Histoire politique et littéraire de la presse en France/Partie 1/Origine du Journal en France

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Poulet-Malassis et de Broise (Tome Ip. 61-192).


PREMIÈRE PARTIE

LA PRESSE AVANT LA RÉVOLUTION


I

ORIGINE DU JOURNAL EN FRANCE


LA GAZETTE — TH. RENAUDOT




Théophraste Renaudot. — Ses commencements. — Ses Innocentes Inventions : Mont-de-Piété, Bureau d’adresse et de rencontre. — Comment il est amené à la création de la Gazette.


Dans les premières années du XVIIe siècle était arrivé à Paris un jeune médecin qui n’avait pas tardé à faire beaucoup parler de lui : il s’appelait Théophraste Renaudot. C’était un homme à idées modernes, un de ces vifs esprits pour qui le progrès est un besoin, qui, dans leur impatience, peuvent quelquefois faire fausse route, mais dont la féconde activité tourne toujours, en fin de compte, au profit de la société. De notre temps on l’eût dédaigneusement qualifié d’industriel : ses ennemis le traitaient de charlatan ; mais alors, comme aujourd’hui, l’envie devait être impuissante contre le vrai mérite.

Renaudot était né à Loudun en 1584. Après avoir étudié la chirurgie à Paris, il était allé se faire recevoir docteur à Montpellier ; il avait ensuite voyagé pendant plusieurs années. Revenu dans sa ville natale, il y exerça son art avec tant de succès, que sa réputation s’étendit bientôt dans tout le Poitou et dans les provinces environnantes. Mais Renaudot ne tarda pas à trouver ce théâtre trop étroit. Il revint donc à Paris en 1612, et il obtint, dès son arrivée, le titre de médecin du roi. À en croire ses détracteurs, ce n’était là qu’un vain titre, et, pour vivre, il aurait été obligé d’ouvrir une école. Qu’importe, après tout ? Les difficultés qu’il eut à vaincre ne sauraient amoindrir son mérite, et l’envie qui s’attache à ses premiers pas milite déjà en sa faveur.

Quoi qu’il en soit, Renaudot eut le grand art de mettre le public dans ses intérêts, et de se faire de puissants protecteurs. Richelieu, qui se connaissait en hommes, le distingua bientôt, et lui donna l’office de commissaire général des pauvres valides et invalides du royaume.

Renaudot méritait cette faveur à plus d’un titre. La chimie, qui était encore dans son enfance, commençait à fournir à la médecine quelques curatifs nouveaux, contre lesquels tonnait la Faculté de Paris. Renaudot, qui cherchait le progrès partout, se montra un des plus ardents à exploiter cette mine nouvelle, et, en dépit de la routine, ses remèdes chimiques eurent un succès d’autant plus grand, qu’il les donnait gratuitement aux pauvres, avec ses consultations.

En effet, soit par un sentiment d’humanité, soit par calcul, il s’était fait le commissaire officieux, mais qualifié et breveté, des pauvres et des malades, de ceux qui ne voulaient pas entrer dans les hôpitaux, qui préféraient être traités à domicile : il se chargeait de leur procurer gratis médecins et médicaments.

Ce n’était pas, du reste, le seul service qu’il rendît aux malheureux. Dans le désir de venir en aide aux travailleurs, il avait établi une maison de prêt, ou mont-de-pieté, où affluaient les gens nécessiteux. Ce fut le premier établissement de ce genre. On y prêtait le tiers de l’estimation des objets, moyennant 3 % d’intérêt et un léger droit d’enregistrement. Les dépôts, il est vrai, devenaient la propriété du prêteur s’ils n’étaient pas retirés à l’époque convenue mais on ne dit pas que Renaudot ait abusé ou même usé de cette clause rigoureuse. Que l’on compare ces conditions à celles que font nos monts-de-piété actuels ! Cependant, les bonnes gens ne manquèrent pas de crier à l’usure. Mais Renaudot leur préparait de bien autres sujets de criailleries.

On savait à peine, en France, au commencement du XVIIe siècle, ce que pouvait être, je ne dirai pas un journal dans l’acception actuelle de ce mot, mais même un recueil périodique ; on manquait presque absolument de moyens de publicité, ou l’on n’en avait que de très-élémentaires ; il n’y avait guère plus de publicité commerciale que de publicité politique. Ce n’était que par ouï-dire que l’on connaissait les événements, et ce que l’on voulait faire savoir au public, on n’avait d’autre ressource que de le faire crier par les rues. Pour avoir une idée de ce que devaient être alors les relations sociales à ce point de vue, qu’on se figure, si l’on peut, ce qui adviendrait si les journaux et les affiches venaient tout à coup à être supprimés. Ce fut Renaudot qui porta la lumière dans ce chaos.

Il établit d’abord, sous le titre de Bureau d’adresse et de rencontre, un centre d’informations et de publicité, où chacun pouvait se procurer l’adresse dont il avait besoin, ou tel autre renseignement de même nature. Là se rencontraient les acheteurs et les vendeurs, et l’on y tenait registre de ce dont ceux-ci voulaient se défaire, et de ce que ceux-là désiraient acquérir. Les nouvellistes aussi s’y donnaient rendez-vous et y tenaient de paisibles conciliabules[1].

Nous renvoyons ceux de nos lecteurs qui seraient curieux de connaître plus à fond les opérations de cet établissement, et la manière dont il fonctionnait, au tome XXII du Mercure français[2], ils y trouveront un discours sur l’utilité des Bureaux d’adresse, usage et commodité d’iceux, que Renaudot y introduisit, « pource, dit-il, que l’établissement du Bureau d’adresse, fondement de cettuy-cy, des Gazettes, conférences et autres belles institutions qui s’y sont faites et font journellement au contentement du public, pourra possible sembler à plusieurs digne que l’histoire en marque le commencement, qui n’a pas été remarqué ailleurs. Il avint l’an 1630, fondé sur l’autorité d’Aristote, lequel, au IVe livre de ses Politiques, chap. XV, dit : Oportet esse aliquid tale cui cura sit populum consilio prœvenire ne otiosus sit. — Idem, lib. Politicorum secundo, cap. VII : Quod igitur necessarium est in bene constituenda republica necessariorum adesse facultatem omnes fatentur ; sed quemadmodum id futurum sit non facile est comprehendere. » On ne se serait probablement pas attendu à rencontrer Aristote en cette affaire. Mais Renaudot savait ses auteurs, à telle enseigne qu’il s’appuie encore de l’autorité « du sieur de Montagne, pour servir de preuve au bien qui en reviendra (de son Bureau d’adresse) aux hommes de lettres, et montrer quel est leur avis sur cette matière, même en notre âge et en celui de nos pères. »


« Feu mon père (dit le sieur de Montagne, dans le xxxive chapitre de ses Essais), homme, pour n’être aidé que de l’expérience et du naturel, d’un jugement bien net, m’a dit autrefois qu’il avait désiré mettre en train qu’il y eût ès villes certain lieu désigné auquel ceux qui auraient besoin de quelque chose se pourraient adresser, et faire enregistrer leur affaire à un officier établi pour cet effet. Comme je cherche à vendre des perles, je cherche des perles à vendre ; tel veut compagnie pour aller à Paris ; tel s’enquiert d’un serviteur de telle qualité, tel d’un maître ; tel demande un ouvrier ; qui ceci, qui cela, chacun selon son besoin. Et semble que ce moyen de nous entr’advertir apporterait non légère commodité au commerce public. Car à tous coups il y a des conditions qui s’entrecherchent, et pour ne s’entr’entendre laissent les hommes en extrême nécessité. J’entends avec une grande honte de notre siècle qu’à notre vue deux très-excellents personnages en savoir sont morts en état de n’avoir pas leur saoul à manger : Lilius Gregorius Giraldus[3] en Italie, Sebastianus Castalio[4] en Allemagne. Et crois qu’il y a mille hommes qui les eussent appelés avec de très-avantageuses conditions, ou les eussent secourus où ils étaient, s’ils l’eussent su. Le monde n’est pas si généralement corrompu que je ne sache tel homme qui souhaiterait de bien grande affection que les moyens que les biens lui ont mis en main se pussent employer à mettre à l’abri de la nécessité les personnes rares et remarquables en quelque espèce de valeur, que le malheur combat quelquefois jusques à l’extrémité, et qui les mettrait pour le moins en tel état qu’il ne tiendrait qu’à faute de bon discours s’ils n’étaient contents. »


Parmi les arguments de Renaudot en faveur de son Bureau, nous en citerons un seul, comme exemple de sa logique :


« Pour exemple, dit-il, je cherche à donner à ferme une terre, un autre cherche à prendre une terre à ferme ; faute de se s’entre-connaître il ne se passe point de bail : le seigneur direct en est plus mal payé de ses devoirs ; le propriétaire, incommodé ; le fermier demeure sans emploi ; le notaire ne passe point d’instrument ; le proxenète n’a point le pot-de-vin ; la terre n’est point du tout ou mal cultivée : conséquemment l’héritage en décadence, moins de fruits, moins d’occupation pour les hommes de labeur, et moins d’ouvrages et de manufactures pour toute sorte d’artisans servant au labourage, vêtement et nourriture de ceux que l’oisiveté appauvrissante empêche de pouvoir acheter, et possible encore moins de quoi s’exercer à ceux qui vivent des affaires d’autrui, lesquelles se multiplient par les négoces, comme elles se diminuent faute d’iceux. Car qui est-ce qui ne voit pas que plus il se passe d’affaires entre les particuliers, et plus les solliciteurs, les procureurs, les avocats, les juges, voire les plus éloignés de telles considérations, y trouvent néanmoins de quoi maintenir avec honneur la dignité de leur charge, qui sans cet emploi deviendrait un titre inutile et sans respect, vu la malice du siècle, qui n’estime que ceux qui lui sont nécessaires. »


On comprendra aisément, sans que nous ayons besoin d’insister davantage, quels services pouvait rendre, à cette époque, une pareille institution, si élémentaire qu’elle fût ; aussi l’utilité en fut-elle universellement appréciée, et les Bureaux d’adresse se multiplièrent rapidement, sous l’impulsion de leur fondateur, qui en fut nommé maître général[5].

C’était comme un acheminement vers la publicité par la presse, et Renaudot ne tarda pas à arriver à cette nouvelle conception, qui devait mettre le sceau à sa renommée. Il était on ne peut mieux placé pour être renseigné sur toute espèce de choses : il savait par les Bureaux d’adresse tout ce qui se passait dans la ville, et son ami d’Hozier, le célèbre généalogiste, qui entretenait, pour les besoins de ses travaux, une correspondance très-étendue avec les provinces et l’étranger, le tenait au courant des nouvelles de l’extérieur ; il avait ainsi un inépuisable répertoire d’anecdotes dont il amusait ses nobles malades. Aussi n’était-il pas moins recherché pour ses vives et intarissables causeries que pour son habileté dans l’art de guérir. Voyant cette grande soif de nouvelles, la pensée lui vint d’écrire toutes celles qu’il recueillerait de différentes sources, et d’en faire faire des copies, qu’il distribuait dans ses visites. Mais ces nouvelles à la main eurent tant de vogue, que Renaudot se trouva bientôt dans l’impossibilité de suffire aux demandes qui lui en étaient faites. Il songea alors à les faire imprimer, pour les vendre aux gens qui se portaient bien, et il aurait été ainsi conduit à l’idée du Journal.


Fondation de la Gazette ; difficultés de ses commencements. — Son cadre, son esprit, sa portée. — Détails sur les premiers numéros, sa composition et ses annexes.


Voilà, sur l’origine de la Gazette, la tradition unanime. Elle peut avoir du vrai ; mais, pour admettre qu’elle soit complétement exacte, il faudrait supposer que les nouvelles à la main étaient plus intéressantes que ne le fut la Gazette. Cette feuille, dès sa naissance, se piqua de véracité, d’impartialité ; ç’a été dès le premier jour son caractère et son mérite, et elle y insistait encore quand, en 89, elle se voyait débordée par les flots de la presse révolutionnaire. Mais ce ne fut jamais un journal amusant, et il ne nous semble pas qu’elle ait jamais été propre à distraire des malades, même quand elle avait le mérite de la nouveauté.

Quoi qu’il en soit, il n’y a rien d’étonnant à ce que Renaudot, qui, par son Bureau d’adresse et par les publications qui en émanaient, et dont nous parlerons, avait créé une véritable publicité commerciale, ait songé à créer aussi une publicité politique ; les essais tentés chez nos voisins, essais qu’il ne pouvait ignorer, étaient là pour lui en donner l’idée, s’il n’eut pas été capable de la concevoir de lui-même. Nous ignorons d’ailleurs les circonstances de cet enfantement, qui, selon toutes les probabilités, dut être assez laborieux. Renaudot, nous le savons par lui-même, avait annoncé sa nouvelle invention par un prospectus que nous aurions été bien curieux de voir, mais il nous a été impossible d’en trouver la moindre trace. Tout ce que nous savons, c’est que Richelieu, auquel il dut s’adresser pour obtenir l’autorisation nécessaire, s’empressa de la lui accorder, ayant bien vite compris de quelle importance serait pour le gouvernement une feuille qui raconterait les événements sous la dictée et dans le sens du pouvoir.

Renaudot donna à sa feuille le titre de Gazette, employé depuis longtemps déjà, comme nous l’avons vu, pour désigner les nouvelles à la main, et qu’il choisit « pour être plus connu du vulgaire, avec lequel il fallait parler[6]. »

Le premier numéro parut le 30 mai 1631.

C’est par induction que nous donnons cette date, que nous n’avons trouvée nulle part ; mais pourtant nous la croyons exacte. Les premières Gazettes, en effet, ne portent ni date ni numéro d’ordre, mais seulement une signature alphabétique. Ce n’est qu’au sixième numéro, marqué de la signature F, que l’on rencontre, à la fin, une date, 4 juillet 1631. Or, comme la Gazette paraissait tous les huit jours, nous trouvons, en remontant, pour la date du premier numéro, le 30 mai.

Dans tous les cas, ce n’est certainement pas dans le mois d’avril que commença la publication de la Gazette, comme l’ont avancé plusieurs bibliographes, puisque la plupart des faits du premier numéro sont datés du mois de mai.

Voici, en effet, quelles sont les nouvelles contenues dans la première Gazette : de Constantinople, le 2 avril 1631 ; — de Rome, le 26 avril, et sous cette rubrique se trouvent des nouvelles d’Espagne et de Portugal ; — de la Haute Allemagne, le 30 ; — de Freistad en Silésie, le 1er mai ; — de Venise, le 2 ; — de Vienne, le 3 ; — de Stettin, de Lubec, le 4 ; — de Francfort-sur-l’Oder, de Prague, de Hambourg, de Leipsic, le 5 ; — de Mayence, le 6 ; — de la Basse-Saxe, le 9 ; — de Francfort-sur-le-Mein, le 14 ; — d’Amsterdam, le 17 ; — et enfin d’Anvers, le 24 mai.


En citant le premier et le dernier article de ce premier numéro du premier de nos journaux, nous croyons satisfaire une légitime curiosité :


« De Constantinople, le 2 avril 1631[7]. — Le roy de Perse, avec 15 mille chevaux et 50 mille hommes de pied, assiége Dille, à deux journées de la ville de Babylone, où le Grand-Seigneur a fait faire commandement à tous ses janissaires de se rendre sous peine de la vie, et continue, nonobstant ce divertissement-là (cette diversion) à faire toujours une âpre guerre aux preneurs de tabac, qu’il fait suffoquer par la fumée. »

« D’Anvers, le 24 de may. — Le tambour sonne par toute la Haute-Allemagne. On espère que les Hollandais ne feront cette année non plus que l’autre, à raison du bon ordre que nous avons mis partout, voire que nous les attaquerons les premiers. Nous avons trois camps : l’un aux environs de Vezel, de 14 mille hommes ; l’autre aux environs de Lier et Melines, en Brabant, de 10 mille hommes ; et le troisième entre Ostende et Gravelines, en Flandres, de 12 mille hommes. Nous ne manquons aussi de bons chefs, ayant entre autres le marquis de Sainte-Croix et d’Ayton, le duc de Lerme, don Carle Colomne, les comtes Jean de Nassau et Henri de Bergue, qui aura ici le commandement général des affaires de la guerre, et celui de Vaquens, qui est déclaré vice-amiral, et auquel on a assigné trois cent cinquante mille écus par an pour le desfray de l’armée de mer. »


On remarquera qu’il n’y a point de nouvelles de France dans ce numéro ; il n’en est pas davantage question dans les quatre suivants ; ce n’est qu’à la sixième Gazette qu’on trouve des nouvelles de Saint-Germain et de Paris que nous croyons devoir transcrire :


« De Saint-Germain-en-Laye, le 2 juillet audit an. — La sécheresse de la saison a fort augmenté la vertu des eaux minérales, entre lesquelles celles de Forges sont ici généralement en usage. Il y a trente ans que M. Martin, grand médecin, leur donna la vogue ; le bruit du vulgaire les approuva. Aujourd’hui M. Bonnard, premier médecin du roy, les a mises au plus haut point de la réputation que sa grande fidélité, capacité et expérience peut donner à ce qui le mérite vers Sa Majesté, qui en boit ici par précaution, et presque toute la cour, à son exemple. »


« De Paris, le 3 dudit mois de juillet 1631. — Depuis quinze jours sont ici décédés des fièvres continues, qui y sont fort fréquentes, MM. Berger et de Bragelone, conseillers au Parlement, et M. Charles, le plus fameux médecin de cette ville.

» On y continue cette belle impression de la grande Bible en 9 volumes et 8 langues, qui sera parfaite dans un an. Nous invitons toutes les nations à y prendre part, avec plus de raison que les Sybarites ne conviaient à leur festin un an auparavant. »


Cette sixième Gazette se termine par cette mention : « Du Bureau d’adresse, au Grand-Coq, rue de la Calandre, sortant au marché Neuf, près le Palais, à Paris, le 4 juillet 1631. Avec privilége. » C’est, comme nous l’avons dit, la première où l’on trouve ainsi la mention du bureau et de la date.

Voici les nouvelles intérieures de la septième Gazette :


« De Rouen, le 8 de juillet. — Le différend venu ces jours passés pour la danse d’une nopce a fait entretuer à trois lieues d’ici onze personnes, du nombre desquelles sont les seigneurs de Fontaine-Martel, Malleville et Boufard. »

« De Saint-Germain-en-Laye, ce 10 dudit mois de juillet. — Le sieur de Verchères, fils du premier président de Dijon, a succédé à la charge de son père, naguère décédé. L’ambassadeur du roy de Suède est arrivé en cette cour, et un gentilhomme de la part de l’empereur. Le marquis de La Fuente del Toro, envoyé par le roy catholique pour se conjouir avec Sa Majesté du recouvrement de sa santé à Lyon, et qui arriva il y a un mois, est sur son partement pour l’Espagne, qui fait voir à la France par cette action que véritablement elle ne se haste pas trop, s’étant advisée de ce compliment lorsqu’on n’y pensait plus, comme Sa Majesté lui fit sentir de bonne grâce, lui disant qu’il y avait dix mois qu’il se portait bien. Ainsi Tibère, visité trop tard par les Thébains sur la mort de son neveu Germanicus, leur dit qu’il ne se pouvait consoler de la mort de leur grand capitaine Achille, jadis malheureusement tué devant Troye. De vray, grâces à Dieu, jamais Sa Majesté ne se porta mieux qu’elle fait à présent. Et la tristesse que la cour avait conçue pour la fièvre continue du maréchal de Schomberg est convertie en joye pour son heureuse convalescence. »


Nous bornons là ces citations, qui suffiront pour donner une idée du ton de ces premiers essais du journalisme.

Le dernier numéro de 1631 est du 26 décembre, et porte la signature Hh : c’est pour cette première année 31 numéros, qui sont réunis en un volume sous le titre de Recueil des Gazettes de l’année 1631, titre que quelques écrivains ont pris à tort pour celui de la feuille. Ce premier volume est précédé d’une dédicace au roi et d’une préface au public, qui, outre les explications que Renaudot se crut dans l’obligation de donner à ses lecteurs, et que nous allons reproduire en partie, contient un aperçu de la situation géographique et historique de l’Europe au moment où il commençait sa publication, et destiné, si nous pouvons parler ainsi, à la mettre à jour. En tête de l’exemplaire de la Bibliothèque impériale se voit un portrait de Renaudot ; il porte cette légende : Theophrastus Renaudot Iuliodunensis, medicus et historiographus regius, œtatis anno 58, salutis 1644 ; et cet exergue, par lequel il voulait faire entendre la part qu’il eut dans la création des journaux :



Invenisse juvat, magis exequi, at ultima laus est
        Postremam inventis apposuisse manum.


Il ne faudrait pas conclure des circonstances qui ont amené la création du premier de nos journaux que ce fût un recueil de commérages. Renaudot avait pris par son côté sérieux le besoin qui travaillait les esprits ; c’était une œuvre sérieuse qu’il avait entreprise, et pendant vingt-deux ans il en poursuivit l’accomplissement avec un dévouement, avec une régularité dont on appréciera tout le mérite, si l’on se reporte au temps où il écrivait.

Mais écoutons-le lui-même : il va nous dire, dans ses préfaces, quel sera l’esprit de sa Gazette, et comment il appréciait la portée et les avantages de cette invention :


« Sire, dit-il au roi en lui offrant le recueil de la première année, c’est bien une remarque digne de l’histoire, que, dessous soixante-trois rois, la France, si curieuse de nouveautés, ne se soit point avisée de publier la gazette ou recueil pour chacune semaine des nouvelles tant domestiques qu’étrangères… Mais la mémoire des hommes est trop labile pour lui fier toutes les merveilles dont Votre Majesté va remplir le Septentrion et tout le continent. Il la faut désormais soulager par des écrits qui volent, comme en un instant, du Nord au Midi, voire par tous les coins de la terre. C’est ce que je fais maintenant, Sire, d’autant plus hardiment, que la bonté de Votre Majesté ne dédaigne pas la lecture de ces feuilles. Aussi n’ont-elles rien de petit que leur volume et mon style. C’est, au reste, le journal des rois et des puissances de la terre ; tout y est par eux et pour eux, qui en font le capital ; les autres personnages ne leur servent que d’accessoire… »


Et dans sa préface au public :

« La nouveauté de ce dessein, son utilité, sa difficulté et son sujet (mon lecteur), vous doivent une préface…

» La publication des gazettes est, à la vérité, nouvelle mais en France seulement, et cette nouveauté ne leur peut acquérir que de la grâce, qu’elles se conserveront toujours aisément… Surtout seront-elles maintenues pour l’utilité qu’en reçoivent le public et les particuliers : le public, pour ce qu’elles empêchent plusieurs faux bruits qui servent souvent d’allumettes aux mouvements et séditions intestines ; voire, si l’on en croit César en ses Commentaires, dès le temps de nos ayeux leur faisaient entreprendre précipitamment des guerres dont ils se repentaient tout à loisir… ; les particuliers, chacun d’eux ajustant volontiers ses affaires au modèle du temps. Ainsi le marchand ne va plus trafiquer en une ville assiégée ou ruinée, ni le soldat chercher emploi dans le pays où il n’y a point de guerre ; sans parler du soulagement qu’elles apportent à ceux qui écrivent à leurs amis, auxquels ils étaient auparavant obligés, pour contenter leur curiosité, de décrire laborieusement des nouvelles le plus souvent inventées à plaisir, et fondées sur l’incertitude d’un simple ouï-dire. Encore que le seul contentement que leur variété produit ainsi fréquemment, et qui sert d’un agréable divertissement ès compagnies, qu’elle empêche des médisances et autres vices que l’oisiveté produit, dût suffire pour les rendre recommandables. Du moins sont-elles en ce point exemptes de blâme, qu’elles ne sont pas aucunement nuisibles à la foule du peuple, non plus que le reste de mes innocentes inventions ; étant permis à chacun de s’en passer, si bon lui semble.

» La difficulté que je dis rencontrer en la composition de mes gazettes et nouvelles n’est pas ici mise en avant pour en faire plus estimer mon ouvrage : ceux qui me connaissent peuvent dire aux autres si je ne trouve pas de l’emploi honorable aussi bien ailleurs qu’en ces feuilles ; c’est pour excuser mon style, s’il ne répond pas toujours à la dignité de son sujet, le sujet à votre humeur, et tous deux à votre mérite. Les capitaines y voudraient rencontrer tous les jours des batailles et des siéges levés ou des villes prises ; les plaideurs, des arrêts en pareil cas ; les personnes dévotieuses y cherchent les noms des prédicateurs, des confesseurs de remarque. Ceux qui n’entendent rien aux mystères de la cour les y voudraient trouver en grosses lettres. Tel, s’il a porté un paquet en cour, ou mené une compagnie d’un village à l’autre sans perte d’hommes, ou payé le quart de quelque médiocre office, se fâche si le roi ne voit son nom dans la Gazette[8]. D’autres y voudraient avoir ces mots de monseigneur ou de monsieur répétés à chaque personne dont je parle, à faute de remarquer que ces titres sont ici présupposés comme trop vulgaires, joint que ces compliments, étant omis en tous, ne peuvent donner jalousie à aucuns[9]. Il s’en trouve qui ne prisent qu’un langage fleuri ; d’autres qui veulent que mes relations semblent à un squelette décharné, de sorte que la relation en soit toute nue. Ce qui m’a fait essayer de contenter les uns et les autres.

» Se peut-il donc faire (mon lecteur) que vous ne me plaigniez pas en toutes ces rencontres, et que vous n’excusiez point ma plume, si elle ne peut plaire à tout le monde, en quelque posture qu’elle se mette, non plus que ce paysan et son fils, quoiqu’ils se missent premièrement seuls et puis ensemble, tantôt à pied et tantôt sur leur âne ? Et si la crainte de déplaire à leur siècle a empêché plusieurs bons auteurs de toucher à l’histoire de leur âge, quelle doit être la difficulté d’écrire celle de la semaine, voire du jour même où elle est publiée ! Joignez-y la brièveté du temps que l’impatience de votre humeur me donne ; et je suis bien trompé si les plus rudes censeurs ne trouvent digne de quelque excuse un ouvrage qui se doit faire en quatre heures de jour, que la venue des courriers me laisse, toutes les semaines, pour assembler, ajuster et imprimer ces lignes.

» Mais non, je me trompe, estimant, par mes remontrances, tenir la bride à votre censure. Je ne le puis ; et si je le pouvais (mon lecteur), je ne le dois pas faire, cette liberté de reprendre n’étant pas le moindre plaisir de ce genre de lecture, et votre plaisir et divertissement, comme l’on dit, étant l’une des causes pour lesquelles cette nouveauté a été inventée. Jouissez donc à votre aise de cette liberté française ; et que chacun dise hardiment qu’il eût ôté ceci ou changé cela, qu’il aurait bien mieux fait : je le confesse.

» En une seule chose ne céderai-je à personne, en la recherche de la vérité, de laquelle, néanmoins, je ne me fais pas garant, étant malaisé qu’entre cinq cents nouvelles écrites à la hâte, d’un climat à l’autre, il n’en échappe quelqu’une à nos correspondants qui mérite d’être corrigée par son père le Temps ; mais encore se trouverait-il peut-être des personnes curieuses de savoir qu’en ce temps-là tel bruit était tenu pour véritable. Ceux qui se scandaliseront possible de deux ou trois faux bruits qu’on nous aura donnés pour vérités seront par là incités à débiter au public, par ma plume (que je leur offre à cette fin), les nouvelles qu’ils croiront plus vraies, et, comme telles, plus dignes de lui être communiquées… »


On peut juger, d’après cette préface, publiée un an après l’apparition du premier numéro, à quelles tracasseries était en butte le pauvre gazetier[10], comme le nommaient les pamphlets.

Mais, fort de l’appui du pouvoir et de la faveur publique, Renaudot poursuit son œuvre sans se laisser ébranler. On voit pourtant que ces attaques continuelles l’inquiètent et l’irritent. Pendant deux ans, il se croit obligé d’y répondre une fois par mois, tout en s’avouant à lui-même qu’il ne réussira point à convaincre ses détracteurs : « car, dit-il quelque part, mon récit étant l’image des choses présentes, non plus qu’elles il ne saurait plaire à tout le monde. »

Cependant le succès d’une pareille entreprise ne pouvait être un instant douteux en France : aussi fut-il rapide et grand. Dès 1633, Renaudot se place au-dessus des petites jalousies ; il méprise leurs morsures impuissantes, et parle en homme qui est sûr de sa force :


« Les suffrages de la voix publique m’épargnent désormais de répondre aux objections auxquelles l’introduction que j’ai faite en France des gazettes donnait lieu lorsqu’elle était encore nouvelle : car, maintenant, la chose en est venue à ce point, qu’au lieu de satisfaire à ceux à qui l’expérience n’en aura pu faire avouer l’utilité, on ne les menacerait de rien moins que des petites-maisons. Seulement ferai-je, en ce lieu, aux princes et aux États étrangers, la prière de ne perdre point inutilement le temps à vouloir fermer le passage à mes nouvelles, vu que c’est une marchandise dont le commerce ne s’est jamais pu défendre, et qui tient de la nature des torrents qu’il se grossit par la résistance. »


C’était là un langage digne d’un écrivain qui a la conscience de son œuvre, et que l’on croirait plus jeune de deux siècles.


