Histoire politique et littéraire de la presse en France/Partie 1/La Petite Presse/2

La bibliothèque libre.
Poulet-Malassis et de Broise (Tome IIp. --147).
1re  Partie : Avant 1789


LA PETITE PRESSE (Suite)


JOURNAL DE PARIS


PREMIER JOURNAL FRANÇAIS QUOTIDIEN




Journal de la ville de Paris. — Histoire journalière de Paris.


Le succès du Mercure était bien fait pour exciter des convoitises ; aussi rencontrons-nous plusieurs tentatives de concurrence, mais qu’il fut assez fort pour étouffer dans leur germe, jusqu’à ce qu’enfin le Journal de Paris réussit à s’implanter en face de lui. Avant de parler de ce premier de nos journaux quotidiens, nous dirons quelques mots de deux essais qui ont avec lui, au moins par le titre, quelque analogie.


À la fin de juin 1676, François Colletet, ce pauvre poète immortalisé par Boileau, lequel,


Allais chercher sonCrotté jusqu’à l’échine,
Allait chercher son pain de cuisine en cuisine,


entreprit la publication d’un Journal de la ville de Paris, contenant ce qui se passe de plus mémorable pour la curiosité et avantage du public. Le titre de départ porte : Nouveau Journal de la ville de Paris. En doit-on inférer qu’il n’était pas le premier ?

« Le règne de Louis XIV, y est-il dit en guise de préambule, est si digne de vivre dans la mémoire des hommes que depuis que ce grand prince a pris lui-même le soin et la connaissance des affaires, non-seulement les années, mais même les semaines, les jours et les moments en sont précieux et remarquables. C’est ce qui nous a convié d’écrire l’histoire de chaque jour sous le titre de Journal, afin d’apprendre aux siècles à venir tous les glorieux succès de ce temps, par lesquels on connaîtra la félicité du gouvernement, la tranquillité des peuples, les mœurs, la grandeur et la magnificence du royaume, notamment de Paris, qui en est la capitale ; la clémence et la justice du roi, qui procure le repos et le bonheur du public. »

Puis viennent les nouvelles, classées par jour, en un paquet d’un seul tenant ; ainsi :


Dimanche 28 juin. Dans l’église de Saint-Martin-des-Champs, l’abbé Thévenin fit le panégyrique de ce saint, à cause de la fête de la translation de ses reliques, qui se fait tous les ans le 4 de juillet. On publia au prône des paroisses un monitoire, à la requête d’Antoinette Nicolas, femme de Gabriel Moussinot, avocat et notaire apostolique, à l’encontre de certain étalier boucher du marché Neuf, dont elle a été battue et excédée. Le chevalier de Lorraine arriva de l’armée du roi, indisposé. La chaleur fut grande, une infinité de carrosses s’assemblèrent vers la porte de Saint-Bernard, et l’on voyait, depuis Charenton jusques à Auteuil, la Seine remplie de bateaux et de monde qui se baignait. Ce jour-là l’on trouva plus de vingt personnes noyées.


Cette chaleur extraordinaire fait une grande partie des frais de ce premier numéro. Le 29, « le monde continua de se baigner, à cause de la chaleur excessive, et l’on trouva douze corps noyés, à l’entrée de la nuit. » Le 30, « la chaleur fut plus grande qu’elle n’avait jamais été, et l’on s’en aperçut bien à la représentation d’Atys, qui tarit tellement les bourses qu’il ne s’y trouva que pour dix louis de spectateurs. Les bains furent fréquentés ; diverses personnes se trouvèrent encore noyées, et quelques femmes et filles, s’étant trop penchées sur le côté d’un bateau, le renversèrent et périrent. » Le 1er juillet, « l’on vit passer plusieurs cadavres noyés, que l’on portait, et l’on dit que depuis quinze jours que la chaleur dure, plus de 400 personnes sont péries dans l’eau, et une partie de ce fâcheux accident arriva par la malice ou par l’imprudence de quelques-uns qui lâchèrent ou coupèrent le chable où l’on se tient d’ordinaire. » Le 3 juillet, sur le soir, « il y eut une ondée de pluie, qui néanmoins ne troubla pas le bain ; après laquelle on vit paraître sur la Seine, au delà de la porte Saint-Bernard, trois différents bateaux chargés de violons, deux desquels étaient inconnus, et dans l’autre étaient ceux de l’Opéra, que M. Herval, intendant des finances donna à mesdames la présidente de Mesmes, de Gouvernay, mademoiselle La Bazinière, et autres de la famille, qui furent ensuite régalées par M. de Rambouillet à Rambouillet même. » Enfin, le vendredi 3 juillet, « par la pluie de la veille, le temps se trouva tout-à-fait rafraîchi. L’on fit afficher l’Histoire chronologique de la grande Chancellerie de France, et son origine, qui se débite chez Pierre Le Petit, rue Saint-Jacques, à la Croix-d’or. M. le chevalier de Lorraine a trouvé l’air de Paris meilleur pour sa santé que celui de Flandre. »

On voit par ces quelques extraits le genre d’intérêt qu’aurait pu présenter un pareil journal, s’il eût vécu. Mais il ne semble pas avoir eu une longue durée. Il paraîtrait qu’on l’entrava dès ses premiers pas, et que son auteur réclama en vain auprès du ministère. C’est ce qui résulterait de la lettre suivante du marquis de Seignelay à La Reynie, datée de Saint-Germain-en-Laye, le 27 novembre 1676, et reproduite dans la Correspondance administrative sous le règne de Louis XIV :

« J’ai rendu compte au roi du Mémoire que vous avez donné à mon père au sujet du Journal des affaires de Paris, que le nommé Colletet s’est ingéré de faire imprimer. Sa Majesté m’a ordonné de vous dire qu’elle veut que vous en défendiez le débit et l’impression. »

Il est donc supposable que le journal de Colletet n’alla pas au delà du premier numéro ; du moins, c’est tout ce qu’en possède la Bibliothèque impériale, et nous n’en avons pas trouvé trace dans les autres dépôts publics. Ce numéro unique offre une particularité que nous devons relever. Les deux dernières pages sont occupées par des annonces rangées sous une rubrique spéciale : « Avis et affaires de la semaine, apportés au Bureau pour en instruire le public, » et imprimées en caractères différents de ceux du corps du journal. C’est, à notre connaissance, la première fois que cette disposition se rencontre. Voici quelques-uns de ces avis :

Si quelqu’un désire mettre des enfants en pension, on sait un honnête homme pour cet emploi.

On donnera connaissance d’un autre homme pour écrire et déchiffrer toute sorte d’affaires, tant du Palais que du Châtelet, de quelque nature qu’elles puissent être.

Un autre se présente encore pour être concierge ou économe d’une maison, soit aux champs ou à la ville ; très-capable de cet emploi.

Une personne a perdu un sac de toile cousu, dans lequel il y avait huit cents livres en louis et écus d’or : si quelqu’un en donne avis, on lui fera donner la récompense promise.

Un honnête homme a trouvé une méthode nouvelle pour apprendre à lire en fort peu de temps à la jeunesse : quiconque en aura besoin pourra s’adresser au bureau, et on l’indiquera.

Un autre, consommé dans la langue grecque, en fait des répétitions et des leçons particulières chez lui, en l’île du Palais, sur le quai de l’Horloge, à la Croix-d’or, en faveur de ceux qui aspirent à la médecine et qui en veulent parfaitement apprendre les termes.

On vend chez Hélie Josset, rue Saint-Jacques, à la Fleur de lys d’or, l’Histoire de Tertullien et d’Origènes, qui contient d’excellentes apologies de la foi contre les payens et les hérétiques, par M. de la Motte.

La bibliothèque de M. le Roy se vend aussi dans la grande salle des Augustins du grand couvent.


Enfin, la feuille (in-4°) se termine par cet avertissement :


Le public sera averti que le sieur Colletet, seul commis pour la direction des Journaux de Paris, et de ses dépendances, a établi son bureau en sa maison, rue du Mûrier, proche Saint-Nicolas-du-Chardonnet, vis-à-vis la petite porte du séminaire, et qu’il s’y trouvera exactement tous les lundis, mercredis et vendredis, depuis une heure après midi jusqu’à six heures précises du soir pendant les grands jours, et jusqu’à quatre heures et demie en hiver, pour recevoir tous les avis, mémoires, placards, affiches, monitoires, billets de pertes, de maisons, d’offices à vendre, etc., afin qu’il en soit fait mention dans le journal de chacune semaine.

On apprendra pareillement audit bureau le jour que sera imprimé l’avis circulaire qui contiendra, pour la satisfaction des curieux, tous les sujets que cette histoire journalière doit traiter.


Il y avait véritablement dans Colletet l’étoffe d’un gazetier. Longtemps avant qu’il entreprit cette feuille, notamment en 1661, à l’occasion du mariage de Louis XIV, il avait préludé par de nombreuses relations particulières, qui étaient comme des pages détachées d’une Gazette. Ayant échoué dans le projet dont nous venons de parler, il entreprit dès l’année suivante la publication d’un Bureau académique des honnêtes divertissements de l’esprit, ouvrage périodique, dont il devait paraître une feuille par semaine, mais qui, souvent interrompu, ne fournit que 11 numéros, dans lesquels on trouve une Bibliographie française et une Bibliographie de Paris, ou annonces des livres nouveaux, pouvant faire suite aux Bibliographies du P. Jacob de Saint-Charles[1].


Quarante ans après, parut une Histoire journalière de Paris, dont le privilége est donné au sieur D. B. D. S. G. (Du Bois de Saint-Gelais). Dans cette feuille, qui, dit l’approbation — donnée en la Bibliothèque du Roi, le 21 de mai 1717, par Boivin — peut être regardée comme un supplément agréable et curieux des autres journaux historiques, pour ce qui concerne la ville de Paris, » l’auteur se proposait de ramasser après les autres journaux et gazettes les glanes qui lui paraîtraient utiles et curieuses pour l’histoire de la capitale.

Il n’est presque point douteux, lit-on dans la préface, que Paris ne soit la plus grande ville de l’Europe ; au moins est-il sûr que l’on n’en connaît aucune où les conditions et les professions soient si variées, où les sciences et les arts soient plus cultivés, où les amusements soient plus nombreux, où les modes s’établissent plus despotiquement et passent plus vite, enfin où paraisse davantage le caractère d’une nation que toutes les autres veulent imiter. Une ville faite de cette sorte mérite une place considérable dans l’histoire ; il ne s’y passe rien d’indifférent, parce que les traits les plus simples peuvent servir à faire connaître la nation… Une nation telle que la française a plus besoin qu’aucune autre d’une histoire journalière. Ses usages sont peu constants, ses goûts ne sont pas longtemps les mêmes, ses modes changent souvent ; elle est méconnaissable à elle-même au bout de quelques années : les habits de nos pères nous paraissent des déguisements ; les mœurs des comédies de Molière ne sont déjà plus les nôtres ; les œuvres d’un grand poète mort depuis peu viennent de paraître avec un commentaire pour expliquer les choses de son temps. Voilà ce qui a fait concevoir le dessein de donner tous les trois mois une espèce de relation de Paris où l’on recueillera, autant qu’il sera possible, tout ce qui ne se trouve point dans les ouvrages périodiques qui font mention de ce qui s’y fait…

Saint-Gelais « pour donner des choses une connaissance plus étendue se proposait d’en parler moins en journaliste qu’en historien. » Il procède, en effet, d’une façon encore aujourd’hui fort usitée dans certains journaux. Ainsi, à propos de la rentrée des Académies, il raconte l’origine de ces sociétés et l’établissement de chacune des nôtres ; à propos de la visite du Czar aux Gobelins, il retrace l’histoire de cet établissement et, « comme la différence qu’il y a entre la tapisserie de haute-lisse et celle de basse-lisse est assez ignorée, ainsi que la manière dont l’une et l’autre se travaillent, il croit faire plaisir aux amateurs des arts de donner une idée de leur fabrique ; » à l’occasion d’un incendie, « on remarquera qu’étant d’une sage police de tenir des secours tout prêts pour les divers accidents, la ville a, pour les incendies, un grand nombre de seaux d’osier doublés de cuir (ils sont faits de cette sorte afin d’être jetés de haut sans s’endommager, comme il arrivait aux seaux anciens, qui étaient de bois cerclé de fer). Ces seaux sont gardés chez les échevins et chez les bourgeois qui l’ont été, et ne servent que dans les embrasements. Depuis 1705, il y a aussi des pompes semblables à celles de Hollande, composées de plusieurs tuyaux de cuir qui entrent l’un dans l’autre, pour empêcher le progrès du feu en élevant l’eau et en la jetant à la hauteur que l’on veut et où l’on veut. Elles sont entretenues aux dépens du roi. »

On ne peut nier que cette méthode, dont on a depuis quelque peu abusé, n’eût du bon à l’époque où écrivait Saint-Gelais ; aujourd’hui même que nous avons tant de champs où l’on peut moissonner à pleines mains, on trouverait encore à glaner dans son journal, qui n’avait pas d’autre prétention, plus d’une particularité intéressante. Citons-en quelques-unes.

Les bals publics étaient alors « un spectacle nouveau, qui commença pour la première fois le jeudi 2 janvier 1716 sur le théâtre de l’Opéra. On jouit de ce divertissement trois fois la semaine, et les trois derniers jours du carnaval… Le bal commençait à 11 heures du soir, et durait toute la nuit jusqu’à 6 heures du matin. On prenait l’écu courant par personne, et l’on n’y pouvait rentrer sans payer de nouveau comme la première fois. » — Les bals de l’Opéra recommencèrent le 26 de décembre, et les Comédiens, ayant obtenu la même permission, en donnèrent le lendemain de semblables pour la première fois. Leur salle était plus décorée que celle de l’Opéra, mais de la même façon. Le parterre, élevé au niveau du théâtre et de l’amphithéâtre, les joignait de même par le moyen de deux abattants ; mais la machine était plus aisée, quoique du même inventeur, le frère Nicolas Augustin, connu par d’autres inventions. (Suit la description du mécanisme.) Il y avait, comme à l’Opéra, une double symphonie… La salle était éclairée dans sa longueur de 18 lustres et de 64 bras, dont la moitié était à branches ; il y avait grand feu dans les foyers, agrément qu’on n’avait point à l’Opéra ; aussi pourrait-ce bien être ce qui a contribué davantage à y attirer plus de monde… »

Il y eut cette année une prolongation de la foire de Saint-Germain jusqu’au jeudi de la semaine de la Passion. Autrefois elle ne finissait que le samedi de la même semaine. et les marchands déménageaient le lundi et le mardi saints, mais depuis environ vingt ans elle se ferme quinze jours avant Pâques, ainsi que les théâtres, qui ne se rouvrent que le lendemain de la Quasimodo. Cependant l’Opéra, non plus que les comédiens français et italiens, n’ayant point voulu profiter de cette prolongation, finirent à l’ordinaire, la veille du dimanche de la Passion. On sait que la pièce que représentent les comédiens français ce dernier jour est Polyeucte, tragédie sainte de Corneille. Elle fait ordinairement tout son effet à cette représentation, et par les beautés qui lui sont propres, et par la perfection du jeu, les acteurs se surpassant, à cause de l’émulation que leur donne l’affluence du monde. Les loges sont retenues plus de deux mois auparavant, et tout est plein à trois heures. Cet empressement vient encore de la curiosité d’entendre le remerciement que les comédiens font ce jour-là, le dernier de l’année théâtrale. Anciennement, c’était toujours le même comédien qui le faisait et qui annonçait : on l’appelait, dans la troupe, l’orateur. Cela n’est plus, ils font l’un et l’autre tour à tour. Ce compliment contient en substance des expressions de reconnaissance, de la part des comédiens, de l’honneur que le public leur a fait pendant le cours de l’année, de très-humbles excuses de ne l’avoir pas contenté autant qu’ils l’auraient souhaité, et des protestations de faire de nouveaux efforts à l’avenir pour mériter la continuation de son assiduité.




Quelque simple que soit un fait, sa nouveauté le rend remarquable. Il arriva vers la fin de janvier (1717) un vaisseau marchand portant pavillon et flammes, et monté de huit pièces de canon. Il venait du Havre et était chargé de morue. C’était un heu, sorte de bâtiment hollandais, qui tire peu d’eau, ce qui lui avait donné la facilité de venir jusqu’à Paris. Il salua de tout son canon le pavillon des Tuileries, et vint mouiller au port Saint-Nicolas, devant le Louvre. Tant qu’il y a resté, le peuple n’a cessé de s’y’arrêter, et l’on assure que l’équipage a gagné plus de cent écus à le laisser voir en dedans, quoiqu’il prît seulement un sou par personne. Il est venu deux mois après un pareil bâtiment ; on ne l’a pas regardé.

L’Histoire journalière de Paris n’eut que deux volumes ou numéros : le premier, consacré à l’année 1716 et aux trois premiers mois de 1717 ; le second, aux trois mois suivants. Défense fut faite à l’auteur d’aller plus loin ; et, comme nous n’avons rien aperçu dans ce recueil qui pût exciter les susceptibilités de l’administration, nous sommes tenté de croire que Saint-Gelais, comme aussi Colletet probablement, fut victime de la jalousie des entreprises rivales privilégiées, la Gazette et le Mercure.




Paris donna encore, en 1777, son nom à un journal, mais qui était appelé, celui-là, à de plus longues et plus brillantes destinées : nous voulons parler du Journal de Paris, ou Poste du Soir, le premier de nos journaux quotidiens[2], dont les fondateurs auraient, dit-on, emprunté l’idée à une gazette de Londres intitulée London Evening Post. Le prospectus de cette nouvelle feuille fut lancé dans Paris au commencement de novembre 1776, et il y produisit une immense sensation. Un journal quotidien ! quelle bonne fortune pour la curiosité, et aussi pour l’industrie ! « Aux vingt-huit journaux qui paraissaient déjà dans cette capitale, dit La Harpe, on vient d’en ajouter encore deux nouveaux. L’un s’appelle Poste de Paris, et paraît tous les jours. Il rend compte de la pluie et du beau temps, des nouveautés du jour, de l’historiette qui a couru la veille, etc. Il est de nature à être assez en vogue : on aime fort dans Paris à parcourir tous les matins une nouvelle feuille, et dans les provinces on est bien aise d’être au courant (quoiqu’un peu tard) de toutes les nouvelles de Paris[3]. » Mais, d’un autre côté, quelle menace pour les journaux qui tenaient le haut du pavé, et même pour la multitude des petites feuilles qui pullulaient dans la capitale ! Le nom de l’individu qui s’annonçait comme étant à la tête de l’entreprise n’était pourtant pas fait pour en donner une grande idée : c’était un clerc de notaire, nommé de La Place ; mais on était persuadé qu’il avait derrière lui des hommes puissants, et le luxe avec lequel on monta les bureaux, dans un hôtel loué au milieu d’un des quartiers de Paris les plus chers, témoignait de la confiance que les fondateurs avaient dans le nouvel établissement. Cette confiance était d’ailleurs partagée par le public, qui voyait dans cette affaire un vrai Pérou, si elle pouvait aboutir. Mais en viendrait-on jamais à l’exécution ? Voilà ce dont on doutait, tant le nouveau journal blessait d’intérêts, tant on prévoyait d’obstacles. La presse, pensait-on, était trop gênée dans Paris pour que les rédacteurs pussent tenir impunément tout ce qu’ils promettaient. La grande difficulté surtout, c’est que cette feuille en devait faire tomber une foule d’autres, ou plutôt qu’avec celle-là, remplie suivant le programme, il semblait qu’on ne dût plus en avoir besoin d’aucune autre pour tout ce qui concernait la capitale. On pouvait le supposer, d’après ce qu’elle promettait devoir contenir, à savoir :

L’annonce des livres le jour même où ils auraient paru, ainsi que des cartes géographiques, des estampes, de la musique, avec le prix, l’adresse du libraire, l’interprétation du titre ; les journalistes se réservant, en outre, de donner des notices plus longues et plus détaillées lorsque ces nouveautés le mériteraient ;

Ces légères productions de l’esprit, ces madrigaux, toutes ces pièces de poésie, fruit du bon goût et de la gaîté décente ; ces bons mots, ces anecdotes, auxquels la nouveauté semble ajouter du prix ;

La description des fêtes particulières, le répertoire des spectacles de Paris, les modes, la construction des édifices publics et particuliers, le nom des artistes qui y seraient employés ;

Le récit des actions vertueuses dans tous les genres,

La valeur des comestibles et fourrages ;

L’arrivée des grands ; celle des savants et des artistes étrangers, avec des notions sur le genre de sciences qu’ils cultivent et d’arts qu’ils professent, leur demeure, leur départ ;

Le bulletin de la maladie des personnes dont la santé intéresse le public, soit par le rang qu’elles occupent ou les dignités dont elles sont revêtues, soit par la réputation dont elles jouissent ;

L’objet des édits et déclarations, des arrêts des cours souveraines, des jugements et ordonnances des tribunaux ; les jugements rendus la veille dans les causes intéressantes ; les vacations des tribunaux ; les mutations dans les offices de judicature, de finance et autres ; le changement des officiers publics, les bénéfices vacants dans les églises de Paris, les cérémonies religieuses et le nom des prédicateurs ;

Des détails sur les paiements de l’Hôtel-de-Ville, comme la lettre, le nom des payeurs, etc. ; le cours des effets publics et du change de Paris, les numéros sortis de la roue de fortune ;

Les observations astronomiques du jour, les observations météorologiques de la veille, les aurores boréales et autres phénomènes du ciel, etc., etc.


