alarmée

        De ses chimériques apprêts.
        Sa folie étant sans seconde,
Il ôte, en sa pensée, et donne des emplois,
        Et croit que tous les rois du monde
        Devraient applaudir à ses choix.
Dernièrement, la nuit, il brûla trois chandelles,
        Des six à la livre, et des belles,
À compter par ses doigts, à la plume, aux jetons,
Combien le Grand-Seigneur a dedans son armée,
        Dont la Pologne est alarmée,
        De cavaliers et de piétons ;
        Puis, avec grande patience,
Il vit à quoi pouvait monter cette dépense,
Et, d’un si long travail las jusqu’au dernier point,
Se vint coucher ensuite, et ne me parla point.


Il lui faut des nouvelles à toute force ; au besoin il en invente, et les appuie de mille innocents subterfuges. Ainsi, souvent il s’écrit à lui-même pour faire croire à une nombreuse correspondance et donner plus de créance à ses inventions ; ou bien,


Si chez lui pour affaire il passe un demi-jour,
        Il bâtit d’abord une histoire,
Et tâche à ses pareils de faire aussitôt croire
        Qu’il vient d’arriver de la cour.


Le nouvellisme, qui d’abord n’avait été qu’une manie de curieux ou d’oisifs, devint un métier pour certains coureurs de nouvelles, qui se mettaient aux gages de quelque grand personnage, qu’ils avaient charge de tenir au courant des bruits de la ville. On avait un nouvelliste comme on avait un maître d’hôtel et un cocher ; c’était un meuble de grande maison. On lit cette mention dans un compte manuscrit des recettes et dépenses du duc de Mazarin : « Au sieur Portail, pour les nouvelles qu’il fournit toutes les semaines par ordre de Monseigneur, et pour cinq mois, à 10 livres par mois, 50 livres. » Ce n’était pas payer trop cher un homme dont l’emploi consistait à rechercher ou à inventer les nouvelles de la ville et de la cour ; à savoir ce qui était dans la pensée du prince, et même ce qui n’y était pas ; à connaître ou à imaginer ce que le roi avait dit tout bas à la reine, et, ainsi que le disait des nouvellistes de son temps un poète comique latin, à révéler la conversation que Jupiter avait eue avec Junon[19]. Mais ils avaient certains petits profits qui compensaient un peu l’exiguité de leur pension. Ainsi, quand, par occasion, ils passaient dans le quartier vers l’heure de midi, ils pouvaient aller dîner à l’office. « Et vous pensez bien, fait dire Monteil à un de ces parasites, que j’en avais tous les jours occasion. Ma place, à cet égard, était fort bonne. Pour la conserver, j’écrivais le plus que je pouvais des nouvelles à la main, des gazetins, des gazettes à la main, divisées par articles, que je remplissais de toutes sortes de contes de ruelles, de bruits de ville, d’anecdotes édifiantes ou scandaleuses, de tout ce que je pouvais ramasser en allant, en entrant partout, en ne cessant d’écouter[20]. »

Dans l’origine, les nouvellistes se bornaient à se communiquer les nouvelles qu’ils avaient recueillies, chacun de son côté, ou tirées de leur imagination, et, en se séparant, ils les répandaient de vive voix par la ville. Mais bientôt on en était venu, dans la plupart des cercles, à en tenir registre ; on en discutait la valeur, et, si elles le méritaient, on leur donnait place dans une sorte de journal, dont les copies manuscrites étaient répandues à profusion dans Paris. Telle est l’origine de ces fameuses Nouvelles à la main dont on a tant parlé. Le commerce s’en était même, à la fin, régularisé, autant que le permettait leur nature clandestine : chaque cercle avait son bureau de rédaction et de copie, ses correspondants en province, et les gazettes manuscrites, ou gazetins, comptaient un grand nombre d’abonnés auxquels on les adressait moyennant une somme qui variait suivant qu’elles se composaient de plus ou moins de pages. De là au journal il n’y avait plus qu’un pas.