« Mon autre prière, dit-il ailleurs, s’adresse aux particuliers, à ce qu’ils cessent de m’envoyer des mémoires partiaux et passionnés, vu que nos Gazettes (comme ils peuvent voir) sont épurées de toute autre passion que celle de la vérité. Mais que tous ceux qui en sont amoureux comme moi, en quelque climat du monde qu’ils soient, sans autre semonce que ceste-ci, m’adressent hardiment leurs nouvelles ; je leur témoignerai quelle estime j’en fais par l’adresse réciproque des miennes, qui suis en possession de préférer le service public à ma peine et à ma dépense. » (Janv. 1633.)


Et ailleurs encore :


« Je ne parle plus ici au public pour défendre mes Gazettes, depuis qu’il n’y a plus que les fous qui leur en veulent. Mais bien dirai-je à ceux qui se plaignent de quoi je parle quelquefois des grands sans les louer, que la vraie et solide louange se trouvant dans les actes vertueux, dire la vérité c’est louer tout ce qui le mérite. » (Mai 1633.)


N’est-ce point là parler d’or ? Et dans toutes ses explications on retrouve les mêmes sentiments honorables. Bientôt, d’ailleurs, nous le répétons, « voyant les ennemis de la Gazette abattus, il supprime les préambules justificatifs de ses Relations, non toutefois sans adresser, un remercîment à ceux qui, par la continuation de leur bienveillance depuis trois ans en çà, font en sa faveur une exception à la règle qui rend le changement agréable à tout le monde. »

Une estampe de l’époque, conservée à la Bibliothèque impériale, représente la Gazette assise sur une espèce de tribunal ; sa robe est parsemée de langues et d’oreilles. Le Mensonge, démasqué, lui lance des regards pleins de haine ; la Vérité au contraire semble heureuse d’être assise auprès d’elle. Au pied du tribunal, à droite de la Gazette, qui le désigne du doigt, Renaudot remplit les fonctions de greffier. Les cadets de la faveur se pressent autour de lui et lui offrent de l’argent :


Plus que de triompher nous brûlons de paraître,
Ennemis des combats et serfs d’un faux honneur ;
Vous aurez de notre or en nous faisant faveur :
Dites que nos grands coups font les Mars disparaître.

Mais Renaudot détourne la tête pour ne les point entendre. À gauche, sept personnages, les diverses nations, dont un à cheval, et parmi lesquels on distingue un Castillan à la longue rapière, aux moustaches retroussées, et un Indien coiffé de plumes, apportent des nouvelles et remettent des lettres à la Gazette, en chantant son éloge. Au fond est le crieur du journal, avec un panier d’exemplaires. Chacun des personnages est supposé réciter un quatrain gravé en marge de l’estampe, et que nous croyons pouvoir nous dispenser de reproduire.


La Gazette parut d’abord une fois par semaine, le vendredi (le samedi à partir du 1er janvier 1633), en quatre pages in-4o. Dès la seconde année elle doubla son format, qui fut porté à huit pages[11], divisées en deux cahiers, intitulés, l’un, Gazette ; l’autre, Nouvelles ordinaires de divers endroits, division qui persista pendant de longues années, « cela pour la commodité de la lecture, qui est plus facile à diverses personnes étant en deux cahiers, et aussi à cause de la diversité des matières et des lieux d’où viennent les lettres y contenues, les Nouvelles comprenant ordinairement les pays qui nous sont septentrionaux et occidentaux, et la Gazette ceux de l’Orient et du Midi. » Elle commençait par les nouvelles étrangères, qui en occupaient la plus grande partie, et finissait par celles de la cour de France. Renaudot avait adopté cette marche, presque constamment suivie depuis, pour se conformer, dit-il, à l’ordre du temps et à la suite des dates sauf à ceux qui voudraient suivre celui de la dignité à commencer leur lecture par la fin, à la mode des Hébreux.

Tous les mois il publiait, sous le titre de Relations des nouvelles du monde reçues dans tout le mois, un numéro supplémentaire qui complétait et résumait les nouvelles du mois. « Ces miennes relations de chaque mois, dit-il, servent de lumière et d’abrégé à celles des semaines ; car il est des nouvelles comme des métaux : ceux-ci, au sortir de la mine, sont volontiers mêlés de quelque terre ; celles-là d’abord sont ordinairement accompagnées de quelques circonstances mal entendues, dont elles s’épurent avec un peu de temps, comme font les autres étant jetés dans leurs lingotières. Alors vous les avez en leur naïveté… »

C’est dans ce numéro supplémentaire que, pendant les premières années, il répondait aux attaques de ses détracteurs. En tout autre temps, il se tient complétement effacé derrière son œuvre. La feuille commence par ce simple mot placé tout à fait au haut de la page : GAZETTE, et finit par ceux-ci : Du Bureau d’adresse, au Grand-Coq, rue de la Calandre, sortant au marché Neuf, près le Palais, à Paris. Pendant cent ans vous chercheriez vainement dans ces feuilles un mot sur le journal et ses alentours.

Il paraît que ces suppléments mensuels soulevèrent des critiques ; c’est Renaudot qui nous l’apprend lui-même dans celui de décembre 1633. « Quelques-uns trouvant trop libre la naïveté des jugements qu’il croyait être obligé de faire dans ses Relations des mois, sous le titre d’État général des affaires, il résolut de clore ces états par celui de décembre 1633, et de donner désormais en leur lieu pour servir d’entremets à ses Gazettes et Nouvelles ordinaires, la seule et simple narration des choses qui se trouveraient le mériter, à mesure qu’elles se présenteraient, à la fin des mois, au commencement ou à leur milieu, protestant de ses efforts pour en rendre la lecture agréable, jusqu’à ce que derechef il trouvât le lecteur las de ce changement. »

Il donna à ces nouveaux annexes le nom d’Extraordinaires. Ils étaient généralement consacrés à la publication des documents officiels, au récit des événements marquants, siéges, batailles, fêtes, etc. La Gazette ne contenait guère que ce que nous appelons des faits divers ; les Extraordinaires sont des récits détaillés, de véritables pages historiques, dont nous n’avons pas besoin de faire ressortir l’importance. Ils portent un numéro d’ordre qui ne leur est pas particulier, mais qui indique leur rang dans le recueil des Gazettes de l’année : ainsi le premier que nous ayons rencontré porte le no 21 ; il est du 13 mars. Leur contenu est indiqué par un sommaire dont la forme varie ; par exemple : « Extraordinaire du… contenant le superbe enterrement du roi de Danemark ; » — « Son sujet est : « La prise de la belle île de Curacao aux Indes par les Hollandais sur les Espagnols ; » — « Vous y verrez la chasse donnée aux impériaux par les Français… ; » — « Il vous fera voir la nouvelle ordonnance faite par le roi pour remédier aux abus… » etc., etc.

Outre ces Extraordinaires, Renaudot publiait encore des Suppléments[12], qui n’avaient pas de titre général, mais un titre pris de leur contenu, et qui prenaient rang à leur ordre dans le recueil des Gazettes. Ainsi nous trouvons sous le no 94 de cette même année 1634, à la date du 15 septembre, un « Arrest de la Cour de Parlement par lequel le prétendu mariage de Monsieur avec la princesse Marguerite de Lorraine est déclaré non valablement contracté… » Le no 120, du 10 novembre, est une « Liste des prédicateurs qui doivent prêcher cet Avent dans la ville et faux-bourgs de Paris. » Cette liste est précédée d’un avant-propos où on lit : « Puisque j’entreprends d’apporter de la lumière à notre histoire, et que l’Église en fait une bonne partie, je me trouve obligé à vous dire ce qui s’y passe, aussi bien que dans le reste du monde ; joint que cette variété, comme celle des viandes, servira à réveiller les appétits languissants… » Elle se termine par un avis qui a sa petite importance bibliographique. Si, dans la composition de cette liste, dit Renaudot, il m’est échappé quelques erreurs je prie ceux qu’elles concerneraient de m’adresser promptement leur rectification, « pour s’en servir en la seconde impression, qui doit faire partie des Nouvelles, tant ordinaires qu’extraordinaires, de cette année. »

Ainsi le cadre de la Gazette alla promptement s’élargissant, et Renaudot put bientôt et à bon droit intituler son recueil : « Recueil de toutes les Nouvelles, Ordinaires, Extraordinaires, Gazettes ou autres Relations, contenant le récit de toutes les choses remarquables avenues tant en ce royaume qu’en pays étrangers, dont les nouvelles nous sont venues toute l’année, avec les édits, ordonnances, déclarations et règlements sur le fait des armes, justice et police de ce royaume, publiés toute cette année dernière, et autres pièces servant à notre histoire. »

Disons enfin qu’indépendamment de la Gazette, Renaudot publiait, en vertu de son privilége, très-étendu comme nous allons le voir, des relations, dans tous les formats, des événements qui lui semblaient de nature à intéresser le public, mais qui n’entraient point dans le cadre de son journal[13].




Privilége de la Gazette ; son étendue. — Démêlés de Renaudot avec les imprimeurs et les colporteurs. — Contrefaçons et parodies de la Gazette.


Ces mille petites tracasseries dont nous venons de voir Renaudot assiégé n’étaient que les roses du métier ; bien d’autres tribulations, et d’une nature plus grave, étaient réservées à ce père des journalistes modernes.

Le privilége de Renaudot ne lui assurait pas seulement le monopole des gazettes et nouvelles, il lui permettait encore d’imprimer, faire imprimer et faire vendre ses feuilles où et par qui bon lui semblerait. De là des récriminations faciles à comprendre. Les imprimeurs, les colporteurs même, s’insurgèrent contre ce privilége, et il s’ensuivit une longue lutte, marquée par de nombreux incidents judiciaires, sur lesquels nous croyons devoir nous arrêter quelques instants, parce qu’ils nous paraissent vivement intéresser l’histoire de la presse.

Nous trouvons les principales pièces du procès dans une sorte de factum publié par Renaudot en 1635, et dans lequel il a réuni tous les titres de la Gazette. Il est intitulé « Lettre du roi en forme de charte, contenant le privilége octroyé par Sa Majesté à Théophraste Renaudot, l’un de ses conseillers et médecins ordinaires, maître et intendant général des Bureaux d’adresse de ce royaume, et à ses enfants, successeurs et ayant-droit de lui, de faire, imprimer, faire imprimer et vendre par qui et où bon leur semblera les gazettes, nouvelles et récits de tout ce qui s’est passé et passe tant dedans que dehors le royaume, conférences, prix-courant des marchandises, et autres impressions desdits bureaux, à perpétuité, et tant que lesdites gazettes, nouvelles et autres impressions auront cours en cedit royaume ; et ce exclusivement à toutes autres personnes : ensuite des Déclarations, Lettres et Arrêts du Conseil, naguère donnés sur le fait desdites impressions. »

La première pièce est une Déclaration du roi, datée du camp devant La Rochelle, le 27 décembre 1627, rappelant les anciennes ordonnances, et notamment celle de Charles IX donnée à Moulins, pour l’impression des livres, portant défenses d’imprimer ou faire imprimer aucun livre sans la permission du roi scellée du grand sceau ; et ce « sur les plaintes à nous faites qu’au mépris de ces ordonnances, plusieurs de nos sujets ne laissent de faire imprimer leurs livres sans avoir notre permission sous notre grand sceau, soit par l’intelligence qu’ils ont avec les libraires pour faire courir leurs livres, et eux pour en avoir le débit, soit par la facilité qu’ils trouvent d’obtenir le privilége en nos petites chancelleries ; ce qui cause un très-grand abus à notre royaume par le moyen de la licence effrénée que chacun se donne de faire mettre en lumière toutes sortes de mauvais livres et livrets, placards, libelles et autres œuvres inutiles… »

On va voir pourquoi Renaudot rappelle cette ordonnance ; c’est de là qu’il part pour établir son droit.

« Ensuite de laquelle Déclaration, dit-il en effet, qui montre que l’intention du roi a toujours été, même avant l’introduction des Gazettes, de restreindre la licence d’imprimer, dont on abusait, le lieutenant au bailliage du Palais s’étant ingéré de permettre à aucuns l’impression de quelques nouvelles, Sa Majesté lui en écrivit :


À notre amé et feal le sieur Gilot, lieutenant général au bailliage du Palais.
De par le roi,

« Notre amé et féal, — Ayant permis dès le 30 mai dernier[14] au sieur Renaudot, l’un de nos médecins ordinaires, et général des Bureaux d’adresse de notre royaume, de faire imprimer, vendre et distribuer dans lesdits Bureaux d’adresse, ou en tel autre lieu et par telle personne qu’il voudra, les Gazettes, Relations et Nouvelles ordinaires, tant de ce royaume que des pays estranges, privativement à toutes autres personnes, il s’en serait acquitté à notre contentement. Mais comme depuis nous avons été averti qu’il avait été troublé et empêché en l’impression et débit desdites Gazettes par d’autres personnes qui se sont pourvues pardevant nous, lesquelles s’ingèrent d’en faire de différentes, et d’imiter et contrefaire les siennes, qui est chose directement contraire à notre intention ; à ces causes, nous voulons et vous mandons qu’en ce qui dépend de votre pouvoir et juridiction, vous ayez à tenir la main que ledit Renaudot jouisse seul, exclusivement à tous autres, de notre privilége et permission de faire imprimer, vendre et distribuer lesdites Gazettes, Relations et Nouvelles, tant de ce royaume que des pays estranges, soit dans sesdits bureaux ou en tel autre lieu et par telles personnes qu’il voudra choisir ; avec défense à tous autres de ce faire, sous telle peine qu’il appartiendra. Ce que nous vous enjoignons sur peine de désobéissance ; si n’y faites faute : car tel est notre plaisir. Donné à Fontainebleau, l’onzième jour d’octobre 1631. — Signé LOUIS ; — et plus bas : de Loménie. — Et scellé.


« Sa Majesté écrivit aussi sur ce sujet à monsieur le lieutenant civil, et, pour ce que le trouble fait audit Renaudot continuait », intervinrent plusieurs arrêts du conseil, rappelés dans la pièce suivante, qui semble avoir clos le débat :


PRIVILÉGE DU ROI
EN FORME DE CHARTE

« LOUIS, etc. L’expérience nous ayant fait voir les utilités qui reviennent de l’introduction faite en ce royaume de la Gazette et autres Nouvelles par notre cher et bien-amé Théophraste Renaudot, l’un de nos conseillers et médecins ordinaires, maître et intendant général des Bureaux d’adresse de notre royaume, et la curiosité naturelle de nos sujets nous faisant espérer que cette invention sera de jour en jour mieux reçue d’eux, Nous avons crû devoir appuyer et autoriser le soin et industrie que ledit Renaudot et ses enfants ont pris et prennent journellement à la cultiver, et les encourager de plus en plus à continuer la dépense qu’ils sont obligés de faire à cette fin : À ces causes, après avoir fait voir en notre conseil l’arrêt donné en icelui le 18 novembre 1631, portant défenses aux personnes y dénommées, et à tous autres, de troubler ledit Renaudot en l’impression et vente de sesdites Gazettes et autres dépendances de sondit Bureau d’adresse, à peine de six mille livres d’amende, dépens, dommages et intérêts[15] ; — Autre arrêt dudit conseil, du 11 mars 1633, par lequel nous avons fait itératives défenses aux syndic et adjoints des imprimeurs et tous autres, tant de Paris qu’autres lieux de ce royaume, d’imprimer ou faire imprimer, vendre ou débiter, troubler ni empêcher ledit Renaudot et les siens en l’impression et vente qu’ils feront desdites Gazettes, Nouvelles, Relations, prix-courants des marchandises, mémoires, affiches et autres impressions desdits Bureaux, ni s’ingérer au fait et connaissance d’icelles, ni intimider ou empêcher les maîtres ou compagnons imprimeurs que ledit Renaudot voudra choisir pour travailler en son imprimerie ; à peine de confiscation de leurs livres et exemplaires, caractères et presses, et autres y contenues ; et pour la contravention les parties dudit Renaudot condamnées aux dépens[16] ; — Autre arrêt, du 4 août 1634 ; par lequel, sans s’arrêter au jugement rendu par le Lieutenant civil, avons permis audit Renaudot de faire, imprimer, vendre et distribuer en ses bureaux, et ailleurs où bon lui semblera, lesdites Gazettes, Nouvelles, Relations, et autres impressions desdits Bureaux d’adresse, par qui et à telles personnes que bon lui semblera avec défense audit Lieutenant civil de prendre aucune connaissance desdites Gazettes, et autres circonstances et dépendances desdits Bureaux, que nous avons réservés à nous et à notre dit Conseil ; et icelle interdite à tous autres juges[17] ; — Et encore autre arrêt de notredit Conseil, du 7 novembre dernier, portant de même défenses à toutes personnes autres que ledit Renaudot, et sans son aveu ; et, en cas de contravention, enjoignant au premier huissier, sergent ou archer du prévôt, à peine de privation de sa charge, et autre plus grande peine s’il y échet, sur la simple et première réquisition dudit Renaudot, appréhender au corps les contrevenants et les conduire au Fort-l’Evêque ou autres prisons royaux, pour être contre eux procédé selon la rigueur des Ordonnances, Déclarations et Arrêts ; lequel aurait été affiché par tous les carrefours de ladite ville et faubourgs de Paris, le 10 desdits mois et an, à ce qu’aucun n’en puisse ignorer. — Lesquels arrêts voulant être exécutés, et faire jouir ledit Renaudot, ses successeurs et ayant-cause, de l’effet d’iceux ; — De l’avis de notre dit Conseil, et de notre certaine science, pleine puissance et autorité royale, — Avons, en approuvant et confirmant nos dits Arrêts, dit, déclaré et ordonné, disons, déclarons et ordonnons par ces présentes, signées de notre main, voulons et nous plaît que ledit Renaudot, et ses successeurs et ayant-cause, jouissent pleinement, paisiblement et perpétuellement, à l’exclusion de tous autres, du pouvoir, permission et Privilége de composer et faire composer, imprimer et faire imprimer, en tel lieu et par telles personnes que bon leur semblera, les Gazettes, Relations et Nouvelles, tant ordinaires qu’extraordinaires, lettres, copies ou extraits d’icelles, et autres papiers généralement quelconques contenant le récit des choses passées et avenues ou qui se passeront tant dedans que dehors le royaume ; prix-courant des marchandises, conférences et autres impressions desdits Bureaux ; et généralement toutes les choses mentionnées èsdits arrêts ; le tout vendre et faire vendre, exposer et débiter. Avec défenses à tous imprimeurs, libraires et autres personnes, de quelque condition qu’ils soient, de s’immiscer ni entreprendre aucune des choses ci-dessus, sans le pouvoir, consentement et aveu dudit Renaudot, ou des siens après lui, sans que ci-après ils puissent être troublés et privés de tout ou partie des émoluments procédant desdites impressions et choses ci-dessus, par quelque personne ou prétexte que ce soit ; sur les peines portées par lesdits Arrêts, ci-attachés sous le contre-scel de notre chancellerie ; nonobstant toutes déclarations, ordonnances, arrêts, règlements et défenses faites ou à faire pour raison de la papeterie, imprimerie et librairie ; mesme celles faites à toutes personnes de tenir presses et imprimerie en leur maison, que ne voulons nuire ni préjudicier, directement ou indirectement, audit Renaudot et aux siens, et ce tant qu’il nous plaira, les Gazettes, Nouvelles et autres impressions avoir lieu en cestuy notre Royaume et lieux de notre obéissance. — Si donnons en mandement à notre très-cher et féal chevalier le sieur Séguier, garde des sceaux de France, que ces présentes il fasse lire, publier et registrer ès registres de l’audience de France, et du contenu en icelles jouir et user ledit Renaudot, ses hoirs, successeurs et ayant-cause, pleinement, paisiblement et PERPÉTUELLEMENT sans souffrir ni permettre qu’il lui soit fait, mis et donné aucun trouble ni empêchement au contraire ; nonobstant clameur de haro, chartre normande, prise à partie et lettres à ce contraires ; oppositions, appellations et empêchements quelconques ; la connaissance desquels, si aucuns interviennent, Nous avons réservé et réservons à Nous et à notre Conseil, et icelle interdite à tous nos cours et juges. Et d’autant que des présentes on pourra avoir affaire en plusieurs et divers lieux, Voulons qu’au vidimus d’icelles, dûment collationné par un de nos amés et féaux conseillers et secrétaires, foi soit ajoutée comme au présent original. Car tel est notre plaisir. Et afin que ce soit chose ferme et stable à toujours, Nous avons fait mettre notre scel à ces présentes : sauf en autres choses notre droit et l’autrui en toutes. — Donné à Paris, au mois de février l’an de grâce 1635[18] et de notre règne le vingt-cinquième. Signé : LOUIS, et plus bas : Par le roi, de Loménie ; et scellé du grand sceau de cire verte, sur lacs de soie rouge et verte, et contre-scellé de cire verte.

Leu et publié, etc.


Nous n’avons pas besoin de faire ressortir l’étendue et l’importance de ce privilége. Il assurait à Renaudot le monopole non-seulement de la Gazette, mais de tous « autres papiers généralement quelconques contenant le récit des choses passées et avenues ou qui se passeront dans le royaume ; comme aussi de toutes les impressions commerciales, qui étaient le privilége de son Bureau d’adresse ; et de plus il lui permettait de faire imprimer et vendre le tout où et par qui bon lui semblerait, c’est-à-dire, d’avoir une imprimerie à lui, des colporteurs à lui, etc.


Nous n’avons pas trouvé trace de ces Gazettes imprimées en concurrence de celle de Renaudot. La Bibliothèque impériale possède seulement quelques parodies, très-plates et très-insignifiantes, dont nous nous bornerons à citer les titres :

« Nouvelles des quatre parties de l’autre monde. — Les vieilles nouvelles des quatre parties de l’autre monde, sans date pour la différence de leur calendrier au nôtre, sont arrivées à notre bureau, dédiées aux mondains curieux. In-4o. »

« Gazette et Nouvelles ordinaires de divers pays lointains. — De la boutique de M. Jacques Vaulemenard, musicien ordinaire de la Basse-Andalousie, le 9 janvier 1632. In-4o. »

« Le Courrier véritable. — Du bureau des postes établi pour les nouvelles hétérogènes, le dernier jour d’avril 1632. In-4o. »

« Le Courrier véritable arrivé en poste. — On le vend à l’enseigne du Divertissement Nocturne, rue du Mauvais-Passage. (1633), in-4o. »

« L’Anti-Gazette et nouvelles arrivées en l’année présente par tous les royaumes et provinces de l’Europe. » (Le titre de départ porte : L’Anti-Gazette sur le nez de Renaudot.)


Il y eut pourtant, à n’en pas douter, de nombreuses contrefaçons de la Gazette, mais on comprend qu’elles soient de la plus grande rareté, si tant est qu’il en ait survécu. Pour ma part, après de longues recherches je désespérais d’en rencontrer, quand un beau jour, enfin, tout dernièrement, je trouvai à la bibliothèque Sainte-Geneviève un vieux bouquin, ayant sous sa robe de parchemin l’aspect le plus vénérable, les apparences les plus honnêtes, au frontispice duquel je lus avec ébahissement ce titre : Courrier universel, fidèle rapporteur des choses les plus remarquables qui se sont passées dès le commencement de 1631 jusques à 1632. À cette vue, je tressaillis comme le mineur qui croit mettre la main sur un trésor ; mon émotion s’accrut encore quand je vis parler dans les premières lignes de la préface — que je dévorai — de feuilles distribuées hebdomadairement, dont mon bouquin n’était que la réunion. Et remarquez que mon siége était fait, qu’avec tout le monde j’avais proclamé Renaudot le père des journalistes français. N’était-il donc qu’un usurpateur ? Allais-je être obligé de descendre mon héros du piédestal sur lequel je m’étais plu à le consolider ? Un examen un peu plus attentif ne tarda pas à me tirer d’anxiété. J’étais tout bonnement en face d’un voleur. Le Courrier universel n’est, en effet, qu’une contrefaçon de la Gazette de Renaudot, imprimée à Rouen, avec privilége, par Claude Le Villain, imprimeur et relieur du roi. Il est à remarquer qu’elle ne commence pas avec la Gazette, mais seulement au no 21, et elle s’arrête après la troisième année ; du moins l’exemplaire de la bibliothèque Sainte-Geneviève ne va-t-il pas plus loin.

Cet exemplaire se compose de trois forts volumes petit in-8o, dont les titres varient quelque peu. Celui du 1er volume, que nous venons de citer, a un sous-titre ainsi conçu : où l’histoire mémorable du roi de Suède est amplement décrite, depuis son advénement en Allemagne jusques à ses conquestes d’Ausbourg et autres villes. Il est orné d’un portrait in-4o — qui se retrouve au 2e volume — du « Sérénissime et très-puissant prince Gustave Adolphe, par la grâce de Dieu roi des Suédois, Goths et Vandales, grand prince de Finland, duc d’Estonie, Carelie, seigneur d’Ungrie, etc. »

Chaque volume est précédé d’une préface dans laquelle Le Villain préconise sa publication en général, et résume, en la faisant ressortir, la substance du volume. Nous reproduisons la première :


« Le Libraire au Lecteur, salut :

» Les fleurs, séparées les unes des autres, ont bien quelque chose d’agréable en soi, mais beaucoup plus quand, artistement agencées, elles ne font toutes ensemble qu’un seul bouquet. De même les cahiers qui toutes les semaines vous ont été distribués séparément, et dans lesquels vous avez appris tant de rares actions passées en divers lieux, peuvent bien vous avoir apporté quelque contentement, mais ce n’est rien en comparaison de celui que vous pouvez tirer de ce livre, où tous ensemble ils ne font qu’un corps, et de plusieurs histoires qu’une annalle, qui sera l’étonnement des siècles futurs, comme elle est l’admiration de celui-ci.

» Ces livrets, en leur particulier, ont bien quelques appas qui procèdent infailliblement de leur nouveauté, dont la durée toutefois se mesure avec celle d’un jour, mais leur union a des charmes puissants qui proviennent de la parfaite connaissance qu’elle donne de la vérité, laquelle n’apporte pas moins de satisfaction à ceux qui la chérissent grandement et la recherchent avec tant de soin qu’elle se rend aimable en sa naïve beauté et se fait admirer en l’immortalité de sa durée.

» C’est en ce volume où vous verrez la profonde humilité du duc de Lorraine faire hommage à la grandeur de notre incomparable Monarque ; les princes électeurs implorer sa protection ; les Polonais, son entremise pour la continuation d’une trêve avec les Suédois, et d’une paix avec les Moscovites, et rechercher sa faveur pour obtenir avec plus de facilité la permission de tenir un ambassadeur à la Porte du Grand-Seigneur ; le roi de la Grande-Bretagne se remettre en bonne intelligence avec Sa Majesté ; le roi de Maroc contracter son amitié, et donner, à la réputation de son mérite, la liberté à tous les esclaves français étant sous sa domination, et le dernier des Ottomans, contre l’ordinaire gravité de ses prédécesseurs, l’honorer de titres spécieux et se plonger bien avant dans les compliments, pour témoigner l’estime qu’il fait de la générosité de son courage.

» C’est ici que vous pouvez apprendre les blessures, la défaite, et ensuite le trépas du général Tilly, l’un des grands capitaines de son siècle, et l’affaiblissement des forces de l’Empereur, son maître, réduit à prendre la loi de ceux qui la recevaient de lui, avec beaucoup de rigueur, et prêt à demander la paix avec humilité aux princes même que l’excès de son orgueil traitait avec un insupportable mépris.

» Vous entendrez y réciter les heureux progrès, les prises des villes et les victoires sans nombre de l’invincible roi de Suède, gagnées tant aux siéges et passages qu’aux rencontres et batailles rangées, et les glorieuses conquêtes des Hollandais, et les pertes honteuses des Espagnols, aussi bien en Amérique qu’aux extrémités de l’Europe.