Si l’on se reporte au temps où parut ce programme, on comprendra ce qu’il devait avoir de séduisant pour le public, et de peu rassurant pour les journaux existants, journaux renfermés tous dans une spécialité plus ou moins étroite, et, en tout cas, ne paraissant, au plus, que tous les huit jours. Ceux-ci, d’ailleurs, étaient d’autant plus fondés à se plaindre qu’ils payaient pour la plupart une forte redevance au département des affaires étrangères ; aussi s’étaient-ils empressés de protester contre le privilége accordé au nouveau venu. Mais, je le répète, on était convaincu que ce phénix ne paraîtrait point, ou qu’il paraîtrait avec les ailes tellement rognées, qu’il ne pourrait aller haut ni loin. On le croyait si bien que mille souscripteurs à peine s’étaient fait inscrire à l’avance.

Cependant, malgré toutes les clameurs et les oppositions, le Journal de Paris parut au jour fixé par le prospectus, le 1er janvier 1777 ; mais ce premier numéro ne répondait que bien imparfaitement aux espérances qu’avaient fait naître les belles promesses de ses fondateurs. Un bulletin astronomique et météorologique, un article sur l’Almanach des Muses, une annonce de librairie, trois ou quatre faits administratifs et judiciaires, deux événements, un bon mot et l’annonce des spectacles, font les frais de ce numéro, avec l’extrait suivant d’une lettre de Voltaire, datée de Ferney, le 22 décembre 1776 :


Le plan de votre journal, écrivait le patriarche aux rédacteurs de la nouvelle feuille, me paraît aussi sage que curieux et intéressant. Mon grand âge et les maladies dont je suis accablé ne me laissent pas l’espérance de pouvoir produire quelque ouvrage qui mérite d’être annoncé par vous. Si j’avais une prière à vous faire, ce serait de détromper le public sur tous les petits écrits qu’on m’impute continuellement. Il est parvenu dans ma retraite des volumes entiers imprimés sous mon nom dans lesquels il n’y a pas une ligne que je voulusse avoir composée. Je vous supplierais aussi de vouloir bien, par un mot d’avertissement, me délivrer de la foule de lettres anonymes qu’on m’adresse : je suis obligé de renvoyer toutes les lettres dont les cachets me sont inconnus… Je ne doute pas que votre journal n’ait beaucoup de succès ; je me compte déjà au nombre de vos souscripteurs[4].


Le numéro se termine par cet avis :


Nous avons annoncé, dans le prospectus de ce journal, que la feuille, paraissant tous les jours, ne serait que de quatre pages in-8o. Si nous ne consultions que les difficultés inséparables d’une entreprise de cette nature, si nous n’étions pas convaincus que le temps lui donnera le degré de perfection dont elle est susceptible…, nous aurions prescrit à notre tâche ces bornes étroites ; mais nous nous assujettissons dès ce jour au format in-4o : s’il double nos frais, il nous assure les moyens de remplir plus strictement nos engagements avec le public…


Or, l’in-4o de cette époque n’était guère plus grand que l’in-8o actuel, et un numéro du Journal de Paris serait fort à l’aise dans une colonne d’un de nos grands journaux. L’abonnement n’en coûtait pas moins 24 livres pour Paris, et 31 livres 4 sous pour la province. Aussi la spéculation fut-elle heureuse, et procura, dit-on, jusqu’à 100,000 francs de bénéfice par an.

Du reste, le premier numéro n’apprenait rien sur les entours du journal, sur ses rédacteurs ni sur ses soutiens. On sut pourtant que parmi les intéressés se trouvaient Corancez, un commis aux fermes, Dussieux, déjà connu par divers ouvrages, et un apothicaire du nom de Cadet. La profession de ce dernier ne pouvait manquer, dans ce temps si fertile en épigrammes, de fournir matière à quelque facétie ; on répandit la suivante :


On lisait au sacré vallon
Un nouveau journal littéraire :
« Quelle drogue ! dit Apollon.
— Rien d’étonnant, répond Fréron,
Il sort de chez l’apothicaire !
— Quoi ! dit Linguet sur son haut ton,
Un ministre de la canule
Voudrait devenir notre émule !
— Oui, dit La Harpe ; que veux-tu ?
Cet homme, ayant toujours vécu
Pour le service du derrière,
Doit compléter son ministère
En nous donnant un torche-cu.


Quoi qu’il en soit, et bien que le Journal de Paris ne tînt pas à beaucoup près tout ce qu’il avait promis, il avait sur les autres journaux un avantage inappréciable pour des Français, et des Parisiens surtout : c’était de paraître tous les jours ; avec cet avantage, s’il le conservait, il devait à la longue survivre à tous les autres et s’enrichir de leurs dépouilles.

Aussi n’y eut-il sorte de tracasseries que ne lui suscitassent ses confrères pour le faire échouer ; c’était à qui lui arracherait une plume, sous prétexte qu’il allait sur ses brisées et blessait son privilége. Ils firent si bien qu’un beau matin la petite poste, chargée de le distribuer, s’y refusa, exigeant un abonnement plus considérable. Enfin, la jalousie en vint à ses fins avant qu’un mois se fût écoulé. Le 23 janvier, le Journal de Paris ne parut pas ; le bruit se répandit bien vite qu’il était suspendu, et cette nouvelle causa un grand mouvement dans la capitale, car, si peu intéressante que fût la nouvelle feuille, elle comptait déjà un grand nombre de souscripteurs ; les gens les plus distingués de la cour voulaient l’avoir : la reine, la famille royale, les princes, la lisaient, même madame Élisabeth. Malgré cette curiosité générale et ces hautes sympathies, on en était à craindre qu’elle ne pût reparaître, tant il y avait de gens ameutés contre elle. Ce n’étaient plus seulement les journaux rivaux ; c’était encore l’avocat général Séguier, qui ne voulait pas qu’on y parlât de lui, et conséquemment des affaires du Palais ; c’était le clergé, qui se récriait contre une histoire d’abbé qu’on y avait insérée ; c’était un officier aux gardes, un M. de la Roirie, qui jetait feu et flamme pour une anecdote rapportée sur son compte. Enfin, c’était une rumeur générale. Le journal, cependant, fut assez heureux pour triompher de toutes ces clameurs, et reparut après quelques jours.

Mais quels avaient été les motifs de cette suspension ? Les rédacteurs, en reprenant la parole, se bornèrent à dire — cela se comprend — « qu’ils ne pouvaient que les respecter, ces motifs, et leur rendre tout l’hommage qu’ils méritaient. »

Probablement il faut voir la cause, ou plutôt le prétexte de cette rigueur, dans cette bluette, qui commençait le numéro du 22 :

LE BONZE ET SON PÉNITENT
CONTE
Aux pieds d’un bonze à face de bonneau
Un pénitent hâtait sa kyrielle,
Et lui disait : « Mon père, amour nouveau
Me tient au cœur. — Mon fils, est-elle belle
Celle qu’aimez ? — Comme un ange, et fidèle.
— Ah ! quel plaisir ! Habitez-vous loin d’elle ?
— Même logis. — Quelle commodité !
Mais parlez-moi, mon fils, sans vanité :
De vous souvent reçoit-elle accolade ?
— Tous les deux jours. — Vous êtes donc malade ! »

La Harpe, dans sa Correspondance littéraire (lettre 62), indique une seconde raison, qu’il croit la véritable : « C’est, dit-il, une petite historiette dont les acteurs connus sont le grand aumônier et un abbé de la C***, célèbre, il y a vingt ans, par le talent de chanter, dans le temps qu’on chantait mal. Cet abbé s’avisa de demander un bénéfice, et le prélat dépositaire de la feuille lui répondit en chantant ces deux vers du Devin du village :


Quand on sait aimer et plaire,
A-t-on besoin d’autre bien ?


Cette anecdote imprimée, quoique sans nommer les acteurs, a paru un peu leste. »

Quoi qu’il en soit, le Journal de Paris reparut dès le 29, n’ayant perdu dans cette bagarre que son directeur, dont on pensa que le gouvernement avait exigé le sacrifice ; un nota annonça, en effet, que le sieur de La Place avait cessé ses fonctions ; mais il ne dit pas qui le remplaçait. Somme toute, cette petite persécution ne nuisit probablement pas au succès de la nouvelle feuille. Ce succès fut tel qu’il trouva ses propriétaires au dépourvu. Ne pouvant prévoir, en commençant leur entreprise, ni toute l’étendue de la carrière où ils allaient entrer, ni le degré d’encouragement qu’ils pouvaient attendre, ils avaient proportionné leur tirage au nombre des souscripteurs que l’empressement du public leur faisait raisonnablement espérer ; mais cet empressement ayant été au delà de leurs espérances, ils s’étaient bientôt trouvés dans l’impossibilité de satisfaire aux demandes nombreuses de ceux qui désiraient acquérir la collection entière ou compléter celle qu’ils avaient déjà. Une réimpression du journal en entier n’aurait offert qu’une collection trop volumineuse, où les objets qui pouvaient mériter d’être conservés auraient été noyés dans une foule d’autres, qui, séparés des circonstances qui les avaient fait admettre à l’époque, étaient devenus sans intérêt. Ils se décidèrent donc à publier un Abrégé dans lequel ils rassemblèrent, par ordre de matières, tout ce que les cinq premières années du journal, 1777-1781, contenaient d’intéressant, d’utile et d’agréable[5].

Cet abrégé, où l’on a suivi, pour la distribution des matières, l’ordre observé dans le journal, est divisé en douze chapitres dont le sommaire nous initie à la composition de ce premier essai de journal quotidien.

Le premier chapitre, — Météorologie, — présente un tableau par colonnes où l’on voit d’un coup d’œil, année par année et mois par mois, les variations de la température et de l’atmosphère, de la hauteur de la Seine, et de la quantité des pluies. À ce bulletin, le journal ajoutait pour chaque jour l’heure à laquelle les réverbères seraient allumés et éteints[6], — quand on les allumait, car alors à Paris, comme cela a encore lieu dans la plupart des villes de province, on reconnaissait à la pleine lune, qu’elle fût absente ou présente, un privilége qu’on respectait scrupuleusement, et les bons Parisiens étaient prévenus, dans ce cas, que les réverbères ne seraient pas allumés, à cause de la lune.

Le 2e chapitre — Poésies fugitives — contient un choix des pièces de ce genre qui peuvent se relire avec plaisir. À ce sujet, les auteurs font une observation que de Visé avait déjà opposée à ses détracteurs : « Les personnes d’un goût sévère, disent-ils, trouveront qu’on ne l’a pas été assez dans ce choix ; mais cette sévérité n’a pas paru convenir à un ouvrage du genre de celui-ci, destiné à recueillir, non des modèles de poésie, mais tout ce qui peut amuser le loisir ou satisfaire la curiosité d’un grand nombre de lecteurs. »

Dans le 3e chapitre, sous le titre d’Extraits et Notices de livres, on trouve l’annonce et une courte analyse de tous les ouvrages pouvant offrir quelque intérêt. — Le 4e est consacré aux Découvertes et Observations sur les Sciences et les Arts ; — le 5e, aux Beaux-Arts ; — le 6e, aux Événements et Cérémonies publiques dignes d’être conservés. — Le 7e offre un choix d’Anecdotes, de bons mots et de traits intéressants. — Le 8e, qui a pour titre Administration, renferme, en entier ou par extraits, les édits, arrêts, ordonnances, règlements, etc., relatifs au gouvernement, à l’administration, à la police, etc. — Le 9e, sous le titre de Variétés, contient un grand nombre de lettres et d’observations sur toutes sortes d’objets de littérature, de morale et de critique. « Plusieurs de ces morceaux, disent les éditeurs, offrent des plaisanteries ingénieuses et gaies, des censures piquantes, des vues originales ou utiles sur nos mœurs, nos usages, nos établissements publics. Nous faisons sans scrupule, ajoutent-ils, l’éloge de cette partie de l’Abrégé du Journal de Paris, parce qu’elle est moins l’ouvrage des rédacteurs du journal que du public même. On sait que beaucoup de gens de lettres célèbres, et de gens du monde distingués par leur esprit et leur goût, ont concouru par ces fruits de leur loisir à répandre de la variété et de l’intérêt sur un ouvrage périodique qui comporte tous les tons et embrasse tous les objets. »

L’éloge historique des morts célèbres dans les différentes classes de la société forme le 10e chapitre, sous le titre de Nécrologie.

Le 11e chapitre, consacré aux Spectacles, contient le précis des pièces nouvelles données sur les trois grands théâtres de la capitale, des jugements impartiaux sur leur mérite et leur succès, ainsi que sur les débuts des différents sujets qui y ont été reçus, les anecdotes et les règlements, relatifs à ces spectacles. — Enfin, le 12e et dernier chapitre, en donnant l’annonce du Concert spirituel[7], fait connaître les morceaux de musique les plus intéressants qui y ont été exécutés, les musiciens, les cantatrices et les virtuoses qui y ont fait connaître leurs talents.

Ajoutons que le Journal de Paris avait encore un article Tribunaux, un article Modes, des Mercuriales, qu’il enregistrait les appositions de scellés, qu’il donnait tous les jours le cours du change et des effets publics.

Il y avait là, assurément, à si petite dose que tout cela fût servi, de quoi « amuser le loisir ou satisfaire la curiosité d’un grand nombre de lecteurs. »

Pour ce qui est de l’Abrégé, nous n’avons pas besoin d’en faire ressortir l’importance ; disons encore qu’il est terminé par une table générale qui en rend l’usage plus facile.


Ce programme du Journal de Paris, notamment l’article des foins, donna lieu à d’interminables plaisanteries. En voici une des meilleures ; elle est de Clément :

Fournissez-vous à la boutique
Des journalistes de Paris :
Tout s’y trouve, vers et physique,
Calembours, morale, critique,
Et de l’encens à juste prix ;
Monstres de la foire et musique,
Voltaire et l’Ambigu comique,
Course aux jockeis et les paris,
Danseurs de corde et politique,
Finances et vol domestique,
Liste des morts et des écrits,
Si la lune est pleine ou nouvelle,
S’il pleut, s’il vente, ou bien s’il gèle,

Et si les foins sont renchéris,
Il en rend un compte fidèle.
Les journalistes de Paris
Ont la science universelle.
Ce n’est pas tout, car leur pamphlet
Est d’un usage nécessaire
Pour compléter le ministère
De l’apothicaire Cadet.

Il aurait manqué quelque chose à la gloire des nouveaux journalistes s’ils n’eussent été chansonnés ; aussi le furent-ils sur tous les tons. Les couplets suivants datent de 1782.

Air des Triolets.
Cadet, d’Ussieux et Corancez
Sont trois lettrés de conséquence.
Par qui seront-ils effacés,
Cadet, d’Ussieux et Corancez ?
Prenez leur journal et lisez,
Vous direz en toute assurance :
Cadet, d’Ussieux et Corancez
Sont trois lettrés de conséquence.


Cadet, d’Ussieux et Corancez
Sont tout remplis d’intelligence.
Peuples savants, applaudissez
Cadet, d’Ussieux et Corancez.
Sont-ils par la crainte poussés,
Ils critiquent avec prudence :
Cadet, d’Ussieux et Corancez
Sont tout remplis d’intelligence.


Cadet, d’Ussieux et Corancez,
Montrent quelquefois du courage.

Voulez-vous les voir élancés,
Cadet, d’Ussieux et Corancez ?
Contre les auteurs délaissés
Qui ne font ni bruit ni tapage,
Cadet, d’Ussieux et Corancez
Montrent quelquefois du courage.


Cadet, d’Ussieux et Corancez,
C’est un plaisir de vous connaître.
Dites-le, vous qui connaissez
Cadet, d’Ussieux et Corancez.
De l’esprit ils en ont assez
Pour ne pas le faire paraître.
Cadet, d’Ussieux et Corancez,
C’est un plaisir de vous connaître.


Cadet, d’Ussieux et Corancez !
Ah ! les jolis noms pour l’histoire !
Un jour ils y seront placés,
Cadet, d’Ussieux et Corancez ;
Par eux les Gacons, les Visés,
Verront s’éclipser leur mémoire.
Cadet, d’Ussieux et Corancez !
Ah ! les jolis noms pour l’histoire !

Le Journal de Paris eut même l’honneur d’être traduit sur la scène de la Comédie-Française, dans une de ces pièces à tiroir comme on en faisait déjà, et qui ressemblaient assez pour le fond à ces Revues de l’année dans lesquelles nos petits théâtres font, chaque hiver, assaut d’esprit, — d’autres, moins polis, diraient assaut de bêtise. La pièce en question avait pour titre : Molière à la nouvelle salle, ou les Audiences de Thalie. Thalie et Melpomène reçoivent Molière dans le nouveau temple qu’on vient de leur élever. Elles l’instruisent des révolutions que les lettres, le goût, l’art dramatique, ont éprouvées depuis qu’il a quitté la terre. De là une diatribe à laquelle Melpomène n’aurait pris aucune part si elle se fût un peu plus respectée, diatribe quelquefois gaie, mais plus souvent violente, contre les spectacles forains, les tragédies et les comédies modernes, les dictionnaires, les almanachs, les journaux, et nommément le Journal de Paris.

Les « très-circonspects et très-patients » rédacteurs dédaignèrent de répondre à une pareille attaque ; cette prudence leur valut ce camouflet :


        Ô d’Ussieux, Cadet, Corancez,
Comme on vous a bernés ! comme on vous a tancés !
        Mais Corancez, d’Ussieux, Cadet,
Ont toutes les vertus, le sang-froid du baudet ;
        Et Cadet, Corancez, d’Ussieux,
N’en écrivent pas moins, n’en écrivent pas mieux.


Mais l’heureux triumvirat prenait très-bien son parti de plaisanteries qui étaient, en quelque sorte, la consécration de son succès ; il avait, d’ailleurs, de bien autres soucis.


La lutte, en effet, se poursuivit longtemps entre le nouveau journal et les anciens, mais plus particulièrement avec la Gazette de France, et sur le terrain des annonces. On sait quelle était l’étendue du privilége de Renaudot ; la Gazette en inférait à son profit le monopole, ou, tout du moins, la priorité des annonces, Elle ne leur avait ouvert que bien tardivement ses colonnes, nous l’avons vu, et ne leur accordait qu’une place bien restreinte ; mais elle en avait fait l’objet d’une publication spéciale, les Petites Affiches, qui jouèrent dans la littérature un rôle qu’on ne soupçonnerait pas généralement, et dont nous parlerons bientôt. L’abbé Aubert, qui en avait alors la direction, se montrait le défenseur ardent de ce qu’il regardait comme son droit, et il poursuivit le Journal de Paris avec un rare acharnement.