Il semblerait que les nouvelles à la main eussent dû disparaître devant les gazettes imprimées. Il n’en fut rien cependant, grâce à l’avantage qu’elles avaient sur ces dernières d’être beaucoup plus libres et plus complètes. Cette liberté suffit pour les soutenir, et elles persistèrent longtemps, malgré les arrêts des tribunaux, malgré la chasse que leur donna Renaudot, qui aurait voulu, au dire de Guy Patin, son caustique adversaire, « faire pendre tous ces faiseurs de gazettes à la main, d’autant plus qu’ils étaient cause qu’il ne se vendait guère de sa gazette imprimée. »

Le même fait se produisit en Angleterre, où la presse, cependant, était relativement beaucoup plus libre. Chez nos voisins d’outre-mer, comme sur le continent, le vrai journal se fit longtemps par correspondance ; là aussi les grands personnages avaient des correspondants attitrés, et cet usage y avait également introduit l’industrie des lettres-circulaires et des nouvelles à la main. La noblesse des comtés, qui venait rarement à la cour, n’avait guère d’autre moyen d’information que ces lettres-circulaires, et les établissements publics, les cafés, avaient soin d’en recevoir quelqu’une, afin de se créer, par l’appât de la curiosité, une clientèle plus élevée. Il fallut longtemps pour que la feuille imprimée se substituât complétement à la gazette manuscrite des nouvellistes, et les raisons en sont bien simples. Les premiers journalistes étaient fort mal informés, et quiconque approchait un peu les grands était mieux instruit qu’eux. Et puis, dans la crainte d’attirer sur leur tête les foudres de la chambre étoilée, ils s’aventuraient rarement à parler des affaires intérieures ; les nouvellistes, au contraire, en faisaient le principal sujet de leurs lettres et non-seulement ils racontaient les faits, mais ils y joignaient des jugements, des appréciations, qu’ils n’eussent osé imprimer. Les Lettres de Nouvelles (News-Letters), comme on les appelait, étaient donc beaucoup plus intéressantes que le journal imprimé, et pendant un demi-siècle elles lui demeurèrent fort supérieures en circulation et en importance. Une feuille du temps, l’Evening-Post, s’étonne que bien des gens en province consentent à payer 3 et 4 livres par an (75 à 100 fr.) pour recevoir une correspondance, lorsqu’un bon journal leur coûterait beaucoup moins. Ce fut au point que plusieurs feuilles, pour faire concurrence aux nouvelles à la main, avaient imaginé de paraître avec deux pages imprimées et deux pages en blanc, afin qu’on pût se servir de son journal en guise de papier à lettres, et envoyer les nouvelles du jour à ses amis chaque fois qu’on leur écrivait. Ces journaux se vendaient 2 pences ou 20 centimes le numéro.

En France, ce qui surtout fit la fortune des nouvelles à la main, indépendamment des restrictions apportées à la liberté de la presse, ce fu leur caractère éminemment satirique ; c’est du scandale que vivaient la plupart de ces gazettes clandestines. Quelques unes cependant n’étaient que des ramassis de nouvelles fort inoffensives ; il en était même certaines qui, à ce qu’il paraît, affectaient déjà la forme et le ton de nos chroniques et courriers. Nous trouvons dans le catalogue de la Bibliothèque poétique de M. Viollet-Leduc, sous le titre de La Gazette ; Paris, jouxte la copie imprimée à Rouen par Jean Petit, 1409 (1609 ?), une pièce de vers que le savant bibliophile donne comme « une sorte de satire en forme de programme des gazettes à la main, et dans ce programme, comme dans tous ceux que l’on fait aujourd’hui, on promettait beaucoup plus que l’on ne voulait et que l’on ne pouvait tenir. » On y fait même tant de promesses, et des promesses de telle nature, que nous serions forcé de convenir, si cette pièce n’est pas antidatée, que les gazettes manuscrites avaient pris, dès le commencement du XVIIe siècle, un développement que nous n’aurions pu soupçonner. Voici, du reste, ce qu’en donne M. Viollet-Leduc dans son catalogue :


    La Gazette en ces vers
    Contente les cervelles,
    Car de tout l’univers
    Elle reçoit nouvelles.
    ............
La Gazette a mille courriers
Qui logent partout sans fourriers.