» Comme en un tableau agréable pour ses diversités, vous y rencontrerez l’Océan et la Méditerranée, et sur leurs ondes agitées de la tempête et parmi le bruit des canons vous y contemplerez des naufrages horribles et de sanglants combats, et la capture faite par des Toscans de plusieurs pirates qui pillaient journellement les navires chrétiens ; et sur la terre, des montagnes inopinément crever et ravager une province, saccager des peuples, engloutir des villes, lancer des flammes au ciel, vomir des torrents de feu et rouler des roches tout entières. Vous y remarquerez encore, d’un côté les bons services dignement récompensés, et de l’autre les déservices punis avec sévérité par le glaive de la justice, afin que désormais l’impunité ne serve de mère nourrice aux crimes que la clémence a fait trop longtemps oublier.

» Après la lecture de tant de rares et différentes nouvelles, si vous considérez mûrement le fruit que vous en recueillerez, et comme votre louable curiosité s’y trouvera amplement satisfaite, il ne se pourra pas faire que vous n’approuviez le soin que j’ai employé à conduire ce labeur jusques au point de sa perfection, et que vous ne le receviez pour un témoignage assuré du désir que j’ai de demeurer à jamais, etc. »


Le Villain s’est-il borné à réimprimer en volumes la Gazette de Renaudot, ou bien réimprimait-il chaque numéro à mesure de sa publication, pour le distribuer à des abonnés ? Cette dernière supposition nous paraît la plus vraisemblable. Elle nous semble résulter des termes mêmes de la préface, de cette circonstance que le premier volume du Courrier universel ne commence qu’au milieu de la première année de la Gazette, et enfin des sommaires détaillés placés en tête de chaque numéro, et qui en résument le contenu ; ainsi :


« La Quatrième suite du Courrier universel, ou porteur des nouvelles du temps qui court du 21 de novembre 1631, où se voient des préparations de guerre en Italie pour la duchée de Mantoue, la prise du château de Wirtzbourg par le roi de Suède, et la déclaration qu’il fait aux catholiques, les cruautez que les impériaux font au pays de La Marck, une riche flotte arrivée à Amsterdam, voyage du duc de Guise à Lorette, lettre du Grand-Turc au roi de France pour la délivrance des Français qu’il tenait esclaves, et autres nouvelles. »


Ajoutons encore que la Gazette de Le Villain est illustrée de quelques bois grossiers ; c’est ainsi que nous voyons dans le premier volume le « Portraict d’un chat sauvage trouvé au camp du Roy », et le « Portraict d’une beste ravissante poursuivie par la noblesse et paysans dans les bois de Singlais, près la ville de Caen. »

La célèbre bibliothèque lyonnaise de M. Coste possédait douze années, 1738-1749, d’une Gazette imprimée à Lyon par Pierre Valfray, imprimeur du roi, et qui n’était également qu’une reproduction de la Gazette de France. « On sait, dit à ce propos l’ancien conservateur de cette riche collection, M. Aimé Vingtrinier, qui a consacré aux journaux de Lyon une très-curieuse notice, on sait que les imprimeurs du roi avaient seuls le droit de réimprimer ce journal. Ils y ajoutaient, avec l’agrément de l’autorité civile, le récit des faits arrivés dans la localité. » Est-ce en vertu de ce privilége que Le Villain reproduisait la Gazette, dès la première année de son existence, dans son Courrier universel ? C’est un point que nous ne saurions décider.

En 1650, pendant la Fronde, les imprimeurs du roi revinrent à la charge, croyant sans doute le moment favorable pour réagir contre le privilége de Renaudot. Dans une pièce qui figure au nombre des Mazarinades sous le titre de : Lettres de Monseigneur le duc d’Orléans et de l’archiduc Léopold sur les dispositions de la paix d’entre la France et l’Espagne, des 8 et 15 septembre 1650, on lit in fine, sous forme de Réponse au sieur Renaudot : « Les imprimeurs du roi rappellent que Renaudot n’a pas le droit d’imprimer dans sa Gazette les lettres patentes, missives, édits, etc. ; qu’ils l’ont déjà fait condamner en parlement pour la publication de la Lettre du roi sur la détention des princes, encore qu’il eût surpris pour cela une lettre de cachet ; que leur privilége intéresse le menu peuple, puisqu’ils vendent six deniers ce que Renaudot vend cinq sols. En conséquence ils protestent… »

Nous ne sachions pas que cette protestation ait eu de suites ; le monopole de Renaudot courut d’ailleurs, pendant la Fronde, de bien autres dangers, comme nous le verrons tout à l’heure.

Le prix de cinq sols dont parle la pièce que nous venons de citer était-il le prix d’un numéro de la Gazette ? Nous sommes porté à le croire ; nous ne saurions cependant l’affirmer. Dulaure, dans son Histoire de Paris, dit qu’il se vendait deux liards ; mais cette assertion, qu’il n’appuie d’aucune autorité, ne nous paraît pas admissible. Plus tard, les Mazarinades se vendirent, en effet, deux liards le cayer, comme on disait alors ; mais la Gazette, journal officiel, journal unique avant la Fronde, outre qu’elle se composait d’au moins deux cahiers, avait une autre valeur que la plupart des canards qui pullulèrent pendant les troubles de 1649-52. Quoi qu’il en soit, nous en sommes réduits aux conjectures sur ce point, aussi bien que sur le prix et le mode d’abonnement. Tout ce que nous savons c’est qu’elle était « vendue et publiée par la ville de Paris » par des colporteurs qu’on appelait gazetiers comme les écrivains de la Gazette eux-mêmes, qu’on la lisait dans certaines boutiques, notamment chez Ribou, Loison, et autres regratiers[19] du Pont-Neuf ; que de pauvres femmes allaient l’acheter au bureau de la Grande-Poste et la distribuaient par mois aux personnes qui la voulaient lire, pour 30 sols[20].


Illustres collaborateurs de Renaudot. — Inimitiés que lui attirent ses succès et la faveur dont il jouit. — Sa longue querelle avec la faculté de médecine ; singulière animosité de Guy Patin. — Pamphlets dirigés contre lui.


On sait que Richelieu prenait un intérêt tout particulier à la Gazette, qu’il regardait comme un puissant moyen de gouvernement ; il y envoyait des articles entiers, et y faisait insérer ce qu’il avait intérêt à faire connaître à l’Europe.

Nous avons peine à croire que Louis XIII, comme le contait naguère un spirituel chroniqueur de nos amis, « quittât sournoisement son Louvre pour se rendre à bas bruit dans la rue de la Calandre, dans cette boutique gazetière qu’annonçait si bien l’oiseau criard, le grand coq de son enseigne, et que là le pauvre roi, endoctrinant à l’aise le pédantesque Renaudot, se dédommageât, par les petits commérages qu’il lui glissait à l’oreille, du silence et de l’inaction auxquels le condamnait son ministre. » Mais on ne peut douter que ce monarque, qui n’osait guère avoir de volonté, ni parler un peu haut, pas même devant sa femme, ait pris une part active à la rédaction de la Gazette. Lorsqu’il y avait quelque dissidence politique dans le royal ménage, c’est à la Gazette qu’il se confiait pour conter au monde ses doléances ; il écrivait ce qu’il n’osait pas dire, et riait sous cape en voyant circuler sa vengeance anonyme, et en étudiant ses effets sur l’âme altière de la reine.

Quand Louis XIII fut mort, et que Anne d’Autriche eut été nommée régente, Renaudot, menacé dans son privilége, dut rendre compte du passé médisant de sa Gazette, que ses envieux l’accusaient d’avoir ouverte aux ennemis de la reine. On remit à flot je ne sais quelle fâcheuse affaire d’arrestation de prisonniers espagnols dans laquelle la reine s’était fort compromise, et l’on fit ressortir toute l’acrimonie d’un mémoire rédigé à cette occasion par le roi, et dont le gazetier s’était fait l’éditeur, sans croire qu’il en dût jamais être responsable. Mais Renaudot n’était pas homme à se déconcerter ; vrai journaliste, il avait la riposte vive, la réplique véhémente. Il répondit par une Requeste adressée à la régente, et c’est alors qu’on apprit tout le mystère de cette haute comédie, dont le secret n’eût jamais existé si la loi sur la signature eût été promulguée dès ce temps-là.

Cette requête, dont Monteil possédait un exemplaire manuscrit, probablement unique, et que nous avons inutilement cherchée à la Bibliothèque impériale, est sans aucun doute le plus ancien monument de l’histoire de notre presse périodique. Le père des journalistes français, dit Monteil, ne pouvait être un sot : sa défense est adroite, et, d’ailleurs historique. Il expose qu’il exerce depuis vingt-cinq ans la charge de commissaire-général des pauvres malades, auxquels il procure gratuitement les consultations de vingt médecins ; qu’il en a guéri et médicamenté à ses frais plus de vingt mille ; qu’il a acheté une maison destinée à être l’Hostel des consultations charitables, mais qu’on traverse par des oppositions son utile entreprise. Passant ensuite, par une habile transition, de la santé de ses malades à celle de son journal, qui ne lui tenait pas moins à cœur : « On ne peut faire de bien en France qui ne soit approuvé par une si bonne princesse, trop équitable pour s’arrêter aux mauvaises impressions que les esprits malfaisants lui veulent donner. » Et puis la reine n’avait alors aucune part aux affaires, il n’a pu que parler de sa vie exemplaire, il n’a pu davantage ; et combien n’a-t-il pas fait faire de vœux à la France pour ses grossesses et heureuses délivrances. — Enfin s’adressant directement à Anne d’Autriche : « Les discours que j’ai faits de la maladie du roi et de sa mort, dit-il, ont été de perpétuels panégyriques de la piété et amitié conjugale de Votre Majesté. »

Abordant alors cette affaire des prisonniers espagnols dont on venait, après dix ans, réveiller le souvenir pour lui en faire une accusation, il en décline la responsabilité : « Chacun sait, dit-il, que le roi défunt ne lisait pas seulement mes gazettes et n’y souffrait pas le moindre défaut, mais qu’il m’envoyait presque ordinairement des mémoires pour y employer… Était-ce à moi à examiner les actes du gouvernement ? Ma plume n’a été que greffière… Mes presses ne sont pas plus coupables d’avoir roulé pour ces mémoires… que le curé qui les lirait à son prône, que l’huissier ou le trompette qui les publierait. »

Renaudot gagna son procès, et il alla plus avant encore dans la faveur de Mazarin qu’il n’avait été dans celle de Richelieu.

Cette faveur de deux grands ministres ne dédaignant pas de s’appuyer sur un humble gazetier prouve assez que, dès son origine, le journal fut une puissance. S’il en fallait une autre preuve, nous la trouverions dans les attaques furieuses dont Renaudot fut l’objet à l’occasion de sa Gazette. En présence de ce nouveau succès, la violence de ses envieux ne connut plus de bornes ; toutes les armes leur étaient bonnes pour l’attaquer, le ridicule aussi bien que la calomnie. Ses tentatives pour faciliter les transactions et procurer au commerce les moyens d’écoulement qui lui manquent : honteux trafic ! Ses efforts pour venir en aide aux nécessiteux : infâme usure ! Il veut faire sortir de l’ornière l’art de guérir : charlatanisme ! Il donne gratuitement aux pauvres, avec ses consultations, les nouveaux curatifs que lui fournit la science : charlatanisme ! charlatanisme ! Pour comble, il se fait gazetier, courtier de nouvelles, l’équivalent de courtier d’amour !

L’envie ne s’arrête pas en si beau chemin ; elle va fouiller dans les plis les plus intimes de sa vie privée, et se fait une arme de ses chagrins domestiques[21]. Une légère difformité dont il était affligé, — il était camus, — est le sujet d’éternels sarcasmes. On va jusqu’à lui contester la légitimité de son prénom de Théophraste, que l’on trouve trop pompeux pour qu’il ne soit pas emprunté[22].

Et n’allez pas croire que ce soient là propos d’enfants. Ce n’est rien moins, s’il vous plaît, que la Faculté de médecine de Paris qui trouve de pareils moyens contre un adversaire qu’elle jalouse, et qui les articule dans un procès solennel. Mais ce n’est pas tout. Voulez-vous savoir jusqu’où allait la rare subtilité de ces graves docteurs ? Suivez bien ce raisonnement : « L’origine et les mœurs de Renaudot sont à considérer : il est né à Loudun, où il est certain, de par Laubardemont, que les démons ont établi leur domicile ; il a témoigné avoir une partie de leurs secrets et de leurs ruses. En effet, Tertullien remarquait dans son Apologétique, — on cite le passage[23], — deux circonstances qui avaient mis le diable en crédit : le débit des nouvelles et celui des recettes pour les maladies. » Or, Renaudot est gazetier, il veut être empirique, il est né à Loudun : donc, etc.

Et c’est au milieu du XVIIe siècle, en plein conseil, que se débitaient de pareilles sottises ! Il faut dire aussi que le bûcher d’Urbain Grandier était à peine éteint. Comment s’étonner alors que Renaudot ait succombé sous de telles accusations !

Puisque ce nom d’Urbain Grandier est venu sous notre plume, disons, à l’honneur de Renaudot, que, bien qu’il ne pût ignorer quelle main frappait son infortuné compatriote, il ne craignit pas de composer son éloge et de le faire distribuer dans Paris.

Il soutenait, à cette époque, contre la Faculté de Paris, un procès qui joue un grand rôle dans sa vie, et auquel nous faisions tout à l’heure allusion. Quelque occupé, en effet, que fût Renaudot par son journal et par ses opérations commerciales, il n’en avait pas moins continué l’exercice de la médecine et la distribution de ses remèdes chimiques, dont le temps n’avait fait qu’accroître le succès. Depuis l’année 1634 ou 1635, il tenait tous les mardis une séance de consultations gratuites dans sa maison ; il y assemblait pour cela plusieurs médecins, la plupart étrangers comme lui et de la Faculté de Montpellier. Enfin, il venait d’acheter dans le quartier Saint-Antoine un vaste emplacement pour y élever une maison spéciale de consultation, où lui et ses acolytes auraient toujours été à la disposition des malades pauvres. Bref, il affichait la prétention d’exercer et de diriger tout un système de médecine gratuite à Paris, en dépit de la Faculté, de l’École, comme il affectait de dire un peu dédaigneusement.

La Faculté devait éclater devant de pareilles prétentions ; on comprendra, du reste, sa susceptibilité, si l’on se rappelle qu’à cette époque on était en tout sous le régime du privilége, et que les anciens règlements interdisaient l’exercice de la médecine à Paris à quiconque n’avait pas reçu ses grades à l’Université de cette ville. Longtemps retenue par la protection dont Richelieu couvrait le gazetier, elle avait d’abord essayé de lutter à armes courtoises. Dans une affiche portant décision du 27 mars 1639, mais qui ne fut placardée que bien des mois après, on lit : « Les doyen et docteurs de la Faculté de médecine font savoir à tous malades et affligés de quelque maladie que ce soit qu’ils se pourront trouver à leur collége, rue de la Bûcherie, tous les samedis de chaque semaine, pour être visités charitablement par les médecins députés à ce faire, lesquels se trouveront audit collége, et ce depuis les dix heures du matin jusques à midi, pour leur donner avis et conseil sur leurs maladies, et ordonner remèdes convenables pour leur soulagement. » Une autre annonce plus complète de bienfaisance, commençant par ces mots : Jesus, Maria, fut promulguée et lue dans les prônes le jour de Pâques 1641 en des termes tout conformes à la dévotion chrétienne. Il y était dit que cette espèce de consultation et de clinique gratuite devait se tenir tous les samedis, à l’issue de la messe qui se célébrait chaque semaine en la chapelle de la Faculté, et après laquelle on réciterait désormais les litanies de la Vierge, et l’on invoquerait particulièrement les saints et saintes qui de leur vivant, par profession ou par charité, avaient exercé et pratiqué la médecine. On devait cette fois non-seulement donner des avis, mais fournir des médicaments et remèdes gratis, selon les petits moyens de la Faculté. Renaudot prétendit que c’était là une imitation et une émulation de l’École de Paris, qui s’était piquée d’honneur sur son exemple et qui profitait de son idée charitable. Il remarquait malignement que les quatre docteurs spécialement préposés pour ce service gratuit du samedi recevaient chacun trente sous des deniers de la Faculté. La Faculté, au contraire, protestait contre toute idée d’imitation, et soutenait que, dans cet essai de bonne œuvre publique, elle n’avait eu à s’inspirer que d’elle-même et de son amour du bien. Toutes ces discussions, où le mot de charité revenait sans cesse, ne se passaient point sans grand renfort d’invectives des deux parts et d’injures infamantes.

Il y a dans toute cette querelle, et dans le fatras d’écriture qu’elle produisit, des choses fort curieuses et pour l’histoire de la médecine et pour l’histoire des journaux en France. Ce serait Renaudot, paraît-il, qui aurait ouvert le feu par un factum, auquel il fut répondu par un autre factum sous le titre de : La défense de la Faculté de médecine de Paris contre son calomniateur, dédiée à l’éminentissime cardinal de Richelieu, et signée des doyen et docteurs régents. Richelieu fit venir le doyen de la Faculté, qui était alors Duval, et Renaudot. « Son Éminence, dit celui-ci, fit l’honneur au doyen et à moi de nous dire qu’elle désirait notre accommodement, qui n’est pas purement et simplement protéger ceux de l’École de Paris en l’action intentée contre ma charité envers les pauvres malades ; ce qu’on ne doit aussi jamais entendre d’une si grande piété qu’est la sienne. Et n’était que je ne veux pas engager, comme ils font trop légèrement, les oracles de sa bouche sacrée, je pourrais ici rapporter le blâme qu’elle donna à leur procédé. » Malgré cette défense du cardinal, il ne laissa pas de courir encore plusieurs écrits en 1641.

L’instrument de la Faculté dans cette querelle, son grand exécuteur, fut Guy Patin, si fameux par son esprit caustique, et qui, selon l’expression d’un contemporain, était satirique depuis la tête jusqu’aux pieds. On avait alors, et Guy Patin plus que tout autre, des préventions et des animosités de profession et de métier ; on était de sa robe, l’un du Parlement, l’autre de la Sorbonne, un autre de la Faculté de médecine ; on y mettait toutes ses passions, toute son âme. En présence de pareilles dispositions, les plus simples conquêtes du bon sens devaient coûter beaucoup à obtenir ; ceux qui les soutenaient, et qui devaient prendre sur eux-mêmes pour cela, avaient sans cesse à combattre au dehors : il n’est donc pas étonnant que tant de colères et de passions se soient dépensées dans la lutte. Guy Patin était l’homme de ces colères ; il a des verves et des rages de parole tout à fait rabelaisiennes, mais sans rire ; il mord à belles dents et emporte la pièce.

Il faut lire sa correspondance pour comprendre jusqu’à quel point une querelle de boutique peut aveugler un homme d’esprit ; on trouverait difficilement un autre exemple d’une pareille animosité. Il ne peut parler de Renaudot, il n’y peut songer, sans une sorte d’horripilation, et la langue française ne lui fournit pas de mots assez forts pour exprimer sa haine contre ce Théophraste ou plutôt Cacophraste Renaudot, ce nez pourri de gazetier, ce nebulo hebdomadarius, omnium bipedum nequissimus et mendacissimus et maledicentissimus, qui indiget heleboro, aut acriori medicina, flamma et ferro ; ce Bureau d’adresse, meus agyrta convitiator et sycophanta deterrimus. « Si ce gazetier, écrivait-il au mois de mai 1641, n’était soutenu de l’Éminence en tant que nebulo hebdomadarius, nous lui ferions un procès criminel, au bout duquel il y aurait un tombereau, un bourreau, et tout au moins une amende honorable ; mais il faut obéir au temps. Par provision, M. Moreau fait une réponse à son factum, qui est une pure satire : je pense que le gazetier y sera horriblement traité, et comme il le mérite, en attendant que le bourreau vienne à son rang tomber sur le maraut. Ce n’est pas que son livre mérite réponse ; mais, comme il est méchant et impudent, il se vanterait qu’on n’aurait pu lui répondre ; c’est pourquoi stulto juxta stultitiam suam respondebitur. »

L’insulte la plus fréquente que les défenseurs de la Faculté adressent à Renaudot était celle de gazetier, et en cela Guy Patin, emporté par sa passion, était des plus inconséquents. Lui qui, dans sa malice curieuse et son amour des nouvelles, était homme à inventer les gazettes et chroniques, si un autre ne les eût inventées, il en faisait presque à Renaudot un crime d’État. « Je vous confesse, disait-on au nom de la Faculté, que vos gazettes vous font reconnaître pour un gazetier, c’est-à-dire un écrivain de narrations autant fausses que vraies. Il vous eût été plus honorable de prendre la qualité d’historiographe, puisque Lucien veut et démontre qu’il appartient plutôt aux médecins à décrire les histoires qu’à d’autres. » Mais Renaudot n’était pas facile à émouvoir sur ce point ; nous savons combien il était convaincu de l’utilité de ses diverses innovations et de ses établissements, de celle de sa Gazette en particulier, et qu’il s’en faisait gloire.

Des injures, d’ailleurs, n’étaient pas des raisons ; la Faculté le comprenait bien. Dans celles qu’elle alléguait contre Renaudot, et pour preuve de son incapacité et de son indignité à pratiquer la médecine, ce qui tient la première place, c’est le trafic et négociation qu’il fait « à vendre des gazettes, à enregistrer des valets, des terres, des maisons, des gardes de malades, à exercer une friperie, prêter argent sur gages, et autres choses indignes de la dignité et de l’emploi d’un médecin. Il fallait à Thèbes, dit son accusateur, s’abstenir dix ans entiers de trafiquer à celui qui voulait entrer en quelque magistrature. » Ils lui reprochent d’avoir voulu faire d’une salle de fripiers et usuriers (allusion à son mont-de-piété), d’une boutique de journal, une synagogue de médecine. Les enfants de Renaudot, qui furent depuis des hommes de mérite, s’étant présentés au baccalauréat devant la Faculté de Paris, il leur fallut déclarer, par acte de notaire et par serment, qu’ils renonçaient au trafic de leur père. Renaudot, revenant sur cette condition imposée à ses fils, et expliquant comment on pouvait tenir le Bureau d’adresse sans se charger pour cela des détails confiés à des commis, reconnaît qu’en effet ses fils ont déclaré devant la Faculté « qu’ils ne se mêlaient point et ne s’étaient jamais mêlés des négociations dudit bureau. » Mais ce n’est pas, ajoute-t-il, que ces négociations ne soient honnêtes et licites, c’est qu’elles sont remises aux mains de subalternes. Toutefois, voyant qu’on prétendait abuser contre lui de la déclaration de ses fils, il dut se pourvoir contre, et demander qu’elle fût rapportée.

Le procès assoupi en 1641 se réveilla en 1643. Il fut précédé d’une plainte particulière de Renaudot, qui, fatigué de s’entendre ainsi, publiquement et sans relâche, invectiver par le sarcastique docteur, lui intenta un procès ; mais il le perdit, et Patin, qui s’était défendu lui-même, en triomphe avec toute sa verve et son orgueil :

« Pour le Gazetier, jamais son nez ne fut accommodé comme je l’ai accommodé le 14 d’août de l’an passé aux Requêtes de l’Hôtel, en présence de quatre mille personnes. Ce qui m’en fâche, c’est que habet frontem meretricis, nescit erubescere. On n’a jamais vu une application si heureuse que celle de saint Jérôme, epistola 100, ad Bonasium, contre le nebulo et blatero : car voilà les deux mots dont il me fit procès, qui est néanmoins une qualité qu’il s’est acquise par arrêt solennellement donné en l’audience. Je n’avais rien écrit de mon plaidoyer, et parlai sur-le-champ, par cœur, près de sept quarts d’heure. » (Lettre du 12 août 1643.)


Quatre ans après, il revient avec complaisance sur cette victoire, et en parle comme s’il était encore au lendemain :

« Mon plaidoyer contre le Gazetier n’est pas écrit ; depuis cinq ans passés, je n’en ai eu aucun loisir. Je le fis sur-le-champ, sans l’avoir médité, et sans en avoir jamais écrit une ligne. Deux avocats qui venaient de plaider contre moi, l’un au nom du Gazetier, et l’autre au nom de La Brosse, me mirent en humeur de faire mieux qu’eux et de dire de meilleures choses. L’un ni l’autre ne purent prouver que nebulo et blatero fussent termes injurieux. Ils me donnèrent si beau champ que leurs faibles raisons servirent à me justifier aussi bien que toute l’éloquence du monde, et mon innocence me fit obtenir si favorable audience que j’eus tout l’auditoire et tous les juges pour moi, et censorem, et curiam, et quirites. » (Lettre du 22 août 1647.)

Dans ce plaidoyer dont il se montre si fier, plaidoyer plus comique que sérieux, plus macaronique que français, et « qui appartenait mieux à un hôtel de Bourgogne qu’à un barreau, » Guy Patin, tout en réitérant ses sarcasmes et ses moqueries, en tournant et retournant son adversaire et en faisant rire la galerie, déclara pourtant, à ce qu’assure Renaudot, qu’il avait entendu parler d’un autre que de lui. Ce qui ne l’empêcha pas de le poursuivre de ses quolibets jusqu’en dehors du Palais. Abordant le malheureux gazetier à l’issue de l’audience : « Consolez-vous, monsieur Renaudot, lui dit l’implacable railleur, vous avez gagné en perdant. — Comment cela ? — Vous étiez entré camus, et vous sortez avec un pied de nez[24]. »

Après plusieurs procédures, un arrêt au fond, arrêt solennel, qui termina, le 1er mars 1644, cette longue querelle, acheva de donner satisfaction à la rancune et à la vanité des champions de la routine. La Faculté ne s’était pas bornée à demander qu’il fût interdit à Renaudot d’exercer la médecine à Paris ; elle n’aurait pas trouvé son compte à ce que le procès fût ainsi renfermé dans ses justes limites ; il lui fallait du scandale ; ce qu’elle voulait, c’était écraser sous la calomnie son redoutable adversaire. Voilà pourquoi, se posant en redresseur de torts, à l’accusation d’exercice illégal de la médecine, elle joignit, par une étrange confusion de tous les principes, celui de trafic et d’usure. Sur ce terrain, l’envie pouvait se donner plus largement carrière, et nous avons vu quelques-uns de ses admirables arguments. Ce qu’il y eut de déplorable dans cette affaire, c’est que les juges de Renaudot ne montrèrent pas plus de lumières que ses adversaires ne montrèrent de bonne foi. On était sous la régence, Richelieu n’était plus là pour protéger le pauvre Renaudot, et le Parlement avait peu de goût pour les créatures du défunt cardinal. En vain une foule de témoins vinrent déposer en faveur de son talent et de l’excellence de ses remèdes ; il avait contre lui la lettre de la loi, il devait succomber, et l’arrêt, que le temps en cela devait bientôt casser, condamna du même coup son mont-de-piété comme un établissement nuisible aux classes pauvres. Fort heureusement pour la Gazette qu’elle avait de puissants protecteurs, car elle aurait bien pu, sans cela, ne pas survivre à cet étrange procès.

C’est alors qu’il faut entendre les éclats de Guy Patin ; il triomphe avec une sorte de joie cruelle, et ses lettres de 1644 sont toutes pleines de ses bulletins de victoire :

« Un grand et solennel arrêt de la Cour, donné à l’audience publique, après les plaidoyers de cinq avocats et quatre jours de plaidoiries, a renversé toutes les prétentions du Gazetier, et a aussi abattu son bureau, où il exerçait une juiverie horrible et mille autres infâmes métiers (14 mars). — Le Gazetier ne pouvait pas se contenir dans la médecine, qu’il n’a jamais exercée, ayant toujours tâché de faire quelqu’autre métier pour gagner sa vie, comme de maître d’école, d’écrivain, de pédant, de surveillant dans le huguenotisme, de gazetier, d’usurier, de chimiste, etc. Le métier qu’il a le moins fait est la médecine, qu’il ne saura jamais. C’est un fanfaron et un ardelio, duquel le caquet a été rabaissé par cet arrêt, que nous n’avons pas tant obtenu par notre puissance que par la justice et la bonté de notre cause, laquelle était fondée sur une police nécessaire en une si grande ville contre l’irruption de tant de barbares qui eussent ici exercé l’écorcherie, au lieu d’y faire la médecine. » (9 juin.)