L’abbé Aubert, dit Manuel (Police de Paris dévoilée), a toujours nourri le désir et l’espoir de faire mourir la feuille de Paris : il l’avait toujours sous la dent. Tantôt il se plaignait au ministre de ce qu’elle annonçait, le 21 décembre 1784, la nomination de l’abbé Maury à une place de l’Académie dont il ne serait question que dans la Gazette du 22 ; tantôt, pour remuer les puissances, il faisait souffler à M. d’Angiviller que tous les articles sur le Salon devaient lui être soumis, et à M. de Crosne, qu’il avait le droit de connaître les juges anonymes des peintres. Il allait plus loin encore : il s’efforçait de convaincre le ministère que le Journal de Paris reproduisait sous une autre forme le scandale et la licence des bulletins à la main. « C’est là, s’écriait-il dans un mémoire judiciaire où il revendiquait les droits de la Gazette contre son redoutable concurrent, c’est là qu’on a lu, entre une infinité d’autres faits hasardés, que Madame, belle-sœur du roi, était grosse, et qu’elle avait senti son enfant remuer ; c’est là que toutes les extravagances du magnétisme ont été consignées et prônées ; c’est là qu’on a ouvert une souscription pour un être imaginaire qui devait traverser à sec la rivière de Seine avec des sabots élastiques ; c’est là que la loterie pour l’édition prohibée des œuvres de Voltaire a été imprimée à différentes reprises ; c’est là qu’a été exaltée la prétendue découverte d’un charlatan qui promettait de neutraliser les fosses d’aisances avec une pinte de vinaigre, et qui s’est enfui après avoir été la cause de la mort de deux hommes. Ce journal, à qui l’administration est sans cesse obligée de faire faire des rétractations, des désaveux, est devenu le répertoire de toutes les nouvelles controuvées, de tous les faits apocryphes, de toutes les inventions ou imaginaires, ou nuisibles, de toutes les querelles entre les gens de lettres, les artistes et les particuliers. C’est par la facilité qu’on trouve à y faire insérer des écrits même satyriques qu’a été publiée cette lettre scandaleuse qui a porté le roi à un acte éclatant de sévérité envers un écrivain peu maître de son imagination et de ses premiers mouvements, qui n’aurait peut-être pas essuyé cette disgrâce, s’il n’avait pas trouvé cette voie ouverte aux écarts de sa plume. » Puis, mêlant de la logique à l’éloquence : « Quoi ! mes Affiches, dont le privilége, qui fait partie de celui de la Gazette, remonte à 1612, seraient subordonnées à celui du Journal des Savants, qui, étant de 1665, leur est postérieur de 53 ans ; à celui, du Journal de Paris, qui, n’étant que de 1776, leur est postérieur de 164 ans ! Et la faculté accordée à ces deux journaux par un simple privilége du sceau d’annoncer toutes les nouveautés avant la Gazette et le Journal général de France (Petites Affiches), anéantirait les dispositions des lettres-patentes d’octobre 1612, mars 1628, février 1630, octobre 1631, avril 1751, juillet 1756 et août 1761, toutes lettres enregistrées, soit aux requêtes de l’Hôtel, soit au Parlement ! »


Nous reviendrons tout à l’heure, en traitant des Petites Affiches, sur ces titres de la Gazette ; mais, pour l’intelligence du procès qui s’agitait, il est bon d’avoir sous les yeux le privilége dont arguait l’abbé Aubert ; le voici dans sa dernière teneur :

« Faisons défense à toutes personnes, de quelque qualité qu’elles soient, de s’immiscer dans la composition, vente et débit d’aucunes gazettes de France, ni d’aucuns imprimés de relations et de nouvelles, tant ordinaires qu’extraordinaires, lettres, copies ou extraits d’icelles, et autres papiers généralement quelconques contenant la relation des choses qui se passeront tant en dedans qu’en dehors de notre royaume ; ni de faire aucune des choses qui ont été ou dû être dépendantes du privilége de la Gazette, sans la permission expresse et par écrit du ministre et secrétaire d’État ayant le département des affaires étrangères ; à peine contre les contrevenants de confiscation des imprimés et exemplaires, ainsi que des caractères et des presses, de six mille livres d’amende, et de tous dépens, dommages et intérêts, même de punition corporelle. »


Aubert demandait à grands cris qu’on appliquât cette loi à l’imprimeur du Journal de Paris ; mais il eut beau s’agiter, un arrêt du conseil, pour assurer la fourniture des neuf exemplaires à la chambre syndicale, fit défenses à tous auteurs et éditeurs, directeurs et rédacteurs de gazettes, journaux, affiches, etc., tant à Paris que dans les provinces, même ceux étrangers dont la distribution est permise dans le royaume, d’annoncer aucun ouvrage imprimé ou gravé, national ou étranger, si ce n’est après qu’il aura été annoncé par le Journal des Savants, ou subsidiairement par celui de Paris, à peine d’être tenus, en leur propre et privé nom, d’acquitter ladite fourniture, et, en outre, de cent livres d’amende pour la première contravention, de trois cents livres pour la seconde, et d’amende arbitraire, ainsi que de déchéance de leurs priviléges ou permissions pour la troisième, même de telle autre peine qu’il appartiendra s’il s’agissait d’ouvrages prohibés.

C’est là ce qui explique la philippique que nous venons de citer. Il était pourtant réservé à l’abbé Aubert une première consolation. Le baron de Breteuil donna dans ses bureaux des ordres très-sévères, — c’est là du moins ce qu’écrivait l’abbé à M. Durival, le 19 mai 1785, — pour qu’à l’avenir les objets qui intéressaient son département fussent annoncés par la Gazette, et non par le Journal de Paris.


Les directeurs de la Gazette, d’ailleurs, ne se tinrent pas pour battus ; ils continuèrent à s’opposer de toutes leurs forces aux empiétements faits sur elle, et ils finirent par obtenir un arrêt du Conseil, en date du 23 décembre 1785, qui confirmait son privilége, et réglait, entre elle et les autres feuilles publiques, la police à observer pour l’annonce des livres nouveaux. Par cet arrêt, le roi substituait la Gazette de France et le Journal de la Librairie[8] au Journal des Savants et au Journal de Paris pour l’annonce des ouvrages, imprimés ou gravés, remis à la Chambre syndicale de Paris[9]. Ce changement était motivé sur ce que, le premier étant destiné plus spécialement à l’analyse des ouvrages scientifiques, et l’autre à faire connaître ceux d’agrément, ils n’avaient qu’imparfaitement rempli jusqu’à ce jour le but que Sa Majesté s’était proposé. La Gazette de France, étant la plus répandue, se trouvait, par cette raison, plus propre à remplir cet objet, son débit s’étendant dans toutes les provinces du royaume, et même chez l’étranger. Quant au Journal de la Librairie, il réunissait à la modicité de l’abonnement des indications claires, précises et telles qu’il convenait. Ainsi l’avantage du commerce des nouveautés en tout genre devait résulter infailliblement de cette destination plus réfléchie. — Du reste, Sa Majesté couvrait de sa protection la Gazette de France, dont le privilége méritait, par son ancienneté, des considérations : il ne serait point limité à dix ans, comme celui des almanachs, journaux, gazettes et autres feuilles périodiques ; elle continuerait à être régie conformément aux lettres-patentes du mois d’août 1761. — Les Petites Affiches ou Journal général de France, et les Affiches de province, étant des feuilles périodiques censées faire partie de la Gazette de France, devaient jouir des mêmes avantages, et ne seraient point sujettes plus qu’elle au renouvellement du privilége.

On voit par là à quelles restrictions la presse était encore assujettie quelques années avant la Révolution.


Panckoucke, qui avait alors le privilége du Mercure, intervint dans la querelle ; mais il y apporta beaucoup plus de modération, soit tempérament, soit confiance dans la force de son journal, « le premier de tous les journaux, le plus utile de tous aux gens de lettres, au gouvernement, et qui rendait annuellement aux différents départements, à la grande et à la petite poste, dix fois plus que tous les autres papiers de France et étrangers réunis. » Il conseillait tout simplement au gouvernement d’ordonner à la Chambre syndicale de remettre à chaque propriétaire des journaux une copie de tous les livres, estampes et musique qu’on pouvait annoncer, en payant les frais de cette copie ; et quant aux neuf exemplaires qui devaient être remis à la Chambre syndicale, il fallait en rendre les imprimeurs responsables, en les autorisant à les retenir.

C’est sur un autre terrain que l’éditeur du Mercure avait engagé la lutte, et il la voulait soutenir par d’autres moyens, que les Petites Affiches, du reste, comme nous le verrons tout à l’heure, n’avaient pas non plus négligés. Il annonçait, l’année suivante, que le Mercure publierait sans augmentation de prix un supplément contenant les prospectus et avis particuliers de la librairie. Les propriétaires du Journal de Paris, non moins désireux d’accroître leurs bénéfices, réclamèrent cette insertion comme l’apanage naturel de leur feuille, qui, se publiant tous les jours, pouvait remplir plus promptement et plus utilement pour les auteurs l’objet de leurs annonces. L’affaire fut portée devant le garde des sceaux. Panckoucke avait pour lui l’antériorité ; mais, en homme qui connaît son monde, il crut devoir, par surérogation, appuyer son bon droit de la distribution d’un millier de louis, qu’il répandit dans les bureaux des affaires étrangères, du ministre de Paris et de la police. Une lettre officieuse lui permit d’aller en avant, avec promesse de l’indemniser, si plus tard on se prononçait pour le Journal de Paris. Nouveau prospectus, par lequel il fait ressortir les avantages de sa proposition : un prospectus de deux pages ne coûtera ainsi que 42 livres, etc. Riposte du Journal de Paris, qui offre pour 21 livres une feuille de supplément composée de huit colonnes ou quatre pages. Nous ne savons comment se termina cette lutte ; mais dans tous les cas, et c’est l’important, le public y dut trouver son avantage.


La même année où le Journal de Paris eut à soutenir contre la Gazette le procès dont nous venons de parler, il s’attira, par une indiscrétion au fond bien innocente, une affaire beaucoup plus désagréable, qui lui coûta plus cher, et qui, même, faillit le faire supprimer. Voici comment Garat[10] raconte cette mésaventure :

Il n’y avait, en 1777, de querelles que dans la littérature et dans les sciences, et de révolutions que dans les faveurs de la cour, dans les engouements et dans les modes de la ville. Mais un journal de tous les matins était tellement approprié au goût des Français et à la vie de Paris, qu’on ne faisait plus de déjeuner où celui-là ne fût à côté du chocolat ou du café à la crème. On s’étonnait qu’on eût pu vivre si longtemps sans journal, et les auteurs du Journal de Paris, pénétrés de la nécessité et de la difficulté de soutenir et d’étendre un succès si brillant dès les premiers jours, cherchaient toutes les nouvelles et toutes les nouveautés, et préféraient quelquefois celles qui pouvaient être dangereuses à recueillir.

Un envoyé de la Cour de France[11] à une petite cour d’Allemagne, plus décoré par son nom et par son esprit que par le titre et l’importance de sa mission, fut reçu de très-mauvaise grâce par la princesse auprès de laquelle il se rendit en grande hâte ; il se présentait, en effet, avec une joue enflée par une fluxion. Un diplomate vieilli dans le métier aurait pu prendre plus d’une vengeance sérieuse ; le chevalier de Boufflers, d’abord abbé et puis hussard, aima mieux tourner de jolis vers que de jouer de mauvais tours, et rima gaîment sa mésaventure.

J’avais une joue enflée.
La princesse boursoufflée,
Au lieu d’une en avait deux ;
Et Son Altesse sauvage
Parut trouver très-mauvais
Que j’eusse sur mon visage
La moitié de ses attraits.


On avait partout appris ces vers aussitôt qu’ils circulèrent en manuscrit ou en l’air ; et s’il n’était bon à rien qu’ils fussent insérés dans le Journal de Paris, cela était aussi au moins indifférent pour son altesse allemande.

Cependant sa colère fut grande, et il fallut bien que la cour de France la partageât. On ne dit rien au poète, qui ne pouvait pas être anonyme, quoiqu’il ne se nommât point, et on voulut punir les propriétaires et les éditeurs du Journal de Paris. On eut un instant l’idée de l’ôter à ses fondateurs et à ses propriétaires pour le donner à M. Suard, à qui il aurait valu vingt ou vingt cinq mille francs. Le gouvernement ne respectait si peu ce genre de propriété que parce que tout le monde alors ignorait en France qu’un papier public, fondé sur un privilége du roi, pût être une propriété particulière, M. Suard apprit à tous qu’elle est la plus légitime, la plus sacrée de toutes, puisqu’elle est composée des facultés de l’esprit et de l’âme de ses auteurs. Il prit la défense de ceux dont on lui offrait la fortune ; il ne la leur conserva pas seulement, le premier de tous il la fit reconnaître pour une propriété aussi inviolable au moins que la propriété des terres. Il fit de ce principe, dont la lumière s’étend si loin, la règle d’un gouvernement absolu, la loi d’une nation qui avait beaucoup de franchises et qui n’avait encore aucune liberté, la maxime anticipée et fondamentale de l’existence légale de tant de journaux que la liberté devait bientôt faire éclore.

Touchés d’un si noble procédé, les journalistes firent accepter, par reconnaissance, à M. Suard, une part dans ce journal qu’il venait de refuser entier. Il en devint à la fois le censeur, le copropriétaire, et l’un des rédacteurs dont les articles multipliaient le plus les abonnements.


Garat ne citant que quelques vers estropiés du charmant badinage qui donna lieu à cette grosse affaire, nous croyons être agréable à nos lecteurs en leur mettant sous les yeux la pièce de conviction dans toute sa scélératesse.

Air : De la fanfare de Saint-Cloud.
Enivré du brillant poste
Que j’occupe récemment,
Dans une chaise de poste
Je m’embarque fièrement,
Et je vais en ambassade,
Au nom de mon souverain,
Dire que je suis malade
Et que lui se porte bien.


Avec une joue enflée
Je débarque tout honteux.
La princesse boursoufflée
Au lieu d’une en avait deux ;
Et Son Altesse sauvage
Sans doute a trouvé mauvais
Que j’eusse sur mon visage
La moitié de ses attraits.

« Princesse, le roi mon maître
Pour ambassadeur m’a pris.
Je viens vous faire connaître.
L’amour dont il est épris.
Quand vous seriez sous le chaume,
Il troquerait, m’a-t-il dit,
La moitié de son royaume
Pour celle de votre lit.


Par l’union de vos personnes,
L’Europe avec plaisir verrait
Sur une tête deux couronnes,
Et deux têtes dans un bonnet. »


La princesse à son pupitre
Compose un remerciement,
Et me remet une épître
Que j’emporte lestement.
Et je descends dans la rue,
Fort satisfait d’ajouter
À l’honneur de l’avoir vue
Le plaisir de la quitter.


Air : Ne v’là-t-il pas que j’aime !
Dans ces beaux lieux en revenant,
Je quitte l’Excellence,
Et reçois pour mon traitement
Cent vingt livres de France.

Le Journal de Paris avait eu cependant la circonspection de supprimer ce dernier couplet, qui se termine par un mauvais calembour dont l’explication ne sera peut-être pas inutile : Boufflers avait reçu, à l’occasion de son ambassade, la croix de Saint-Louis (cinq louis, cent vingt livres).

Cette affaire occupa tout un mois Paris, la France et l’Europe. Grimm ne pouvait manquer d’en entretenir son illustre correspondant ; mais on ne s’étonnera point qu’il n’ait pas vu précisément les choses du même œil que le complaisant biographe de Suard. Il rapporte une complainte de Corancez, qu’il fait précéder des réflexions suivantes :

Le Journal de Paris a été suspendu depuis trois semaines, à cause d’une vieille chanson du chevalier de Boufflers sur son ambassade auprès de la princesse Christine de Saxe, que le rédacteur s’était avisé d’y insérer en rendant compte d’un recueil de vers et de prose, intitulé Les quatre Saisons littéraires, où se trouve cette malheureuse chanson, faite il y a plus de vingt ans, et que tout le monde sait par cœur. On ne peut nier que ce ne soit une grande sottise d’imprimer dans une feuille qu’on envoie à toute la famille royale des vers où l’on s’est permis de tourner en ridicule la tante de Sa Majesté ; mais il n’est pas moins certain que ce n’est que par pure ignorance qu’on a commis une pareille faute, que la chanson est assez ancienne pour qu’on ait pu en oublier le véritable sujet, et qu’après tout le rédacteur de l’article n’a fait que citer des couplets qu’on avait imprimés impunément avant lui dans un livre publié et vendu depuis deux mois avec privilége et approbation. Quoi qu’il en soit, si messieurs les rédacteurs méritaient une petite leçon pour n’être pas mieux instruits de ce que dans la bonne compagnie personne n’ignore, il y a eu des gens d’esprit qui ont fort bien jugé que cette leçon pourrait avoir plus d’un côté utile ; en conséquence, on a fort exagéré les torts de leur étourderie. Le privilége du journal leur a été retiré par ordre exprès du roi. On a répandu adroitement le bruit qu’il pourrait bien être supprimé tout à fait, que Sa Majesté ne voulait plus en entendre parler, qu’elle avait décidé, du moins, que cette feuille ne serait plus rédigée par les mêmes personnes, et qu’il se présentait des compagnies qui en sollicitaient le privilége en offrant des sommes considérables, etc. Des avis si alarmants pour les propriétaires d’une entreprise qui rend aujourd’hui plus de cent mille francs de produit net les ont déterminés enfin à s’adresser à M. Suard, à le supplier très-humblement de vouloir bien sauver leur propriété en la mettant sous l’abri de son nom, et de recevoir pour prix de sa complaisance un quart ou du moins un cinquième des bénéfices. La délicatesse de notre académicien n’a pas cru devoir accepter une pareille proposition ; mais après beaucoup d’instances, et de la part des malheureux propriétaires, et de la part de M. le garde des sceaux, qui les protége, il s’est enfin laissé persuader à recevoir, avec le titre de rédacteur du journal, un traitement fixé par le roi, avec un petit intérêt particulier dans l’affaire, qui puisse la lui rendre encore plus personnelle. On estime que les deux objets réunis ne passeront guère quinze à vingt mille francs ; c’est ce que son désir d’obliger a pu obtenir de sa délicatesse. Grâce à cet arrangement et à quelques autres sacrifices moins connus, le privilége vient d’être rendu aux anciens propriétaires, MM. Corancez, Romilly, Cadet et d’Ussieux ; mais M. Suard sera seul responsable de l’usage qu’ils en pourront faire à l’avenir. Ce risque là, sans doute, vaut bien la peine qu’on le paie généreusement.


Voici maintenant la complainte de l’infortuné Corancez :

Enivré du brillant poste
Qui me rendait important,
Je menais d’un train de poste
Le public et son argent.
Au fait de mon ambassade
Du reste n’entendant rien,
Je pouvais être malade
Quand Sautreau se portait bien.

L’œil rouge et la mine enflée,
Je promenais gravement
Ma vanité boursoufflée
Et mon air de président,
Quand tout à coup un orage
Dérangea tout mon calcul,
Et sa bourrasque sauvage
Faillit à me rendre nul.


D’un membre d’Académie,
Fort avide du bonheur,
La finesse et le génie
Combinèrent mon malheur.
Ma Feuille était fort courue,
Mais il fallut ajouter
Au plaisir de l’avoir eue
Le chagrin de la quitter.


De huit mille écus de rente
Perdant jusqu’au dernier quart,
D’une plume pénitente
J’écris à Monsieur Suard :
« Je conviens que d’une tante
Le prix par moi méconnu
Méritait que de ma rente
On m’ôtât le revenu. »


Touché de ma repentance,
Épris d’argent et d’amour,
Mon patron rompt une lance
Dans le cercle de la cour :
On me rendit mon pupitre,
Et le bon Monsieur Suard
Chez moi ne voulut qu’un titre,
Avec sa prébende à part.

Nous citerons encore le récit de la Correspondance secrète, parce que ce rapprochement nous a semblé présenter quelque intérêt :


Depuis samedi dernier le Journal de Paris est supprimé, pour une cause si légère, et en même temps si extraordinaire, que le public en a cherché une autre, mais vainement. Une chanson du chevalier de Boufflers, faite il y a douze ou quinze ans, sur son ambassade auprès de la princesse Christine, abbesse de Remiremont, chanson imprimée dans vingt recueils avec approbation et privilége du roi, a été la véritable cause de cette suppression, parce que le Journal de Paris l’a citée d’après un ouvrage intitulé Les Saisons littéraires, imprimé au mois de mars dernier. On a représenté au roi que, la princesse Christine étant sa tante, cette chanson était licencieuse, quoique la princesse ne fût point nommée, et par ce tapage on a donné à la chanson une célébrité qu’elle n’avait point encore eue. Le public, privé du journal, a jeté les hauts cris. M. le garde des sceaux, en conséquence d’un ordre exprès du roi, avait révoqué le privilége ; mais ce magistrat a représenté ensuite à S. M. que ce qu’on lui avait montré comme un manque de respect punissable n’était qu’une inconsidération innocente, et le roi a reçu cette représentation avec bonté, de sorte qu’on espère que le journal reprendra son cours avant la fin de cette semaine.

Si c’étaient des courtisans gens de lettres, et trop instruits ou trop puissants pour n’être pas disposés à l’indulgence, qui eussent provoqué cette suppression, il serait à désirer que ces messieurs ne suivissent pas la carrière des lettres, où leurs jalousies sont si dangereuses. Dans le beau siècle de Louis XIV, les Montauzier, les La Rochefoucauld, cultivaient les lettres et protégeaient les lettrés, et c’est tout ce que les courtisans doivent se permettre : car, si une fois ils y introduisent leur esprit de rivalité, les écueils de la carrière deviendront assez terribles pour en écarter tous ceux qui pensent, et qui ont besoin de repos pour rendre leurs pensées utiles à leur siècle et à la postérité. Le moyen d’arriver à cette crise déplorable, c’est, pour eux, d’épouser les haines des gens de lettres de profession, qui invoqueraient jusqu’au secours du tonnerre contre des rivaux qui n’ont pas pour eux la considération à laquelle ils prétendent. Boileau l’a dit,

Qui n’aime point Cotin n’estime point son roi,
Et n’a, selon Cotin, ni Dieu, ni foi, ni loi.