Il faut que chacun lui réponde,
Selon sa course vagabonde,
De çà, de là, diversement,
De l’Orient à l’Occident,
Et de toutes parts de la sphère,
Sans laisser une seule affaire,
Soit d’édits, déclarations,
De duels, de commissions,
De pardons pléniers et de bulles,
D’ambassadeurs venus en mules…


Après les nouvelles politiques, viennent les nouvelles particulières,


De malheurs, de prospérités…
De larmes en cour, de piaphes[21]
De morts subites de seigneurs
Pour estre trop grands besongneurs
Des livres de maistre Guillaume…

Quoi que ce soit, rien ne s’oublie,
Car la Gazette multiplie
Sans relasche les postillons
Vistes comme les aquilons.


Il n’y a pas jusqu’aux modes qui n’aient leur chapitre :


La Gazette en cette rencontre
Comprend des points plus accomplis,
Les courtes chausses à gros plis,
Les gauches détours des roupilles,
L’astrolabe des pécadilles,
Dédales et compartiments,
Des boutons et des passements…


Et pour les dames,


                             les méthodes,
Les inventions et les modes
De cheveux neufs à qui les veut,
De fausse gorge à qui ne peut…
Nœuds argentés, lacets, écharpes,
Bouillons en nageoires de carpes,
Porte-fraizes en entonnoir,
Oreillettes de velours noir,
Doubleures aux masques huilées,
Des mentonnières dentellées,
Des sangles à roidir le busc,
Des endroits où l’on met du musc, etc.


Mais dans l’origine, durant les guerres de religion surtout, la plupart des gazettes à la main étaient de véritables libelles, des instruments de guerre dans les mains des partis, ainsi que les placards, avec ou sans illustrations, que l’on peut regarder comme la forme primitive du journal, et dont il nous est resté de très-curieux échantillons. Aussi leurs auteurs étaient-ils impitoyablement pourchassés par les arrêts du Parlement et les ordonnances royales qui portaient contre eux et contre leurs éditeurs les peines les plus sévères.

Le 28 septembre 1553, arrêt tendant à prévenir les suites « de placards séditieux affichés à Saint-Innocent et à la porte du Chastelet. » Le roi, demandant qu’il fût procédé en cette affaire, avait offert secours d’artillerie, poudre et boulets, en cas de besoin. Les années suivantes, les mêmes mesures sont prises contre les placards incendiaires, dont les auteurs vont toujours croissant en audace et en nombre.

Vers la même époque, les prédicateurs commencent à devenir l’objet d’une surveillance particulière. Et, en effet, l’influence de la chaire ne pouvait plus se distinguer des abus de la presse, dans un temps où l’Évangile servait de texte à des déclamations furibondes contre les pouvoirs temporels, contre ceux-là même que la religion proclamait les élus de Dieu sur la terre.

Mai 1560, ordonnance de Romorantin, déclarant « ennemis du repos public et criminels de lèse-majesté tous les prédicants non ayant puissance de prélats… tous faiseurs de placards et libellés diffamatoires… qui ne peuvent tendre qu’à irriter et esmouvoir le peuple à sédition… »

Janvier 1561, loi portant que « tous imprimeurs, semeurs des placards et de libelles diffamatoires, seront punis, pour la première fois, du fouet, et de la vie en cas de récidive. »

15 janvier 1561, arrêt réglementaire du Parlement qui étend les défenses et prohibitions précédentes aux cartes et peintures, et sans doute aussi aux pièces gravées sur bois. Depuis longtemps les caricatures contre la réforme et l’Église romaine faisaient cause commune avec les pamphlets. L’Allemagne et les Pays-Bas nous avaient devancés dans cette voie de publications, d’autant plus redoutables alors qu’elles mettaient les produits de la presse à la portée d’un peuple qui ne savait pas lire.