« Je vous dirai, écrit-il à Spon (8 mars), qu’enfin le Gazetier, après avoir été condamné au Châtelet, l’a été aussi à la Cour, mais fort solennellement, par un arrêt d’audience publique prononcé par M. le premier président. Cinq avocats y ont été ouïs, savoir : celui du Gazetier, celui de ses enfants, celui qui a plaidé pour les médecins de Montpellier, qui étaient ici ses adhérents, celui qui plaidait pour notre faculté, et celui qui est intervenu en notre cause de la part du recteur de l’Université. Notre doyen a aussi harangué en latin, en présence du plus beau monde de Paris. Enfin M. l’avocat général Talon donna ses conclusions par un plaidoyer de trois-quarts d’heure, plein d’éloquence, de beaux passages bien triés et de bonnes raisons, et conclut que le Gazetier ni ses adhérents n’avaient nul droit de faire la médecine à Paris, de quelque université qu’ils fussent docteurs, s’ils n’étaient approuvés de notre Faculté, ou des médecins du roi ou de quelque prince du sang servant actuellement. Puis après il demanda justice à la Cour pour les usures du Gazetier et pour tant d’autres métiers dont il se mêle, qui sont défendus. La Cour, suivant ses conclusions, confirma la sentence du Châtelet, ordonna que le Gazetier cesserait toutes ses conférences et consultations charitables, tous ses prêts sur gages et vilains négoces, et même sa chimie, de peur ce dit M. Talon, que cet homme, qui a tant envie d’en avoir par droit et sans droit, n’ait enfin envie d’y faire la fausse monnaie[25]. »


On voit à quel point le Parlement et les gens du roi entraient avant et prenaient part dans les guerres des corps contre les libres survenants.

Depuis lors, le nom du Gazetier revient moins souvent sous la plume du caustique docteur, et, quand il apprend sa mort, il se borne à en faire l’oraison funèbre en deux mots « Le vieux Théophraste Renaudot mourut ici le mois passé, gueux comme un peintre » (lettre du 12 novembre 1653) ; ne craignant pas de se donner ainsi à lui-même et aux calomnies qu’il avait si laborieusement entassées un éclatant démenti. Mais la vanité n’y regarde pas de si près, et Patin n’a pu résister à la satisfaction de donner ce dernier coup de pied à son adversaire. Ne voyez-vous pas le contraste ? Le docteur de Montpellier, le promoteur de l’antimoine, le charlatan, est mort gueux comme un peintre, et lui, Guy Patin le docteur de la Faculté de Paris, le champion de la saignée, le soutien de la routine, il a maison de ville et maison des champs, et peut vanter avec complaisance et le nombre de ses poiriers, qui n’est pas moindre de cinq cents, et le nombre de ses livres, qui dépasse dix mille.

D’ailleurs, pour être satisfaite de ce côté, la haine de Patin n’était pas assouvie. Renaudot mort, il la reporta sur ses enfants, qui, avait-il espéré, ne devaient jamais être reçus dans la Faculté de Paris, ce qu’il n’avait pu empêcher cependant ; mais il poursuit plus particulièrement de son animosité l’aîné, Eusèbe, qu’il traite de maraud, d’effronté, d’imposteur, et qui, en effet, s’était rendu coupable d’un crime irrémissible aux yeux de Patin : il avait écrit l’Antimoine triomphant !

L’antimoine, voilà, en effet, si l’on peut dire ainsi, la bête noire de Guy Patin ; il souffre difficilement qu’on lui en parle ; il ne veut pas qu’on touche cette corde, quœ habet aliquid odiosum. Ce n’est pas ici le lieu de rappeler cette lutte ardente, assez connue d’ailleurs, entre l’antimoine et la saignée, entre la vieille méthode et les remèdes nouveaux, les remèdes chimiques ; en un mot, entre la routine et le progrès. Guy Patin, doyen de la Faculté de Paris, était naturellement pour la vieille médecine ; Renaudot, lui, était pour la nouvelle : inde iræ, de là cette haine violente dont il le poursuivit jusqu’à sa mort, qu’il reporta sur ses enfants, et dans laquelle se trouvèrent englobés la faculté de Montpellier, qui avait pris fait et cause pour Renaudot, sorti de son sein, et les apothicaires, qui penchaient pour les nouveaux remèdes, source pour eux de nouveaux bénéfices. Comme il les accable de son dédain, ces « bons pharmaciens de Paris, ces cuisiniers arabesques, artis nostrœ scandala et opprobria ! » Avec eux aussi il eut un procès, et — ce qui prouve au moins l’habileté avec laquelle il savait colorer, envelopper la calomnie, et s’en laver ensuite, — il en sortit encore avec les honneurs de la guerre :


« Pour mes chers ennemis les apothicaires de Paris, ils se sont plaints de ma dernière thèse à notre faculté, laquelle s’est moquée d’eux. Ils en ont appelé au Parlement, où leur avocat ayant été ouï, je répondis moi-même, sur-le-champ, et ayant discouru une heure entière, avec une très-grande et très-favorable audience (comme j’avais eu, il y a cinq ans, contre le Gazetier), les pauvres diables furent condamnés, sifflés, moqués et bafoués par toute la cour, et par six mille personnes, qui étaient ravies de les avoir vus réfutés et rabattus comme j’avais fait. Je parlai contre leur bezoar, qui fut si bien secoué qu’il ne demeura que poudre et cendre, contre leur confection d’alkermès, leur thériaque et leurs parties. Je leur fis voir que organa pharmaciœ erant organa fallaciœ, et le fis avouer à tous mes auditeurs. Les pauvres diables de pharmaciens furent mis en telle confusion qu’ils ne savaient où se cacher. Dimissi et refecti fuere tanquam ignari nebulones, boni illi viri pharanacopei parisienses. Toute la ville, l’ayant su, s’est pareillement moquée d’eux : si bien que l’honneur m’en est demeuré de tous côtés ; jusque là même que notre Faculté m’a rendu grâces de ce que je m’étais bien défendu de la pince de ces bonnes gens, en tant qu’il y allait de l’honneur de notre compagnie. Les juges mêmes m’en ont caressé. » (Avril 1647.)

Et qu’ils n’y reviennent pas, eux, ni les médecins de Montpellier :

« Je m’en vais travailler à quelque chose contre la cabale des apothicaires, afin de l’avoir tout prêt pour le faire imprimer, si jamais ils m’attaquent. — Ces coyons d’apothicaires ont trop pris de pouvoir sur l’honneur de la médecine : il est grand temps de les rabattre, ou jamais on n’en viendra à bout. » — « L’arrêt contre Renaudot n’est pas le premier que nous avons eu de cette nature, et quand ceux de Montpellier oseront comparaître, nous en aurons encore d’autres. Nous ne craignons ni les guenillons de la fortune, ni les haillons de la faveur. Notre Faculté dit hardiment de soi-même ce que la vertu dans Claudien : Divitiis animosa suis. Nous sommes fondés sur le Saint-Esprit et la nécessité. »

Et ailleurs, débordant sur ce sujet, cet homme d’école s’écrie, dans un dernier accès de fierté et de superbe plus doctorale que philosophique :


« Tous les hommes particuliers meurent, mais les compagnies ne meurent point. Le plus puissant homme qui ait été depuis cent ans en Europe sans avoir la tête couronnée a été le cardinal de Richelieu : il a fait trembler toute la terre ; il a fait peur à Rome, il a rudement traité et secoué le roi d’Espagne, et néanmoins il n’a pu faire recevoir dans notre compagnie les deux fils du Gazetier, qui étaient licenciés et qui ne seront de longtemps docteurs. »

On sait maintenant quel était l’ennemi de Renaudot.


Nous parlerons bientôt de la Fronde et de ses saturnales littéraires. Mais, pendant que nous sommes sur le chapitre de Renaudot et des aménités de l’envie à son endroit, nous citerons, ne fût-ce que pour faire connaître l’esprit du temps, quelques mazarinades dirigées contre lui et dans lesquelles on reconnaîtra aisément la plume, ou tout au moins l’inspiration de son implacable adversaire.




LE NEZ POURRY DE THÉOPHRASTE RENAUDOT
Grand gazettier de France, et espion de Mazarin, appelé dans les chroniques nebulo hebdomadarius, de patria diabolorum ; avec sa vie infâme et bouquine, récompensée d’une vérole euripienne ; ses usures, la décadence de ses Monts-de-piété et la ruine de tous ses fourneaux et alambics (excepté celle de sa Conférence, rétablie depuis quinze jours), par la perte de son procès contre les docteurs de la Faculté de médecine de Paris.




Sur le nez pourri de Théophraste Renaudot
alchymiste, charlatan, empirique, usurier comme
un juif, perfide comme un turc, meschant
comme un renégat, grand fourbe
grand usurier, grand Gazetier
de France.


RONDEAU


C’est pour son nez, il lui faut des bureaux
Pour attraper par cent moyens nouveaux
Des carolus ; incaguant la police,
L’on y hardoit office et bénéfice ;
L’on y voyoit toutes gens à monceaux :
Samaritains, juifs, garces, maquereaux ;
L’on y portoit et bagues et joyaux
Pour assouvir son infâme avarice ;
C’est pour son nez.

Qu’il fit beau voir ces pieux animaux[26]
Entrer en lice, et courir par troupeaux
Pour soutenir la bande curatrice !
Mais tout d’un coup, ma foy, dame Justice
Jeta par bas alambics et fourneaux :
C’est pour son nez.




AUTRE RONDEAU
SUR LE MÊME SUJET


Un pied de nez servirait davantage
À ce fripier, docteur du bas étage,
Pour fleurer tout, du matin jusqu’au soir ; ̃
Et toutefois on dirait, à le voir,
Que c’est un dieu de la chinoise plage[27].
Mais qu’ai-je dit ? c’est plutôt un fromage
Où sans respect la mite a fait ravage.
Pour le sentir il ne faut point avoir
Un pied de nez.

Le fin camus, touché de ce langage,
Met aussitôt un remède en usage,
Où d’Esculape il ressent le pouvoir :
Car, s’y frottant, il s’est vu recevoir
En plein Sénat, tout le long du visage,
Un pied de nez.

QUATRAIN XVII


Extrait de la 22. Centurie de Michel Nostradamus, poëte, mathématicien et médecin provençal ; prédisant la perte du procez du Gazettier, soy-disant médecin de Montpellier, contre les médecins de Paris, par un arrest solennel prononcé en robbes rouges, après cincq audiances, par Me Messire Matthieu Molé, premier président, le 1. jour de mars, l’an 1644.



Quand le grand Pan[28] quittera l’escarlate,
Pyre[29], venu du costé d’Aquilon[30],
Pensera vaincre en Bataille[31] Esculape[32],
Mais il sera navré par le Talon[33].

FIN




Après tout ce que nous avons dit des démêlés de Renaudot avec Guy Patin, il n’est pas difficile de deviner d’où était sortie cette diatribe. Dreux du Radier, d’ailleurs, attribue formellement au malin docteur le quatrain qui la termine ; sa paternité ressort encore de la pièce suivante, que nous ne faisons qu’analyser.

LA CONFÉRENCE SECRÈTE DU CARDINAL MAZARIN AVEC LE GAZETIER, ENVOYÉE DE BRUXELLES LE 7 MAI DERNIER.
(Jouxte la coppie imprimée à Bruxelles, 1649.)

C’est une longue conversation entre Mazarin et Renaudot, où les deux compères confessent mutuellement leurs peccadilles, et se concertent sur la marche à suivre pour rétablir leurs affaires. En voici le début :

LE CARDINAL MAZARIN. Monsieur Renaudot, mon bon ami, c’est maintenant plus que jamais que j’ai besoin de tes inventions et de ta plume. Tu vois l’estat où je suis réduit ; tu vois l’orage qui s’est eslevé : il ne faut pas de moindre adresse que la tienne pour en détourner l’effort, sous lequel je ne puis que périr, s’il vient à fondre.

LE GAZETIER. Monseigneur, je croy que V. E. me joue à son ordinaire, mais par une nouvelle invention. Elle ne fut jamais plus heureuse qu’elle est à présent ; elle ne fut jamais si puissante et si honorée, ny avec tant de respect ; elle ne fut jamais si bien qu’elle est dans l’esprit de la reyne ; les princes ne vous furent jamais si soumis ny obéissants, les parlements et les peuples si dévots et si affectionnez ; et vous avez tous les sujets du monde d’être content, ou il faut dire que le contentement ne se peut pas trouver dans ce monde.

LE CARDINAL. Renaudot, trêve de compliment ces flatteries ont été bonnes durant quatre ou cinq ans, pendant lesquels tout ce que tu viens de dire m’estoit un grand motif de gloire et de satisfaction ; j’estois monté sur le fais de la grandeur ; j’avois la conduite et les biens de toute la France en ma disposition, et toute l’Europe me regardoit comme un dieu et l’arbitre de la paix et de la guerre. Mais à présent la charrue est tournée : ceux qui n’osaient me louer, crainte de n’en dire pas assez, ne trouvent pas d’injure assez atroce pour m’en charger, sans appréhension d’en être repris ; mon nom est la farce d’un peuple, qui auparavant ne se prononçoit qu’à genoux ; et pour des comédies dont j’ay diverty la curiosité des Parisiens, il n’est pas fils de bonne mère qui ne voulust donner de l’argent pour assister à la tragédie de ma propre personne.

LE GAZETIER. Monseigneur, ce n’est pas le bruit commun. V. E. n’ignore pas qu’il ne me seroit pas caché : tous ceux qui me donnent des avis sont des gens d’honneur, et qui savent tout ce qui se passe de jour et de nuit ; j’ai mes enfants à Paris qui voyent les meilleures compagnies, qui font la gazette pour le Parlement[34], où l’on n’oublie rien, et, dans tous les mémoires que je reçois de la part des uns et des autres, je ne vois rien qui vous doive toucher le cœur que d’une passion de gloire et de générosité…


Et la comédie se poursuit ainsi pendant quarante pages in-4o. Renaudot énumère tout ce qu’il a fait jusque-là pour le cardinal ; il propose ses plans, que discute Mazarin, et discute à son tour ceux de ce dernier. Bref, il proteste de son dévouement sur sa foi de gazetier : « J’ai trop d’intérest, ajoute-t-il, à la conservation de vostre personne et de vostre fortune, de laquelle la mienne dépend absolument. Et si V. E. en savoit la principale raison, elle ne douteroit jamais de ma fidélité, ny de la sincérité de mes intentions à mentir pour son service, voire à devenir tout mensonge, si cela se pouvoit faire… » Là-dessus, Renaudot raconte qu’il a fait dresser son horoscope par deux ou trois des mieux stylés en cet art.

Et je m’en repans bien fort, parce que cela m’afflige et m’empesche souvent de dormir, car, sans s’estre communiquez l’un à l’autre, ils ont trouvé la même chose par leur supputation, sçavoir, que je serois fortuné et amasserois force biens soubs le ministère de deux cardinaux ; mais qu’à la mort de l’un je recevrois un grand eschet, et qu’à la disgrâce de l’autre je serois entièrement matté. Or le premier m’est infailliblement arrivé à la mort de deffunct Monseigneur de Richelieu, et j’ay toutes les raisons du monde d’appréhender le second, si la fortune vous tourne le dos : car, outre les horoscopes dont je viens de vous parler, ce diable de Patin, que je n’ay jamais su adjuster à mon pied, depuis qu’il fit rire Messieurs des Requestes de l’Hostel, en m’appelant, à cause de mon nez puant, le Bonaze de Sainct-Hiérosme, ce Patin, dis-je, trouva une prophétie dans Nostradamus qui prédisoit ce qui m’arriva après la mort de défunct Monsieur le Cardinal ; et depuis huit jours en ça on m’en a envoyé une autre qu’on dit qu’il a tirée de la sixiesme centurie d’un vieux manuscrit, laquelle me menasse du gibet, si votre fortune se change.

Sur la demande de Mazarin, Renaudot lui récite le quatrain que nous avons rapporté plus haut, Quand le grand Pan ; et aux plaisanteries du cardinal il répond :

Monseigneur, ne le prenez pas par là : il n’y a point de quoi rire pour moy, non plus qu’il n’y a rien de plus clair quand vous saurez l’histoire ; et si je croyois que la seconde prophétie deust arriver aussi certainement, je n’attendrois pas que l’on me pendist ; je les préviendrois et me pendrois moy-mesme, afin d’éviter l’infamie que mes enfants appréhendent, et que beaucoup de gens désirent, parce que je ne les ai pas traittez comme ils meritoient et selon la vérité dans mes Gazettes, que je n’ay composées que pour satisfaire aux ministres et aux favoris. Or, pour l’intelligence de cette prophétie, V. E. doit sçavoir que les médecins de Paris m’ont toujours fait la guerre, et n’ont jamais voulu souffrir que je fisse la médecine dans la ville, tant à cause que je ne suis pas docteur de leur faculté, ny capable de l’estre, qu’à cause de la profession de gazetier, qui n’est pas plus honorable que celle de courtier d’amour. À cette fin, il y eut grand procez entre nous, qui demeura indécis par la faveur de Monseigneur le Cardinal : car, tant qu’il vescut, je pratiquay la médecine, en faisant la nique aux médecins[35], souz son authorité ; mais il ne fut pas sitost passé, que ces messieurs reprennent leurs brisées. Il fallut plaider à la grand’chambre, où, quoy que le sieur Bataille, mon advocat, sceust dire en ma faveur, et des services que je rendois au public à l’occasion de mon Bureau de rencontre, M. Talon, advocat général, ne se contenta pas de conclure contre moy en faveur des médecins, mais encore, remonstrant l’impiété de mon Mont-de-Piété, et l’usure abominable que j’exerçois sous le prétexte des prêts et ventes à gage, il demanda qu’il me fust interdit, souz de grièves peines, de n’en plus user à l’advenir ; et, ses conclusions suivies de point en point, je me vis en un moment privé de l’exercice de la médecine, dont je ne me souciois pas beaucoup, mais encore de celui des prests sur gage, dont je tirois plus de profit en une sepmaine que trois courtiers de change en un mois des inventions dont ils se servent en leur mestier. Or, que V. E. voye maintenant si la prophétie n’est pas bien claire, dans laquelle mesme les advocats qui ont parlé en la cause sont nommez, et s’il pouvoit mieux exprimer la mort de Monsieur le cardinal que par le premier vers : car, le nommant le grand Paon, il fait allusion au dieu des Faunes et des Satyres, comme son Éminence l’estoit des maltôtiers, aussi bien que la vostre. Au second vers, il me dit venir du costé d’Aquilon, parce que Loudun, lieu de ma naissance est aquilonaire à l’égard de Marseille, où Nostradamus faisoit sa demeure ; et pour les autres deux vers, on ne sçauroit exprimer plus clairement les vains efforts du sieur Bataille contre les médecins, sous le nom d’Esculape, ny la playe que me fit M. Talon par ses conclusions à la gloire de mes ennemis et à mon grand dommage et regret tout ensemble. Par là V. E. peut voir si je n’ay pas sujet d’appréhender le succez de la seconde prophétie par celuy de la première…

Après s’en être quelque peu défendu, Renaudot récite au Cardinal cette seconde prophétie, que voici :


Au temps que NIRAZAM, ayant gaigné la Poule,
Coq et Poulets plumé, fera gille drilleux,
Lors puant Roy crétois, faisant sault périlleux,
Par infame licol fera chanter la foule.

Mazarin ne voit là que des noms barbares, et une énigme encore plus difficile à deviner que la précédente :


Ah ! Monseigneur, lui dit le Gazetier, que V. E. parleroit autrement si elle y avoit un peu pensé ! Le nom que vous appelez barbare, et non pas sans raison, c’est le vostre, car, si vous lisez Nizaram à l’envers, et à la façon des Hébreux, vous trouverez Mazarin. La Poule, c’est la reyne ; et pour le Coq et Poulets plumez, cela signifie le roy et les peuples, dont vous avez tellement épuisé les finances, que sa cuisine, faute d’argent, a été deux fois renversée, et le royaume n’est plus qu’un hospital de gueux. Et c’est ce qui a excité les François à demander vostre esloignement, à se roidir contre vostre tyrannie, et à protester de n’estre jamais satisfaits que vous ne fussiez hors de l’Estat. Voyez s’il se peut rien dire de plus facile en matière de prophétie, et si je n’ay pas sujet de craindre le funeste événement qui est prédit par les autres deux vers…


Enfin le ministre et le gazetier se séparent en se faisant mutuellement les plus grandes protestations.

LE GAZETIER. Monseigneur, aussitost que j’auray achevé quelques feuilles qui me restent pour parer aux coups du gazettier de Cologne, je travailleray suivant les sentiments de Vostre Éminence, et avec tant d’adresse qu’elle aura sujet de me croire son très-humble serviteur.

LE CARDINAL. Va, Renaudot, et que je t’embrasse, pour arres de la récompense que tu dois espérer.

LE GAZETIER. Ainsi, Monseigueur, le croissant vous estant plus propre que la tyare, puisse Vostre Éminence devenir bientost le Grand-Seigneur ! J’espère qu’elle me fera son Grand-Visir.

Tu vois par là, Lecteur, ajoute l’auteur du pamphlet, sous forme de morale, les fourbes et les intrigues abominables dont la passion et l’intérest se servent pour l’exécution de leurs pernicieux desseins ; tu en vois tous les jours le succez et la suitte. Prie Dieu qu’il l’arreste, pour le bien de l’Église et de l’Estat.



LA GAZETTE BURLESQUE
ENVOYÉE AU GAZETTIER DE PARIS
Mil six cent quarante-neuf
Sunt quatuor quæ nunquam dicunt satis : mare, vulva mulieris, infernus et bursa Gazetarii.
C’est-à-dire :
Il y a quatre choses qui ne disent jamais c’est assez : la mer, la matrice de la femme, l’enfer et la bourse du Gazettier.

De Naples, le 4 du mois que l’on mange les maquereaux frais.

La mer, ayant esté extraordinairement orageuse, a vomy sur nostre rivage une telle quantité de poissons et de maquereaux, qu’après les abondantes provisions du public, l’on en a peu encore saler dans des bariques pour en fournir à l’univers.

De Milan, le quatorzième du mois que l’on tue les pourceaux pour avoir du boudin.

Il y a eu icy un si grand meurtre de ces pauvres bestes que leurs pleurs et leurs cris, du tort que l’on faisoit à leur innocence, alla jusques aux oreilles du Grand-Turc, dont il eut grand pitié, car il les aime fort.

De Paris, le… des calendes de juin.

Il pleût tellement deux jours durant, que les femmes qui estoient par les ruës descouvroient leur cul pour couvrir leur teste ; les vieillards de nonante ans ne peurent manger sans ouvrir la bouche ; les aveugles ne se voyoient pas l’un l’autre, et l’eau ne cessa de couler par dessous le Pont-Neuf.

De Rome, le quatriesme des nones de may.

Sa Sainteté, qui par son soin paternel et pastoral veille sur son troupeau, voyant approcher l’année du S. Jubilé, ordonna, en son consistoire tenu le dit jour, que tous les princes et peuples chrestiens et catholiques en soient advertis, et conviez de se tenir prests pour acquerir les fruicts de ce celeste tresor, et pour cet effet envoya par toute la chrestienté sa patente latine, qui, attrapée par le tout attrapant Gazetier de Paris, qu’il dit luy avoir esté envoyée d’icy, par luy traduite en françois, imprimée et venduë avec effronterie parmy les fragmens et haillons de sa profane boutique pour en faire bourse, ainsi qu’il fait de tous les autres fatras, ayant rempli cette traduction de mots nouveaux et vestibules, qui montrent qu’il est mal versé au stile romain. Cependant s’il eust eu quelque pudeur chrestienne, il n’eust pas logé cette auguste, très chrestienne et divine pièce, dedans son-dit Bureau de l’Adresse, cloaque, sentine, registre et memorial funeste de tous les meurtres, massacres, incendies, famines, saccagemens, vols, violemens et pilleries d’églises, sacriléges et desolations de toute la chrestienté, dont il est le trompette solennel, employant en ces funestes relations toute la vigueur de sa rhetorique, par le moyen de quoy il estime s’immortaliser, imitant ce scélerat qui pour faire parler de luy brusla le temple de Diane en Ephèse. Il devoit au moins faire cette traduction incognito, mot qu’il a pris aux Italiens, et duquel il se sert si souvent, et de cette façon il se seroit mis à couvert du reproche qu’il en reçoit. Mais quoy ! pour faire pis que les heretiques, il a voulu incorporer cette precieuse matière parmy ses escrits profanes pleins de cadavres, d’horreurs, de sang et de feu ; et, sans prendre garde que son mestier ne se doit point mesler de ce qui appartient à l’Église, il s’est porté à cette criminelle entreprise, non pour la decorer, mais pour indignement autant qu’avarement chercher du lucre, semblable aux chauves souris, qui n’entrent dans les temples que pour boire et succer l’huile des lampes et ronger les napes des sacrez autels.

N’avez-vous point aussi pris garde qu’au-lieu de laisser à cette sainte pièce le titre qu’elle avoit, d’Innocent, évesque, serviteur des serviteurs de Dieu, il l’a coëffée d’un preambule payen, et coq à l’asne, sur la fin duquel, en goguenardant impieusement, il dit qu’il luy prend envie de donner au peuple des jubilez universels. Mais les chevreaux d’Esope connoissent bien à sa patte de loup qu’il n’est pas leur mère, et ce langage ne sçauroit estre que scandaleux aux oreilles des bons chrestiens, lesquels aussi, pour estre plus facilement desabusez, sçauront que toute traduction et impression des escritures concernant le S. Jubilé, et autres œuvres du domaine de notre sainte mère l’Église, qui doivent estre publiées dans la ville et diocèse de Paris, sont d’ordinaire veuës et approuvées par Monseigneur l’illustrissime et reverendissime Archevesque de Paris, ou par messieurs ses grands vicaires, toute autre version et impression estant tenuë fausse et reprouvée.

Discours que le Gazetier a mis au commencement de la bulle du Jubilé.
POUR LE FAIRE SÇAVOIR À TOUTE LA CHRÉTIENTÉ.

Bien que ce soit à présent une des plus infaillibles marques d’honneur que d’être injurié dans les libelles qui courent, ce qui faisoit aussi douter à Themistocles qu’il eust rien fait de bon, avant qu’on eust mal parlé de lui, voire attribuer par le feu duc d’Espernon son en-bon-point aux calomnies de ses médisans, qu’il a estimé lui avoir fait atteindre son grand âge, comme Pline conte que, pour faire bien prendre racine au persil et le faire croistre, il le faut fouler aux pieds et le maudire : si est-ce qu’il me prend aujour-d’hui envie, pour espargner à nos chetifs escrivains la perte de temps et de papier qu’ils broüillent inutilement à débaucher les esprits des peuples, de leur donner des jubilez universels où ils ne trouveront rien à contre dire. En attendant donc que chaque diocèse se prepare à recevoir humblement de ses pasteurs, et avec la reverence deuë, leur ordre particulier, le public ne pouvant estre trop tôt averti d’une si bonne nouvelle, et qui lui vient si à propos, je la lui presente ainsi qu’elle m’est n’aguères arrivée de Rome, m’asseurant qu’elle ne lui sera pas moins agréable que toutes les autres qui en viennent.



LE VOYAGE DE THÉOPHRASTE RENAUDOT,
GAZETTIER, À LA COUR

Maistre fourbe et plus menteur que ne fut jamais le plus subtil arracheur de dents qui soit dans le domaine du Pont-Neuf, où diable allés-vous ? Tout le monde sçait que le lendemain des Roys vous vous en fustes à S. Germain, crainte que vous aviés d’être enfermé dans les barricades, ou d’être ensevely dans l’un des tonneaux qui servirent de rempars à la defense des bourgeois de Paris, lorsque le roy, quittant son palais, t’avoit laissé seul dans les galleries de son Louvre, où tu estois demeuré un moment pour apprendre ce qui se passoit dans l’esprit, dans la pensée, dans l’intention des habitants. Ô dieux ! tu manques de nez, si ce n’est que les plus courts soient les plus beaux, ou que les plus puants soient les meilleurs, comme l’on dit des fromages ; mais tu en eus cette fois, car les païsans révoltés étoient résolus de te faire mourir dans un tonneau de la plus fine merde qui se trouve dans les marais, ou dans la ruë des Gravilliers.

Mais dy-moy, en vérité, que vas-tu faire à Compiègne ? L’on dit que le roy t’a mandé, et qu’il a dessein de t’envoyer en Canada, apprendre de ces peuples la façon de dissimuler avec adresse, et faire passer des impostures pour des verités ; mais il veut que tu sois monté sur un asne, afin que ta personne, tes Gazettes et ton voyage n’ayent rien qui ne sente la beste. Les autres disent que c’est pour contenter l’humeur du prince de Condé, qui désire que tu sois à la cour, afin de rediger par escrit ses plus belles actions, et le mettre au rang des conquerans, comme tu es au nombre des hommes illustres, et des plus celebres en méchanceté.