Suspendu le 4 juin, à la demande du comte de Lusace, frère de la princesse Christine, le Journal de Paris reparut le 27, mais, disent de leur côté les Mémoires secrets, « grevé d’une forte pension en faveur de Suard, intrigant qui, sans rien faire, se fourre partout, et s’est fait donner le titre de réviseur général de cette feuille, pour prévenir le retour d’une indiscrétion pareille à celle qui a motivé la suspension. »

La Correspondance secrète mentionne à ce propos une particularité qui mérite que nous la rapportions. Elle confirme d’abord, à son point de vue, le récit des autres chroniqueurs : « On dit que le Journal de Paris est laissé aux mêmes entrepreneurs, auxquels on a imposé des lois sévères dont ils ne pourront point s’écarter, et, afin que le goût préside à leur rédaction, on leur a nommé un réviseur homme de lettres, M. Suard, de l’Académie française, qui sera juge compétent et impartial de tout ce que les circonstances permettront d’admettre ou ordonneront de rejeter. » Puis elle ajoute : « On avait prétendu que, suivant le nouveau régime, le journal ne rapporterait que des lettres signées de leurs auteurs, et cette précaution, un peu tardive, aurait évité ci-devant quelques inconvénients, attendu que tel homme qui se croit gai sous le masque ne se hasarde pas avec tant de facilité à se montrer à visage découvert. Mais ce bruit est démenti par le fait, et les plaisants pourront continuer à jouir de l’incognito, sauf à se voir punis, s’ils blessent quelqu’un, puisque leurs noms seront toujours indispensablement exigés au bas de leurs manuscrits. »

Et de fait, le Journal de Paris continua d’être, comme on dirait aujourd’hui, une tribune accessible à tous, ouverte à toutes les plaintes, à toutes les réclamations, à tous les débats. C’est là surtout ce qui fait l’intérêt de cette feuille, où venaient se répercuter tous les jours le bruit et les préoccupations, et, en quelque sorte, la physionomie de la grande ville.


Dans l’intervalle de ces deux mésaventures qui faillirent lui être fatales, le Journal de Paris en avait éprouvé une autre, que nous devons rappeler, quoiqu’elle n’ait pas eu de suites sérieuses, parce qu’elle fournit une nouvelle preuve de la circonspection à laquelle étaient tenues les feuilles publiques. Le fait est ainsi raconté dans la Correspondance secrète : « Le Journal de Paris a été suspendu pour avoir un peu critiqué l’oraison funèbre de l’impératrice-reine prononcée à l’église Notre-Dame par l’évêque de Blois. Ce discours, qui est très-médiocre, y a cependant été traité avec beaucoup de ménagement. Il paraît que les évêques sont encore plus délicats que les poètes ; le malheur, c’est qu’ils sont plus puissants.

Tant de fiel entre-t-il dans l’âme des dévots ! »

Métra reproduit ensuite et analyse l’article des « pauvres journalistes de tous les jours », et il en montre la parfaite innocuité. Les journalistes avaient omis à dessein des particularités qui auraient pu faire grand tort au susceptible orateur ; mais il fallait encore louer M. l’évêque : c’est ce qu’ils n’avaient pu faire, et ils avaient été sur le point d’être victimes de leur véracité. « Ici le public est compté pour rien. Les auteurs des papiers publics sont souvent contraints de lui mentir impudemment, dès qu’il s’agit de l’intérêt du moindre petit seigneur. L’affaire devient bien plus grave encore quand il est question d’un comédien qui croit qu’on a voulu offenser sa personne sacrée. » On donne pour exemple la querelle de Fréron le fils avec Desessarts, dont nous parlerons en son lieu.

Tout le monde, dans cette circonstance, prit parti pour le journal, et la suspension fut immédiatement levée. « Les entrepreneurs du Journal de Paris, ayant été se jeter aux pieds de M. le comte de Maurepas, ont obtenu grâce, et leur feuille a repris son cours. Ils se sont bien promis, sans doute, de ne plus s’égayer aux dépens des évêques ; mais on n’a point apparemment exigé d’eux une semblable réserve à l’égard des simples abbés. Ils ont épluché avec une rigueur extrême l’oraison funèbre que l’abbé de Boismont a prononcée dans la chapelle du Louvre, en présence de l’Académie française. »

Suivant les Mémoires secrets, ce serait cette dernière critique qui aurait motivé la suspension du journal, et cette rigueur aurait été provoquée par l’Académie, qui, nous le savons déjà, ne souffrait pas volontiers qu’on touchât à l’un de ses membres. Quoi qu’il en soit, le fait n’en subsiste pas moins, avec son enseignement.

Une autre fois, et c’était quelques mois après qu’il avait été placé sous la férule de Suard, le Journal de Paris ayant rendu un compte un peu léger de la mort philosophique du poète Barthe, l’auteur des Fausses infidélités, les rédacteurs furent vertement tancés, et contraints à expier cette imprudence par une aumône de 600 livres, au profit des pauvres de la paroisse de Saint-Roch ; et ce fut, dit-on, le réviseur de la feuille qui dut payer cette amende de ses deniers, ce qui prouverait que sa position n’était pas tout-à-fait une sinécure.


Le Journal de Paris alla sans autre encombre jusqu’au début de la Révolution, où il se métamorphosa, comme toutes les feuilles qui existaient alors, et nous le retrouverons au nombre des journaux politiques les plus importants de cette époque.


LES PETITES AFFICHES




Recherches sur les origines de la publicité commerciale. — Nouveaux détails sur les commencements de Renaudot et de son Bureau d’adresse. — Histoire des Petites Affiches. — Alliance de la littérature et de l’industrie.


Voilà un sujet qui pourra paraître, au premier aspect, quelque peu étranger à notre cadre ; cependant il touche par plus d’un point, comme on va le voir, à la littérature, et même à la politique. Il entre d’ailleurs dans notre plan de faire connaître le journal sous toutes les formes qu’il a revêtues, et l’application de ce puissant véhicule aux besoins du commerce et de l’industrie mérite bien que nous y prêtions quelque attention ; nous sommes d’autant plus porté à nous y arrêter que le peu de données qui ont cours sur cette matière, et qui vont se répétant de livre en livre, sont loin d’être exactes. Il faut dire qu’elle est environnée d’une telle obscurité dans ses commencements, et qu’il y règne ensuite une telle confusion, que l’on ne peut s’y reconnaître qu’à force de patience et de recherches.

On attribua longtemps l’invention des Petites Affiches à un imprimeur du nom de Boudet, qui, en effet, obtint en 1746 un privilége pour la publication d’une feuille de cette nature. Barbier releva, soi-disant le premier, la fausseté de cette attribution, dans son Dictionnaire des anonymes (vo Affiches) et dans son Examen critique des dictionnaires historiques (vo Boudet), en s’appuyant sur un passage du Journal des Savants, où il est dit, à la date du mois d’août 1716, que « le sieur Thiboust, libraire-imprimeur, vend chaque semaine une brochure in-12 qui contient les affiches de Paris, des provinces et des pays étrangers », lequel recueil avait pour auteur, d’après le P. Baizé (Catal. manuscr. de la doct. chrét., t. xix, fol. 211) Jean Du Gone ou Du Gono, de Gannat en Auvergne, « homme de mérite, mais abondant en desseins singuliers. » Il y avait plus de cinquante ans que l’abbé Claustre, en mentionnant l’essai de Du Gone dans la table du Journal des Savants, avait protesté contre les prétentions de Boudet et de ceux qui lui succédèrent.

Ce n’est, d’ailleurs, pas plus à Du Gone qu’à Boudet qu’est due l’invention des feuilles d’avis qu’on désigne aujourd’hui sous le nom de Petites Affiches, et, pour être dans le vrai et en trouver l’origine, c’est encore près de cent ans plus haut qu’aurait dû remonter le savant bibliographe.

La publicité commerciale date, en effet, comme la publicité politique, du commencement du XVIIe siècle ; elles sont toutes les deux sorties du même berceau, elles ont toutes les deux le même père : Théophraste Renaudot.

Nous avons déjà parlé des premiers essais de publicité de cet esprit inventif, notamment de son Bureau d’adresse ; quelques détails sur ce curieux établissement ne seront ni hors de propos ni sans intérêt.

Il commença à fonctionner une année avant la naissance de la Gazette ; son fondateur nous l’a déjà appris : « Il avint l’an 1630, fondé sur l’autorité d’Aristote et du sieur de Montagne. » Mais Renaudot en avait conçu et présenté le plan dès son arrivée à Paris, en 1612 ; il n’avait pas fallu moins de dix-huit ans pour le mettre sur pied.

Une chose digne de remarque, c’est le soin qu’eut Renaudot, dès l’origine, d’abriter ses inventions sous le couvert de la charité. Il va, du reste, nous donner lui-même, sur ses premiers projets, des détails très-circonstanciés et très-curieux ; ils ont été consignés par lui dans une brochure aujourd’hui rarissime, dont l’existence m’avait été révélée par le catalogue Leber, et que M. A. Pottier, le savant conservateur de la bibliothèque de Rouen, a mise à ma disposition avec une bienveillance dont je ne saurais trop le remercier, car elle est venue éclairer des incertitudes dont je cherchais en vain depuis longtemps la solution. Elle est intitulée : Inventaire des adresses du Bureau de rencontre, où chacun peut donner et recevoir avis de toutes les nécessitez et comoditez de la vie et société humaine. — Par permission du Roy, contenue en ses Brevet, Arrests de son Conseil d’Estat, Déclaration, Privilége, Confirmation, Arrest de sa Cour de Parlement, Sentences et Jugement donnez en conséquence. — Dédié à Monseigneur le Commandeur de la Porte, par T. Renaudot, médecin du Roy. — À Paris, à l’enseigne du Coq, rue de la Calandre, sortant au Marché-Neuf, où l’un desdits Bureaux d’adresse est estably. 1630. (Gr. in-4o de 34 pages, orné de vignettes et fleurons.)

C’est, à n’en pas douter, la première pièce émanée de cette officine, d’où devaient sortir la Gazette, les Petites Affiches, et tant d’autres écrits politiques ou relatifs au commerce.

Elle est dédiée à « Haut et puissant seigneur Monseigneur Amador de La Porte, chevalier de l’ordre de S. Jean de Hierusalem, conseiller du Roy en ses Conseils d’Estat et privé, bailly de la Morée, commandeur de la Bracque, ambassadeur ordinaire dudit ordre près Sa Majesté, gouverneur de la ville et chasteau d’Angers, etc. »

Elle débute par un quatrain à ce même Amador de La Porte :


Cette entrée, Âme d’or, de la Porte d’honneur
Que la naissance, l’heur et la valeur vous donne,
Fait voir que la vertu, soy-mesme se guerdonne,
Et ne tient que du ciel sa naissance et son heur.

Isaac Renaudot
Étudiant en droit[12].


Vient ensuite la dédicace. Renaudot commence, comme de raison, par faire un pompeux éloge du Commandeur, puis il continue ainsi :

De sorte, Monseigneur, que, mon inclination mesme cessant, qui est en possession de rapporter toute son estude à l’honneur de vostre maison, je n’eusse peu choisir une protection plus favorable que la vostre à l’établissement d’un dessein qui regarde si notoirement l’utilité publique. Tel est le règlement des pauvres, tant désiré de vous et de tous les gens de bien, pour lequel ayant eu l’honneur d’estre mandé et employé par Sa Majesté, et luy ayant fait voir que l’une des plus grandes incommoditez de ses sujets et qui en réduisoit mesme plusieurs à mendicité, estoit la faute d’adresse des lieux et choses nécessaires à l’entretien de leur vie, lesquelles, au contraire, enseignées, accomoderont toute sorte de personnes, cette proposition a esté tellement approuvée de ceux ausquels il luy a pleu d’en commettre l’examen, qu’en suitte de son brevet du 14e jour d’octobre 1642, qui me donne pouvoir, exclusivement à tous autres, d’établir les Bureaux de ces adresses en tous les lieux de son obéissance, durant cette longue suitte d’années requise à la solide perfection d’un ouvrage de durée, j’ai obtenu plusieurs arrests de son Conseil d’Estat, ses lettres patentes de déclaration, privilége et confirmation du don d’iceux, autre arrest de sa cour de Parlement, sentences et jugements de Messieurs le Lieutenant civil, Bailly du Palais et autres juges des lieux où mes Bureaux sont establis ; si bien qu’il ne reste aujourd’huy qu’à informer le public de la commodité qu’il recevra de cet establissement, nostre désir ne se portant jamais aux choses incognües.

Je sçay bien que cette introduction ne sera pas, seule entre toutes les autres, exempte de difficulté. Il s’en trouvera qui blasmeront mon courage de s’estre porté à une si haute entreprise, sans que la despense qu’il me faut continuer pour la perfection de cet œuvre m’en ayt destourné. À ceux-là je respon que, me recognoissant né au bien public, auquel j’ay sacrifié le plus beau de mon aage, sans autre récompense que celle dont la vertu se paye par ses mains, il seroit désormais trop tard d’espargner, comme on dit, le fond du tonneau, après avoir esté prodigue du reste. Et qui sçayt si, dans toute l’estenduë de ce grand Estat (que la valeur de nostre invincible Monarque va faire encore plus grand et l’accroistre jusques où sa justice le voudra permettre), voire qui sçayt si dans le seul enclos de cette populeuse ville de Paris, où la devotion est ingenieuse à produire toute sorte de bonnes œuvres, il ne se trouvera point, sinon autant que Dieu, appaisant son juste courroux, en demandoit au Père des croyants pour sauver une ville, au moins une seule personne qui, goustant les utilitez qui naistront à milliers de l’establissement de ces Bureaux, inventez au bien et soulagement du peuple, vueille éterniser sa mémoire en les dotant de quelque revenu suffisant pour luy faire continuer, avec plus d’ornement et de splendeur, le soustien de ses grandes charges ? Dont ceste-ci ne sera pas la moindre, qu’à toute heure les pauvres y trouveront gratuitement avis des commodités et occasions qu’il y aura de gagner leur vie, la plus charitable aumosne qu’on leur puisse départir.

Et comme les jugements sont divers, d’autres abaisseront si fort cet employ au-dessous de ma charge, qu’ils tascheront à me rendre par là méprisable. Pauvres gents qui ne considèrent pas que ce n’est point tant le sujet comme la façon de le traitter et les personnes qui s’en meslent d’où les occupations s’appellent basses et relevées. Agis estoit toujours Agis, mesme au bas bout ; Caton toujours luy dans sa charge de nettoyer les ruës ; et le miracle de nos jours, ce Grand Cardinal, dont les sublimes actions rendent tous vos tiltres inférieurs à celuy que vous portez si dignement d’estre son oncle, le justifie, meslant comme il fait dans ses plus haults desseins, le soin des pauvres, qui l’appeloyent leur père, avant que ce beau nom eust fait place à celuy de Restaurateur de la France, sous les heureux auspices du plus grand Roy du monde. Ouy, le Grand Cardinal ayant donné souvent ses suffrages à ce mien projet, il n’a rien désormais en soy que de grand et de magnifique.

Je me persuade aussi qu’un nombre de petits avortons d’esprits, à peine capables d’une seule chose, jugeant des autres par eux-mêmes, blasmeront la diversité de mes emplois, voyant que mes veilles et l’habitude que j’ay prise dès mon enfance à l’assiduité du travail me donnent assez de temps pour exercer ma profession de la médecine avec honneur, et au contentement, comme je croy, de ceux qui m’employent ; assez pour servir de Paranymphe aux héroïques actions que toute la France admire dans mes Éloges, moins riches, à la vérité, de mon ouvrage que de leur matière, mais tels qu’ils se font lire et taire la colomnie ; assez pour m’égayer et ne m’estranger point les plus délicattes oreilles par mes poëmes ; assez pour n’abandonner pas le soin qu’il a pleu au Roi me commettre du reiglement des pauvres, quelque difficulté qui s’y trouve, dont j’appelle à tesmoing tous les Ministres de l’Estat et les principaux Officiers des cours souveraines, et assez encor pour obliger le public, en cet establissement de mes Bureaux de rencontre, de toutes ses nécessitez. Ils diront sans doute bien plus hardiment qu’ils le faisoyent, que je devroye employer cette vigueur toute entière à l’exercice de ma profession. C’est aussi ce que je fay : je ne partage point mon esprit en mesme temps à deux diverses choses. Ceux qui ont quelque nom en la médecine, avec lesquels j’ay souvent l’honneur d’en conférer, doivent ce tesmoignage à la vérité.

Mais suis-je à blasmer si j’imite quelquefois le compas, dont l’autre pied descrivant une figure, n’empesche pas la maistresse branche de se tenir à son point. Non, ces petits Aristarques me permettront de leur dire qu’ils ne sçavent pas la longueur d’un jour naturel, ménagé d’un bon ordre, dont les jeux et les divertissements sont les choses qu’ils censurent. Comme s’ils blasmoyent un architecte de ce qu’il n’a pas toujours l’esprit bandé à la proportion de ses voûtes et de ses colomnes, mais de ce qu’il égaye quelquefois sa main à desseigner la posture d’un marmot, ou la grimace d’une teste de satyre. La médecine est le centre de mon repos, c’est la masse de mon édifice ; sont-ils fachez si mes passe-temps ont quelque chose de plus que des figures ? L’Hypocrate et le Galien n’estoient pas de cet avis, quand ils nous désiroyent la cognoissance de toutes les disciplines ; et jusques aux pauvres malades reconnoissent la différence qu’il y a entre l’ennuieuse pesanteur de celuy qui ne les tire jamais du triste penser de leur maladie, et la gayeté d’un esprit universel qui sçayt divertir le leur, quand il en est temps, par la plaisante variété de son discours, lequel, bien souvent, ne sert pas moins de médecine à l’âme que les remèdes matériels au corps, et qui, pour leur grande connexité, n’est guères moins nécessaire. Mais c’est ainsi que jadis, pour la même variété d’estude, Celse, Fracastor, Cardan, Scaliger, et tant d’autres grands médecins, ont receu mesme blasme : qu’ainsi je puisse leur ressembler en la louange qu’ils ont finalement remportée ! Joygnez à cela que ce mien dessein, une fois estably comme il est, n’a plus que faire de mon industrie, et me laisse assez content d’en avoir esté le premier mobile : car de trouver mauvais en moy seul ce que l’usage approuve en tant d’autres, qui font exercer leurs greffes et offices par des commis, ce serait le fait d’une injustice trop ouvertement passionnée.

Or, comme il sembloit nécessaire de respondre à ces objections pour me garantir de blasme, ainsi, Monseigneur, je n’en serois pas désormais exempt si j’estendoye plus avant les bornes d’une lettre desjà trop longue, veu que c’est assez de précaution contre la médisance de tous mes censeurs, qu’un Commandeur de La Porte prenne, comme il fait, en sa protection ceste belle entreprise, qui fera redoubler les vœux du public pour sa prospérité, et renouveller tous les jours ceux que fait à ceste mesme fin, Monseigneur, votre très-humble et très-obeissant serviteur.


Suit une longue préface, que Renaudot a reproduite dans le tome xxii du Mercure françois, sous le titre de Discours sur l’utilité des Bureaux d’adresse, où nous lui avons déjà fait quelques emprunts.


Chacun sent, y dit-il, la peine qu’il y a de rencontrer à point nommé ses nécessités, qui plus, qui moins, selon ses facultés et connaissances, petites ou grandes. Il semble manquer à la perfection de notre société quelque lieu public qui soit comme la lunette d’approche, l’abrégé et le ralliement de tant de pièces détachées. C’est à quoi il prétend remédier par l’établissement d’un Bureau d’adresse et de rencontre de toutes les commodités de la vie ; lequel encore que plusieurs grands politiques des siècles passés aient touché comme nécessaire au bâtiment de leurs républiques, si est-ce qu’il n’y a point d’État où il soit plus requis qu’en France, puisqu’il n’y en a point de plus affluent en peuple. De l’absence d’un pareil établissement, du désordre qui en résulte, se sentent presque toutes les sortes de conditions, même les gens de lettres, comme il le prouve par l’autorité de Montaigne.