10 septembre 1563, « défense de faire semer libelles diffamatoires, attacher placards, mettre en évidence aucune autre composition… sur peine d’estre pendus et estranglez, et ceux qui se trouveront attachant ou avoir attaché ou semé aucuns placards, seront punis de semblables peines[22]. »

Sous Louis XIV, les gazettes à la main ont changé de nature et perdu de leur violence : ce sont des chroniques scandaleuses plutôt que politiques ; cependant les poursuites ne se ralentissent pas, et la police est sans cesse à la poursuite de ces feuilles indiscrètes.

Un arrêt du 9 décembre 1670, confirmant deux arrêts précédents, des 1er avril 1620 et 18 août 1666, fait défense à toutes personnes de vendre aucuns libelles écrits qualifiés de gazettes à la main, à peine du fouet et du bannissement pour la première fois, et des galères pour la seconde.

Un arrêt du 22 août 1656, « sur l’avis donné que plusieurs personnes malveillantes, depuis quelque temps s’étaient ingérées de composer plusieurs libelles séditieux, qu’ils intitulent gazettes secrètes, et que depuis quelque temps ils se seraient avisés de les faire imprimer, vendre et distribuer dans les rues par les colporteurs ordinaires », condamne le nommé Louis Chevalier de Saint-Martin, Antoine et Gentil, maîtres imprimeurs, à 24 livres parisis d’amende, applicables aux pauvres de la communauté des marchands libraires, et à voir leur imprimerie fermée pour six mois.

On lit dans une ordonnance du 26 février 1658 : « De par le roi et M. le prévôt de Paris : Aucuns s’ingèrent de composer des gazettes qu’ils font écrire à la main ; non-seulement ils les font distribuer toutes les semaines dans les villes et provinces du royaume, mais aussi les envoient en pays étrangers, et d’autant que cette licence est une entreprise faite par des personnes privées, ignorantes de la vérité des choses, qu’ils écrivent inconsidérément, ce qui pourrait apporter un nouveau préjudice au service du roi, à cause des suppositions et calomnies dont lesdites gazettes sont remplies… ordonnons… à peine de punition corporelle… »

Mais toutes ces défenses n’empêchaient pas les petites feuilles des nouvellistes de circuler dans Paris et de pénétrer dans les provinces les plus reculées ; ce qui, par parenthèse, tendrait à prouver que le métier ne laissait pas d’être lucratif. « Quant aux gazetiers dont vous me parlez, écrit le prince de Condé, gouverneur de Bourgogne, au président du parlement de cette province, c’est un mal sans remède. Il n’y a pas longtemps qu’on en a mis à la Bastille une douzaine tout en un coup, et cela ne les rend pas plus sages. »

Cependant, les délits se renouvelant avec audace en dépit des ordonnances, les arrêts du parlement augmentèrent de rigueur : auteurs, libraires, colporteurs, acquéreurs même de ces écrits, furent poursuivis et atteints. Les registres du parlement portent, entre plusieurs autres condamnations, à la date du 9 décembre 1661, sentence contre un nouvelliste, Marcelin de Laage, qui fut condamné à être fustigé et banni de la ville de Paris pour cinq ans, avec défense de récidiver, et ce à peine de la vie. Un autre arrêt, du 24 septembre 1663, condamne Élie Blanchard, natif de Roué (Maine), pour avoir composé et écrit des gazettes, à être battu et fustigé au milieu du Pont-Neuf, ayant pendus au cou deux écriteaux, devant et derrière, contenant ces mots : Gazetier à la main. En 1683, ordre est donné à La Reynie d’attacher à la première chaîne de forçats qui partira pour les galères les nommés Bourdin et Dubois, condamnés au Châtelet pour distribution de libelles. Le secrétaire d’État pour la maison du roi, en transmettant cet ordre au lieutenant-général de police, ajoute : « Le roi veut que la sentence soit entièrement exécutée. »