À propos de ce discours, je me trouvay l’autre jour dans une compagnie, où un jeune homme qui revenoit d’Italie protesta que tu serois le tres-bien venu à Rome, si tu voulois y aller, pour enseigner aux Italiens les remedes dont tu t’es servy pour te guarir de la verole, ou les moyens de bien empoisonner quelqu’un, sçachant qu’en ta personne, comme en celle de ta femme, tu as excellé en ces deux secrets. Pour moy, je ne te conseille pas d’y aller, et peut-estre gaigneras-tu plus icy que là, pour des raisons que tu sçais bien, et qu’il ne faut pas dire.

Les âmes moins scrupuleuses croyent que tu vas à Compiègne pour y apprendre quelque religion, parce que tu n’en eus jamais aucune, et que celle des mahomettans t’est aussi bonne que celle des chrestiens : en effet, tu les approuves toutes, et tu n’en rejettes pas une, et tu ressembles proprement le poëte Aretin, qui disoit du mal de tout le monde, excepté de Dieu, parce qu’il ne le connoissoit pas, et que même il ne le vouloit pas connoistre. L’on pourroit te comparer au caméléon, qui reçoit toutes sortes de couleurs, mais qui ne prend jamais de blancheur : tu connois toutes les malices, mais tu ignores l’innocence, et, de toutes les mauvaises qualités que tu possèdes, la moins blâmable est celle de mépriser la vertu.

Les courtisans disent que tu vas à Compiègne pour composer un livre à la louange de la beauté, en faveur de mademoiselle de Beauvais, parce qu’elle avoit eu assés de complaisance pour dire un jour que, si tu n’estois pas parfaitement beau, qu’au moins tu estois assés agreable, et que tu pouvois gaigner par les charmes de ton discours ce que tu pouvois perdre par les deformités de ton visage et les puantes infections de ton chien de nez pourry.

Pausanias dit qu’il y avoit à Laida, ville de Grèce, une statue d’Esculape plus laide qu’un démon, qui estoit neantmoins respectée, parce qu’elle rendoit des oracles avec une voix assés harmonieuse et assés intelligible, qui par après fut brisée par les citoyens de la même ville, à cause qu’elle avoit predit des faussetez. Il en arrivera de même de ta personne. Tu es déja hay pour la defformité de tes yeux, de tes mœurs, de tes actions, de tes desbauches infames, de tes saletés, de tes abominations ; tu ne manqueras pas à Compiègne d’escrire et d’annoncer mille mal-heurs à la ville de Paris ou au Parlement, qui n’a pas voulu rechercher ta vie, de peur qu’en la trouvant criminelle, il ne fût obligé de la mettre avec les charognes de Monfaucon : prends garde que les mensonges de ta Gazette n’animent le peuple à te reduire en cendre.

L’on demandoit avant hier, en compagnie de plusieurs peintres, ce que tu allois faire à Compiègne. Les uns disent que la reyne avoit dessein de faire tirer ton portrait, à fin d’avoir toujours devant les yeux l’image d’un demon, pour luy oster l’envie d’aller en enfer, où les objets sont si épouvantables, que leur seule veue est capable de tourmenter les hommes et leur causer mille supplices. Les autres protestèrent que le Grand-Maistre, qui sçait presque tous les noms des diables et cocus, parce qu’il est connu des uns et des autres, souhaittoit de sçavoir comment estoit fait celuy qui tenta S. Antoine dans les déserts, et que, luy ayant dit que ton visage avoit bien du rapport avec le sien, selon au moins que nous témoignent les tableaux qui representent cette sainte histoire, sinon que tu n’avois point de cornes à la teste : « Hé bien, répliqua le Grand-Maistre, ne faites aucune difficulté de luy en mettre : il est bien diable et cocu tout ensemble. » Les autres, enfin, conclurent qu’il faisoit voyage à la cour pour obliger le mareschal de Grammont, qui l’a prié instamment de faire à part un volume du Mercure françois, qui contienne l’histoire, la vie, les combats, les victoires, les mémorables actions de cet incomparable guerrier, qui guigne toujours en fuïant et qui est plus heureux au jeu qu’à la guerre. Plutarque dit que les princes ont esté heureux qui ont eu auprès de leurs personnes des hommes capables de décrire leurs belles actions ; Neron ne pouvoit rien faire que Senèque ne pût dire, et Senèque ne pouvoit rien dire que Neron, dans le commencement de son règne, ne pût aussi faire. Le mareschal de Grammont a ce bonheur : il peut conquerir tout le monde, bien qu’il ne le fasse jamais, et Renaudot peut faire le recit de ses prouësses. Mais le plus grand miracle qu’ils puissent faire tous deux, c’est de guérir l’un de la verole, et l’autre des goutes.

Vien-ça, vendeur de Theriaque ; confesse ingenuëment et ne dissimule point, que vas-tu faire à la cour ? Sans doute Mazarin a dessein de t’employer et te faire imprimer des arrêts contre le Parlement. Tu me diras, et il est vray, que tu as perdu ton crédit à Paris, que ta vie y est en horreur à tout le monde, que tes impudicitez y sont découvertes, tes effronteries reconnuës, tes mensonges méprisez. D’ailleurs, tu sçais que maintenant, non-seulement tu passes pour estre peu versé dans les sciences, mais pour estre ignorant tout à fait : deux cents esprits, dont le moindre te surpasse en vertu, en doctrine, en expérience, ont écrit ces jours passez avec autant d’admiration que d’éclat, qui ont donné au public les plus belles choses du monde, et qui, par la splendeur de leur sçavoir éminent, ont ensevely sous les cendres d’un oubly éternel toutes tes œuvres et tes productions. Tu vois que ta Gazette ne marche plus, que le peuple aussi bien que les curieux sont desabusez de tes impostures ; tu veux l’aller debiter à la cour, où ta personne et tes mensonges seront toujours bien reçeus tant que Mazarin vivra. Marche, haste-toy, on te pourroit icy couper les oreilles après que le feu t’a brûlé le nez. Mais pren garde ou de ne rien écrire contre le généreux duc de Beaufort, ou de ne plus retourner icy, car, sans doute, on t’y jouëroit mauvais party.

On tient pour assuré que le cardinal te demande avec instance, et il se persuade que tu luy rendras deux bons offices : il attend ce service de ta courtoisie, et se promet de ta fidélité tout ce qu’il peut esperer d’un honneste homme comme tu es. Le premier sera de tant dire de bien de luy, de mander si souvent qu’il n’a autre dessein que de rendre le roy puissant et glorieux, que de rendre les peuples heureux et la France victorieuse, que de procurer une paix generale, que d’exterminer la race des monopoleurs et d’abolir les maudites inventions qui ruinent les sujets sans enrichir le domaine du roy, qu’à la fin les peuples, vaincus par ces fausses persuasions, seront contrains de changer d’opinion et de croire Mazarin l’auteur et l’appuy de leur fortune, bien que son ame malicieuse et damnée ne medite que des vengeances et des cruautez. Ce perfide t’envoye donc querir pour le justifier ! Mais je croy que tu auras bien de la peine à le faire, qu’un méchant ne sçauroit guère obliger un autre méchant, et que les peuples ne sont aucunement disposez à donner créance, ny à ce que tu diras, ny à ce que fera Mazarin.

Le second service qu’il pretend de vous, c’est qu’etant en cour, vous instruisiez ses nièces à faire de si beaux complimens, qu’elles puissent enfin, par leurs discours, attraper quelques princes et les obliger à les prendre pour femmes. Mais prenez garde que les dames de France qui y sont intéressées ne vous fassent dancer quelque cabriole.

Surtout, pour aller à Compiègne, ne vous servez pas de la monture de votre servante : elle jure qu’elle est bien lasse de vous porter, et qu’elle ayme mieux boire au Robinet ; elle ne vous porta l’autre jour que l’espace d’un quart d’heure dans votre imprimerie, et néantmoins elle étoit si fatiguée qu’elle n’en pouvoit plus. Mais servez-vous de la Chaux, ce sera un asne monté sur une beste.

FIN



Mort de Renaudot. Le père du journalisme attend encore qu’on lui rende justice. Ses autres écrits.

Mais tous les pamphlets, tous les quolibets du monde, pas plus que les arrêts, ne pouvaient prévaloir contre le bon sens public. Renaudot conserva, malgré tout, la réputation d’un savant médecin ; il continua, en dépit de la Faculté, à faire jouir le public de ses innocentes inventions, comme il les appelle lui-même, et il emporta dans la tombe, où il descendit le 25 octobre 1653[36], la reconnaissance des pauvres et l’estime de tous les gens éclairés. Si l’on en croyait quelques envieux, il aurait laissé une immense fortune ; mais nous avons vu Guy Patin lui-même avouer qu’il était loin d’être riche.

Renaudot d’ailleurs avait assez vécu pour voir l’humiliation de ses adversaires. La Faculté avait été forcée de s’incliner devant l’évidence, et l’émétique avait triomphé de ses préjugés. — Quant à la Gazette, nous avons vu quel en avait été le succès.

Tel fut Renaudot, toujours envié et toujours au-dessus de ses envieux. Par quelle étrange fatalité a-t-il pu se faire que si peu d’honneur se soit attaché à sa mémoire, que son nom soit à peine connu, quand ses conceptions ont toutes reçu du temps une éclatante sanction, quand le germe qu’il avait déposé dans les Bureaux d’adresse a si merveilleusement fructifié ; quand tous les États ont des monts-de-piété ; quand la presse enfin est devenue ce qu’elle est ?

Un pareil oubli ne saurait demeurer plus longtemps sans réparation, et, sans doute, il aura suffi de le signaler pour que justice soit enfin rendue à Renaudot.

Si la génération nouvelle, en effet, sceptique et railleuse comme ses aînées, ne se montre pas toujours parfaitement équitable envers le présent, au moins doit-on convenir, à sa louange, qu’elle est juste et reconnaissante envers le passé. On aime à croire, en voyant le mouvement qui, depuis quelques années, s’est emparé des esprits, que l’heure de la réparation a sonné enfin pour toutes les injustices et pour tous les oublis.

L’ancienne société avait trop de chemin devant elle pour regarder en arrière ; elle manquait d’ailleurs du flambeau qui aurait pu la guider dans cette exploration.

La Révolution vint, et la lumière jaillit à flots ; mais pendant les vingt-cinq ans de ce grand drame, l’attention fut impérieusement captivée par ses péripéties diversement émouvantes ; c’est à peine, à cette époque, si la mémoire suffisait à compter les hommes que chaque jour dévorait.

Mais quand le gigantesque échafaudage de l’empire se fut écroulé, il y eut comme un temps d’arrêt dans la marche de la société ; les esprits, fatigués de cette longue tension, se replièrent sur eux-mêmes ; puis, quand on fut un peu remis de l’étourdissement produit par cette violente secousse, on regarda naturellement derrière soi, on mesura le chemin parcouru, on compta les morts restés sur le champ de la civilisation. Propagé par la nouvelle presse, le goût des études historiques envahit jusqu’aux provinces les plus arriérées. Chaque département, chaque ville, se mit, avec une noble émulation, à fouiller ses archives, à inventorier ses richesses, revendiquant sa part de gloire dans l’œuvre commune, exhumant ses morts et leur élevant de son mieux un piédestal. Cette pieuse reconnaissance fera l’honneur de notre temps.

Il s’en faut encore cependant que l’œuvre de la réparation soit complète. N’est-il pas étonnant, par exemple, que rien n’ait encore été fait pour l’homme auquel nous sommes redevables de ce merveilleux instrument de civilisation qu’on appelle le journal ? Mais, nous le répétons, nous aimons à penser qu’il aura suffi de signaler un pareil oubli pour qu’il soit bientôt réparé ; et c’est plein de confiance que nous faisons appel à la presse française, aussi bien qu’à tous les hommes qui s’intéressent à la cause du journalisme, à la liberté de la parole. Serait-ce trop faire pour Renaudot que de consacrer sa mémoire par une médaille qui rappellerait, avec ses traits, ces paroles, dont la vérité ressort chaque jour plus frappante : « La presse tient cela de la nature des torrents, qu’elle grossit par la résistance ? »

Renaudot a laissé, outre ses Gazettes, quelques autres écrits. Il publia, en 1643, l’Éloge funèbre de Scévole de Sainte-Marthe ; — en 1646, l’Abrégé de la vie et de la mort de Henri de Bourbon, prince de Condé ; — en 1646 encore, la Vie et la mort du maréchal de Gassion ; — en 1648, la vie de Michel Mazarin, cardinal de Sainte-Cécile, frère du cardinal premier ministre.

Mais le plus important de ses ouvrages après la Gazette, c’est la continuation du Mercure françois. Ce recueil, dont quelques-uns ont fait à tort un journal, est une compilation historique, qui renferme de bons matériaux. Il se compose de 25 volumes (les auteurs de la Bibliothèque historique de la France parlent d’un 26e, que nous n’avons point vu). Il fut commencé en 1605 par un imprimeur nommé Jean Richer, qui compila et imprima le premier volume ; les dix-neuf suivants le furent par Étienne Richer. Le 21e fut imprimé par Olivier de Varennes ; mais on ne sait au juste quel en fut l’auteur. Renaudot l’a continué, non pas à partir de 1635, comme l’ont avancé tous les bibliographes, mais seulement à partir de 1638 et du tome xxii. Ce tome, en effet, est précédé d’une épître dédicatoire de notre Gazetier au surintendant des finances Boutillier, et d’une préface, dans laquelle on lit :

Pour satisfaire la curiosité de ceux qui demanderont pourquoi, ne manquant point d’autres emplois, j’ai prêté l’oreille aux exhortations qu’on m’a faites de vouloir encore donner au public d’autres mémoires de notre histoire que ceux lesquels j’ai publiés jusqu’ici dans mes Gazettes, Nouvelles et Relations, tant ordinaires qu’extraordinaires, je les prie de considérer en premier lieu que la coutume, autorisée de l’humeur de notre nation, m’ayant prescrit si peu de champ en toutes mes relations, qu’elles ne vont pour le plus qu’à deux ou trois feuilles ; et quant aux Nouvelles, que je vous donne sous ce titre ou sous celui de Gazettes (nom par moi choisi pour être plus connu du vulgaire, avec lequel il faut parler), chacune de leurs narrations occupant encore bien moins d’espace, cette brièveté ne saurait suffire à la description particulière des choses mémorables dont l’histoire doit être composée… Cette considération, jointe au manque forcé de liaison des faits qui sont rapportés dans les Gazettes, l’a engagé à chercher un champ plus spacieux, pour être plus utile à ses lecteurs. D’ailleurs, étant comme chacun sait, destiné pour recevoir dans cet œil du monde les récits des actions et choses mémorables qui se passent par tout l’univers (office dont le temps fera reconnaître le mérite, et duquel je ferai juge la postérité, si les préoccupations du siècle et l’intérêt des particuliers de ce temps me les rendent moins équitables), il arrive souvent que les mémoires ne m’en sont rendus sinon après le temps que l’usage a prescrit à mes éphémérides, les privant de leur effet sitôt qu’elles ont passé huit ou quinze jours.




Rôle et importance de la Gazette. — Ses rédacteurs depuis Renaudot jusqu’à la Révolution.


On peut juger, par tout ce que nous avons dit, de l’importance de la Gazette dès son début. Cependant il faut avouer que, politiquement parlant, elle ne joua qu’un rôle incomplet, insignifiant. La nation, le peuple, n’y occupait qu’une place infiniment restreinte ; c’était, selon l’expression même de son fondateur, « le journal des rois et des puissances de la terre, » et il était difficile qu’il en fût autrement à une époque où le roi pouvait dire « L’État, c’est moi ! » Le corps, l’instrument, la machine était créée ; mais il lui manquait l’âme, le souffle, le ressort qui devait lui donner la vie et le mouvement ; les Watt et les Fulton de cette vapeur dont Renaudot fut le Salomon de Caux, ne devaient arriver qu’avec la Révolution française.

Quoi qu’il en soit, la Gazette Renaudot, pleine d’excellents matériaux pour l’histoire du règne de Louis XIII et de la minorité de Louis XIV, restera un de nos monuments historiques les plus précieux. « Renaudot, a dit un écrivain du siècle dernier, avait l’art de se renfermer dans les justes bornes de son sujet ; point d’écarts fatigants, jamais de réflexions triviales ou déplacées par leur inutilité ou leur malignité. Il narre avec ordre, avec intelligence, et son style, vif et agréable, conserve encore toutes ses grâces. »

Il paraît, du reste, que Richelieu, pour assurer le mérite littéraire de la Gazette, avait attaché à sa rédaction les hommes les plus remarquables, tels que Mézeray, Bautru, Voiture et La Calprenède, qui, suivant Tallemant, fut longtemps un des arcs-boutants du Bureau d’adresse, et ne manquait pas une conférence. L’assistance de ce comité dirigeant, créé presque au début du journal, se serait, selon certaines apparences, prolongée longtemps encore. Sous le ministère du cardinal Mazarin, Renaudot communiquait, dit-on, ses Gazettes, à MM. Le Tellier, Bautru et de Lionne ; plus tard, Louvois confiait la direction de cette feuille à M. de Guilleragues, secrétaire de la chambre et du cabinet du roi, le même à qui Boileau a adressé sa cinquième épître. « On s’est mis sur le pied, au Bureau d’adresse, dit Bayle, de ne dire rien que sur de bons mémoires. D’ailleurs, le style de la Gazette est fort beau et fort coulant. On m’a assuré que M. de Guilleragues et M. de Bellizani, tous deux beaux esprits, la revoient fort exactement, et en ôtent non-seulement ce qu’il y a de fabuleux, mais aussi ce qui n’est pas élégant. »

Après Renaudot, son œuvre fut continuée par ses fils, Eusèbe et Isaac, tous deux médecins[37], puis par son petit-fils Eusèbe, deuxième du nom, connu depuis sous le nom d’abbé Renaudot.


Sous Louis XIV, la Gazette, pour enregistrer les exploits du grand roi et les magnificences de Versailles, avait porté son format de huit à douze pages. En 1762, elle augmenta encore son volume et doubla sa périodicité ; elle parut deux fois par semaine, le lundi et le vendredi, en quatre pages, petit texte, à deux colonnes, et néanmoins elle réduisit son prix d’abonnement de 18 à 12 livres pour tout le royaume[38]. À partir du 1er janvier de cette année 1762, elle prend le titre de Gazette de France, et porte en tête les armes royales.

C’est que, d’organe officieux du gouvernement qu’elle avait été jusque-là, elle en devenait ouvertement l’organe officiel. Louis XV, par lettres patentes du mois d’août précédent, avait ordonné sa réunion au département des affaires étrangères, jugeant que par là « elle deviendrait plus intéressante, qu’elle acquerrait plus de certitude et d’authenticité, et contribuerait à fournir les mémoires les plus sûrs et les plus précieux pour l’histoire, puisqu’on n’y insérerait point de faits altérés, ni de mémoires faux ni suspects. » — « L’objet de la Gazette, disait à cette occasion l’un de ses rédacteurs, n’est pas seulement de satisfaire la curiosité du public ; elle sert d’annales pour la conservation des faits et de leurs dates. C’est un dépôt où la postérité doit puiser dans tous les temps des témoignages authentiques des événements dont se compose l’histoire, et des détails même dont elle ne se charge pas. »

Voici, du reste, le préambule d’un prospectus répandu à la fin de 1761 pour annoncer la nouvelle ère dans laquelle la Gazette allait entrer :

La Gazette doit remplir deux objets : le premier de satisfaire la curiosité publique sur les événements et sur les découvertes de toute espèce qui peuvent l’intéresser ; le second, de former un recueil des Mémoires et des détails qui peuvent servir à l’histoire.

La première partie exige une correspondance étendue, suivie et exacte, tant au dehors que pour l’intérieur du royaume. La seconde demande qu’on insère les mémoires, les pièces et les monuments qui peuvent faire connaître l’esprit du siècle dans lequel l’ouvrage a été composé, quelle était alors la politique, et quels étaient les intérêts des différents souverains de l’Europe.

Les particuliers qui avaient eu jusqu’à présent le privilége de la Gazette de France n’étaient pas en état de remplir un plan de cette nature, ni de donner à cette Gazette toute la supériorité dont elle est susceptible. C’est pour y parvenir que Sa Majesté, attentive à tout ce qui peut contribuer à l’utilité et à l’agrément de ses sujets, a révoqué ce privilége, et a ordonné qu’à commencer du 1er janvier 1762 la Gazette serait rédigée et imprimée sous l’autorité du ministre des affaires étrangères. Elle veut que la vérité, la fidélité et l’exactitude en soient la base, et, après avoir donné ses ordres, tant au-dedans qu’au dehors, pour tout ce qui doit aider à la rendre plus intéressante, Sa Majesté a décidé qu’elle paraîtrait deux fois la semaine…

Cette Gazette, toujours recommandable par sa sagesse, réunira encore les motifs de l’intérêt et de la curiosité, et l’attention que le roi daigne y donner semble assurer le succès des vues qu’on se propose.

Tout cela était parfaitement juste ; mais, en opérant cette transformation, l’on poursuivait un autre but encore, que l’on n’avoue pas. On lit dans les Mémoires secrets, à la date du 1er janvier 1762 :

La Gazette de France paraît aujourd’hui sous la nouvelle forme qu’elle doit avoir. Elle sera dorénavant faite sous les yeux du ministre des affaires étrangères, minutée par des commis de ce département, et rédigée par M. Rémond de Sainte-Albine. Les ministres du roi dans les cours étrangères ont reçu ordre d’instruire de tout ce qui s’y passerait d’intéressant ou de curieux ; les intendants des provinces sont obligés d’en faire autant. On espère, avec ces arrangements, la rendre piquante pour le lecteur, et, afin de lui ôter l’air de vétusté qu’on lui reproche, on la publiera deux fois par semaine (le lundi et le vendredi). On a pour but de faire tomber les gazettes étrangères ; malheureusement le gros du public se laisse plus imposer par le ton républicain que par la véracité du rédacteur. Ainsi, malgré ces précautions, malgré les talents de M. de Sainte-Albine, faiseur de gazettes par excellence, il est à craindre que celle-là ne reste toujours en possession d’ennuyer, pour des raisons que l’on sent facilement.

Et c’est en effet ce qui arriva, si l’on en croit le malin chroniqueur :

Depuis le renouvellement de la Gazette de France, on la trouve détestablement écrite ; on se plaint qu’elle fourmille de contresens, d’amphibologies, qu’elle respire souvent l’ignorance la plus crasse et la plus absurde. On ne pourrait trop assigner à qui la faute ; cependant M. Rémond de Sainte-Albine, le rédacteur, est celui qu’on immole aux clameurs du public : on le prive de son emploi ; on lui donne 3,000 livres de pension. (Septembre 1762.)

La Gazette alors fut confiée à deux hommes aussi connus par la rare amitié qui les a unis pendant vingt-cinq ans que par leur esprit et leur caractère aimable : nous avons nommé Suard et l’abbé Arnaud. Amenés l’un et l’autre à Paris par les mêmes goûts, ils s’étaient rencontrés au milieu de ce monde d’artistes et d’écrivains qui illustraient à cette époque certains salons de la capitale. À peine s’étaient-ils connus qu’il avait été décidé qu’ils vivraient ensemble, et tous deux en effet étaient allés habiter sous le même toit, avec leur ami commun Gerbier, déjà célèbre dans toute la France par ses succès au barreau de Paris. « Jamais, dit un biographe, les ressemblances et les différences ne furent mieux assorties pour servir à l’agrément et au profit des trois existences dont l’amitié n’en devait faire qu’une. » Suard a consacré à ce commerce vraiment antique, en tête de ses Mélanges de littérature, une page qui nous a séduit par sa charmante simplicité :

J’ai eu le bonheur d’avoir pour ami un des hommes les plus aimables de mon temps, qui joignait à une érudition choisie un goût exquis, et à une étude réfléchie de tous les arts cette chaleur d’enthousiasme qui fait passer dans l’âme des autres le sentiment qu’on exprime. Il plaisait dans le monde par les agréments de son esprit, par une élocution élégante et animée, et par les éclairs d’une imagination brillante qui répandait à la fois le charme et la lumière ; il s’y faisait aimer par la douceur de son caractère, par une bienveillance générale et naturelle, par l’aménité et la politesse de ses manières. Il a obtenu de la célébrité comme homme de lettres, et il la devait moins à ce qu’il a produit qu’à l’opinion qu’il donna de ce qu’il pouvait produire ; et en effet il est aisé de juger par les écrits qui sont sortis de sa plume qu’il aurait été un des écrivains les plus distingués de son siècle, s’il n’avait préféré à la gloire de vivre avec estime dans la postérité le bonheur séduisant de plaire tous les jours à un monde choisi. Cet ami, c’est l’abbé Arnaud…

J’avais vécu pendant près de vingt-cinq ans avec l’abbé Arnaud, sans que rien eût altéré un seul moment notre union. Pendant cet intervalle de temps nous avions habité constamment sous le même toit ; nos travaux avaient toujours été communs ; notre petite fortune l’avait été longtemps : la mort me l’enleva en 1784. Son amitié avait embelli la plus belle partie de ma carrière : elle a manqué aux années de ma vie qui se sont écoulées depuis ; elle manquera à celles qui me restent à parcourir.

Les deux amis avaient déjà fait en commun le Journal étranger, dont nous parlerons dans son temps, quand la rédaction de la Gazette fut proposée à Arnaud. On lui offrait 5,000 francs, le logement, la lumière, le feu et un secrétaire, et on ne lui demandait que de tourner un peu mieux les phrases des nouvelles politiques, sans les tourner pourtant trop bien. C’était le travail d’une heure par semaine. Cependant Arnaud allait refuser, quand Suard, lui faisant sentir sa folie, s’engagea à faire tout le travail à lui seul, en partageant le prix avec son ami qui n’aurait aucunement à s’en occuper.

« Il est difficile, dit Garat[39], de n’être pas un peu étonné de cette différence de caractère et de conduite entre deux hommes de beaucoup d’esprit, intimement amis et vivant ensemble. Mais l’un n’était guère jamais occupé que de beaux vers, de belle prose, et des belles langues des Grecs et des Romains ; l’autre avait partagé son goût et ses études entre le génie des anciens et celui des modernes et il résultait de cette seule différence que, dans une circonstance importante pour tous les deux, le premier se conduisait comme un enfant qui ne sait rien faire ni pour son ami ni pour lui-même ; le second, en homme d’esprit juste et d’un cœur généreux, qui voit du premier coup-d’œil le moyen de mieux arranger son sort et celui de son ami. »

Le traitement toutefois, réduit ainsi par le partage à 2,500 francs pour chacun, n’était ni brillant pour l’abbé Arnaud, homme du monde autant que savant helléniste, ni suffisant pour Suard, qui avait un petit ménage, et qui vivait aussi dans le grand monde.

Leurs amis faisaient vingt plans pour améliorer leur position. L’abbé n’en savait pas assez dans ce genre pour juger ce qui pouvait le mieux réussir ; mais Suard, lorsqu’on lui en fit part, jugea que ce qu’il y avait de plus simple et de plus facile, c’était de faire étendre les attributions et les profits de la Gazette de France, en étendant leurs travaux, en leur confiant l’administration des bureaux comme la rédaction de la Gazette. Il garantissait par ce moyen un produit beaucoup plus considérable, à partager entre la caisse des affaires étrangères et celle des rédacteurs.

Ce projet, auquel tout le monde devait trouver son compte, fut unanimement approuvé. Madame de Tessé, amie dévouée de l’abbé Arnaud, se mit en campagne ; elle intéressa à la cause des deux écrivains la princesse de Beauvau, et la duchesse de Grammont, sœur de M. de Choiseul, et ces dames firent si bien que le ministre accorda tout ce qu’on lui demandait.

L’épreuve confirma promptement ce qu’avait garanti Suard au duc de Choiseul, et la part des deux amis s’éleva jusqu’à 20,000 francs ; mais cette petite fortune, qui comblait tous leurs vœux, était suspendue comme par un fil à la puissance du ministre auquel ils la devaient. M. de Choiseul tombé, ils furent enveloppés dans sa disgrâce, et la Gazette leur fut ôtée. Tout ce que purent obtenir les plus puissantes intercessions auprès du nouveau ministre, le duc d’Aiguillon, ce fut une pension de 2,500 livres pour chacun des deux journalistes dépossédés.