Pour autre exemple, un apothicaire, curieux de l’honneur de sa profession, a dispensé fidèlement quelque remède rare, mais excellent, et recommandé par les meilleurs autheurs de la médecine. Il se présente une maladie fascheuse, où, après avoir inutilement employé les remèdes vulgaires, l’advis des médecins fameux se porte à l’usage de cettuy-cy ; mais, pour ce qu’on ne le tient pas d’ordinaire dans les boutiques, et qu’on n’est point adverti du lieu où il se trouve, on est contraint de s’en passer, avec l’incommodité du malade, et le desplaisir de ceux qui le traittent ; tandis que la composition se gaste, et paye d’une perte ingrate le soing, la despense et la fidélité de son maistre. Aussi, messieurs les gouverneurs de l’Hostel-Dieu, ayant entendu cette ouverture, et, selon leur grande charité et expérience en telles affaires, considéré le bien qui en revient au public, l’approuvèrent unanimement par résultat de leur Bureau du 28 janvier 1628, comme elle l’avoit esté auparavant pour messieurs de l’Hostel-de-Ville. Et, à la vérité, ce n’est pas moins le devoir du bon magistrat d’ouvrir la porte au bien que de la fermer au mal, ce qui ne se peut mieux faire qu’en facilitant les choses licites, dont le défaut et les obstacles qui s’y rencontrent portent ordinairement et presque nécessairement aux illicites les hommes qui ne peuvent demeurer sans rien faire. De sorte qu’il n’y aura d’ores en avant que les plus signalez, en meschanceté, qui venants en ce lieu, ne se dégoustent du vice, y voyants d’un costé mille belles ouvertures pour s’employer en choses permises, et d’ailleurs ne s’y présentant aucune occasion de faire mal, auquel un Bureau public, éclairé de tout le monde, ne sçauroit laisser le moindre soupçon, et, s’il y venoit, seroit estouffé dès sa naissance…

Je viens au trafic, qui en sera notoirement facilité : car, tout ainsi que l’ignorance oste le désir, estant impossible de souhaitter ce qu’on ne cognoist pas, de mesme la cognoissance des choses nous en amène l’envie ; de sorte que, tout estant, par manière de dire, exposé aux yeux de ceux qui le voudront voir, il ne faut point douter que pour un marché il ne s’en passe trois : ce qui augmentera visiblement le commerce, et aura encore plus d’effet en cette populeuse ville de Paris qu’en autre lieu de ce royaume, en laquelle souvent on cherche au loing ce qui est près de soy, dont néantmoins on est contraint de se passer, avec incommodité.

Je finis par les pauvres, l’objet de mes labeurs, et la plus agréable fin que je me sois jamais proposée. Entre toutes les causes de la pauvreté, dont la déduction seroit ennuyeuse, nous pouvons dire asseurément que l’une des plus manifestes, et qui réduit les personnes de moindre condition au misérable estat de mendicité, ou à soutenir leur vie par moyens illicites, et finalement à l’Hostel-Dieu, si pis ne leur arrive, c’est qu’ils accourent à trouppes en cette ville, qui semble estre le centre et le païs commun de tout le monde, sous l’espérance de quelque avancement, qui se trouve ordinairement vaine et trompeuse : car, ayants despencé ce peu qu’ils avoient au payement des bienvenuës et autres frais inutiles ausquels les induisent ceux qui promettent de leur faire trouver employ, et aux desbauches qui s’y présentent d’elles mesmes auxquelles leur oysiveté donne un facile accez, ils se trouvent accueillis de la nécessité avant qu’avoir trouvé maistre : d’où ils sont portés à la mendicité, aux vols, meurtres, et autres crimes énormes, et par les maladies que leur apporte en bref la disette infectent la pureté de notre air, et surchargent tellement, par leur multitude, l’Hostel-Dieu et les autres hospitaux, que, nonobstant tout le soing qu’on y apporte, ils peuvent véritablement dire que le nombre les rend misérables. Au lieu qu’ils pourront désormais, une heure après leur arrivée en cette ville, venir apprendre au Bureau s’il y a quelque employ ou condition présents, et y entrer beaucoup plus aisément qu’ils ne feroient après avoir vendu leurs hardes ; ou, n’y en ayant point, se pourvoir ailleurs. Ce qui fera discerner plus facilement les fainéants et gens sans adveu, pour en faire la punition qu’il appartiendra.


Renaudot va ensuite au devant des objections que son projet ne saurait manquer de rencontrer, quelque évidente qu’en soit l’utilité, et les réfute péremptoirement. Après tout, continue-t-il,


Ce qui doit fermer la bouche à cette opposition et à toutes les autres, c’est qu’estant permis à un chacun de s’en servir, si bon luy semble, ou ne s’en servir point, on n’y sauroit trouver de grief ou sujet de plainte, autrement il faudroit démentir la maxime Qu’à celui qui le veut, on ne fait point de tort.

Mais pour ce que ce n’est pas assez de faire le bien, il le faut faire dans l’ordre, j’ay creu (mon lecteur) vous devoir la déduction des moyens desquels Dieu s’est servi pour cet establissement, d’autant plus innocents qu’au lieu de m’estre ingéré, j’ay receu l’honneur d’estre mandé exprès par Sa Majesté du lieu de ma demeure, éloigné de cent lieuës, dès son heureux advènement à la couronne, pour contribuer ce peu que j’avoye d’industrie au règlement des pauvres de son royaume[13]. Se faut-il esbahir si le succez respond tellement aux desseins de nostre invincible prince, que mainte fois avant que venir et voir l’ennemy sa réputation le fait vaincre ? Qui est-ce qui peut résister en terre à la puissance d’un règne dont le premier exploit fut la conqueste du Ciel, par ce moyen devenu partisan de ses armes ? Arrivé que je fus dans cette ville, suivant l’advis de Messieurs les commissaires establis sur le fait des pauvres, je communiquay mes moyens de les secourir à Monseigneur le Président Le Jay, qui n’y exerçoit pas lors moins dignement la charge de lieutenant civil qu’il fait à présent la sienne. L’un de mes principaux articles estoyent les offres que je faisoye d’établir ces Bureaux d’adresse de toutes les commodités. Ils furent leus en la chambre du Conseil et trouvez raisonnables pour le soulagement de la chose publique, ouy sur ce le Procureur du Roy, et de son consentement, par sentence renduë au Chastelet le 28 d’aoust 1612. Mais comme telle rivière est navigable tandis qu’elle demeure dans les bornes de son lit, et tel ruisseau capable de faire tourner une rouë cependant qu’il est contraint dans sa chaussée, qui venants à rompre leurs digues et s’épandre par plusieurs endroits ne le sçauroyent plus faire, ainsi Sa Majesté, voyant que cette invention peut aucunement supporter les frais de son entretien tandis qu’un seul en recueillera la commodité, comme seul il en aura la peine, qui, divisée entre plusieurs, leur seroit ruïneuse, il luy pleut m’accorder le Brevet suivant :

Aujourd’huy 14e jour d’octobre 1612, le Roy estant à Paris, désirant gratifier et favorablement traitter Théophraste Renaudot, l’un de ses médecins ordinaires, lequel Sa Majesté, sur l’advis qu’elle a eu de sa capacité, a fait venir expres en cette ville pour s’employer au règlement général des pauvres de son royaume, Sa dite Majesté, pour les bons et agréables services qu’il luy a rendus, et pour les frais de ses voyages, luy a fait don de la somme de six cents livres, dont il sera payé contant par le trésorier de son épargne, auquel est mandé ce faire en vertu du présent Brevet. Par lequel, en outre, Sa Majesté a accordé audit Renaudot et aux siens ou qui auront droit de luy la permission et privilége, exclusivement à tous autres de faire tenir Bureaux et Registres d’addresses de toutes les commoditez réciproques de ses sujets, en tous les lieux de son royaume et terres de son obéissance qu’il verra bon estre. Ensemble, de mettre en pratique et establir toutes les autres inventions et moyens par luy recouverts pour l’employ des pauvres valides et traittement des invalides et malades, et généralement tout ce qui sera utile et convenable au règlement desdits pauvres, avec défences et tous autres qu’à ceux qui auront pouvoir exprez dudit Renaudot d’imiter, altérer ou contre-faire sesdittes inventions, en tout ou en partie, ny mêmement lesdits Bureaux, Registres et tables d’adresse et de rencontre, à peine de six mille livres d’amande, applicables, un tiers à Saditte Majesté, un autre au dénonciateur, et l’autre tiers audit Renaudot, auquel Sa Majesté veut toutes lettres nécessaires en estre expédiées en conséquence du présent Brevet, qu’elle a pour ce signé de sa main et fait contre-signer par moy, son conseiller secrétaire d’Estat de ses commandements et finances. Signé : LOUIS. — Par le Roy, la Reyne régente sa mère présente : De Loménie.


Mais, dit ensuite Renaudot, comme on ne saurait trop peser tout ce qui regarde le public, il se présenta de rechef au Conseil de Sa Majesté pour faire examiner le contenu en ce brevet, et notamment. cette ouverture de Bureaux dont il s’agit. Le Conseil en fit le renvoi à ses commissaires, lesquels, après une longue délibération, donnèrent leur avis le 30 octobre 1617, portant qu’il était du service de Sa Majesté, bien et soulagement de ses sujets, que ladite proposition fût reçue ; conformément auquel avis Sa Majesté ordonna qu’il en jouirait par arrêt. de son Conseil d’État du 3 février 1618, et autres donnés en conséquence les 28 février et 22 mars 1624, déclaration du 31 mars 1628 et privilége du 8 juin 1629. Ensuite desquels, et sur des appellations interjetées de la sentence du prévôt de Paris, et opposition à l’exécution desdits Brevet, Arrêt du Conseil, Déclarations et Privilége, la Cour de Parlement, l’audience tenant, par l’avis de Messieurs les gens du roi, confirma, par arrêt du 9 août 1629, son privilége, défendant à quiconque de s’immiscer, sans son consentement, de faire les impressions et addresses y mentionnées.


S’ensuit la teneur dudit Privilége.


LOUIS, etc. Notre bien-aimé Théophraste Renaudot, docteur en médecine et l’un de nos conseillers et médecins ordinaires, nous a très-humblement fait remontrer que, pour l’effet et exécution du Brevet que nous lui avons concédé, contenant la permission et privilége, exclusivement à tous autres, de faire tenir Bureaux et Registres d’addresses ou tables de rencontre de toutes les commoditez de nos sujets, en tous lieux de nostre obéissance qu’il verroit bon estre, il seroit nécessaire, pour mieux faire comprendre et gouster au public l’utilité qui s’en peut tirer, de mettre au jour un livre par lui composé sur ce sujet, intitulé : l’Inventaire des Addresses du Bureau de rencontre, qu’il désirerait faire imprimer ; mais il craint que, l’ayant fait, et exposé qu’il sera en vente, d’autres libraires et imprimeurs que ceux qu’il aura choisis ne le fassent imprimer, et, par ce moyen, qu’il fût frustré du fruict et effet de son œuvre et labeur, ce qui ne seroit raisonnable. À ces causes, etc. (Du 8 juin 1629.)


Déclaration du Roy pour l’establissement des Bureaux d’adresses et tables de rencontre en tous les lieux de son obéissance. Sur laquelle est intervenu l’arrest de la Cour de Parlement, et sentence du Prevost de Paris contenant l’entherinement d’icelles. (Du 31 mars 1628.)

LOUIS, etc. Nous n’avons jamais rien eu en plus grande recommandation que le soulagement, bien et utilité de nos sujets, ce qui nous auroit fait rechercher, dès nostre advenement à la couronne, les moyens d’y pourvoir, et mander les personnes qui nous pourroient donner avis en cette occurrence, et, entre autres, l’un de nos amez et feaux conseillers et médecins ordinaires, maistre Théophraste Renaudot, lequel nous ayant fait voir que l’une des plus notables incommoditez de nosdits sujets, et qui en réduisoit mesme plusieurs à la mendicité, procedoit de ce qu’ils ne pouvoient aisément rencontrer les addresses de leurs nécessitez, faute d’y avoir quelque lieu destiné à cet effet, où nosdits sujets pussent avoir recours toutefois et quantes que bon leur sembleroit, nous lui aurions, entre autres choses, accordé la permission et privilége de faire tenir Bureaux et Registres d’addresses… par nostre Brevet du 14 octobre 1612… À quoy il auroit continuellement vacqué et fait travailler depuis ledit temps… À ces causes, desirant que le public reçoive le profit et utilité du susdit établissement, Nous avons dit et déclaré, disons, déclarons, voulons et nous plait que ledit Renaudot et ceux qui auront droit de luy puissent, conformément à nostredit Brevet, establir des Bureaux et tables de rencontres en tous les lieux de nostre obéissance qu’ils verront bon estre ; ausquels Bureaux il pourra mettre des commis, dont il demeurera civilement responsable, qui tiendront livres et registres dans lesquels il sera permis à un chacun de faire inscrire et enregistrer, par chapitres distincts et separez, tout ce dont il pourra donner addresse sur lesdites nécessitez, et semblablement d’y venir apprendre et recevoir lesdites addresses par extraits desdits registres. Sans qu’il soit payé plus de trois sous pour chacun enregistrement ou extrait desdits registres, et gratuitement pour les pauvres ; et sans qu’aucun soit contraint se servir desdits Bureaux, tables et registres, si bon ne luy semble. À la charge que ceux qui se seront fait enregistrer seront tenus venir faire descharger le registre dans vingt-quatre heures après qu’ils auront rencontré la chose pour laquelle ils s’estoient fait inscrire, et à l’instant mesme qu’ils auront changé d’avis, en cas qu’ils en vinssent à changer, sous les peines ausquelles ils se soumettront lors dudit enregistrement ; et ce pour obvier à l’incommodité qui adviendroit en adressant des personnes aux lieux où ils ne trouveroient plus ceux qui se seroient inscrits : ce qui priveroit lesdits Bureaux de l’utilité que le public en attend ; et pour laquelle descharge il ne sera rien payé… Signé : LOUIS. — Par le Roy, De Loménie ; et scellé sur simple queue du grand sceau de cire jaune.


Viennent ensuite des Lettres de confirmation du don desdits Bureaux d’adresse fait par Sa Majesté à l’autheur et aux siens.

Et enfin après ces longs liminaires, qui occupent les deux tiers de la brochure, nous arrivons à ce qui en fait l’objet principal, au corps du livre, à l’Inventaire des Adresses du Bureau de rencontre. Bien que cette pièce qui n’est, à proprement parler, que le prospectus de l’établissement, soit un peu longue, et que le fond du livre premier ne rentre pas précisément dans notre cadre, elle nous a paru assez intéressante, sous des rapports divers, pour que nous n’ayons pas hésité à la donner en entier.


Sommaire des chapitres de l’inventaire des adresses du Bureau ou table de Rencontre, où sont contenuës les matières desquelles on y peut donner et recevoir avis.
LIVRE PREMIER

Chapitre l. Ce Bureau d’addresse est ainsi appelé de son effet, pareil à celui des enseignes ou addresses des carrefours, et des tables qu’on met au commencement ou à la fin des livres pour y trouver plustost ce qu’on y cherche.

II. Encor qu’il soit difficile de réduire à un nombre certain la matière dont l’addresse se trouvera dans nostre Bureau, pour ce qu’elle s’estend aussi loing comme la nécessité des hommes, qui est presque infinie, néantmoins, d’autant que les propositions universelles s’insinuent mieux par les exemples particuliers qui tombent seuls sous l’imagination du vulgaire, auquel on n’a pas moins affaire qu’aux doctes, c’est ce qui nous fait parler de nostre sujet en détail.

III. D’autant que le soulagement des pauvres a donné le premier motif à cet establissement, l’impatience de ceux qui se porteront, si bon leur semble, à la seule lecture des matières, n’empeschera pas que nous ne touchions à l’excellence de la charité envers eux.

IV. Combien la charité vers les pauvres et leur soulagement est conforme aux lois de la nature en général, et en particulier par l’exemple des corps célestes qui esclairent et conservent les éléments et leurs composez dont ils n’ont que faire, par l’exemple des mesmes éléments qui compatissent et se transmuent les uns aux autres et se portent violemment pour suppléer au vuide et au deffaut de leurs voisins, d’où leurs plus admirables effets tirent leurs causes.

V. Le mesme prouvé par l’exemple de l’épithyme, du lierre et autres plantes dont la foiblesse est supportée par les autres plus fortes ; de l’abeille et de la fourmy ; du soin que prennent les autres oyseaux, selon Suidas, à bastir un nid à l’oyseau nommé cincle, à cause de sa maigreur qui luy en oste la force.

VI. Que cette vertu estoit tellement honorée des Payens, qu’ils donnoyent au plus grand de leurs dieux le titre d’hospitalier. Que toute l’antiquité la recommande jusques à luy attribuer le nom d’humanité, pour instruire un chacun à la retenir aussi long-temps que le nom d’homme. Aussi voyons-nous toutes les religions si différentes convenir toutefois en ce point, d’avoir soin des pauvres.

VII. Combien cette charité est agréable à Dieu, par l’authorité de saint Jacques, qui en deffinit la pureté de la religion ; par celle de saint Paul, qui soustient le martyre estre inutile sans elle, et surtout de nostre Seigneur, qui l’employe pour unique raison dans son arrest de vie et de mort éternelle.

VIII. Comme la conservation de la santé est plus estimée et première en ordre que la cure des maladies, ainsi vaut-il mieux empescher la pauvreté et mendicité d’arriver que de la chasser estant venuë. Qu’il est impossible de chasser et extirper cette mendicité, si on ne luy ferme l’entrée d’un costé à mesure qu’on luy donnerra la chasse de l’autre. Ce que vouloit dire Ésope quand il parloit d’empescher les rivières d’entrer dans la mer avant que la boire.

IX. Que le plus asseuré moyen et précaution pour empescher la pauvreté et mendicité d’advenir est de fournir promptement à tous ceux qui en sont menacez les occasions de s’ayder de leur industrie et des autres moyens qu’ils ont en main, qui autrement leur demeureroyent inutiles, d’autant que nul n’est contraint de recourir à ce misérable et dernier refuge de mendier sa vie, sinon à faute de sçavoir bien s’ayder de tous les autres moyens.

X. Le plus grand bien que l’on puisse faire à quelqu’un est de luy donner un bon avis selon saint Bernard, non seulement aux pauvres, mais aussi à toute personne, combien que les pauvres en soyent plus soulagez, comme en ayants le plus de besoin.

XI. C’est pourquoy nous commencerons par la prière qui est faite à un chacun de vouloir conferer au bien et utilité des pauvres tout ce qu’il estimera pouvoir servir, soit à leur règlement général ou particulier, soit au soulagement de chacun d’iceux, pour faciliter leur logement, vastement, nourriture, traitement en maladie, et donner principalement de l’employ aux valides, la plus nécessaire aumosne qu’on leur puisse départir.

XII. Les conditions sous lesquelles nostre Bureau s’entremet de ces charitez sont, qu’il laissera l’honneur entier et tous les avantages que les autheurs se voudront promettre de leurs ouvertures et inventions concertants le règlement, police et administration desdits pauvres, et fera fidélement enregistrer sous le nom des autheurs d’icelles toutes les propositions qui seront faites à cette fin, ou autre commodité publique : leur en donnant certificats authentiques, pour leur servir en temps et lieu.

XIII. La seconde condition, que ledit Bureau ne s’entend charger d’aucuns deniers, ni de chose quelconque dont l’on voudroit faire aumosne ausdits Pauvres ou l’employer en autres œuvres pies. Ains seulement donnera l’addresse et indiquera aux personnes pieuses qui voudront aumosner quelque chose les pauvres honteux et autres necessiteux qui se seront venus faire inscrire audit Bureau ; et pareillement adressera lesdits pauvres honteux à ceux qui voudront leur faire du bien, lequel ils recevront de la propre main de leurs bien-faicteurs ou de ceux à qui ils en donneront charge, hors ledit Bureau.

XIV. Plusieurs personnes de tous sexes et aages estants las du monde, ou n’en ayants point encor gousté les misères, s’en voudroyent bien retirer s’ils avoyent cognoissance des occasions et commodités qui s’en présentent, desquelles ce Bureau tiendra un registre particulier, où seront inscrites les religions et conditions auxquelles on y pourra entrer.

XV. Les pauvres religieux qui n’ont assez de revenu ny d’employ au service divin pour en pouvoir vivre auront icy pareillement leur chapitre, affin qu’on leur puisse subvenir, soit en conférant quelque benefice à ceux dont la doctrine éminente et la vie exemplaire y pourra inciter quelque pieux prélat, soit en leur donnant quelque charge d’aumosnier d’un grand, ou autre employ sortable à leur condition.

XVI. Les pauvres artizants et autres menües gens malades, qui, faute d’une saignée ou de quelqu’autre leger remède, encourent souvent de longues et perilleuses maladies, qui reduisent leur famille à l’Hostel-Dieu, trouveront icy l’adresse de médecins, chirurgiens et apoticaires, qui sans doute ne voudront pas céder à d’autres l’honneur de consulter, saigner et preparer gratuitement quelque remède à ces pauvres gens qu’on leur adressera. Mais au contraire se trouvera une aussi grande émulation entre eux à exercer cette charité qu’en leurs autres actions, qui leur fera envoyer leurs noms au Bureau pour estre employez à ce bon œuvre, comme ils en sont icy priez.