L’arrêt de 1666 donnait droit aux officiers ordinaires de juger en dernier ressort les auteurs des gazettes à la main. En 1670, La Reynie demandait à Colbert la prolongation de ce pouvoir accordé aux juges inférieurs. « Il y a nécessité, disait-il, de réprimer par les voies les plus rigoureuses la licence que l’on continue de se donner d’envoyer dans les pays étrangers des libelles manuscrits et gazettes à la main ; mais il serait d’une fâcheuse conséquence de traduire les écrivains pernicieux qui débitent de semblables pièces du premier tribunal au supérieur, et d’exposer à la vue de plusieurs et d’un grand nombre de juges de pareils libelles, qu’on ne saurait tenir trop secrets, ni trop tôt supprimer. »

Les peines dont les menaçait la répression de la justice n’étaient pas le seul danger que les gazetiers à la main eussent à redouter ; ils étaient en outre exposés sans défense à la vengeance personnelle des particuliers. C’est ainsi que le marquis de Vardes, si l’on en croit le cardinal de Retz, fit couper le nez au fameux Montandré, chef des criailleurs du parti des princes, pour un libelle écrit contre la maréchale de Guébriant, sœur du marquis, sans que la justice s’inquiétât davantage de cet acte barbare.


Ces rigueurs expliquent les intermittences, les transformations de ce journalisme clandestin, et l’extrême rareté des gazettes manuscrites ; mais si ces feuilles nous ont échappé, en raison même de leur nature, il nous est facile de juger, aux persécutions qu’elles attiraient sur leurs auteurs, quels en devaient être et le caractère et l’esprit.

Sous le coup de ces dangers de toute nature, les gazettes manuscrites finirent par disparaître, et leur trace nous échappe jusqu’au milieu du siècle suivant, où nous les retrouverons plus vives et plus spirituelles que jamais.

  1. Ce mot se retrouve dans le Diario di Roma, organe moderne de la cour papale, et on lit dans le code Théodosien le mot Diurnarii, qui pourrait se traduire par journalistes.
  2. On sait que, lorsque le Sénat félicitait Néron sur la mort d’Agrippine, et assistait en corps aux funérailles de Poppée, Thraséas osa protester par son abstention et son silence, et que ce silence et cette abstention lui furent imputés à crime.
  3. Sainte-Beuve, Portraits contemporains, II, 359.
  4. Il n’y a pas de jour, dit Sénèque, où les Actes n’aient à enregistrer un divorce.
  5. Sénèque.
  6. Tite-Live.
  7. Diurna populi romani per provincias, per exercitus leguntur. (Annales, XVI, 22.)
  8. Cucheral-Clarigny, Histoire de la presse en Angleterre.
  9. Nous laissons la Chine hors de cause. Il se pourrait faire que l’invention du journal appartînt à cette étrange nation, qui a inventé tant de choses, et notamment l’imprimerie ; telle paraît même être l’opinion de Voltaire (Dictionnaire philosophique), qui dit que la Chine possède des gazettes depuis un temps immémorial mais il ne fait qu’effleurer ce sujet, comme tant d’autres, et personnellement nous ignorons absolument les droits que le céleste empire pourrait avoir à cette invention.
  10. La dénomination de journal, qui a prévalu depuis, fut d’abord réservée aux recueils littéraires et scientifiques. « Un journal, dit l’Encyclopédie, est un ouvrage périodique, qui contient les extraits des livres nouvellement imprimés, avec un détail des découvertes que l’on fait tous les jours dans les arts et dans les sciences… C’est un moyen de satisfaire sa curiosité, et de devenir savant à peu de frais. » Dans cette acception, le plus ancien journal est le Journal des Savants, dont nous parlerons en son lieu.
  11. On donnait plus ordinairement le nom de gazetin aux gazettes manuscrites. — Quelques mauvaises langues voudraient que les gazettes eussent pris leur nom de celui d’un oiseau babillard, la pie, gazza. D’autres, plus forts, le font dériver d’un mot hébreu, corrompu et renversé, izgard, qui signifie nuntius, messager. C’est bien le cas de rappeler l’épigramme fameuse décochée contre Ménage par le chevalier de Cailly :