Si l’on en croyait les mauvaises langues, les nouveaux rédacteurs n’auraient pas répondu à ce qu’on devait espérer de leurs talents ; les plaintes auraient continué sur « la négligence et l’impéritie avec lesquelles on faisait le journal de la nation. » Ce qui est certain c’est que le rôle des rédacteurs de la Gazette était aussi ingrat littérairement parlant que politiquement ; ils étaient loin d’être libres dans leurs allures, le caractère de cette feuille les obligeant à la plus grande circonspection. C’est ainsi qu’Arnaud et Suard purent être dépossédés sous le prétexte d’une indiscrétion en apparence bien innocente, pour ces trois lignes qui s’étaient glissées dans un de leurs numéros, à l’article de Londres :

« On dit que madame la comtesse de Valdegrave, épouse du duc de Glocester, a obtenu une pension de 5,000 liv. sterl. sur l’établissement d’Irlande. »

L’ambassadeur d’Angleterre se serait plaint de cet énoncé comme d’une indiscrétion désagréable à sa cour, attendu que le mariage du duc de Glocester n’y était pas déclaré ni reconnu, et le duc d’Aiguillon prétexta de ce grief pour destituer les protégés du duc de Choiseul. Il donna leur succession à Marin, censeur de la police.

Ce fut un tolle général dans le camp des lettres. Beaumarchais, entre autres, auquel Marin s’était imprudemment attaqué, le stygmatisa, dans un de ses mémoires, avec cette verve qu’on lui connaît. Remontant jusqu’à son enfance, il le montre gagiste à la Ciotat, où il touchait de l’orgue ; puis il continue :

Il quitte la jaquette et les galoches, et ne fait qu’un saut de l’orgue au professorat, à la censure, au secrétariat, enfin à la Gazette. Et voilà mon Marin les bras retroussés jusques aux coudes et pêchant le mal en eau trouble ; il en dit hautement tant qu’il veut, il en fait sourdement tant qu’il peut. Censure, gazettes étrangères, nouvelles à la main, à la bouche, à la presse, journaux, petites feuilles, lettres courantes, fabriquées, supposées, distribuées, etc., tout est à son usage. Écrivain éloquent, conteur habile, gazetier véridique, journalier de pamphlets, s’il marche, il rampe comme un serpent, s’il s’élève, il tombe comme un crapaud. Enfin, se traînant, gravissant, et par sauts et par bonds, il a tant fait par ses journées, que nous avons vu de nos jours le corsaire aller à Versailles tiré à quatre chevaux sur la route, portant pour armoiries, aux panneaux de son carrosse, dans un cartel en forme de buffet d’orgues, une Renommée en champ de gueules, les ailes coupées, la tête en bas, raclant de la trompette marine, et pour support une figure dégoûtée, représentant l’Europe ; le tout embrassé d’une soutanelle doublée de gazettes, et surmonté d’un bonnet carré, avec cette légende à la houpe : Ques-à-co ? Marin.[40]

Grimm, dans sa Correspondance, s’égaie ainsi aux dépens du nouveau Gazetier :

« L’incendie qui a réduit en cendres une partie de l’Hôtel-Dieu dans la nuit du 29 au 30 décembre (1772) nous a valu une pompeuse et magnifique description dans laquelle le sieur Marin, rédacteur de la Gazette de France, s’est surpassé lui-même. Non, je ne crois pas qu’il soit possible de rien lire de plus bête. Depuis feu M. Lagarde surnommé Bicêtre, qui faisait l’article des spectacles avec tant de distinction pour le Mercure de France, on n’a rien vu de cette force… La description qu’il a faite de l’inondation causée par les eaux du lac de Waener, en Suède, peut figurer à côté de l’incendie de l’Hôtel-Dieu… L’auteur s’est complu dans le talent qu’il se croit pour ébaucher de grands tableaux… On a donné depuis quelque temps le nom de Marinades à ces sortes d’articles. Et comme le personnel de M. Marin, qui accoutume ses lecteurs à ses platitudes sous toutes les formes imaginables, n’invite pas à l’indulgence, le dénombrement de la France, dont il s’est si ridiculement occupé le mois dernier, lui a valu l’épigramme suivante :

D’une Gazette ridicule
Rédacteur faux, sot et crédule,
Qui, bravant le sens et le goût,
Nous répètes sans nul scrupule
Des contes à dormir debout,
À ton dénombrement immense
Pour qu’on ajoutât quelque foi,
Il faudrait qu’à ta ressemblance,
Chaque individu pût, en France,
Devenir double comme toi.

À la fin de 1771 on lança dans Paris, sous le titre de : Supplément à la Gazette, une feuille qui n’était, à proprement parler, qu’un pamphlet dirigé contre le chancelier Maupeou, mais qui eut d’abord un grand succès.

Cette feuille, disent les Mémoires secrets, prend véritablement la tournure d’une feuille de nouvelles, quoique son principe soit toujours de tirer au clair les diverses liquidations. Ce genre de faits est aujourd’hui le moindre objet qui y soit traité ; on cherche à rendre ce Supplément piquant par un recueil d’anecdotes bien scandaleuses, bien bonnes. L’auteur paraît vouloir succéder à celui de la Gazette ecclésiastique ; il tâte le goût du public, et l’on ne doute pas qu’insensiblement il ne le remplace. Le jansénisme ayant perdu son grand mérite, son intérêt véritable, par l’extinction des Jésuites en France, s’est transformé dans le parti du patriotisme. Il faut rendre justice à celui-là, il a toujours eu beaucoup d’attraits pour l’indépendance. Il a combattu le despotisme papal avec un courage invincible ; le despotisme politique n’est pas une hydre moins terrible à redouter, et il dirige aujourd’hui vers cet ennemi toutes ses forces, désormais inutiles dans l’autre genre de combat.

Et plus loin :

Il paraît un Cinquième Supplément à la Gazette de France, plus long que les précédents. L’auteur a étendu sans doute ses correspondances, et donne des nouvelles des principales villes du royaume. Il prend consistance de plus en plus ; c’est aujourd’hui une gazette scandaleuse très en règle mais dont les retours périodiques ne sont pas encore très assurés.

Les numéros suivants contiennent des anecdotes très-intéressantes si elles étaient vraies ; mais il faut se tenir bien en garde contre ce qui y est rapporté, « dont une partie est fausse, l’autre altérée, et le tout écrit d’un très-mauvais ton et dans un genre d’ironie dure et plate. » Ce qui n’empêchait pas « qu’on y courût comme au feu, tant l’homme a d’ardeur pour le mensonge[41]. »

Marin, qui, à défaut de talent, ne manquait pas de dévouement, — ni de cupidité, — imagina un singulier moyen de combattre ces invisibles et redoutables ennemis, et, en même temps, d’augmenter les revenus de sa charge. « Il fit entendre au chancelier et aux autres ministres que, pour mieux disposer la nation à prendre l’esprit du Gouvernement, il serait bon de répandre une gazette manuscrite, où, sans affectation, on décréditerait les faits contraires, et on exalterait ceux tendant à l’accroissement et à la justification du système. Sous ce prétexte, il eut permission tacite de travailler à ces bulletins, dont il infecta la province, avide de tout ce qui vient et parle de Paris, et qu’il envoyait jusque dans les pays étrangers. »

Tant de zèle fut mal récompensé. En 1774, on ôta à la fois à Marin la direction de la Gazette et sa place de censeur, et on poussa la rigueur jusqu’à lui refuser la grâce qu’il demandait, de paraître se retirer volontairement.

L’abbé Aubert, qui lui succéda, apporta dans ses nouvelles fonctions, l’intelligence qu’il avait déjà montrée dans la rédaction d’autres feuilles, mais sans grand profit pour la Gazette ni pour le public ; il fut d’ailleurs réduit, peu de mois après, à la partie de la comptabilité, qu’il entendait mieux, paraît-il, que la partie politique, et la direction générale fut donnée à Bret, « homme fort honnête, dit La Harpe, qui a eu le malheur de s’obstiner à écrire sans talent pendant quarante ans. »

Ces changements dont on fit un certain bruit et l’ordre donné par le roi qu’on lui envoyât régulièrement les épreuves de la Gazette, firent penser qu’elle allait entrer dans une nouvelle voie ; mais elle persista jusqu’à la Révolution dans ses anciens errements et la froide gravité d’un journal officiel.

Nous citerons encore parmi les rédacteurs de la première Gazette : Hellot, l’abbé Laugier, de Querlon, de Mouhy, Fallet et Fontanelle.


En 1787, le ministère voulut bien consentir que le sieur Panckoucke prît à titre de bail l’exercice du privilége de la Gazette de France. Ce libraire, afin de répondre à cette marque de confiance, promettait d’améliorer, par plusieurs moyens qu’il avait en vue, notamment par l’extension des correspondances, ce papier national, et de lui donner un nouveau degré d’intérêt. Rien, du reste, n’était changé au plan, à la forme ni au prix de la Gazette. « Elle continuera, dit l’avertissement que nous analysons, d’avoir le caractère d’authenticité et de véracité qui a toujours fait son mérite distinctif, et dont elle ne s’est jamais écartée depuis son origine. C’est ce caractère de vérité qui, en temps de paix comme en temps de guerre, en a toujours fait l’écrit politique de l’Europe le plus estimé. On la regarde avec raison comme le recueil le plus précieux pour l’histoire, parce qu’il n’a jamais été permis d’y insérer des faits hasardés ou des mémoires suspects. » — Le Bureau général de la Gazette est toujours rue Croix-des-Petits-Champs, hôtel de Beaupréau. — Le sieur Fontanelle, rue du Petit-Bourbon, faubourg Saint-Germain est seul chargé de la rédaction.

En 1791, la Gazette rentra au ministère des affaires étrangères. Le public en fut prévenu par un avertissement que nous transcrirons :

Les années qui se sont écoulées depuis que la Gazette de France a cessé d’être, pour un temps, sous l’administration directe du département des affaires étrangères, à qui la propriété en appartient, ont presque toutes été des années de trouble, pendant lesquelles on se serait vainement flatté d’attirer sur elle l’attention du public.

Cette feuille, établie depuis près de deux siècles, et mère de toutes les gazettes et de tous les journaux, sans exception, a conservé jusqu’ici un caractère de vérité, de simplicité et de sagesse, qui l’a fait distinguer par l’Europe entière des nombreux papiers auxquels elle a donné naissance. « Les Gazettes de France, dit Voltaire dans un article destiné pour l’Encyclopédie, ont été revues par le ministère. Ces journaux publics, qui peuvent, ajoute-t-il, fournir de bons matériaux pour l’histoire, parce qu’on y trouve presque toutes les pièces authentiques, que les souverains même y font insérer, n’ont jamais été souillés par la médisance, et ont toujours été assez correctement écrits. Il n’en est pas de même des gazettes étrangères… »[42].

Ce fut pour assurer à la Gazette de France cette supériorité marquée sur les autres gazettes que le feu roi ordonna de la réunir au département des affaires étrangères… Le public n’y a effectivement guère vu depuis que des faits vrais, que des nouvelles exactes. Cette Gazette n’a jamais été, en conséquence, très-volumineuse. C’est à celles qui recueillent les bruits populaires, les faux rapports, qu’il appartient de l’être ; et l’on peut encore citer ici Voltaire, qui, écrivant au maréchal de Richelieu sur un livre intitulé : Des erreurs et de la vérité, dit que, s’il était bon, il devait contenir cinquante pages in-folio pour la première partie, et une demi-page pour la seconde.

Voici, au surplus, sous quel aspect M. Rémond de Sainte-Albine, qui a rédigé avec distinction pendant plus de trente ans la Gazette de France, fit envisager ce papier national lors de sa réunion au département des affaires étrangères : « L’objet de la Gazette n’est pas seulement de satisfaire la curiosité du public ; cet écrit nous sert d’annales pour la conservation des faits et de leurs dates. C’est un dépôt où la postérité doit puiser, dans tous les temps, des témoignages authentiques des événements dont se compose l’histoire, et des détails même dont elle ne se charge pas. Elle est encore utile aux citoyens, et surtout aux négociants, qui prennent des mesures pour leurs affaires de commerce suivant les avis qu’ils reçoivent des événements publics et particuliers. Il est donc très-important de ne donner que des nouvelles vraies. »

Cette importance, on doit en convenir, devient encore plus grande sous le règne de la liberté, parce que chaque citoyen a un intérêt plus pressant d’être au courant des affaires publiques. Il est aussi très essentiel que les corps administratifs soient fidèlement instruits les uns par les autres, dans un papier commun à tous, et où les nouvelles des pays étrangers sont en outre consignées, de tout ce qui se passe de réel tant au dedans qu’au dehors du Royaume ; sans quoi, dans une infinité de circonstances, ils manqueraient de lumière pour se conduire, ou s’égareraient en en suivant de fausses.

On ne craint pas de dire que le défaut de guides sûrs dans l’immense quantité de papiers-nouvelles que la Révolution a fait naître est ce qui a perpétué les troubles, et qu’aujourd’hui le vœu général des Français, d’accord avec celui que ne cesse de former le cœur du meilleur des rois, appelant avec instance le retour du calme, ils doivent, pour l’obtenir, agir dans un sens contraire à cette observation, trop bien prouvée, du plus ingénu de nos poëtes :

L’homme est de glace aux vérités ;
Il est de feu pour les mensonges.

Quand un patriotisme éclairé animera tous les esprits, et que, dans les délibérations comme dans les démarches relatives au bien de l’État, ils montreront une égale ardeur à ne s’appuyer que sur des faits vrais et authentiques, on verra insensiblement renaître la concorde et la paix. Il importe donc d’avoir un dépôt sûr de ces faits, et il n’en saurait exister de plus sûr, principalement pour les événements du dehors, que la Gazette de France, où l’on n’insère aucune nouvelle qui ne soit puisée à sa source.

Le département des affaires étrangères vient d’annoncer qu’il allait travailler à rendre cette Gazette plus intéressante qu’elle ne l’a été jusqu’à présent ; son intention néanmoins n’est pas d’en augmenter le prix, et il continuera d’être proportionné aux facultés de tous les citoyens, c’est-à-dire fort inférieur à celui même des papiers publics dont l’abonnement est le moins coûteux. Ce sera à compter du mois de janvier prochain qu’on recueillera le fruit des mesures que ce département a prises et de celles qu’il prendra encore afin que cet écrit, qui n’est pas d’ailleurs indifférent à la gloire de la nation, lui devienne de plus en plus utile, en l’éclairant sur ce qui se passe habituellement dans son sein, comme sur ce qui arrive chez les peuples avec lesquels elle a des rapports d’affaires et de commerce.

Le nouveau rédacteur (M. Fallet) ne négligera rien de son côté pour conserver à la Gazette de France le ton décent qu’elle a toujours eu depuis son origine, et pour remplir, au moyen des matériaux précieux qui lui seront fournis, toute l’idée renfermée dans la définition suivante : Un bon gazetier doit être promptement instruit, véridique, impartial, simple et correct dans son style ; cela signifie que les bons gazetiers sont très rares.

C’est toujours, on le voit, la même préoccupation, nous dirions presque la même illusion : rendre la Gazette intéressante, plus intéressante qu’elle ne l’a été jusqu’à présent ; la phrase est soulignée dans l’avertissement, comme si cent quarante ans d’expérience n’avaient pas suffisamment prouvé qu’un journal officiel a son rôle dont il essaierait vainement de sortir, qui est d’instruire, et non d’intéresser, c’est-à-dire d’amuser.

Le 1er mai 1792, la Gazette rentra dans le droit commun. Ce jour-là finit ce que nous appellerons son premier âge ; là aussi doit s’arrêter cette étude, que nous achèverons en son lieu. Nous ajouterons encore, cependant, quelques détails techniques, pour ainsi dire, qui ont aussi leur petit intérêt.

Le nouveau format adopté par la Gazette en 1762 semble mieux se prêter aux petites nouvelles ; aussi quelques faits divers commencent-ils à se glisser à la fin du journal, et même, en y regardant de bien près, on peut découvrir, entre une mort et un mariage, l’annonce d’une carte géographique ou de quelque livre nouveau. Peu à peu, les annonces prennent de l’extension ; l’on en fait un paquet (c’est bien le mot), que l’on place au bas du journal, sous filet. Elles se suivent toutes sans aucun signe de distinction et sans autre séparation qu’un petit trait entre les trois seules rubriques qui soient encore admises : LIVRES, GRAVURES, MUSIQUE. Ce n’est que dans les premières années de la Révolution qu’on les voit classées avec plus d’intelligence, et je n’ai pas été peu étonné de trouver dans les Gazettes de 1792 le type des annonces dites anglaises, dont l’importation, comme l’on voit, ne serait pas nouvelle, si tant est que ce soit une importation. L’on était entré dans la voie des réformes, et le progrès devait se faire sentir jusque dans les plus petites choses.

L’effet de la concurrence aussi devient visible. La Gazette jouissait depuis cent cinquante ans d’un privilége incontesté, quand elle se vit tout à coup menacée dans son existence par une foule de rivaux qu’avait déchaînés la liberté de la presse. Elle doit songer aux moyens de se défendre. À partir du 1er mai 1792, elle paraît tous les jours. Trois mois après, en inscrivant sur son front les mots de liberté, égalité, la Gazette nationale de France agrandit son format « dans le désir de plaire au public et de lui offrir, dans un moment où les événements se succèdent avec rapidité, un faisceau de nouvelles plus complet. Écrite dans les principes de la Constitution, elle joindra au mérite exclusif de la fraîcheur des nouvelles étrangères, des détails plus circonstanciés sur les événements de la guerre, sur l’état des départements et de la capitale. » Mais comme ces améliorations entraînent de nouveaux frais, son prix déjà porté de 15 à 25 livres, est élevé à 36 livres.

Comme on le voit, la concurrence a enfanté la réclame. Désormais la Gazette ajoute à son titre les conditions de son abonnement. On lit même, en tête de la première colonne des numéros de décembre, cette phrase devenue sacramentelle : « Messieurs les souscripteurs dont l’abonnement expire au 1er janvier prochain sont priés, etc. » Dans quelques numéros cette phrase est suivie d’un avis ainsi conçu : « Les personnes qui désireraient faire publier des avis ou annonces de quelque nature qu’ils soient, et même des lettres et des opinions particulières sur toutes sortes de sujets (ce sont nos faits divers ou articles communiqués), peuvent les adresser au bureau de la Gazette, où ils seront insérés avec exactitude dans un supplément du journal. Les articles qui n’auront que six lignes coûteront 30 sous et 7 sous par ligne s’ils ont plus d’étendue. » C’est à peu près le tarif des annonces omnibus, mais appliqué aux annonces anglaises. On voit quel chemin a fait depuis l’industrie des annonces ; il faut dire aussi que les journaux d’alors n’étaient pas frappés des droits énormes qui pèsent sur ceux d’aujourd’hui.

C’est dans le courant de cette même année 1792 que la Gazette commença à annoncer les spectacles ; elle enregistrait le cours des effets publics depuis 1765.

Bibliographie de la Gazette. — Quelques particularités relatives à ses premières années.


La collection de l’ancienne Gazette se compose de 161 volumes, portant pour titre, tantôt : Recueil des Gazettes, Nouvelles, Relations, etc. ; tantôt : Recueil de toutes les Nouvelles… Gazettes et autres Relations… Ce titre varie presque chaque année, jusqu’en 1752 ; alors il se simplifie, ce n’est plus que Recueil des Gazettes de France, et enfin, en 1766, plus simplement encore : Gazette de France.

À partir du volume de 1762 jusqu’à celui de 1778, la Gazette a publié deux éditions, l’une à deux colonnes, petits caractères, l’autre à longues lignes, gros caractères. Toutes deux portent à l’adresse : À Paris, de l’Imprimerie de la Gazette de France, aux Galeries du Louvre ; — à partir du 1er janvier 1779 : À Paris, de l’Imprimerie Royale ; — le 2 janvier 1787 : À Paris, de l’Imprimerie du Cabinet du Roi ; — le 4 septembre : À Paris, de l’Imprimerie des bâtiments du Roi ; — le 14 septembre : À Paris de l’Imprimerie de la Gazette de France ; — le 3 janvier 1792 : À Paris, de l’Imprimerie Royale ; — le 1er mai de la même année : De l’Imprimerie du Bureau de la Gazette de France.

Rappelons qu’en 1787 le privilége de la Gazette avait été cédé à Panckoucke, et qu’il fut repris en 1791 par le département des affaires étrangères.

À ces 161 volumes dont se compose la collection de l’ancienne Gazette, il faut joindre une Table ou abrégé des 135 premières années (1631-1765), rédigée par Genet, et publiée dans le courant des années 1766-1768[43].

Cette table était annoncée comme devant contenir deux parties : 1o un Abrégé chronologique résumant, dans l’ordre successif des Gazettes, l’histoire particulière du royaume et celle des pays étrangers ; 2o un Dictionnaire, par ordre alphabétique, de tous les noms français mentionnés dans les 135 volumes avec les anecdotes dont il pouvait être utile pour l’État et pour les familles que la mémoire fût conservée. La première partie devait former un volume, et la seconde, deux. Cette seconde partie a seule été faite et elle comprend trois volumes, au lieu de deux qui étaient annoncés, non compris les tables partielles publiées ensuite successivement chaque année. Nous n’avons pas trouvé trace de l’Abrégé chronologique, et nous l’avons d’autant plus regretté que, d’après le Prospectus il devait être précédé d’un mémoire historique sur l’origine des Gazettes, sur toutes les formes que l’on a fait prendre à celle de France depuis son établissement, ainsi que sur les différentes personnes à qui le privilége en a été accordé, et que l’on y devait joindre la liste des auteurs auxquels la composition en avait été confiée ; toutes questions qui nous ont demandé de longues recherches, et que nous n’avons pas toujours réussi à éclaircir.

Telle qu’elle est cette table, qui résume cent trente-cinq années de notre histoire, qui fait passer sous nos yeux, avec un cortége de particularités, de petits faits, d’anecdotes, qu’on ne trouverait nulle part ailleurs, tous les personnages qui ont joué un rôle quelconque pendant cette longue période, cette table, disons-nous, est d’une utilité, offre un intérêt, sur lesquels il n’est pas besoin d’insister.

Quelques années de cette précieuse collection sont assez rares ; ce sont les années 1635, 1649, 1652 et 1653,1656 et 1657, 1670, 1672 et 1673, 1677 et 1678, 1682 et 1683, 1715, 1749, 1751 et 1752. Mais aucune de ces années n’est aussi rare que la première de toutes, qui manque à plusieurs bibliothèques, soit que l’incertitude sur la continuation de l’ouvrage ait empêché les curieux de rassembler les premiers numéros, qui se seront perdus, comme ceux de la première année (1777) du Journal de Paris, soit qu’il n’en ait été tiré qu’un petit nombre d’exemplaires.

Mais, indépendamment de la rareté de ce premier volume, il est encore fort difficile de le trouver bien complet ; nous croyons donc utile d’en indiquer la composition : 1o Le titre : Recueil des Gazettes de l’année 1631, dédié au Roi, avec une préface servant à l’intelligence des choses qui y sont contenues, et une Table alphabétique des matières. Au Bureau d’addresse, au Grand-Coq, rue de la Calandre, sortant au Marché-Neuf, près le Palais, à Paris. M. DC. XXXII. Avec privilége ; 2o une Dédicace au Roi, signée Théophraste Renaudot, et 3o une Préface : le tout formant 12 pages ; 4o une Table alphabétique des matières contenues ès Gazettes de l’année 1631, laquelle table a 28 pages, et renvoie à la signature de chaque feuille, à la page, à l’article, et même à la ligne de l’article ; 5o 31 Gazettes, sous les signatures A-Hh.

La première feuille de cette année, dont le premier article, daté de Constantinople, 2 avril, commence, comme nous l’avons vu, par ces mots : Le roi de Perse, manque assez souvent, et cela parce que la deuxième, par suite d’une faute d’impression, porte la signature A comme la première, au lieu de B, la suivante étant bien signaturée C.

On ajoute à cette première année cinq feuilles annexes, intitulées : Nouvelles ordinaires de divers endroits ; la première du 28 novembre, la deuxième du 5 décembre, la troisième du 12, la quatrième du 19, et la cinquième du 26 du même mois. Ces cinq feuilles manquent souvent ; cependant, quoique imprimées sous leur propre signature depuis A jusqu’à E inclusivement, elles appartiennent évidemment à la Gazette de 1631. Nous avons vu qu’à partir de 1632, les Nouvelles ordinaires étaient devenues partie intégrante de la Gazette.


Terminons enfin par quelques singularités qui nous ont semblé dignes d’être signalées dans l’histoire de l’ancienne Gazette.

La Gazette du 31 décembre 1683 parut avec sa première lettre imprimée en rouge. Cette particularité, comme bien on le pense, ne manqua pas d’intriguer singulièrement ses lecteurs, qui se perdirent en toutes sortes de suppositions ; mais ce ne fut que bien longtemps après qu’on eut le mot de l’énigme. Bachaumont nous en a laissé la curieuse explication que voici (24 juillet 1763) :

On a découvert parmi les livres de la bibliothèque du collége Louis-le-Grand un manuscrit in-folio, coté et paraphé par M. d’Argenson, lieutenant-général de police, contenant un détail d’une conspiration formée par les jésuites et l’archevêque de Paris, du Harlay, contre les jours de Louis XIV. Cette conspiration avait été découverte par l’abbé Blache, et voici ce qu’on en sait :

Cet abbé Blache était de Grenoble, avait d’abord entré dans les ordres, vint à Paris, aumônier des religieuses de la Ville-l’Évêque.

Quand il eut découvert la conspiration en question, il consulta trois jésuites pour savoir ce qu’il devait faire ; on sait le nom de deux, le P. Dupuis et le P. Guilleret. Leur réponse fut qu’il fallait laisser agir la Providence, et qu’il n’était point obligé à la révélation. Peu satisfait de cette décision, il consulta séparément le prieur de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés et celui des Blancs-Manteaux : ils furent du sentiment contraire. En conséquence il fit parvenir à M. Le Tellier, lors chancelier, un mémoire détaillé contenant tout ce qu’il savait de la conspiration prétendue. Il pria le chancelier de ne pas lui faire de réponse directement, pour ne point l’exposer à la vengeance secrète des auteurs du complot ; mais pour sa tranquillité et pour certitude que sa lettre et ses instructions avaient été remises, il pria le chancelier de faire mettre une lettre rouge initiale à la Gazette de France le 31 décembre 1683. Ce qui a été exécuté. Cette lettre majuscule G est grise dans toutes les autres Gazettes. »

Quoi qu’il en soit, en 1704, l’abbé Blache fut arrêté en vertu d’une lettre de cachet et mis à la Bastille, où il est mort. Le jour de son emprisonnement le lieutenant-général de police, commissaire en cette partie, dressa un procès-verbal contenant inventaire des papiers de l’abbé Blache. Ces papiers furent rangés par cote et paraphés par M. d’Argenson, et c’est dans le nombre que s’est trouvé le manuscrit en question. Il a été déposé au greffe le 14 juillet par MM. les commissaires du Parlement chargés de ce qui concerne le collége de Louis-le-Grand et autres maisons des Jésuites à Paris.

Voici un autre fait, plus digne de remarque encore, et qui se rapporte également à l’année 1633 : Le no 54 de cette année, du 4 juin, doit être double, parce qu’il en a été fait deux éditions toutes différentes, pour des raisons que l’on rapporte ainsi : La veille du jour que devait paraître ce numéro, l’abbé Le Masle, prieur des Roches, attaché au cardinal de Richelieu, vint entre dix et onze heures du soir chez Renaudot, pour lui ordonner d’insérer dans la Gazette un article de 28 lignes, commençant par ces mots : « Le sieur de Lafemas, intendant de… Champagne, a fait amener avec lui plusieurs prisonniers d’État, entre lesquels est le sieur Dom Jouan de Médicis, etc. » L’ordre du ministre venait trop tard : la Gazette était déjà imprimée, et même en partie expédiée. Renaudot eut beau donner ses raisons, il fallut obéir. L’article dont le cardinal ordonnait l’insertion étant de 28 lignes, Renaudot fut obligé d’en retrancher le même nombre à différents endroits, pour gagner de la place. L’insertion prescrite fut mise à la dernière page de ce numéro, page 236 du volume, et l’abbé des Roches enleva tous les exemplaires qui restaient du numéro proscrit. Mais quelques personnes l’avaient déjà reçu, et elles négligèrent de se procurer celui qui y fut substitué ; quant à ceux qui reçurent ce dernier, ou ils ne connurent pas l’autre, ou ils ne purent l’obtenir : en sorte que dans les recueils de Gazettes actuellement existants, on ne trouve point ces deux numéros réunis, mais seulement l’ancien ou le nouveau.

Enfin une dernière remarque à faire au sujet de cette année 1633, c’est que les nos 41 et 42 y manquent absolument, et que dans ce volume on passe brusquement du no 40 au no 43, et de la page 176 à la page 185, sans qu’il soit possible de démêler la cause de ce vide, qui existe dans tous les exemplaires.