XVII. Toutes les expériences qu’on aura et qu’on voudra donner au public des effets admirables des simples et autres remèdes seront icy fidèlement enregistrez, et ceux qui les y voudront venir donner et recevoir non moins favorablement receuz que les pèlerins de cet ancien temple où chacun alloit appendre et apprendre les moyens de sa guérison. Sauf à s’appliquer l’advis qu’on y prendra par celuy de son médecin ordinaire, lequel ne devant désirer que le soulagement de son malade, d’autant plus qu’il aura de capacité, sera d’autant plus aise qu’on réveille sa mémoire par quelque proposition, dont son jugement fera la conclusion.

XVIII. Pour ce qu’il se trouve des maladies secrettes, lesquelles on ne veut descouvrir à ceux de sa connoissance, ou des malades esloignez qui n’ont moyen de faire aller chez eux les médecins et chirurgiens fameux ausquels seuls ils se confient, ils pourront faire un factum bien circonstancié de leurs maladies, selon le modelle qu’on leur en fournira au Bureau, s’ils le désirent, dans lequel ils n’employrons point leurs noms, comme inutiles à leur cure, et le Bureau se chargera de leur faire donner promptement avis et consultation ample, au pied dudit factum, de ceux dont ils le voudront avoir.

XIX. Comme aussi ceux qui auront des affaires et procez intentez ou à intenter, qui voudront promptement avoir l’avis des consultants sur des faits qu’ils ne voudroient déclarer de bouche, ou qui voudroient sçavoir si l’avis d’autres advocats, non intéressez en la conduitte de leurs affaires, se rencontreroit pareil à celuy que leur conseil leur a donné, en en voyants au Bureau le mémoire pour consulter, sans exprimer les noms si bon ne leur semble, y recevront promptement la responce signée des advocats fameux ou autres qu’ils désireront.

XX. Ceux qui ne pourront d’eux-mesmes dresser lesdits mémoires et factums trouveront addresse au Bureau des personnes qui les dresseront, avec le secret et fidélité requise. Les jeunes advocats et autres praticiens qui voudront servir de solliciteurs ès grandes maisons, soit pour le Parlement ou ailleurs, se pourront icy adresser, afin que ceux qui cherchent des personnes propres à la conduite de leurs affaires les y puissent rencontrer.

XXI. Et s’il se trouve quelque partie qui, pour sa pauvreté ou autre empêchement, ne puisse poursuivre ses droits, elle pourra trouver, par l’adresse dudit Bureau, personnes qui luy ayderont à en faire les poursuites en justice, ou bien à tirer ce qu’elle pourra, par accord et composition amiable, de ce qui luy seroit autrement inutile.


LIVRE SECOND

I. Notre Bureau fournit d’adresse pour achepter et vendre les estudes et pratiques des procureurs et notaires, les bibliotecques, droicts et permissions de tenir boutiques, soit sous des veufves de maistres, comme chirurgiens, apoticaires, orfèvres et autres, soit par l’obtention de lettres de franchises, de maîtrises de tous arts et mestiers, dont l’on trouvera les noms audit Bureau, et la facilité d’y parvenir. Ce qui retiendra dans l’exercice des arts et professions susdites plusieurs anciens compagnons et autre jeunesse qui se desbauche faute de rencontrer pareilles occasions.

II. À cette mesme fin on y tiendra roolle des maistres d’apprentissage qui chercheront des apprentifs, et des conditions auxquelles ils les voudront prendre. Et pareillement des apprentifs qui chercheront maistres pour estre instruiz en toutes sortes d’arts et mestiers, contenant la somme qu’ils voudront payer pour apprendre leur mestier, où seront employez séparément ceux qui voudront s’obliger ou qu’on s’oblige à eux pour longues années avec peu ou point de pension. Comme aussi sera tenu registre à part des compagnons et ouvriers de toute sorte qui desirent entrer en boutique, et des maistres ou bourgeois qui en ont affaire.

III. L’un des principaux buts de cette institution estant de donner à toutes personnes un employ sortable à leur qualité, ce lieu sera distingué en autant d’articles qu’il y a de conditions différentes de personnes qui demandent cet employ, ou qui ont affaire, soit de chapelains et aumosniers dont il a été cy-dessus parlé ; escuyers et gentilshommes suivants ; secrétaires, maistres d’hostel ; gouverneurs et prœcepteurs d’enfans, pour la maison, l’academie ou le collége ; solliciteurs susdits ; valets de chambre ; clercs ou copistes.

IV. Soit de 1 de cuisiniers, 2 fruitiers et confituriers, 3 sommeliers, 4 blanchisseurs, 5 carrossiers, 6 postillons, 7 palefreniers et valets d’estable, 8 vadepied et laquais, 9 et autres serviteurs quelconques.

V. La corruption du siècle, le soupçon et la médisance excuseront le Bureau envers les dames et damoiselles vertueuses, de ce qu’il en permet l’entrée aux hommes seulement, et la dévotion et charité familière à leur sexe leur fera supporter en gré la peine qu’on leur donnera de se pourvoir hors ledit Bureau de demoiselles suivantes, filles de chambre, femmes de charge, nourrices et autres servantes.

VI. Et neantmoins, pour ce que la pudeur et la retenue des filles et femmes d’honneur leur permet beaucoup moins qu’aux hommes de rechercher en personne les employs pour servir et gaigner honnestement leur vie, et par ainsi qu’elles ont d’autant plus besoin que les rencontres de conditions sortables à leur qualité leur soyent facilitées, il n’a pas semblé juste qu’elles et les maistresses qui en auront besoin demeurassent privées de cette commodité, qui doit estre publique. C’est pourquoy (suivant le pouvoir qu’il a pleu à Sa Majesté nous en donner), nous mettrons ordre d’adresser ceux qui viendront au Bureau de leur part chez les plus anciennes et preudes femmes, et de vie et mœurs les plus exemplaires d’entre celles qui feront ledit exercice, pour leur faire rencontrer lesdites conditions.

VII. Retournant à nostre Bureau, on y trouvera pareillement addresse des lieux où se tiennent les meilleures academies pour les exercices de la noblesse, colléges et petites escolles, tant d’escriture que des langues latine, grecque ou autres. Leçons, répétitions, disputes, conférences, dissections, dispensations et compositions de remèdes tant publiques que particulières. Maisons où l’on prend pensionnaires et demy-pensionnaires, et à quelles conditions. Priviléges d’escolier juré et autres. Degrez à conférer de maistre ès arts, baccalauréat, licence, et doctorat en toutes facultez, à ceux qui en seront dignes.

VIII. Bénéfices 1 à conférer, 2 permuter, 3 résigner simplement ou à réserve de la pension, 4 avis de dévolus, 5 et vacances par mort du titulaire, 6 noms et demeures des officiers de la justice ecclésiastique, 7 banquiers et agents en cour de Rome, 8 notaires apostoliques.

IX. Noms et demeures de toutes les personnes de considération, et ausquelles on a souvent affaire, comme 1 des princes et officiers de la couronne, 3 des cours souveraines et subalternes, 4 de la maison du Roy estants en quartier ou n’y estant point, 5 des théologiens, 6 médecins, et 7 advocats fameux, 8 de toutes autres personnes de réputation, et qui excelleront en leur art et profession.

X. Offices 1 à vendre et acheter des pourveus, 2 ou à lever aux parties casuelles, 3 ou dont on peut traiter avec autres, et les conditions, 4 commissions à exercer, 5 greffes à affermer 6 receptes à faire sous bonnes cautions, 7 gents à envoyer promptement pour affaires à pied ou à cheval.

XI. Addresse des chemins ez païs éloignez. Charger les huissiers et sergents d’autres commissions à executer ez lieux où ils vont aux champs et addresser lesdits sergents aux parties qui en ont affaire. Associations pour negoces et trafic par mer et par terre. Les commoditez de faire tenir et recevoir promptement nouvelles des lieux où on aura affaire, et y donner correspondance pour affaires sans y aller. Scavoir le prix courant des marchandises ez lieux de trafic. Peuplades d’isles et terres nouvellement découvertes.

XII. Donner addresse de ceux qui ont 1 argent à prester et emprunter, 2 ou bien à employer en achapt d’héritages, 3 rentes seigneuriales, 4 foncières, 5 et constituées sur le Roy, 6 la maison de ville, 7 corps et communautez, 8 et particuliers. Donnant moyen, tant aux créanciers et acquéreurs qu’aux débiteurs et vendeurs, de choisir les meilleures et plus justes conditions qui s’offriront à eux.

XIII. Les baux à loyer des maisons et chambres vuides et garnies en la ville et fauxbourg, et les fermes des terres et seigneuries aux champs, par les memoires qu’on en laissera au Bureau, estant exposez aux yeux de ceux qui les voudront voir avec leurs conditions, donneront aux locataires et fermiers le choix des conditions plus advantageuses, et feront cesser les cabales desdits fermiers par l’enchère que d’autres y pourront mettre.

XIV. La mesme commodité s’y trouvera pour l’achapt et vente des meubles inutiles au vendeur, et des marchandises qui ne se peuvent aysement estaler en boutique. Comme sont les : 1 ameublements de maisons, 2 les carosses, 3 litières, 4 charrettes avec leur harnois, chevaux, mulets, ou autres bestes de train et de service, 5 navires, batteaux, et moulins sur l’eau, 6 bois sur pied et abattu, 7 fruits pendants par les racines, 8 provisions de maisons de toute sorte dont on se voudra deffaire, ou se fournir en gros, 9 boutique ou magazin assortis, d’un marchand qui s’en voudra pareillement deffaire, 10 ou mesme céder les années restantes de son bail.

XV. Comme aussi pour ceux qui voudront avoir un prompt débit de leur marchandise, la vendant à meilleur marché et à condition plus avantageuse que les autres, lesquels en donnants l’avis au Bureau en seront incontinent liberez.

XVI. Pour voir, vendre et achepter à bon prix toutes choses exquises, comme 1 tableaux, 2 figures, 3 médailles et monnoyes antiques, 4 manuscrits et livres, 5 plantes, graines, fleurs et oignons rares de toutes sortes, 6 coquillages, 7 animaux estranges, et 8 tout ce qui s’apporte de païs loing-tain, 9 instruments de mathématiques, 10 alambics et autres outils de distillation, 11 et généralement tous meubles curieux que l’on n’a qu’avec grande despence, et dont on trouve malaisément à se deffaire quand on en est las.

XVII. Toutes disciplines, 1 arts, 2 sciences, 3 artifices, 4 secrets, inventions et curiositez licites, anciennes et nouvelles, que l’on voudra enseigner, ou y estre instruit selon la méthode commune ou autre : les vendre, achetter, ou eschanger pour autres secrets.

XVIII. 1 gardes experts à traitter malades, 2 divers lieux publics et particuliers, ausquels on traitte toute sorte de maladies, et les conditions, 3 où se trouve, à prix raisonnable, de bons médicaments, tant simples que composez, 4 eaux de Spa, Pougues, Forges, et autres minérales récentes, puizées fidellement et soigneusement conservées, 4 baignoires, demy-bains, estuves, archets, tonneaux, chaires de gouteux, 6 et autres instruments propres à traitter malades, où se trouvent à bonnes conditions tous les aliments propres ausdits malades : comme gelée de viande et corne de cerf, citrons et grenades en tout temps, eaux de veau et volaille, coulis, consommez et restaurants fidellement faits, ou les manière et façon de les bien préparer, 8 autres lieux en bel air pour laisser reprendre les forces à ceux qui relèvent de maladie, en ville, aux faux-bourgs et aux champs.

XIX. Ceux qui voudront faire sçavoir quelque chose à qui s’en informera, 1 qui son vœu, 2 son mariage fait ou à faire, 3 une naissance, une mort, 4 ou autre chose dont il luy importera de conserver la mémoire, 5 l’un son arrivée, demeure en cette ville, ou départ d’icelle, 6 l’autre son changement de quartier, 7 un des papiers qu’il aura trouvé qui luy seront inutiles, et dont sera en peine quelqu’autre, qui n’osera les faire crier, crainte d’en advertir sa partie, 8 les inventaires et ventes publiques, 9 et tout ce qui s’affiche.

XX. Les commoditez, 1 de faire voyage en compagnie à ceux qui la désirent, 2 chevaux, mulets, litières, brancars, carosses, charrettes et batteaux qui s’en iront ou retourneront à vuide, au contentement des uns et des autres, 3 les logis, jours et heures du partement des messageries, courriers et rouliers ordinaires. 4 Hors lesquels jours, si quelque estranger pressé de partir manque d’autre addresse, le Bureau luy fera seurement addresser, chez les dessusdits, les lettres et paquets laissez à cette fin.

XXI. 1 les sales à loüer pour faire nopces, 2 les bastiments, ateliers et ouvrages publics ou des particuliers, 3 les festins, 4 deuils et pompes funèbres à bailler ou entreprendre, et ce qui est obmis ailleurs, cloront ce second livre.


LIVRE TROISIÈME

I. Comme ès différentes complexions un mesme vin produit de différents effets, ainsi la diversité des esprits rendra divers les jugements de cet establissement. Ceux qui pour ne l’entendre d’abord s’y croiront intéressez cercheront des pretextes pour le blasmer ; aucuns y jugeront plusieurs petites choses indignes d’une institution royalle, telle que cette-cy ; d’autres que j’abaisse trop mon stile, ne considérants pas qu’il se doit accommoder au peuple, que les plus relevez ont souvent besoin des moindres choses, et qu’on ne tire guères de nourriture des fleurs, point du tout des figures.

II. D’autres n’estimeront pas que ce qui estoit commis au hasard s’en fasse plus mal, estant desormais réduit en ordre, laissant la mesme liberté qui estoit auparavant et y en adjoustant une autre, de se servir de cette invention, ou non.

III. Et ne favoriseront pas moins ce qui estoit en l’usage et pratique ordinaire, que les romans et histoires à passer le temps.

IV. Non pour refuser la censure de ce qui le méritera, sçachant que les nouvelles introductions ne se mettent guères d’abord à leur perfection : ains tous sont priez de contribuer ce qu’ils pourront à la melioration de cet œuvre, l’auteur voulant imiter cet excellent peintre, qui corrigeoit son tableau par l’avis des passants qui s’y entendoyent.

V. Que ce Bureau ne fera tort à personne, sera commode à chacun, mesme aux entremetteurs et proxenètes.

VI. Evitants par son moyen leurs circuits et longueurs ordinaires, pour n’avoir assez d’habitudes et d’addresses, qu’ils trouveront desormais audit Bureau, où elles aboutiront toutes comme les lignes et rayons d’un cercle à leur centre.

VII. Et donnera moyen de choisir les plus fidelles de ces entremetteurs, au lieu qu’on estoit contraint de fier des choses de conséquence à des femmelettes et gens sans adveu, qui trompent ordinairement les deux parties.

VIII. Ce que le Bureau ne pourra faire, donnant seulement l’adresse des choses, qui demeureront par devers leurs possesseurs, asseurances et tesmoignage de sa fidellité à conserver le droit d’un chacun.

IX. Projets des mémoires qu’il faudra donner au Bureau, pour ceux qui ne les sçauront pas dresser.

X. Les noms et lieux contenus esdits memoires demeurent secrets par devers l’un des commis, et ne paroissent point sur le registre, ains seulement la chose dont il s’agist : et ne sont, lesdits noms et lieux, communiquez, sinon lorsque l’affaire est preste à conclure.

XI. Et ceux mesmes qui ne voudroient estre cogneus dudit commis peuvent taire leur nom, et choisir un tiers lieu, où quelqu’un de leur part recevra la responce de leur memoire.

XII. Que ce Bureau public ne peut servir d’occasion au mal, lequel les commis, gents d’honneur et qui ont serment à justice, empescheront par raison de conscience, de leur honneur et profit qu’ils perdroyent en mesme temps.

XIII. Ce qu’il faut faire avant que venir au Bureau, dresser un memoire exact de ce dont on veut donner et recevoir avis, et à quelles conditions.

XIV. Y estant, donner ledit memoire avec le droit d’enregistrement pour ceux qui en auront moyen. Retirer l’extrait du lieu où vous recevrez satisfaction.

XV. Au retour, s’addresser aux personnes qui vous seront enseignées. Si vous tombez d’accord, ou changez de résolution, faut descharger le registre dans vingt-quatre heures, pour laquelle descharge il ne sera rien payé.

XVI. Raisons de cette descharge, 1 pour ne faire plus d’addresse d’une affaire faite, 2 et de peur que ceux qui sont d’accord ne fussent troublez par de nouveaux offres d’autres personnes que le Bureau leur envoyeroit.

XVII. Exemples des choses communes toutesfois incogneües aux estrangers.

XVIII. Cet establissement a lieu en plusieurs païs estranges.

XIX. L’expérience nous en apprendra tous les jours de nouvelles utilitez.

XX. Outre l’authorité et approbation de Sa Majesté, il a l’une des meilleures marques d’une bonne institution, assavoir l’applaudissement général des peuples.

XXI. Conclusion, que Dieu ayant fait naistre et authoriser ce dessein lorsque l’auteur travailloit pour les Pauvres, qui sont ses membres, vray-semblablement il le benira. Que c’est une pierre d’attente du soulagement que nostre pieux Monarque leur prepare, et à tout son peuple, aussi-tost qu’il pourra respirer de dessous le faix des guerres, où l’oblige sa justice et la dignité de cette couronne.

FIN

Lecteur, recoy par avance ces premières feuilles, que l’impatience de plusieurs a tiré des mains de l’autheur plus tost qu’il ne pensoit.


Ce n’est là évidemment, en effet, qu’un projet, un plan, l’ébauche d’un travail plus considérable que méditait Renaudot. « Il semble, nous écrivait avec infiniment de raison M. André Pottier, il semble, en considérant la quantité de liminaires qui précèdent cet opuscule, que l’intention de l’auteur était de publier un volume sur ce sujet, pour y développer largement les idées comprises dans son programme. Cet ouvrage n’existe pas sans doute, car il n’eût pas complètement disparu, comme le mince opuscule, qui, distribué en feuille volante, s’est facilement égaré ou anéanti en venant jusqu’à nous. »

À la suite de l’Inventaire se lit cet


Advertissement au lecteur.

Encore que le seul mot d’addresse, dont ce Bureau prend son nom, comme il donne l’effet, fût par avanture suffizant pour oster la créance qu’il doive entreprendre sur la charge et profession d’autruy, et que desja nous en ayons touché quelque chose, neantmoins pour ce qu’une si louable institution que ceste cy, pour estre profitable à tout le monde, ne doit pas mesme laisser la moindre occasion de soupçon qu’elle puisse nuire à aucun, tous sont de rechef advertis que le Bureau ne fournira d’aucune autre chose que d’addresses et mémoires pour faire rencontrer à chacun ses nécessitez et commoditez, en leur donnant plus prompte et facile cognoissance des personnes et lieux où ils les trouveront : affin qu’on n’y vienne chercher autre chose, et qu’aucun ne prenne sujet de se plaindre, comme s’il fournissoit et administroit les choses pour l’exercice, manufacture et debit desquelles sont établies les diverses professions, arts et mestiers, dont la société humaine est composée.


Enfin le tout se termine par une sorte de placard, surmonté des armes royales, qui se voient également sur le titre de la brochure :


DE PAR LE ROY.

On fait assavoir à toutes personnes qui voudront vendre, acheter, louër, permuter, prester, emprunter, apprendre, enseigner ; aux maistres qui veulent prendre des serviteurs, et à ceux qui cherchent condition pour servir, en quelque qualité que ce soit ; à ceux qui auront les lieux, commoditez et industrie propres pour estre employez à quelques-unes des choses mentionnées en ce présent livre, ou qui auront d’autres avis à donner ou recevoir pour toutes sortes d’affaires, négoces et commoditez quelconques, qu’ils y seront reçus indifféremment, sans qu’on y prefère ou favorize aucun autre que celuy qui fera la condition du public meilleure ; et qu’ils se pourront addresser au Bureau estably à cet effet par Sa Majesté pour la commodité publique, qui est ouvert depuis huict heures du matin jusques à midy, et depuis deux jusques à six de relevée, ausquelles heures chacun sera receu à y venir, ou envoyer donner et rencontrer l’addresse qu’il desirera.


Ledit Bureau d’addresse se tient près le Palais, rue de la Calandre, et au Marché-Neuf, à l’enseigne du Coq.


Ces deux dernières pièces occupent chacune le recto d’un feuillet séparé et non paginé.