          Alfana vient d’equus sans doute ;
          Mais il faut convenir aussi
          Qu’en venant de là jusqu’ici,
          Il a bien changé sur la route.

  12. Entretiens du Diable boiteux.
  13. C’est à ceux-là que s’adressait ce trait de La Bruyère : « Le devoir du nouvelliste est de dire : Il y a un tel livre qui court, et qui est imprimé chez Cramoisy, en tel caractère ; il est bien relié, et en beau papier ; il se vend tant. Il doit savoir jusques à l’enseigne du libraire qui le débite. Sa folie est de vouloir faire le critique. »
  14. Henriade travestie.

  15.   Ni Luxembourg, ni quai des Augustins,
      Ni du Palais la mugissante salle,
      En célébrant leurs conciles mutins,
      N’eurent jamais, pour régler les destins,
      Un nouvelliste, Octave, qui t’égale.

    Sénecé
  16. Cette pièce curieuse, dont on connaît deux éditions, l’une in-4o, sans date, l’autre de Paris, Cl. Cellier, 1703, in-8o, a été reproduite par notre ami M. Édouard Fournier dans ses Variétés historiques et littéraires, où il l’a, comme toujours, éclairée d’un de ces lumineux commentaires qui font le succès de ce recueil si éminemment intéressant, une des meilleures productions sans contredit de la Bibliothèque Elzevirienne.
  17. Malgré cette décision, les nouvellistes des Tuileries gardèrent longtemps le pas, qu’ils avaient pris depuis le commencement du siècle sur ceux du Luxembourg. Ils l’avaient encore en 1709 ; c’est du moins ce que l’on peut inférer de ce passage de l’Ambigu d’Auteuil : « Après que toutes les nouvelles sont dites au Palais-Royal, et que des histoires qui ont été rebattues déjà cent fois y ont encore été renouvelées, les coqs des pelotons choisissent ceux qu’ils trouvent dignes de leur tenir compagnie, et leur font signe de les suivre aux Tuileries. C’est sur les six heures que se fait le tric de cette promenade, et le moins mal en ordre vient se produire dans ces magnifiques jardins, où le désajustement des autres ne serait pas de mise. Après le tour de la grande allée, ils se retirent sous des ormes qui sont du côté de la terrasse qui borde la Seine. Là les plus vénérables prennent séance, pendant que le reste, étant debout, ne se lasse point de participer à la récapitulation de ce qui a été débité de plus important dans la journée, non-seulement au Palais-Royal, mais au Luxembourg, à l’Arsenal, au Palais, sans oublier les cloîtres, où il se fait un monde de nouvellistes, et les fameux cafés de Paris, d’où il ne manque pas de venir des députés. »
  18. La Bruyère, Du Souverain ou de la République.
  19. Quod quisque in animo habet, aut habiturus est, sciunt ;
    Sciunt id quod in aurem rex reginæ dixerit ;
    Sciunt id quod Juno fabulata est cum Jove ;
    Quæ neque futura neque facta, illi tamen sciunt.

    (Plaute, l’Homme aux trois deniers.)
  20. Monteil, Histoire des Français.
  21. C’est ce qu’on nomme aujourd’hui des poufs (puff) ou des canards.
  22. V. Leber, De l’état réel de la presse et des pamphlets depuis François Ier jusqu’à Louis XIV.