Quelques personnes trouveront peut-être ces détails un peu futiles ; mais nous ferons observer que, l’établissement de la Gazette ayant précédé de plusieurs années celui des journaux littéraires et des Mémoires d’académies, ce sont précisément les vieilles Gazettes que les curieux recherchent, et qu’ils consultent avec avantage, non pas seulement sur les faits politiques et militaires, mais encore sur plusieurs traits relatifs aux sciences, aux arts et à la littérature. Ainsi, sans sortir de cette année 1633, nous choisirons trois faits, sur lesquels la Gazette donne des développements, des particularités, que l’on ne s’attendrait peut-être pas à y trouver.

Il y eut cette année-là une très-nombreuse promotion dans l’ordre du Saint-Esprit. La Gazette raconte tous les détails de la réception des chevaliers, et ajoute la particularité que voici, concernant le festin donné par le roi aux chevaliers de ses ordres, à la suite de la cérémonie :

Au commencement du dessert, le roi (qui était seul à sa table, les chevaliers à deux autres tables placées à côté de celle du monarque) envoya un rocher de confitures, qui avait été servi devant Sa Majesté, et d’où sourdait une fontaine d’eau de naphte, au cardinal duc de Richelieu, qui arrosa de cette eau tous ceux qui étaient près de lui.

C’est aussi en cette année 1633 que fut créé un parlement à Metz, et c’est le 17 septembre que l’on y plaida la première cause, celle « de la dame du Puy-Arnoul, prisonnière pour avoir tué de deux coups de pistolet un gentilhomme nommé Antoine de Monfaucon, dit La Barthe, en se défendant d’un attentat par lui fait à sa pudicité, dont elle fut déchargée à l’audience. »

C’est en cette année encore que le célèbre Galilée fut condamné par le tribunal du Saint-Office, à Rome, pour les raisons que tout le monde sait. Or la Gazette rapporte en entier la sentence de ce tribunal, traduite en français, dans une relation cotée no 122, qui manque dans beaucoup d’exemplaires.

Enfin on lit dans la Gazette du 30 avril, sous la rubrique de Madrid :

Le P. Lerma, de l’ordre de Saint-Dominique, l’un des plus éloquents prédicateurs de cette cour, ayant voulu, en un sermon qu’il a fait devant le roi d’Espagne, censurer nos ministres d’État et les charger de nos mauvais événements, fut interdit de prêcher, et relégué dans un couvent à l’extrémité d’Espagne, pour y finir ses jours, et apprendre qu’il fait dangereux dire du mal de ceux qui vous en peuvent faire. Cela n’empêche pas que plusieurs n’attribuent tous nos désordres au manque de dévotion, qui paraît en ce qu’il ne se fouetta jamais ici moins d’Espagnols que cette semaine sainte, là où tout avait accoutumé d’en retentir.

Citons encore quelques articles de la première année.

La Gazette du 19 septembre se termine par cet article : « Plusieurs ecclésiastiques de ce diocèse se meurent aussi, notamment d’entre les curés. Ces vers vous feront voir que tous ne sont pas habiles à leur succéder :

Voyant tant de curés qui se mouraient à tas,
Un enfant sans souci, du troupeau d’Epicure,
À chercher une cure ayant perdu ses pas :
Tous mourraient, lui dit-on, que vous n’en auriez pas,
Car n’avoir point de soin c’est n’avoir point de cure.

Dans quelques exemplaires on a retranché le premier vers de ce plat calembour. Au surplus, cette Gazette n’est pas la seule de l’année où se trouvent des vers. Dans celle du 12 septembre on lit trois distiques latins d’Oger, avec la traduction française, sur la réception du cardinal de Richelieu au Parlement ; celle du 17 octobre contient un quatrain latin sur la paix d’Italie et la mort du fils aîné du duc de Mantoue, etc., etc.

On voit dans la Gazette du 5 septembre, sous la rubrique de Salé, 12 novembre, un article assez singulier pour que nous croyions devoir le transcrire tout entier :

On commence à renouer ici (à Salé) le trafic discontinué depuis quinze ans qu’il y a que notre paix fut révoquée avec la France par le vol de la bibliothèque du roi de Maroc, où était le manuscrit original des Œuvres de Saint-Augustin, estimée tant pour le prix des volumes que, notamment, des pierreries dont ils étaient enrichis, à quatre millions de livres, qu’avait emportée un renégat de la foi catholique et de la nation française, en Espagne, qui les détient jusques à présent, quelque instance qu’on ait faite pour les ravoir. On eût suivi, à faute de mieux, l’expédient proposé de nous rendre les peaux écrites, en retenant pour eux les couvertures, si elles eussent été encore en leur entier. Mais les Espagnols n’y gagneraient guère à présent, ayant fait voir, par l’ordre qu’ils y ont donné de bonne heure, qu’ils trouvent les écrits des Saints Pères assez riches d’eux-mêmes, et qu’ils aiment la vérité toute nue.

La Gazette du 5 septembre fait mention d’un ballet donné le 28 août par les domestiques du prince cardinal de Savoie,

Devant Sa Majesté et celle de la reine, dans la salle de la comédie, à Monceaux, où ils démentirent le proverbe qui dit que deux montagnes ne se rencontrent jamais, car ils en firent trouver quatre, d’où une femme, qui représentait la vaine Renommée, fit sortir quatre à quatre divers habitants, bizarrement, mais superbement vêtus de la livrée du lieu de leur demeure ; assavoir : ceux de la montagne résonnante couverts de sonnettes, un tambour en main et une cloche en tête ; ceux de la montagne ardente, une lanterne en chaque main, et affublée d’une autre ; ceux de la montagne venteuse, un soufflet en main et coiffés d’un moulin à vent ; et ceux de la montagne ombreuse voilés d’un crêpe, coiffés de chats-huants et parés de plumes de toute sorte d’oiseaux de nuit. Puis descendit des Alpes une autre femme, représentant la vraie Renommée, qui, au son de ses trompettes, fit disparaître la vanité de ces barons de Fæneste, et introduisit en leur place neuf cavaliers, encore plus richement couverts, auxquels elle laissa libre le champ de la gloire, où ils dansèrent le grand ballet, etc.

Ce ballet nous en rappelle un autre, qui fut dansé au Louvre en mars 1632, dans une fête qui dura depuis huit heures du soir jusqu’au lendemain pareille heure, et dont le sujet était le château de Bicêtre près Paris, et les personnes, les animaux et les esprits auxquels il sert de rendez-vous jour et nuit. Les amateurs de ballets figurés trouveront dans la Gazette de 1632, pag. 104-106, une description très-détaillée de celui-ci, où parurent le comte de Soissons et les seigneurs les plus distingués. La reine y dansa avec le comte de Soissons, la princesse de Condé avec le duc de Longueville.

Puisqu’il s’agit de fêtes, nous citerons encore la narration du voyage de la reine-mère et de l’infante à Anvers, au mois de septembre :

Elles y arrivèrent par l’Escaut, dans la frégate de l’infante, fort richement parée au dedans, et couverte au dehors de velours noir avec banderoles de taffetas violet à la croix rouge, et soigneusement vitrée par les côtés. Toute la rivière était presque couverte de leur train, qui emplissait plusieurs autres frégates. Durant ce trajet on n’ouït que salves de canonnades et mousqueteries des forts et redoutes qui sont le long de l’eau… Ce fut néanmoins peu que tout cela, au prix du tonnerre de six cents coups de canon que les remparts de la ville, la citadelle et les vaisseaux de l’amirauté firent éclater à leur entrée dans la ville… La foule était si grande qu’aucuns tombèrent en l’eau, d’autres furent étouffés dans la presse au sortir des vaisseaux. Pour dire en un mot la multitude du peuple qui se trouva lors à Anvers, on y payait 24 sous pour gîter… Le dimanche 7 se fit la grande procession de la caremesse. L’appareil en fut si magnifique que les seules machines demeurèrent une heure et demie à passer : c’étaient des chars triomphaux faits avec tant d’art et de dépense qu’ils pourraient entrer en comparaison avec ceux de l’ancienne Rome. Six mille bourgeois la suivaient, richement vêtus et armés de même, à quoi se passa une autre heure et demie… Le mardi les Pères jésuites donnèrent à Sa Majesté le plaisir de la tragi-comédie de Clodoalde, qu’ils firent représenter par la jeunesse de leur collége… Sa Majesté en admira les machines, et loua ce qu’elle vit de l’action, qui ne put être achevée le même jour, pour n’avoir été commencée qu’à quatre heures après midi…

Il y aurait bien d’autres articles curieux à signaler dans ces premiers volumes des Gazettes ; mais ce que nous avons cité suffira pour montrer de quelle utilité peuvent être ces anciennes feuilles, et combien l’on y peut puiser de notions peu communes intéressant la littérature et les arts. Nous en dirons autant des Nouvelles ordinaires qui en dépendent. Dès la première nous trouvons, à l’article Bruxelles, un fait singulier, que nous transcrivons dans les termes du Nouvelliste :

Notre curé qui avait donné l’invention des chaloupes est après rajuster ses vieilles propositions et prendre mieux ses mesures. Or voici ces inventions et propositions qu’il nous fait : 1o il promet de jeter de demi-lieue une lettre dans une ville ; 2o mille livres de pain par jour à même distance ; 3o de jeter de fort loin des grenades et pots à feu dans le camp des ennemis ; 4o de brûler les ports par le même artifice ; 5o monter sur les remparts sans toucher aux fossés ; 6o armer légèrement les soldats, toutefois à l’épreuve du mousquet ; 7o boucher les rivières, en sorte que les vaisseaux n’y puissent passer ; 8o détruire les vaisseaux ennemis en diverses manières ; 9o faire des bateaux portatifs capables de passer sept ou huit personnes ; 10o passer des troupes à travers les plus profondes rivières ; 11o passer 1,000 hommes dans les forts de l’ennemi sans qu’il les voie et les puisse blesser ; 12o faire des ponts en une heure pour passer une armée ; 13° des canons légers comme des mousquets qui auront l’effet de l’artillerie ordinaire ; 14o assurer avec peu de soldats les forts de Flandre sans murailles, aussi bien que s’ils en avaient, engageant sa foi, son honneur et sa vie, s’il y manque ; car il remet toute la faute de l’entreprise passée sur le Père Philippe et sur Barnefeld, Hollandais réfugié en Flandre, qui assuraient que les grands vaisseaux ne pourraient suivre les bateaux plats ou chaloupes, ce que l’expérience a démenti, et qu’il y avait cinq pieds d’eau dans les terres inondées, et il ne s’en est trouvé que deux.

C’est probablement de ce même curé que parle la Gazette du 5 septembre (art. Hambourg, 14 août) en ces termes « Un curé d’entre Malines et Villebroug, psalmodiant sur les orgues avec telle attention que l’on peut penser, s’est avisé d’ajuster des canons de nouvelle invention en forme desdites orgues, dont il promet de faire une étrange musique. »

Cela ne rappelle-t-il pas involontairement Fieschi et sa machine infernale ?

Nous n’en finirions pas si nous voulions glaner dans l’immense collection de la Gazette. Nous nous bornerons donc, pour terminer cette monographie déjà bien longue, à citer un article de Racine qui a échappé à tous ses éditeurs.

Parmi les lettres de la jeunesse du célèbre tragique, plusieurs sont datées d’Uzès, où l’avait attiré l’espérance de succéder à un bénéfice possédé par le père Sconin, son oncle maternel. Dans le nombre s’en trouve une adressée, le 26 décembre 1661 à l’abbé Levasseur, son camarade de collége, laquelle se termine par cette phrase : « Mandez-moi des nouvelles de tout, et, entre autres, d’un petit mémoire que j’envoyai pour la Gazette, il y a huit jours. » M. La Rochefoucault-Liancourt, dans ses Études inédites de Racine, signalait ce passage comme devant donner lieu à une recherche dans la Gazette, et cette recherche, faite par M. Rathery, amena bientôt la découverte du petit mémoire.

Voici, en effet, ce qu’on trouve dans la Gazette de France de 1661, p. 1372 ; il faut se rappeler que toutes les villes de France fêtaient à l’envi la naissance de Louis, dauphin, né le 1er novembre de cette année.

D’Usez, le 25 décembre 1661.

Outre les réjouissances qui se sont ici faites par l’ordre de nostre évesque, pour la naissance de Monseigneur le Dauphin, nos consuls, voulant aussi en signaler leur joye, firent, le 18 du courant, allumer un feu dont le succez répondit des mieux à la beauté du dessein. Après que la Renommée, qui estoit élevée sur un pied d’estal, eut fait sonner trois fois un cor chargé de pétards, qu’elle avait en sa main, une colombe partit d’un autre costé toute en feu, qui, tenant à son bec un rameau d’olive, vint allumer l’artifice. En mesme temps on ouït un grand bruit de bombes et de pétards, et l’air se couvrit d’une épaisse fumée, à laquelle succéda une grande clarté, qui découvrit un rocher fort élevé vomissant des flames de toutes parts, au sommet duquel paroissoit la Paix, avec une corne d’abondance en l’une de ses mains, et s’appüyoit de l’autre sur un dauphin, ayant à ses pieds les vertus cardinales, qui jettoyent quantité de fusées, comme elle en épanchoit un grand nombre, qui alloyent semer en l’air une infinité d’étoiles : tellement que cette machine parut des plus industrieusement inventées. »

Si l’on considère que la lettre est du 26, qu’elle annonce un mémoire envoyé pour la Gazette il y a huit jours, c’est-à-dire le 18, et que la Gazette donne précisément, dans une relation datée d’Uzès, les détails d’un feu d’artifice tiré le 18 en réjouissance de la naissance du Dauphin, fils de Louis XIV, on ne doutera pas que l’article que l’on vient de lire ne soit le petit mémoire dont il est question dans la lettre. Ainsi Racine, qui avait été l’un des poëtes de l’hymen dans son ode la Nymphe de la Seine, fut aussi l’un des chroniqueurs de la naissance.


Après la Gazette de France, qui compte aujourd’hui 227 années d’existence non interrompue, le plus ancien journal de l’Europe, à notre connaissance, et beaucoup de nos lecteurs en seront étonnés assurément, c’est la Gazette officielle de Suède, Postosch Inrikes Tidning, fondée en 1644, sous le règne de la reine Christine, la fille de Gustave-Adolphe le Grand, et continuée depuis là sans interruption.

Le Harlem courant, le doyen des journaux hollandais, date du 8 janvier 1656.

De tous les journaux anglais créés au milieu du XVIIe siècle, un seul a survécu, la Gazette de Londres, dont la publication fut ordonnée par Charles II, qui voulait avoir en Angleterre le pendant de la Gazette de France. Elle commença à paraître le 13 novembre 1665. Il s’en publia pendant quelques années une édition en français faite par un certain Moranville, à qui on faisait quelquefois altérer ce qu’il traduisait, ce qui donna lieu à des plaintes de la part du Parlement.

Le premier journal publié en Russie le fut en 1703, par ordre de Pierre-le-Grand, qui non-seulement prit une part active à sa direction, mais en corrigea les épreuves, ainsi que cela résulte des placards qui existent encore, et qui portent des signes et des corrections de sa main.


APPENDICE

UN PAMPHLÉTAIRE AU XVIIe SIÈCLE. — EUSTACHE LE NOBLE


On sait quelle guerre à outrance les gazetiers et les pamphlétaires de Hollande firent à Louis XIV, et le ressentiment qu’en éprouvait ce monarque. La Gazette ne pouvait suffire à la riposte. Quelques-uns des conseillers du roi auraient donc voulu qu’il se défendît par les mêmes armes ; mais il refusa de se donner un défenseur dans lequel son instinct profondément monarchique pressentait un ennemi redoutable pour la royauté absolue. Vauban, par exemple, proposait la création d’un escadron d’anti-lardonniers, qui aurait eu pour mission de repousser les attaques de cette terrible phalange qui faisait pleuvoir sur la tête du grand roi une grêle incessante de traits si cruels. « Les ennemis de la France, lit-on dans le manuscrit original des Oisivetés, ont publié, et publient tous les jours une infinité de libelles diffamatoires contre elle et contre la sacrée personne du roy et de ses ministres… La France foisonne en bonnes plumes… Il n’y a qu’à en choisir une certaine quantité des plus vives, et à les employer. Le roy le peut aisément sans qu’il luy en coûte rien, et, pour récompenser ceux qui réussiront, leur donner des bénéfices de 2, 3, 4, 5 à 6,000 livres de rente, ériger ces écrivains les uns en anti-lardonniers, les autres en anti-gazetiers… »

La proposition de l’illustre tacticien ne fut point acceptée ; mais plusieurs écrivains se constituèrent de leur chef les défenseurs de la monarchie et l’on peut croire que les encouragements ne leur manquèrent pas. Entre tous se distingua Eustache Le Noble, qui se fit une grande réputation, vers la fin du XVIIe siècle, par ses talents, et peut-être plus encore par les désagréments que lui attira sa mauvaise conduite et par ses aventures avec la belle épicière. De 1688 à 1709 Le Noble publia une douzaine de volumes de pamphlets qui firent beaucoup de bruit, et qui touchent plus que les autres à notre sujet par leur mode de périodicité. Comme les bibliographes parlent très-peu de ces pamphlets, assez rares pour qu’ils leur aient échappé, il ne sera pas hors de propos d’entrer à leur sujet dans quelques détails.

Ils forment plusieurs séries. La première, sous le titre : La Pierre de touche politique, comprend 28 dialogues, d’octobre 1688 à novembre 1691 (3 vol. in-12). Chaque dialogue a un titre particulier ; le titre général que nous venons de citer ne se trouve sur le frontispice qu’à partir de janvier 1690 (6e dialogue), époque à laquelle la publication devint mensuelle. Nous citerons les titres de quelques-uns de ces pamphlets :

1. Le Cibisme. Premier dialogue entre Pasquin et Marforio sur les affaires du temps. Jouxte la copie imprimée à Rome, chez Francophile Alethophile. Octobre 1688.

3. Le Couronnement de Guillemot et de Guillemette ; avec le Sermon du grand docteur Burnet. Jouxte la copie imprimée à Londres, chez J. Benn, 1689, satire violente contre le roi Guillaume. — Il y a encore : Le Festin de Guillemot (1689), la Bibliothèque du roi Guillemot (janvier 1690).

5. La Chambre des comptes d’Innocent XI. Dialogue entre saint Pierre et le Pape, à la porte du Paradis. Septembre 1689.

16. Les Mercures, ou la Tabatière des États d’Hollande (novembre 1690). Brûlé à Amsterdam, par ordre des États-Généraux.

22. Le Réveille-matin des Alliés. Jouxte la copie imprimée à Monts, chez Guillaume le Chasseur, rue des Sept-Dormantes, au Coq qui les réveille. Mai 1694.

27. Le Jean de retour. Jouxte la copie imprimée à Loo, chez Guillaume Pied-de-Nez, rue Perdue, au Bien revenu.

Ces pamphlets eurent tant de succès qu’on en fit des contrefaçons à Rouen, Paris, Orléans, Châlons, Reims, Lyon, Compiègne, Soissons ; tandis que d’un autre côté, certains écrivains composaient des dialogues politiques de leur façon, que l’on vendait sous le nom de Le Noble.

Emprisonné en décembre 1691, Le Noble ne publia en 1692 qu’un petit nombre de lettres, dont voici les titres :

La fable du Rossignol et du Coucou, avec la lettre de maître Pasquin à maître Jacquemar. Jouxte la copie imprimée à la Ville-aux-Asnes.

Dialogue de la Samaritaine avec le Grenier à Sel, et la fable du Sapin et du Buisson.

Le Renard pris au trébuchet. 3e lettre. Jouxte la copie imprimée à Steinkerke, chez Guillaume l’Éveillé, rue Beaujeu, au Coup manqué. Sur la bataille de Steinkerque.

Le Paroli à la Samaritaine, ou le Censeur savetier. 4e. Jouxte la copie imprimée à la Grange-Baudet, Nicaise Protocole, rue du Grenier à sel, au Nouveau Midas.

Le Renard démasqué. 5e. Traduit de l’original anglais. Jouxte la copie imprimée à la Kénoque chez Guillaume de Beau-Projet, rue de la Marquerie, au Chat échaudé.


Plus deux dialogues sous le titre de l’École des Sages, qui semblerait annoncer une nouvelle série, et portant, par exception, le nom de l’auteur : Par M. Le Noble de Tennelière, baron de Saint-George.

En 1693 Le Noble commença une nouvelle série, sous le titre de : Les Travaux d’Hercule, qui vont de janvier 1693 à août 1694, et se composent de 21 parties (3 vol. in-12). Ce sont des dialogues entre la Gloire et l’Envie, entre Hemskerke et milord Paget, entre Apollon, Calliope, Clio et Euteyse, entre le ministre Jurieu et l’esprit de Van Buninghen, entre Grue et le bourguemestre Oyzon, entre le Rhin et le Danube, entre Wit’hal et la Tamise, entre les ombres de Philippe II et de dom Emmanuel de Lira, etc.

Au mois de septembre 1694, Le Noble change le titre de Travaux d’Hercule pour celui de l’Esprit d’Esope, sous lequel parurent les quatre derniers dialogues de l’année.

Après une interruption de sept ans, la guerre de la succession d’Espagne lui rendit la parole, et cette fois c’est avec privilége du roi qu’il reprit son rôle de pamphlétaire. Il commença en juillet 1702 la publication de Nouveaux entretiens politiques, publication qui se poursuivit jusqu’en juillet 1709 ; du moins est-ce à cette époque, au 87e entretien, que s’arrête la collection de la Bibliothèque impériale. La plupart des titres de ces nouveaux pamphlets ressemblent à des titres de fables ou de proverbes ; c’est, par exemple : le Renard à bout, — À beau jeu beau retour, — l’Étui de chagrin, — le Pas de clerc, — les Poules folles, — l’Ours piqué, ou les Abeilles vengées, — Qui trop embrasse mal étreint, etc. Quelques-uns cependant ont une signification plus précise ; ainsi : le Secret des communes, — l’Embarras de Vienne, etc. etc.

Le Noble est assurément, de tous les pamphlétaires de cette époque, celui qui a déployé le plus d’esprit et de verve. Il donne à entendre quelque part qu’il recevait des ministres de Louis XIV des communications officieuses, et il est permis de le croire : il est, en effet, généralement bien informé, et peu d’écrivains, dans tous les cas, ont défendu le grand roi et combattu ses ennemis avec autant de feu et d’habileté. Je ne lui accorde pas cependant que ses Pasquinades (c’est ainsi qu’on appelait ses pamphlets) soient la meilleure histoire du temps ; mais elles sont sans contredit très-bonnes à consulter. La forme en est généralement vive et légère ; on y trouve beaucoup d’épigrammes et de saillies heureuses. Bayle faisait grand cas des talents de Le Noble : « Il a, dit-il, infiniment d’esprit et beaucoup de lecture ; il sait traiter une matière galamment, cavalièrement ; il connaît l’ancienne et la nouvelle philosophie. Cependant il se vante d’avoir fait beaucoup d’horoscopes qui ont réussi, et il s’attache avec soin à maintenir le crédit de l’astrologie judiciaire[44]. »

Le Noble, indépendamment de ses Dialogues, a laissé un grand nombre d’ouvrages, dont quelques-uns sont curieux et méritent d’être recherchés.





ADDITION À LA PAGE 176.


Nouveaux détails sur une remarquable particularité d’une des premières années de la Gazette.


J’ai fait remarquer qu’il y a deux états de la Gazette du 4 juin 1633, et j’en ai dit la raison. Je crois devoir revenir sur ce fait, d’ailleurs assez important, parce qu’il en a été donné une explication inexacte, qui, déjà reproduite par une publication en quelque sorte officielle irait ainsi se répétant au détriment de la vérité historique. Le Catalogue de la Bibliothèque impériale, s’appuyant sur l’autorité d’un historien du règne de Louis XIII, s’explique ainsi sur cette particularité, en la signalant : « Le no 54 de cette année (1633) se trouve en deux états : le premier, dans lequel il est fait mention, bien que pour le démentir, d’un projet de répudiation formé par le roi à l’égard de la reine ; le deuxième, dans lequel cet article a été supprimé. » C’est le contraire qui est vrai : l’article prétendu supprimé a été introduit après coup, par ordre, et l’état regardé comme le premier est réellement le deuxième. Cela ressort du ton même de cet article, que voici d’ailleurs :

Le sieur de Lafemas, intendant de la justice ès province et armée de Champagne, est arrivé depuis trois jours en ce lieu, et a fait amener avec lui plusieurs prisonniers d’estat ; entre lesquels est le sieur Dom Jouan de Médicis, lequel fut par luy arresté à Troyes, venant de Bruxelles en habit desguisé, se faisant nommer marquis de Sainct-Ange. On tient qu’il estoit chargé de plusieurs papiers importants, et particulièrement de plans de villes et places de ce royaume, et de lettres tendantes à descrier le Roy et le gouvernement de son estat, dont on ne sçait pas les particularitez. Mais ce qui se peut savoir est que par l’une desdites lettres on supposoit que le Roy envoyoit à Rome pour trois choses, aussi malicieuses qu’elles sont esloignées de toute apparence, à sçavoir :

Pour répudier la Royne ;

Pour faire déclarer M. le duc d’Orléans inhabile et incapable de succéder à la couronne ;

Et pour avoir liberté de protéger tes Luthériens.

Comme aussi on a trouvé dans lesdits papiers des lettres de créance de l’Archiduchesse au Cardinal Infant, et une figure sur la naissance du cardinal duc de Richelieu, faite par un nommé Fabrone, qui est à Bruxelles auprès de la Royne mère, où l’on tient que le nom dudit sieur cardinal est escrit de la main dudit Fabrone. On croit qu’il n’a pas passé en France sans dessein, pource qu’il a séjourné quatre jours à Paris, et conféré avec plusieurs personnes suspectes. Le temps, et la visite de ses papiers, descouvriront le secret de sa négociation.

Évidemment c’est là un communiqué, dont l’intention est facile à saisir ; Renaudot n’aurait pas tiré de pareilles choses de son fonds, et surtout n’aurait pas pu les imprimer. Mais l’inspection des deux états ne peut laisser aucun doute. J’ai dit comment l’article avait été apporté à Renaudot, comment, pour lui faire place, il avait dû supprimer vingt-huit lignes. Or, quand on examine les deux numéros, le travail de remaniement auquel il lui fallut se livrer saute immédiatement aux yeux : des alinéas, des phrases, des parties de phrases, ont été élaguées du numéro primitif et ne se retrouvent plus dans celui où figure l’article en question ; tandis que, si cet article eût fait partie du premier état, on se serait borné à l’enlever, et à remplir le vide tellement quellement, sans toucher au reste.

Quant à la manière dont les faits se sont passés, j’ai pour garant l’abbé de Saint-Léger, dont l’autorité en pareille matière est généralement admise.




Ce qui précède était sous presse quand une trouvaille inespérée est venue me fournir de nouveaux détails sur le fait en question. J’ai parlé, page 106, d’après Monteil, d’une Requête de Renaudot à la reine, que le savant historien signalait comme ayant une grande importance pour l’histoire du journalisme. J’avais inutilement cherché ce document, et désespérais de jamais le trouver, quand un heureux hasard me le fit découvrir au beau milieu d’un volumineux recueil factice de pièces concernant l’université, et spécialement la faculté de médecine.

Je ne fus pas moins surpris de voir que le principal des griefs auxquels cette requête avait pour but de répondre était précisément l’article que l’on vient de lire, et qui avait motivé le remaniement de la Gazette du 4 juin 1633. Voici comment Renaudot lui-même explique ce fait ; on remarquera que son explication ne diffère de celle que j’ai donnée que sur un point secondaire, l’heure à laquelle l’article lui fut apporté :

Cet article de la Gazette du 4 juin 1633, qui est le seul dont on fait du bruit, et pour lequel on tâche, mais en vain, vu l’équité, bonté et justice de Votre Majesté, de m’aliéner l’honneur de ses bonnes volontés, ne saurait donner aucune prise contre moi. L’innocence ne se cache point : il me fut envoyé le matin de ce jour-là par le défunt Cardinal duc, de la part du Roi, qui avouait toutes ses actions, plus de la moitié desdites Gazettes étant déjà imprimées ; ce qui fut cause qu’il ne se lut qu’en ce qui restait à tirer.

Il contenait qu’entre plusieurs prisonniers que l’intendant de la justice en Champagne avait amenés avec lui était Don Juan de Médicis… Lesquelles impostures étant par moi appelées malicieuses et éloignées de toute apparence, c’est tout ce que pouvait faire un bon Français et autant affectionné au service de Votre Majesté qu’il le doit être.