En m’étendant aussi longuement sur le Bureau d’adresse, je crains d’avoir cédé à ce sentiment, d’ailleurs bien naturel, qui fait s’exagérer, aux antiquaires et aux fouilleurs, l’importance de leurs trouvailles ; cependant j’aime à penser que je n’ai pu me tromper que du plus au moins. Si tous ces détails, en effet, ne sont pas précisément littéraires, ils ont au point de vue politique et moral une importance incontestable ; ils nous font connaître à fond une institution remarquable pour le temps, et dont on ne savait guère que le nom ; ils jettent surtout une vive lumière sur les commencements de Renaudot, sur son génie inventif, son habileté, son savoir-faire, sur la haute faveur dont il jouit longtemps, lui et ses innocentes inventions, que le Parlement, après les avoir sanctionnées, devait plus tard englober toutes dans la même condamnation.

Parmi ces inventions nous savons qu’il faut placer les Monts de Piété, dont il fut l’introducteur en France, sinon l’inventeur. Le roi, « désirant le gratifier et favorablement traiter, en conséquence de ses services, et pour donner moyen à lui et aux siens de continuer, leur fit don, exclusivement à tous autres, par Brevet du 1er avril 1637, de la direction et intendance générale des Monts de Piété, qu’il unit inséparablement et incorpora à celle des Bureaux d’adresse, pour en jouir par eux à perpétuité.

Dès auparavant, et en attendant le résultat des interminables enquêtes auxquelles son projet de Mont de Piété fut soumis, il avait ouvert des bureaux de ventes à grâce des meubles et autres biens quelconques.

La permission de faire ce « commerce, lequel était inconnu jusqu’alors, bien que la commodité en fût telle que chacun sait, et qu’il se reconnût par la fréquence du peuple qui y eut journellement recours », lui fut accordée par un arrêt du Conseil du 27 mars 1637, dont les considérants méritent d’être rapportés :

Sur ce qui a esté représenté au Roy en son conseil, par Théophraste Renaudot, intendant général des Bureaux d’adresse de France, qu’il se presente journellement en sesdits Bureaux plusieurs gentilshommes et autres sujets de Sa Majesté qui auraient grand désir de la servir en ses armées, s’ils estoient promptement secourus et aidez d’argent en la nécessité présente pour se mettre en équipage, ayant des meubles et autres biens qu’ils exposeroient volontiers en vente, si la honte ne les retenoit et empeschoit de découvrir leur indigence, laquelle ne pourroit être tenue secrète s’ils se servoient du ministère des revendeurs, revenderesses et autres menues gens qui ont accoutumé de s’entremettre de tel négoce, joint le peu de sûreté qui se rencontre parmi eux ; ce qui n’arriveroit si lesdites ventes se faisoient par le ministère des commis dudit Renaudot, qui en useroient plus directement et fidellement, comme ils font des autres choses à eux commises et confiées ; mesmes que ceux qui ont à présent besoin d’argent pour l’acquittement de leurs dettes, payement de leurs tailles, emprunts ou contributions, se pourroient servir de la mesme commodité pour trouver les fonds qui leur seroient nécessaires, et par ce moyen éviter les emprisonnements de leurs personnes, saisies et ventes judiciaires de leurs biens à vil prix ; offrant ledit Renaudot, pour la commodité publique et service de Sa Majesté, d’y contribuer ses soins, affection et industrie, pourveu qu’il plaise à Sa Majesté lui accorder un salaire raisonnable pour l’entretenement de ses commis, en attendant l’establissement des Monts de Piété, dont elle a témoigné qu’elle avoit agréable de luy accorder l’intendance pour la joindre à celle desdits bureaux : Sa Majesté, en attendant qu’elle ait examiné en son dit conseil les propositions ci-devant faistes pour l’établissement desdits Monts de Piété, a permis et permet audit Renaudot de prester son ministère à tous les sujets de Sa Majesté et regnicoles qui voudront vendre ou acheter, troquer ou eschanger des hardes, meubles, marchandises et autres biens généralement quelsconques, dont le commerce n’est prohibé par les ordonnances ; sans que, pour raisons desdites ventes, troques ou achats qui se feront par ledit Renaudot, ses commis ou autres par lui preposez en ses bureaux, soit purement et simplement ou à condition de rachat, il puisse prétendre autre plus grand droit que six deniers pour livre du prix de la chose vendue ou échangée, laquelle ne pourra estre réclamée ni vendiquée, sous quelque cause et occasion que ce puisse être, non plus que si elle avoit esté vendue par autorité de justice, si ce n’est en cas de larcin. Faisant sa dite Majesté défenses, etc.


Dans l’article du Mercure français que nous avons déjà cité, Renaudot explique ainsi l’usage et commodités des ventes à grâce du Bureau d’adresse :


Il reste à faire gouster au public, dans l’exécution, les commoditez qu’il en recevra, et que cette institution, comme elle est volontaire en toutes ses parties (nonobstant l’impression contraire qu’en pourront donner les larrons, uzuriers ou monopoleurs, qui seuls n’y trouveront pas leur compte), n’a pas moins d’innocence, mais apportera beaucoup plus d’utilité aux particuliers que toutes les autres de céans, dont aucune jusques à présent n’a donné juste sujet de plainte, puis qu’on y augmente et facilite le légitime commerce de tous, et qu’on n’interdit à aucun le sien ordinaire.

Aussi à vray dire, les ventes, troques et achats qui se font désormais céans en exécution de l’arrest du conseil cy-dessus, manquaient auparavant à la perfection de ce bureau : y ayant bien quelques personnes qui ont le loisir d’y venir ou envoyer querir le billet contenant l’adresse des choses dont ils se veulent accommoder, mais beaucoup plus grand nombre d’autres qui, tenant de l’impatience familière à nostre nation, perdent la volonté des choses si elles ne sont présentes. Joint que l’adresse se faisant quelquesfois à l’un des bouts de cette ville ou fauxbourgs de Paris, et possible vers un étranger qui en estoit délogé le jour d’auparavant pour s’en retourner en son païs, ou vers quelqu’autre qui avait disposé de son affaire sans en venir faire descharger le registre du bureau, comme il s’y estoit obligé, donnoit quelquesfois une peine inutile qui apportoit du dégoust. Au lieu qu’à présent les deux parties, si elles le désirent, se rencontreront dans le bureau, qui sera par ce moyen vrai bureau de rencontre comme porte son nom et institution, ou du moins la chose dont on se voudra accommoder s’y trouvera avec son juste prix : de laquelle on se pourra approprier sur le champ par l’intervention d’un des commis du bureau, qui aura pouvoir d’en traiter, et ainsi on n’y viendra plus à faux, car tous y trouveront, aux heures ci-après déclarées, certaine responce à leurs demandes, et notamment quiconque y voudra apporter des hardes, meubles, marchandises, et les mémoires d’autres biens généralement quelconques et choses licites à soy appartenants, sera asseuré de ne s’en retourner point sans quelque contentement. Pour ce que, ou il rencontrera la juste valeur desdites choses en eschange et troque ou en argent, et en ce cas il ne tiendra qu’à luy qu’il ne les eschange ou vende purement et simplement, ou s’il en trouve moins qu’il ne les estime, il les vendra à grâce et faculté de rachapt, en estant quite en l’un et l’autre des cas cy-dessus pour les six deniers pour livre du prix de la chose venduë ou eschangée. Pour exemple, celuy qui apportera une bague ou tapis de Turquie qu’il estimera cent écus, s’il en trouve autant, le vendra et en touchera tout l’argent, à la réserve de sept livres dix sols, à quoy se montent les six deniers pour livre du prix de la vente : et le bourgeois, orfèvre, frippier, ou autre qui l’aura acheté, l’emportera et en disposera comme du sien. Que si le vendeur ne trouve que deux cents livres et l’estime d’avantage, il luy sera permis de le vendre à grâce et faculté de le retirer dans le temps qu’il prendra, en payant seulement cent sols pour les dits six deniers pour livre. Au bout duquel temps le vendeur rapportant deux cents livres, la dite chose luy sera renduë. Autrement la chose sera venduë purement et simplement au premier jour de vente qui se fera audit bureau immédiatement après ledit temps expiré, en sa présence ou absence, sans aucune autre signification que celle qu’on luy en a fait de bouche en luy baillant ladite somme lors de la vente à grâce, et le surplus (si aucun est) sera rendu au précédent propriétaire de la chose, ou autre ayant pouvoir de luy, s’ils la viennent requérir dans un an et demy pour tous délaiz : lequel temps passé, ils n’y seront plus reçus. À ce qu’aucun n’en ignore. Et sera pour cet effet le bureau ouvert depuis huict heures jusqu’à unze du matin, et depuis deux jusqu’à cinq de relevée. Tous sont aussi avertis de n’y apporter ou envoyer aucune chose dérobée ; l’exacte perquisition qu’on en fera estant un moyen infaillible d’attrapper tost ou tard les larrons et receleurs, et les faire punir, sans miséricorde, comme il est desja arrivé.


Suivent, sur « l’ordre qu’on y observe », des détails que nous nous abstiendrons de reproduire, mais qui étaient parfaitement entendus.


On peut juger, par tout ce qui précède, de l’importance du Bureau d’adresse. C’était, à la fois, un bureau de placement, un office de renseignements, un Mont de Piété ; mais c’était avant tout, dans la pensée de son fondateur, une institution charitable.

« Chacun sait, lit-on dans un Factum du procès d’entre Th. Renaudot et les médecins de l’École de Paris, combien de milliers de pauvres personnes se sont retirées de la mendicité, ou l’ont évitée, par les emplois qu’ils ont rencontrés et qui leur sont tous les jours donnés audit Bureau d’adresse. Mais, pour ce qu’il n’y a point de pauvreté plus à plaindre que celle des malades, ce Bureau s’est particulièrement adonné à leur traitement, auquel les médecins de l’école de Paris ayant été invités, et quelques-uns d’eux étant venus au commencement, le blâme qu’ils en ont reçu de leur corps, par une pure envie, les en a fait retirer. Les docteurs en médecine de Montpellier et des autres universités fameuses qui se trouvent en cette ville, au nombre de plus de quatre-vingts ou cent, et qui ne cèdent point aux autres en doctrine et expérience, les ont surpassés en charité : ils viennent alternativement tous les jours donner leurs conseils gratuits à tous les pauvres malades qui s’y trouvent en foule pour y recevoir du soulagement en leurs maladies. Et Dieu ayant béni les mains et les conseils de ceux qui se sont ainsi charitablement voués à traiter ses membres, le succès a redoublé l’envie des défendeurs jusqu’au point d’avoir, en haine de cette charité, fait défendre par le prévôt de Paris à tous lesdits médecins de Montpellier et d’autres universités, et même audit Renaudot, de plus pratiquer leur art de médecine dans cette ville et faubourgs. »

Il en coûtait tous les ans à Renaudot « plus de 2000 livres du sien, outre son temps, son industrie et sa peine, pour faire fournir à ces pauvres malades tous les remèdes dont ils avaient besoin. De sorte que faire perdre le procès aux pauvres malades serait le faire gagner au demandeur, puisqu’il épargnerait par ce moyen une dépense de laquelle pourront juger ceux qui considéreront ce que c’est que fournir gratuitement, à Paris, les remèdes à tous venants, et que les injures atroces et malédictions continuelles que ses ennemis vomissent contre sa personne et son honneur cesseraient vraisemblablement, n’étant inventées à autre fin que pour faire cesser cette charité[14]. »

Et tout ce que Renaudot avait pu obtenir de la générosité de Louis XIII, « après les beaux règlements par lui proposés pour qu’il n’y eût plus de mendiants valides en France, fut la concession d’un emplacement pour y bâtir à ses dépens un hôtel dans lequel la grande foule des malades qui venaient recevoir gratuitement chez lui le conseil de quinze ou vingt médecins et les remèdes a leurs maladies, et qui encombraient tellement les avenues de son logis qu’ils le rendaient de difficile accès à toutes autres personnes, fût plus au large et plus commodément reçue[15]. » Et encore la jalousie de l’école de Paris parvint-elle à paralyser les effets de cette largesse.


Rappelons enfin qu’il se tenait au Bureau d’adresse « une Académie ouverte à tous les bons esprits, qui venaient conférer en public de toutes les plus belles matières de physique, des morales, mathématiques et autres disciplines, et laquelle était une des plus belles et plus utiles institutions qu’eût faites Renaudot, au jugement même de plusieurs de ses ennemis[16]. »


Le Bureau d’adresse et ses registres étaient ouverts à tous ceux qui se présentaient, moyennant une rétribution de trois sous, ainsi que nous l’avons vu, et comme nous l’apprend encore le Ballet auquel il servit de motif :

Pour nos trois sous nous y pouvons entrer,
Et trouver quelque chose ou blanque.

C’était là déjà une grande facilité, eu égard à l’époque ; mais Renaudot était trop habile pour s’arrêter ainsi à moitié chemin ; il comprit que, pour servir utilement les intérêts de ses clients, il devait porter directement à la connaissance du public, à domicile, leurs demandes ou leurs offres. Il publia donc, dès l’origine, une feuille, qui n’était en grande partie que la reproduction des registres de son Bureau d’adresse, auquel elle servait d’organe. Nous ne saurions dire si cette feuille avait une périodicité régulière, ni quel en était le prix ; mais son existence, qui ressortait déjà implicitement des priviléges de Renaudot, ne peut plus faire doute en présence de la pièce dont nous allons parler, pièce conservée à la Bibliothèque impériale, et qui n’est autre chose qu’un numéro de la feuille commerciale de Renaudot.

Cette pièce, éminemment curieuse, que M. Éd. Fournier a publiée dans ses Variétés historiques et littéraires, est intitulée : Quinzième Feuille du Bureau d’adresse. Du 1er septembre 1633. Ce titre indique une certaine périodicité, et jusqu’à un certain point la régularité de cette périodicité. Quant au contenu, il n’est autre que celui des petites affiches ; en voici d’ailleurs les principales rubriques :

Terres seigneuriales à vendre. — Maisons et héritages aux champs en roture à vendre. — Maisons à Paris à vendre. — Maisons à Paris à donner à loyer[17]. — Maisons à Paris qu’on demande à prendre à loyer. — Rentes à vendre. — Bénéfice à permuter. — Offices à vendre.

Nous transcrivons les deux dernières rubriques :

Meubles à vendre.

22. Un habit neuf de drap du sceau escarlate, qui n’est pas encore achevé, doublé de satin de mesme couleur avec un galon d’argent. Le prix de dix huict escus.

23. Un lit à pentes de serge à deux anvers, vert brun, avec des bandes de tapisserie et la couverture traînante. Le prix de soixante livres.

24. Une tanture de tapisserie de Flandres à personnages, de cinq pièces, du prix de cinq cens livres.

25. Deux pendans d’oreille, de deux perles en poires bien blanches et unies de quatre carras, pendantes à un croissant d’or, du prix de cent livres.

26. Un chapelet à six dizaines d’amethistes, avec des grains et une grosse croix d’or, du prix de soixante escus.

27. Une chesne de deux cens perles orientales rondes et blanches, du prix de vingt-cinq escus pièce.


Affaires meslées.

28. On donnera l’invention d’arrester le gibier et l’empescher de sortir du bois, et d’y rentrer, quand il en sera sorti, par d’autres lieux que ceux qu’on voudra.

29. Une autre donnera l’invention de nourrir quantité de volailles à peu de frais[18].

30. On demande un homme qui sçache mettre du corail en œuvre.

31. On demande, à constitution de rente, la somme de huict cens livres, sur bonnes assurances.

32. On veut vendre un atlas de Henricus Hondius. Le prix de quarante-huit livres.

33. On prestera, à constitution de rente, la somme de mil livres en une partie, mesme au denier vingt, pourveu que ce soit à quelque communauté.

34. On demande compagnie pour aller en Italie dans quinze jours.

35. On vendra un jeune dromadaire à prix raisonnable.

La feuille se termine par cet avis relatif aux Conférences qui se tenaient au Bureau d’adresse, comme nous l’avons dit ailleurs :


Le premier des deux points desquels il se traitera céans, en la première heure de la conférence du lundi cinquiesme du courant, à sçavoir : à deux heures après midi, sera des causes ; en la seconde heure, on recherchera particulièrement pourquoy chacun desire qu’on suive son avis, n’y eust-il aucun interest ; la troisiesme heure sera employée, à l’ordinaire, en la proposition, rapport et examen des secrets, curiositez et inventions des arts et sciences licites[19].


Une particularité remarquable de cette feuille, c’est qu’elle n’est pas isolée ; elle fait corps avec une de ces relations que Renaudot publiait sous toutes les formes, en dehors de sa Gazette et de ses suppléments. Celle-ci a pour titre : « Le Duel signalé d’un Portugais et d’un Espagnol. Extrait d’une lettre écrite de Lisbonne au prince de Portugal. Du Bureau d’adresse, au Grand-Coq, rue de la Calandre, près le Palais, à Paris, le 31 août 1633. Avec privilége. » Est-ce là un fait isolé, ou Renaudot avait-il coutume d’en agir ainsi pour ajouter un attrait de plus à ses feuilles d’avis et en augmenter le débit et l’efficacité ? Nous sommes là-dessus réduit aux conjectures. Nous croyons devoir rappeler que les annonces n’eurent point accès dans la Gazette du vivant de Renaudot, et nous le connaissons assez pour être assuré que, s’il laissa les deux spécialités séparées, c’est qu’il avait pour cela quelque bonne raison, même indépendamment des nécessités qui pouvaient résulter du caractère officiel et en quelque sorte gouvernemental de la Gazette. Ce ne fut même que longtemps après que cette feuille, comme nous l’avons dit ailleurs, ouvrit ses colonnes aux annonces, et elle ne leur donna jamais qu’une place fort restreinte. Il y avait à cela, d’ailleurs, un excellent motif, c’est que les Petites Affiches furent toujours considérées comme une annexe de la Gazette, et qu’elles demeurèrent jusqu’à la Révolution comprises dans son privilége ; ce qui prouverait encore surabondamment qu’elles émanaient originairement du Bureau d’adresse.

Nous avons tout lieu de croire, sans pouvoir l’affirmer toutefois, que le Bureau d’adresse continua à fonctionner tant que vécut Renaudot[20] ; mais il est supposable que ses successeurs en détachèrent le privilége de celui de la Gazette, ou, tout du moins, le laissèrent périmer. Ce qui est certain, c’est que nous n’en trouvons aucune trace dans la dernière moitié du XVIIe siècle, et, en fait d’annonces, nous n’avons à mentionner durant toute cette période que la tentative de Colletet dont nous avons parlé. Suivant le Dictionnaire de Trévoux, le Bureau d’adresse fut longtemps interrompu, à cause de son peu de succès, qui avait découragé ceux qui s’en étaient mêlés. « On vient de le rétablir en 1702, ajoute-t-il, et la manière dont on y a établi le bon ordre pour la commodité du public fait espérer qu’il réussira. »

En 1703, en effet, nous retrouvons le Bureau d’adresse, ou peut-être serait-il mieux de dire, nous trouvons un nouveau Bureau d’adresse en pleine activité « au bout du Pont-Neuf, au coin du carrefour de l’École, vis-à-vis la Samaritaine. Cet office publiait dès lors une Liste des avis envoyés au Bureau d’adresse et de rencontre, qui contenait, comme toutes les feuilles du même genre, des annonces de propriétés, de maisons, de choses diverses à vendre ou à louer, de livres nouveaux, etc., ainsi que des demandes et avis divers. Cette feuille, petit in-8o, se vendait au numéro, deux sous six deniers, et chaque numéro était terminé par une liste des dépôts où l’on pouvait se la procurer, à Paris, à Versailles et à Rouen. Elle paraît avoir eu une assez longue durée, car nous avons tenu un numéro de 1707, et nous y avons lu l’extrait d’un privilége donné, à la date du 11 janvier 1705, au sieur Amilien, directeur du Bureau d’adresse, pour l’impression de ces Listes d’avis.




Nous voici arrivés en 1716, à l’essai de Dugone, l’inventeur prétendu des petites affiches. On vient de voir quel chemin elles avaient déjà fait. Dugone inventa cependant quelque chose, c’est le titre sous lequel l’usage s’est établi de désigner ces sortes de feuilles ; il intitula son recueil : Affiches de Paris, des provinces et des pays étrangers. Et ici le mot Affiches est employé dans son sens propre. L’idée de Dugone, en effet, était quelque peu différente de celle de ses prédécesseurs ; elle avait un caractère moins prononcé de spéculation, ou, si l’on veut, c’était une spéculation d’un autre genre. Ce qu’il se proposait, c’était bien réellement la reproduction, la distribution en feuilles volantes, la rédaction en volumes, des affiches apposées dans les rues : « Par là, dit-il, on pourra lire commodément dans son cabinet des placards dont on ne saurait voir que partie dans les rues, ou qu’on n’affiche que dans les provinces et dans les pays étrangers, et la postérité trouvera peut-être dans ce recueil beaucoup de choses dont elle sera bien aise d’être instruite. » Il va d’ailleurs nous exposer lui-même son projet :

Projet pour donner au public les affiches de Paris, des provinces et des pays étrangers.