Voilà néanmoins le grand crime que l’on me met à sus, et sur le sujet duquel, Madame, je supplie très-humblement Votre Majesté de considérer que quand aujourd’hui, quelque prince étranger ayant été arrêté en France, votre conseil me commanderait, pour justifier son procédé, d’en publier les causes, ou que ses principaux ministres me donneraient ordre d’informer le public de quelque autre chose de telle importance, quel moyen j’aurais de m’en dispenser ?…

Ce que le conseil du Roi défunt me dictait, ce que Sa Majesté approuvait, et où elle ne trouvait rien à redire, me doit-il être aujourd’hui reproché, après une suite de tant d’années ? Aucun n’en eût osé parler alors ; Votre Majesté même, Madame, n’en a rien dit, qui soit venu à ma connaissance, durant tout ce temps-là. Voulait-on que je fusse plus puissant qu’elle pour m’opposer à ce qu’elle passait sous silence ? Et avec grande raison, vu qu’il n’y a aucun de ceux qui parlent aujourd’hui si haut qui, en apparence ou en effet, ne pliât sous cette autorité, ce qui s’appelait servir le Roi, comme d’y résister, crime de lèse-majesté…

Que n’ai-je ici assez de champ pour opposer à ces mauvais offices qu’on me rend à tort auprès de Votre Majesté tous les éloges que je lui ai donnés en un temps durant lequel il m’a fallu passer par tant de mauvais pas, et lorsque la plupart des autres écrivains se taisaient de Votre Majesté, éloges si fréquents qu’on en pourrait faire un juste volume !… Depuis l’heureux avénement de Votre Majesté à la régence, n’ai-je point cherché toutes les occasions de faire sentir à ses peuples l’heur et le contentement qu’ils ont et qu’ils doivent attendre d’une telle administration, et de lui rapporter tous nos avantages ? Sur quoi ne font point de réflexion ceux qui censurent, dix ans après, avec si peu de raison, de justice et de charité, une demi-ligne de mes nouvelles, entre plus d’un million d’autres qui possible mériteraient quelque témoignage de leur approbation.

On voit que Monteil dans l’analyse que nous avons citée, p. 106, et que nous venons de compléter, ne surfaisait pas l’habileté du père des journalistes français. Renaudot termine par le regret de ne pouvoir « atteindre par son style trop bas au faîte des héroïques et royales actions de la régente, dont les louanges vont faire suer ses ouvriers et gémir ses presses. »


Cette Requête, comme tous les actes de Renaudot, émut la bile de ses adversaires, qui se déchargea dans un factum intitulé : Examen de la Requête présentée à la Reine par Me Théophraste Renaudot. Je ne connais cette pièce que par une Réponse qui y fut faite et portée à son autheur par Machurat, compagnon imprimeur. C’est également dans cette réponse que j’ai trouvé la Requête elle-même, qui y est transcrite tout au long.

La Réponse, dont Renaudot fut évidemment l’inspirateur, s’il ne l’a pas écrite lui-même, ne nomme pas l’auteur de l’Examen, mais elle le désigne assez clairement pour qu’on reconnaisse dès les premières lignes l’implacable ennemi du médecin-gazetier, Guy Patin.

Je t’y trouve donc encore, camarade, après un silence de trois ans, qui n’a été interrompu que par les bouffonneries de ton ridicule plaidoyer, qui appartenait mieux à un hôtel de Bourgogne qu’à un barreau[45], partagé de la pitié que les uns avaient de ton ignorance, et de la risée qu’excitait aux autres ton mauvais français, ta façon niaise, et ce badin de serment : Vrai comme velà le jour de Dieu, Messieurs, que tu répétais souvent faute de bonnes raisons, en cette satisfaction que tu fis en public à M. Renaudot, déclarant que c’était d’un autre, et non pas de lui, que tu avais écrit les médisances contenues en l’épître liminaire des œuvres de Sénerte naguère imprimées en cette ville.

Du reste, la violence de ce factum, dont on pourra juger par quelques citations empruntées à la Réponse, trahit tout d’abord la plume acrimonieuse du satirique docteur.

Ce n’est pas sans cause, dit le prétendu Machurat, qu’il intitule son livre Examen : c’est un essaim et un amas d’injures, qu’il entasse sans aucun respect du nom majestueux de la Reine, qu’il met aussi en tête. Mais, s’il a envie d’être cru, chacun le peut voir par son commencement, qui est tel : Le Maître des Gazettes (il ne faut pas salir le papier de son nom, qui sera odieux et exécrable à la postérité) a débité, ces jours passés, une requête non moins insolente que téméraire qu’il a présentée à la Reine.

Renaudot est attaqué dans ce libelle comme médecin, comme maître des Bureaux d’adresse et commissaire des pauvres, et comme gazetier. Laissant de côté les premiers chefs, sur lesquels, d’ailleurs, nous aurons occasion de revenir, je me bornerai à relever ici les inculpations, pour ne pas dire les outrages, dirigées contre le rédacteur de la Gazette et contre la Gazette elle-même.

Il ne se contente pas — c’est toujours l’auteur de la Réponse qui parle — d’appeler celui qu’il calomnie avec tant de passion méchant et détestable prévaricateur, qui tient la place d’un homme de bien, qui emploie le meilleur de son temps et de son âge à composer des mensonges et des impostures, de le qualifier menteur à gages ; mais, se déclarant ennemi juré de la réputation des armes du Roi, il a eu assez d’impudence pour avoir fait imprimer et publier que toujours les Gazettes multiplient nos victoires, taisent ou dissimulent nos pertes, mettent nos armes en réputation parmi les étrangers, grossissent nos armées de troupes imaginaires, exténuent les forces de nos ennemis, rendent nos royaumes florissants en toutes sortes de biens, et ceux de nos ennemis pauvres et nécessiteux, mettent la tranquillité chez nous et la discorde avec le désordre chez eux : termes qu’il a copiés mot à mot d’un poëme latin imprimé à Anvers il y a huit ans, intitulé Gazeta parisiensis, auquel ledit sieur Renaudot répartit en même temps par un autre poëme, qui a pour titre Gazeta antuerpiensis, auquel je renvoie ceux qui seront curieux de voir s’il se sait bien démêler en toutes façons de ceux qui l’entreprennent.

Il blâme l’auteur de ces Gazettes de ce que ses narrations tiennent tantôt le parti des huguenots contre les catholiques et tantôt celui des catholiques contre les huguenots ; au lieu que, sans parler de l’intérêt que nous avons de conserver nos alliés, plusieurs desquels ne sont pas catholiques, une cervelle mieux timbrée que la sienne aurait conclu de là que celui qu’il blâme observe la principale condition d’un bon historien, qui est d’être sans passion…

Le pamphlétaire accuse ensuite Renaudot d’avoir exagéré l’importance de sa Gazette.

Les fourbes gazétiques n’ont point acquis de nouvelles terres au roi, elles ne l’ont point fait empereur ; elles n’ont su, jusqu’à présent, persuader aux Électeurs de quitter le parti de la maison d’Autriche ; elles n’ont point empêché les rébellions du Poitou et de la Saintonge, ni les mouvements de la Normandie (où vous remarquerez comme la manie de cet ennemi de la France se plaît, en mentant, à publier nos maux, même intestins) ; elles n’ont point augmenté ni les finances, ni le revenu du roi ; elles n’ont point disposé les princes souverains à une paix universelle : Je ne pense point, dit-il, que des services de cette nature puissent avancer beaucoup les affaires du roi et de l’État. Se peut-il voir une conséquence plus inepte ?… Quelle effronterie ! s’écrie-t-il encore, de s’imaginer que ses Gazettes servent à l’État, et que les mensonges qu’elles étalent perpétuellement le maintiennent et le conservent ! Tant cet honnête homme a de dépit de quoi il y a eu si longtemps des Gazettes en France, dépit qui lui continuera encore longtemps, vu que, pour user des termes du sieur Renaudot :

Æquum est
Hac etiam sola nostris ratione placere,
Quod tantam moveant hostili in pectore bilem
.



Un bonheur, une trouvaille, en amène une autre. Dans une réponse de Renaudot à un gazetier de Cologne, dont je viens seulement d’avoir connaissance, on lit, entre autres choses :

La Gazette est un écho qui réfléchit les bruits éloignés, et qui tient de ces phares que les rois de Perse avaient disposés sur les rivages de la mer, où, par les diverses figures des flambeaux allumés à distance de vue, les derniers représentaient les mêmes caractères que les premiers, et ainsi communiquaient leurs desseins, comme à l’instant, d’un bout à l’autre de leurs grands États : si le premier manquait, le dernier n’en avait pas le blâme ; ce lui était assez de l’avoir imité ; encore que les fautes que vous m’imputez, soient, à votre ordinaire, d’assez mauvais petits contes surannés, autrefois inventés à plaisir par ceux qui voulaient décréditer la même Gazette, dont la candeur a survécu à la médisance…

Étudiez donc mieux, une autre fois, vos injures, si vous désirez qu’on les croie ; et pour vous donner un meilleur avis que les vôtres, si vous voulez persuader à un chacun que le Gazetier de Cologne puisse corriger celui qui fait les Gazettes à Paris, qu’il commence à en faire de meilleures que lui, et qu’il le fasse croire au peuple, juge qui ne flatte point, et à qui vous vous devez prendre de ce que celles que vous envoyez sont de si mauvais débit qu’il y a peu de personnes qui en veuillent pour le port, et moins pour leur prix, quelque petit qu’il soit, et moindre que le parisis des nôtres[46] : de sorte que, si vous prétendez avoir des lecteurs, vous serez contraint de les distribuer aux passants, comme on fait ici les affiches des charlatans sur le Pont-Neuf ; tandis que celles de Paris manquent plutôt que les curieux pour les arracher des mains des colporteurs, encore toutes moites de l’impression, que les courriers attendent, retardant souvent leur partement pour les emporter par tout le monde, où elles ont le bonheur d’être lues avidement, mes imprimeurs et commis savent mieux que moi avec quelle satisfaction, par le débit qu’ils en font, qui en est la plus certaine marque[47].



  1. On a d’Eusèbe Renaudot, fils de Théophraste, un Recueil général des questions traitées ès conférences du Bureau d’adresse, sur toute sorte de matières, par les plus beaux esprits de ce temps ; Paris, 1669, 5 volumes, pleins de choses on ne peut plus curieuses. Quand la Gazette fut sortie du Bureau d’adresse, l’usage s’établit de désigner plus particulièrement par ce nom le lieu où l’on recevait les nouvelles pour cette feuille, et où on la débitait. — Puis on l’appliqua figurément aux maisons où l’on débitait beaucoup de nouvelles.
  2. Sorte d’annales historiques, fondées par un imprimeur du nom de Richer, et continuées par Renaudot. Nous y reviendrons à l’article Mercure.
  3. Giglio Gregorio Geraldi, né à Ferrare en 1489, y mourut en 1552. Ses ouvrages, dont les principaux sont l’Histoire des dieux et les Dialogues sur les poètes, ont été recueillis par Jensius dans la belle édition de Leyde, 2 vol. in-fol., 1696.
  4. Sébastien Chasteillon, Dauphinois, né en 1515, mort en 1563. Il est connu surtout par sa version latine de la Bible, où il affecte de ne parler que la langue cicéronienne. Voy. Bayle, au mot Castalion.
  5. Une autre preuve de la vogue de cet établissement, c’est qu’on le mit en ballet, ce qui était alors la suprême consécration du succès. Nous reparlerons au chapitre des Petites-Affiches, de cette création, sur laquelle des communications récentes nous ont mis à même de donner les renseignements les plus curieux, ainsi que sur les commencements de Renaudot.
  6. La première fois que nous voyions ce mot imprimé, c’est en tête d’un pelit livre d’un écrivain forésien, la Gazzette françoise, par Marcellin Allard, imprimée en 1604. Il devait être alors bien nouveau, car il ne figure pas dans le Thresor de la langue françoise de Nicot, qui parut à un ou deux ans de là, en 1606. Mais cette Gazzette française d’Allard n’est point un journal, comme le pourrait faire supposer ce titre, d’ailleurs assez remarquable ; c’est une sorte de salmigondis, de pot-pourri, comme il le dit lui-même, contenant l’histoire allégorique de Saint-Etienne. « Que doit donc attendre celui qui, ayant veu à l’ouverture de ce livre le mot gazzette, qui n’est autre chose que nouvelles et advis sans suite ny sans ordre, selon que le temps les produit et quelquefois la fantaisie, voudroit néanmoins y voir observer les parties et perfections cosmographiques… C’est icy non-seulement une forme de saugrenée ou pot-pourri, contenant toutes sortes d’instructions et de discours agréables en leur diverse variété, et riches en leur recherche curieuse, mais l’histoire admirable d’une guerre faite à tont rompre… » C’est « un petit bouquet qu’il a fait de diverses fleurs recueillies en divers florissants jardins, et lié de la soie crue de son industrie. »

    Nous avons cité ci-dessus une petite pièce en vers, de 1609, portant aussi le titre de Gazette.

  7. Les rubriques sont en marge.
  8. En cherchant sur la brèche une mort indiscrète,
    De sa folle valeur embellit la Gazette.

    (Boileau.)

    D’éloges on regorge, à la tête on les jette,
    Et mon valet de chambre est mis dans la Gazette.

    (Molière.)
  9. Ainsi ce fut une règle constante pour la Gazette de ne jamais qualifier personne de monsieur. En parlant des gens titrés, elle les désigne par leur titre : le marquis, le comte, etc. ; toutes les autres personnes, si distinguées qu’elles pussent être, sont dénommées le sieur. Cet usage était fondé, selon les rédacteurs, sur ce que la Gazette de France était celle du gouvernement, et rédigée sous son autorisation, à l’exclusion des autres. Voltaire dit à ce sujet (Encyclopédie, vo Gazette) : « Les Gazettes de France ont toujours été revues par le ministère ; c’est pourquoi les auteurs ont toujours employé certaines formules qui ne paraissent pas être dans les bienséances de la société, en ne donnant le titre de monsieur qu’à certaines personnes, et celui de sieur aux autres. Ces auteurs ont oublié qu’ils ne parlaient pas au nom du roi. » Grimm, non plus, ne peut digérer cette formule. « M. l’abbé Arnaud et M. Suard, écrit-il à la date du 15 janvier 1769, composent depuis plusieurs années la Gazette de France, c’est-à-dire la plus insipide, la plus impolie, et la plus correctement écrite de toutes les gazettes. Je l’appelle impolie à cause de l’affectation ridicule qu’elle a de ne donner le titre de monsieur à personne, et de traiter tout le monde de sieur. Il est très-impertinent et fort plat d’imprimer deux fois par semaine le sieur Pitt, quand le sieur Pitt est l’arbitre de l’ancien et du nouveau continent. »
  10. Nous savons que le mot n’était pas nouveau. On appelait aussi gazetiers, gazetières, les colporteurs et vendeurs de la Gazette.
  11. Nous avons trouvé quelques Gazettes qui avaient douze pages, mais elles sont rares. Parmi les critiques qui pleuvaient sur la Gazette, il y en eut, à ce qu’il paraît, de motivées par l’étroitesse uniforme de ce cadre. « Quelques-uns — c’est Renaudot qui parle — veulent que mes nouvelles en soient moins vraies pour ce qu’elles sont toujours de quatre feuillets, faute de savoir qu’en recevant toujours beaucoup plus que n’en peut contenir cet espace, que m’a limité le travail journalier de mes imprimeurs et la plus grande commodité du public, après qu’il est rempli, j’en retranche ce qui n’y peut tenir, et volontiers ce qui se trouve moins digne de votre lecture. » Du reste, comme on va le voir, Renaudot ne tarda pas à donner ample satisfaction sur ce point à ses lecteurs.
  12. On en trouve quelques-uns dès 1632.
  13. Voir, en outre, pour les publications commerciales du Bureau d’adresse notre tome II, à l’art. Petites-Affiches.
  14. Cette date coïncide avec les calculs d’après lesquels nous avons fixé la date de l’apparition du premier numéro de la Gazette.
  15. Cet arrêt est rendu contre Jean Martin, Louis Vendôme, François Pommerai et Charles de Calonne. Parmi les pièces qu’il vise, nous remarquons : Procès-verbal de Lignage, huissier en la connétablie et maréchaussée, des exemplaires par lui trouvés chez Jean de Bourdeaux, imprimeur ; — Opposition de Calonne à l’établissement des Bureaux d’adresse ; — Commandement fait auxdits Vendôme, Martin et Pommerai, de restituer audit Renaudot les caractères et exemplaires saisis à leur requête sur un sieur Blageart (sans doute l’imprimeur de Renaudot) ; un autre procès-verbal dudit Lignage, contenant le nombre et qualité des exemplaires de Nouvelles imprimées chez ledit Vendôme et par lui vendues en sa boutique au préjudice des défenses portées par ledit arrêt.
  16. Rendu entre les mêmes parties, plus Jean de Bordeaux, et les syndic et adjoints de la communauté des marchands libraires et imprimeurs de l’Université de Paris, intervenants. Il vise, entre autres pièces : Déclarations de Sa Majesté concernant le Bureau d’adresse en faveur dudit Renaudot, des dernier mars 1628 et 13 février 1630 ; — L’inventaire des adresses du Bureau de rencontre, avec la table des choses dont on y donne et reçoit avis ; — Sentences du bailli du Palais obtenues par lesdits Martin, Vendôme et consorts, à l’encontre de Renaudot ; — Cahier de Gazettes imprimées par lesdits Martin et Vendôme ; — Procès-verbaux de saisies faites à la requête de Renaudot, etc.
  17. Cet arrêt vise un exploit d’assignation donné à Renaudot à la requête de cinquante colporteurs tendant à ce que défenses fussent faites audit Renaudot de vendre ni débiter aucunes gazettes à autres qu’auxdits cinquante colporteurs. Renaudot avait répondu à cette assignation en demandant son renvoi devant le Conseil : « au préjudice duquel renvoi lesdites défenses lui auraient été faites par sentence du lieutenant civil. »
  18. C’est donc par erreur que le catalogue de la Bibliothèque impériale indique pour la date de ces lettres le 11 octobre 1631.
  19. Ceux qui achètent des marchandises de peu de valeur pour les revendre avec profit. — On appelait ironiquement regratiers de livres certaines gens qui, sans être libraires, achetaient des livres à bon marché pour les revendre fort cher.
  20. Furetière, Trévoux.
  21. Nous croyons devoir relever ici une omission de la Biographie universelle, qui ne fait aucune mention du second mariage de Renaudot et du divorce qui le suivit : ce sont là deux circonstances trop importantes pour qu’il soit indifférent de les omettre. Renaudot, veuf depuis plusieurs années, prit femme de nouveau en novembre 1651. Voici comment s’en exprime Loret dans sa Muse historique (IIe livre, lettre 52, du 31 décembre) :

    Je ne devais pas oublier,
    Mais dès l’autre mois publier
    (Car c’est assez plaisante chose)
    Que le sieur Gazetier en prose,
    Autrement monsieur Renaudot,
    En donnant un fort ample dot,
    Pour dissiper mélancolie,
    A pris une femme jolie,
    Qui n’est encor qu’en son printemps,
    Quoiqu’il ait plus de septante ans.
    Pour avoir si jeune compagne,
    Il faut qu’il ait mis en campagne
    Multitude de ces louis
    Par qui les yeux sont éblouis ;
    Car cette épouse, étant pourvue
    D’attraits à donner dans la vue
    Des plus beaux et des mieux peignez,
    Ne l’a pas pris pour son beau nez.

    Le second mariage de Renaudot ne fut pas heureux. Loret dit dans la trente-cinquième lettre du IIIe livre, sous la date du 8 septembre 1652 :

    Il faut dire ici quelque mot
    De Théophraste Renaudot,
    Homme d’esprit et d’importance,
    Et le grand gazetier de France,
    Qui, voulant au dieu des amours
    Sacrifier ses derniers jours,
    Ayant des ans soixante et douze
    Avait pris une jeune épouse
    Qui n’avait pas valant cent francs,
    Mais un corps, et des plus blancs,
    Contenant en plusieurs espèces,
    Quantité d’aimables richesses.
    ............

    Les premiers jours du mariage
    Sans noise, sans bruit, sans orage,
    Coulèrent, sinon plaisamment,
    Du moins assez paisiblement.
    Au mari, froid comme une souche,
    La femme n’était point farouche.
    Renaudot, sans être jaloux,
    Lui maniait souvent le poux
    (Et c’était là tout son possible,
    N’étant pas d’ailleurs fort sensible.)
    ............
    Ces pauvres petits passe-temps
    Durèrent tant soit peu de temps ;
    Mais enfin cette déesse orde
    Que l’on nomme dame Discorde
    Parmi leur hymen se fourra.
    ............
    À la fin leurs communs parents,
    Ayant peur que leurs différends,
    Après leur amitié détruite,
    Eussent une éternelle suite,
    Ont jugé très fort à propos
    Qu’il les fallait mettre en repos ;
    Si bien que, par leur entremise,
    Les messieurs de la cour d’église,
    En ayant été fort priés,
    les ont enfin démariés.

    Nous trouvons dans la Bibliographie des Mazarinades, sous le titre de : L’imprimerie à Renaudot sur son mariage, l’indication d’un petit recueil de stances et sonnets composés à cette occasion.

  22. L’avocat de ses adversaires le compare, à propos de ce prénom, au caméléon, en citant un passage de Tertullien De Pallio : « Capit bestiola vermiculum nomen grande ; mais regardez-le de près, ridebis audaciam et graciam nominis. »
  23. Quidquid ubique geratur tam facile sciunt (dæmones) quam enuntiant... Venefici planè circà curas valetudinum.

    Si ces arguments ne sont pas de Guy Patin, l’instigateur de ce débat retentissant, ils sont bien dignes de lui par leur sel et leur malignité.

  24. Guy Patin fit encore sur ce procès un quatrain en style de Nostradamus que nous verrons plus loin.
  25. Dans l’extrait des Registres de la Cour de Parlement (1644) où est relaté le plaidoyer de M. Talon, on ne trouve point cette phrase, que M. Talon ne laissa peut-être échapper qu’en conversation, si tant est qu’elle ne soit pas simplement de l’invention de Guy Patin.

    Voir sur ce procès et sur son promoteur, les Lettres de Guy Patin, et un très-intéressant article de M. Sainte-Beuve (Causeries du Lundi, VIII, 79), qui nous a fourni plus d’un détail curieux.

  26. Martin, advocat, intervenant pour ceux de Montpellier, les appela animaux charitables.
  27. Les dieux de la Chine ont le nez écaché.
  28. Quand sera mort le cardinal de Richelieu, qui portait le Gazettier. Il est icy comparé à Pan, dieu des Faunes et Satyres, à cause de ses impudiques et sales amours. Le sieur de Priezac dans son Amant solitaire :

    Et vous Faunes lascifs, Ægi-pans et Sylvains.

  29. Pour Zopyre, qui avait le nez coupé
  30. Pays de malheurs, pays à tous les diables : c’est Loudun, pays du Gazettier.
  31. Nom de l’advocat du Gazettier
  32. La Faculté de médecine.
  33. C’est le nom de M. Talon, advocat général, qui a demandé justice à la Cour de la vie et de l’usure du Gazettier, et qui a donné contre lui de véritables et raisonnables conclusions.
  34. V., plus loin, la Presse durant la Fronde.
  35. C’est précisément ce que disoit Guy Patin dans un passage que nous avons cité : « Si ce Gazettier n’étoit soutenu de l’Éminence… Mais il faut obéir au temps. »
  36. Voici en quels termes la Gazette du 1er novembre parle de la mort de son fondateur : « Le 25 du mois dernier mourut, au 15e mois de sa maladie, en sa 70e année, Théophraste Renaudot, conseiller médecin du roy, historiographe de Sa Majesté, d’autant plus recommandable à la postérité que, comme elle apprendra de lui les noms des grands hommes qu’il a employés en cette histoire journalière, on n’y doit pas taire le sien, d’ailleurs assez célèbre par son grand savoir et la capacité qu’il a fait paraître durant 50 ans en l’exercice de la médecine, et par les autres belles productions de son esprit, si innocentes que, les ayant toutes destinées à l’utilité publique, il s’est toujours contenté d’en recueillir la gloire. »
  37. Quand ils furent reçus membres de la Faculté de médecine, on exigea d’eux qu’ils renonçassent au Bureau d’adresse ; mais on leur permit de continuer la Gazette, au privilége de laquelle ils avaient été associés. Cette part dans la Gazette leur aurait été donnée en dot, si l’on en croit le Courrier burlesque de la guerre de Paris :
    Si de toutes vos défaites
    Vous me demandiez des Gazettes,
    Il faudrait être Renaudot,
    Qui les donne à ses fils en dot,
    dit Saint-Julien au prince de Condé. Cela tendrait à prouver que la Gazette était d’un bon revenu.
  38. On pouvait se procurer au bureau des numéros détachés, au prix de 3 sous, 2 sous 6 deniers pour les colporteurs. — Sur la demande de quelques souscripteurs, on continua à faire pendant plusieurs années une édition à grandes lignes en gros caractère.
  39. Mémoires sur M. Suard et sur le xviiie siècle.
  40. Ce dicton provençal, qui veut dire : Qu’est-ce que cela ? plut si fort à la Dauphine, lorsqu’elle lut ce Mémoire, qu’elle l’adopta et le répétait à tout propos, si bien qu’il devint un quolibet de cour. Une marchande de modes s’avisa de profiter de la circonstance, et imagina une coiffure qu’elle appela un quesaco, et qui eut beaucoup de vogue.
  41. Nous verrons encore d’autres satires ou parodies se produire sous le titre des feuilles en vogue, notamment des Petites Affiches.
  42. « Les gazettes françaises faites à l’étranger, ajoute Voltaire, ont été rarement écrites avec pureté, et n’ont pas peu servi quelquefois à corrompre la langue »
  43. Elle fut publiée par livraisons qui se distribuaient en même temps que le journal, moyennant un supplément annuel de 12 fr. On vendait aussi des numéros séparés, dont le prix variait en raison du nombre que l’on prenait, et des tirages spéciaux étaient faits pour les personnes qui désiraient avoir plus de trois exemplaires des numéros qui les intéressaient particulièrement. Les abonnements devaient être remis : pour Paris, aux Galeries du Louvre, à l’imprimerie de la Gazette, et pour la province et les pays étrangers, à son bureau, rue Neuve-S.-Roch. Quelques années plus tard, la Gazette avait un second bureau, cul-de-sac St-Thomas-du-Louvre. En 1773, nous la trouvons installée rue Neuve-des-Filles-St-Thomas, et en 1780, rue Croix-des-Petits-Champs.
  44. Pensées diverses sur la comète.
  45. Voir page 120.
  46. J’ai enfin rencontré ici, par un heureux hasard, ce que j’ai si longtemps cherché inutilement : le prix du numéro de la Gazette. C’était, comme on le voit, un parisis, sans doute un sou parisis, de quinze deniers, environ six centimes, représentant une valeur actuelle de près du triple. Du moins c’est l’induction la plus plausible qu’on puisse, à mon sens, tirer de ce passage. Je rappellerai que le Courrier français fait par les fils de Renaudot pendant la Fronde se vendait un sou (V. page 242 ; voir aussi page 104).

    Resterait toujours à savoir si l’abonnement modifiait ce prix, et ce que la Gazette coûtait en province. Disons, d’ailleurs, qu’elle était réimprimée dans les principales villes du royaume : la Bibliothèque impériale possède des réimpressions faites à Lyon, Avignon, Rouen, Aix ; mais, je l’ai déjà dit, je n’ai trouvé aucune trace de celles faites à Paris, et qui motivèrent les procès dont nous avons parlé, page 89 et suivantes.

  47. Response de Théophraste Renaudot, conseiller et médecin du Roy, maistre et intendant général des Bureaux d’adresse de France, et historiographe de Sa Majesté, à l’autheur des libelles intitulés : Avis du Gazetier de Cologne à celui de Paris ; Response des peuples de Flandre au Donneur d’avis français, et Réfutation du Correctif des ingrédients, etc. Du Bureau d’adresse, 1648, in-4o de 176 pages, avec cette épigraphe : Non fumum ex luce, sed ex fumo dare lucem.

    Dans ce volumineux factum, Renaudot défend longuement certaines appréciations, certains faits avancés par la Gazette, et qui avaient motivé des attaques de la part de gazetiers et de pamphlétaires étrangers. C’est ainsi qu’il en agissait toutes les fois que lui ou les inspirateurs de la Gazette jugeaient à propos de répondre, et que la réponse ne pouvait trouver place dans la Gazette elle-même, dont le cadre se prêtait peu à la polémique. Renaudot, d’ailleurs, avait la riposte vive, et ne refusait jamais la lutte, sur aucun terrain : nous venons de le voir répondre par un poëme latin à une attaque qui avait pris cette forme.