Le nombre des affiches qu’on voit à Paris est surprenant. La diversité de leurs sujets ne l’est pas moins. Il y en a pour l’intérêt du public, aussi bien que pour l’intérêt des particuliers. Combien n’affiche-t-on pas d’édits, d’ordonnances, de déclarations du roi, d’arrêts du conseil, du parlement et des autres cours supérieures ?

Combien d’ordonnances de police, de sentences des requêtes de l’Hôtel et du Palais, du Châtelet, de la Chambre du domaine ou de la Prévôté de l’hôtel, pareillement affichées ?

Combien de monitoires et de réagraves ? combien de livres et de thèses ? combien de programmes des professeurs publics ou particuliers ? combien d’assemblées de dévotion ou d’érudition ? combien de ventes publiques de meubles, de bibliothèques, de cabinets, de tableaux, d’estampes, de joyaux et d’autres curiosités ? combien de découvertes et d’inventions de mécanique, ou de raretés dignes de la curiosité des honnêtes gens, qu’on propose de la même manière à la connaissance du public et des particuliers ?

Nous avons vu plus d’un ambassadeur en France qui, après avoir pris le soin de se faire chercher un exemplaire de tout ce qu’on posait d’affiches à Paris, s’avisaient de les emporter chez eux, comme le monument le plus sensible de la grandeur de cette capitale du royaume.

Quoi qu’il en soit, la vue de ceux qui font poser ces affiches est qu’on les lise. Et c’est pourtant ce que ne font pas bien des gens. La bienséance ne permet pas à toutes sortes de personnes de s’amuser au coin des rues, pour y voir tout ce que leur présentent ces sortes de placards. Les personnes qui vont en carrosse ne sauraient guère s’y arrêter. Un magistrat ou d’autres personnes en robe, des ecclésiastiques d’un certain rang et bien d’autres d’un certain étage, ne seraient pas bien aises qu’on les vit grossir la foule de ces gens qu’une nouvelle affiche assemble ordinairement.

Cependant combien de personnes, de toutes sortes d’états, ont intérêt de savoir ce que portent la plupart des affiches ? Et combien de personnes de qualité sont obligées d’envoyer leur laquais pour en être instruites ?

Ainsi, trouver le moyen de faciliter cette lecture ne ferait pas seulement plaisir à ceux qui font la dépense de ces sortes d’affiches, mais encore à ceux qui ont quelque raison de vouloir être avertis de ce qu’elles contiennent.

Et ce moyen n’est pas bien difficile : il n’y aurait qu’à donner par semaine, par quinzaine ou par mois, comme une espèce de gazette ou recueil où l’on mettrait tout ce qu’il y aurait eu d’affiches posées les jours précédents.

Cette sorte de recueil intéresserait plus de gens que la Gazette et que le Journal des Savants, et ne serait peut-être pas plus mal reçu que le mémoire qu’on voyait du Bureau d’adresse, au commencement du dernier règne, et que l’état qu’on y donne encore aujourd’hui des saisies réelles, ou plutôt des certifications des criées.

Il y a des monitoires et des réagraves qu’on ne s’arrête guère à lire et qu’il n’est pas toujours inutile de savoir.

Ce qui paraît de livres serait plus tôt su par ce recueil que par le Journal des Savants. Les auteurs mêmes de ce journal trouveraient leur compte à lire ce recueil. Il leur fournirait de quoi choisir, par le titre qu’ils y verraient de ces livres, ceux dont ils trouveraient à propos de faire l’extrait, et il leur donnerait occasion de prévenir la négligence des libraires ou des auteurs, qui ne leur envoyent pas toujours à temps les livres qui paraissent de nouveau.

Enfin on serait averti, sans sortir de chez soi, de tout ce que des étrangers ou des particuliers français font débiter à Paris.

On saurait par là les assemblées de dévotion et les inventaires considérables.

En un mot, il y aurait peu de gens à qui ce recueil fût indifférent. Il procurerait l’avantage de pouvoir lire commodément, dans son cabinet, des choses dont on ne saurait jamais lire dans les rues qu’une très-petite partie.

Ce ne serait pourtant pas seulement une bonne chose pour les gens qui sont à Paris ; ce ne serait pas non plus une chose inutile aux provinces, ni peut-être aux pays étrangers : il y en a peu où l’on n’ait quelque curiosité de savoir ce qui se passe dans cette grande ville.

Enfin, si ces recueils passaient à la postérité, comme il y a lieu de le croire, ils conserveraient la mémoire de bien des choses dont elle serait bien aise d’être instruite. Elle y verrait le nom des professeurs, qu’elle ne trouvera pas toujours ailleurs. Elle saurait par les affiches des livres quels sujets auraient plus exercé les esprits dans un temps que dans un autre ; et par les affiches de la comédie quelles pièces de théâtre auraient été le plus fréquemment représentées, quelles de ces pièces auraient été plus longtemps du goût du public ; au lieu que nous avons eu bien de la peine à trouver jusqu’à quel temps les pièces d’Euripide et de Sophocle, de Plaute et de Térence, occupèrent le théâtre d’Athènes et de l’ancienne Rome.

Combien de choses de l’antiquité n’avons-nous pas tirées, depuis le renouvellement des lettres, de tant d’inscriptions, de tant de monuments et d’écrits bien moins considérables que le recueil qu’on propose ici.

L’on peut donc se flatter, comme on a déjà dit, que Paris, les provinces, les pays étrangers et la postérité même pourraient profiter de ce projet.

Dugone exprime ensuite l’espoir qu’il arrivera dans les pays étrangers à l’égard des Affiches ce qui y est arrivé à l’égard du Journal des Savants, dont l’idée a été si bien reçue par les étrangers qu’il n’y avait point d’état considérable chez nos voisins où l’on ne fît, et souvent dans plus d’une de leurs villes, quelque pareil ouvrage. Dans cet espoir, il propose de réduire les Affiches à certains chefs, et indique l’ordre que l’on pourrait suivre dans leur classement, afin qu’il y eût une espèce d’uniformité entre les différents recueils. Ainsi le 1er article serait consacré à ce qui concerne la société chrétienne, le 2e à ce qui fait loi en France, le 3e à ce qui vient de la justice séculière ou ecclésiastique, le 4e aux sciences et aux lettres, le 5e aux ventes d’offices, de terres, de maisons, de meubles, etc. ; le 6e aux spectacles, le 7e aux choses perdues, le 8e à tout ce qu’on propose de nouveau en fait de remèdes ou d’inventions de mécanique, le 9e aux finances, c’est-à-dire aux affiches concernant les fermes générales, les sous-fermes, etc. ; enfin dans un 10e et dernier article viendraient se ranger les affiches des choses qu’on ne peut pas prévoir, ou les affiches qu’on ne peut pas réduire à certains chefs généraux, ni par conséquent classer dans les articles précédents.

Après tout, dit-il en terminant, une table générale réduite à ces dix articles, et donnée à la fin du dernier recueil de chaque année, aurait son agrément, et peut-être son utilité. Bien des gens seraient bien aises de trouver ainsi le catalogue de tout ce qu’on aurait cru devoir afficher le long de l’année. Et la conférence de ce qu’il y en aurait de plus ou de moins en chaque genre une année que l’autre ferait peut-être mieux connaître que des choses plus importantes la continuation ou le changement de goûts et de mœurs, et donnerait lieu à des réflexions qui, pour n’être pas aussi utiles que les réflexions qu’on fait de temps en temps en Angleterre sur les listes qu’on publie à Londres, toutes les semaines, du nombre des gens qui meurent et des enfants qui naissent, ne laisseraient pas d’avoir leur bon.

On voit que le projet de Dugone différait sensiblement de ce qui avait été fait jusque-là et de ce qui fut fait depuis, et nous n’avons pas besoin d’insister sur l’importance qu’aurait eue un pareil recueil, s’il avait pu être continué jusqu’à nos jours. Quelles pages curieuses, en effet, quelles pages éloquentes, que les murs de Paris seulement[21] ! Malheureusement Dugone n’alla pas au-delà de neuf numéros ; du moins est-ce tout ce que contient le petit volume rarissime que j’ai eu entre les mains, et dont je devais la communication à mon ami Ch. Leblanc, le curieux auteur du Manuel de l’amateur d’estampes. Le 1er no avait été publié le 20 février, in-4o, en trois feuilles, à peu près comme la Gazette ; « mais nombre de gens de lettres et bien d’autres personnes intelligentes en fait de livres et d’imprimerie ont cru que le public s’accommoderait mieux d’avoir ces cahiers en forme de petits livres ou de brochures. Leur raison est que ce volume est plus portatif et plus propre à être conservé, parce qu’on le donnera couvert d’un papier sans le rogner pourtant, afin que ceux qui voudront l’avoir l’aient en état d’en faire relier plusieurs ensemble, ou de trois mois en trois mois, ou de six en six, ou peut-être à la fin de l’année. Le libraire s’est laissé aller à l’avis de gens qu’il croit plus sages que lui, et il redonne dans ce volume ce qu’il avait déjà donné in-4o. » — Le no 9 est du 7 juillet.


Pour qu’on ait une idée de l’intérêt de ce recueil vraiment curieux, nous en analyserons quelques articles. Ainsi nous avons remarqué :

Une ordonnance du roi du 5 février 1716, par laquelle il est accordé à l’Hôtel-Dieu de Paris, « pour le bâtiment des nouvelles salles et pour la subsistance des malades, un neuvième par augmentation des sommes que l’on recevait jusque-là et que l’on recevrait à l’avenir pour les places et entrées aux Opéra, Comédies et autres spectacles publics qui se jouaient à Paris par la permission de Sa Majesté, sans aucun retranchement ni diminution sous prétexte de frais ou autrement. Et l’on commença en effet le 10 février à prendre à la Comédie 20 sols aux places où l’on en prenait 18, 40 à celles où l’on en prenait 36, et 4 liv. où l’on prenait 3 liv. 12 sols ; ainsi à proportion tant à la Comédie qu’aux autres spectacles publics. »

Une autre concernant la prohibition des port, usage et commerce des toiles peintes, étoffes des Indes et autres marchandises de contrebande.

Un autre, du 25 avril, portant établissement d’un bureau pour recevoir les avis qu’on voudra donner pour le bien de l’État.

Un arrêt du Conseil, du 23 décembre 1715, par lequel « il est défendu aux troupes de danseurs de corde et sauteurs des foires de Saint-Germain et de Saint-Laurent de Paris de joindre à leurs divertissements aucunes représentations de scènes comiques, ou autres, en quelque manière et sous quelque prétexte que ce puisse être, à peine de mille livres d’amende pour chaque contravention, applicables à l’Hôpital général de Paris. »

Une ordonnance du lieutenant-général de police, « signifiée à la communauté des maîtresses bouquetières, à ce que les jurées de la communauté veillent de leur part à son exécution, à peine d’en répondre en leur propre et privé nom », laquelle ordonnance défend aux dites bouquetières de vendre des barbeaux, « sur ce que depuis quelques années elles se sont fait un usage de vendre des fleurs appelées barbeaux, qui croissent dans les blés, et dont elles font des bouquets, et que cet usage a donné lieu à plusieurs particuliers, tant hommes que femmes et enfants, des faubourgs et des environs de la ville de Paris, de cueillir ces fleurs, et d’aller pour cela dans les blés circonvoisins, où ils causent un dommage considérable… »

Une ordonnance du prévôt des marchands pour la police des bains sur la rivière, « sur ce qu’il a été remontré par le procureur du roi et de la ville que, dans le temps de l’été, plusieurs personnes de l’un et de l’autre sexe étant obligées de prendre le bain dans la rivière, faute par ceux qui fournissent les bateaux pour ces bains d’éloigner ceux des hommes d’une distance suffisante des bains des femmes pour empêcher qu’il n’y ait aucune communication des uns avec les autres, il a eu avis que des hommes sans pudeur ni respect, par un esprit de déréglement, entrent nus dans les bains des femmes, et les contraignent ainsi d’abandonner le bain et de se retirer en confusion ; et qu’un grand nombre de fainéants, vagabonds et gens sans aveu, et autres, passent la plus grande partie des jours sur le sable au bas du Pont-Neuf et sur les autres graviers de la rivière, même sur les bords, où ils jouent et se promènent nus, et se présentent en cet état aux femmes qui vont pour entrer dans les bains, et aux blanchisseuses qui travaillent dans les bateaux à laver lessives, leur tiennent des discours dissolus et contre l’honnêteté, ce qui ôte aux unes la liberté d’approcher des bains et empêche les autres de travailler, cause un très-grand scandale et est contraire aux ordonnances et règlements… »

Les affiches des cours publics y figurent avec tout leur ancien apparat :

Programme pour le Collége royal.

Deo volente, Regium Collegium, quod, conquisitis undique viris doctrinœ laude florentibus, velut amplum omnis sapientiœ promptuarium, Franciscus I, litterarum parens, instituit, cœteri deinceps reges nunquam intermissâ liberalitate foverunt, post ferias pascales solita munia repetet hoc ordine.

Suit le programme des leçons des dix-neuf Lectores et Professores regii ; les titres de ces honorables savants sont énumérés tout au long, mais nous nous bornerons aux noms et aux qualifications les plus saillantes :

Sacrarum hebraicarumque litterarum, J. B. Sarasin et Jacobus Pinssonat.

'Grœcarum litterarum, Joannes Boivin, custos Bibliothecœ regiœ, et Guillelmus Massieu.

Scientiarum mathematicarum, Philippus de La Hire, professerum regiorum decanus, et Josephus Sauveur, Philippo V, Hispaniarum regi, et serenissimis Franciœ principibus ad mathematicas disciplinas instituendis, et iis qui ad muniendas urbes aspirant examinandis, prœpositus.

Grœcœ et latinœ philosophiœ, Petrus Varignon et Michaël Morus.

Latinœ eloquentiœ, Joannes Baptista Couture, lectorum regiorum έπίσχσπσς et Carolus Rollin, antiquus Academiœ parisiensis rector.

Medicinœ, chirurgiœ, pharmaciœ et botanices, Germanus Preaux, Nicolaus Andry, Stephanus Franciscus Geoffroy, et Petrus Joannes Burette, Regis consiliarius et medicus, doctor et regens in saluberrimâ Facultate Parisiensi.

Linguœ arabicœ, J. B. Defiennes, linguarum orientalium interpres regius, quam auditores postulavere regis Boucqtoumour Essaadi historiam perget interpretari ; et Stephanus Fourmont.

Juris canonici, Petrus Le Merre, et Claudius Carolus Capon, in senatu parisiensi patronus.

Linguœ syriacœ, Nicolaus Henrion, consultissimœ Jurium Facultati parisiensi doctor aggregatus.

Démonstrations anatomiques au Jardin royal.

Imperante Ludovico XV, rega christianissimo, sub auspiciis domini Guidonis Crescentii Fagon, regi defuncto a sanctioribus consiliis, medici primarii et Horti regii parisiensis supremi moderatoris. Josephus du Verney, regiœ scientiarum Academiœ socius, consiliarius et medicus regis ordinarius, necnon in Horte regio anatomes et chirurgiœ professor, quidquid à se de corporis humani fabricâ functionibusque, tum accuratis crebrisque dissectionibus, tum assiduis variisque observationibus exploratum, quâ maximâ poterit sedulitate, in cadavere muliebri publice demonstrabit. Utetur manu et industriâ Rol. Pauli Arnaud, chirurgi parisiensis peritissimi, qui singulas corporis partes oculis subjiciet

De par le roi. Défenses d’entrer dans le jardin et dans l’amphithéâtre avec épées et bâtons.

On y trouve aussi des annonces de cours particuliers : ainsi nous voyons que près le Palais, rue S.-Louis, à la Croix-d’Or, au 3e étage, on apprenait le latin, le grec, l’allemand, la philosophie et le droit, chacun en huit mois ; la géographie, chronologie, histoire, blason, géométrie, fortifications, arpentage, cadrans solaires, l’orthographe, chacun dans un mois.

Dans les annonces de livres, je remarque un Nouveau livre de rébus ou logogryphes, dédié à S. A. Madame la duchesse de Berry ; et la Promenade de Gentilly, la Fable du rossignol et de la linotte, et son application ; avec une imitation comique sur le Carnaval de quelques endroits de la tragédie du Cid…

Les annonces des Remèdes sont très-fréquentes et non moins pompeuses que celles des charlatans du XIXe siècle ; nous remarquons, entre autres, un « esprit de simples pour fortifier les vaisseaux et rétablir la virilité offensée, et propre pour la génération.»

Parmi les Inventions de Méchanique, nous nous bornerons à signaler l’orgue du sieur de Lépine, ingénieur et machiniste de Sa Majesté, lequel orgue jouait seul les quatre parties de plusieurs pièces des opéras de Lully, changeait, quand on le souhaitait, d’orgue en flûte, et de flûte en orgue, reprenait dans tous les entr’actes de l’opéra, etc., etc.

Entre autres avis divers, nous apprenons qu’on faisait partir réglément tous les jours, à 5 heures 1/2 du matin, de la rue Contrescarpe, au bout de la rue Dauphine, des carrosses pour aller à Orléans en deux jours et revenir à Paris de même, lesquels conduisaient toutes sortes de personnes, hardes et bagages, or et argent.



Boudet n’inventa donc rien quand il entreprit, en 1745, la publication de ses Affiches de Paris, avis divers, etc. ; seulement, aux matières qui faisaient l’objet des feuilles précédentes il ajouta quelques nouvelles rubriques : ventes ou inventaires, billets d’enterrement, cours des changes et effets commerçables. Mais ce qui fit surtout remarquer la nouvelle feuille, ce fut son format étrange : c’est un in-8o oblong, qui présente absolument la forme d’une colonne d’un de nos grands journaux ; les rubriques sont placées en manchettes. Elle paraissait deux fois par semaine, le lundi et le jeudi, et coûtait 24 livres.

Suivant Barbier, les Affiches de Boudet auraient duré du lundi 22 février 1745 au lundi 3 mai 1751, et formeraient 7 vol. ; l’exemplaire que nous avons eu entre les mains ne commençait qu’au 3 janvier 1746. Quoi qu’il en soit, il paraît que la spéculation était bonne, car elle excita de hautes convoitises. Lebas de Courmont, fermier général, étant devenu, avec un chevalier de Meslé ou Meslay, propriétaire de la Gazette de France, qu’il avait achetée de l’abbé Aunillon, revendiqua les Affiches comme une émanation de son privilége, et Boudet, qui ne les publiait qu’en vertu d’une permission tacite, fut contraint de les céder.

Cela du moins résulte, pour le fond sinon pour les détails, d’une note manuscrite que nous avons trouvée annexée à un des volumes de la Bibliothèque impériale, et qui nous a paru assez intéressante pour que nous la reproduisions.

Dès 1702, et peut-être avant, on voit que le plan des Petites Affiches était en activité, et qu’il avait été abandonné depuis.

Vers 1747 à 1750 deux particuliers se sont donnés comme auteurs de ces annonces.

Le sieur Antoine Boudet, libraire imprimeur de Paris, les avait reproduites dans le public sous un format nouveau, et elles prenaient faveur en raison de leur utilité.

Le chevalier de Meslé prétendait en avoir conçu le projet, et l’avoir présenté au ministre de Paris, dans les bureaux duquel l’affaire avait langui pendant quelques années. Le chevalier de Meslé avait servi et fait les campagnes de Bohême sous le maréchal de Belle-Isle. Ce militaire, homme d’esprit, parlant bien, noble et généreux dans ses procédés, bon officier, prétendait à des récompenses et à des dédommagements du sacrifice de sa fortune. Le privilége qu’il demandait était un moyen de le satisfaire sans qu’il en coûtât à l’État, et il fondait avec raison les espérances de son bien-être et de celui de sa famille sur l’exécution de son projet.

Les Affiches entre les mains du sieur Boudet réveillèrent ses sollicitations auprès des ministres ; il démontra qu’il n’aurait pas dû être prévenu, et obtint enfin un privilége général aussi étendu que celui accordé dans le siècle dernier à Renaudot. L’Affiche de Paris, celle projetée pour la province, et la Gazette de France, étaient comprises dans ce privilége.

M. de Meslé donna la rédaction de la Gazette à M. de Querlon, puis aussi les Affiches de province, qui seront toujours recherchées par les amateurs de la bonne et saine littérature. M. l’abbé Aubert, bien connu par ses talents, fut chargé de l’Affiche de Paris, imprimée, dès l’époque de sa publicité, de format in-8o, et il était difficile de faire un meilleur choix.

Après plusieurs années de succès de ces papiers périodiques, très-utiles pour le propriétaire, il vendit son privilége à M. Le Bas de Courmont, fermier-général, et appuyé de la faveur de la maison de Noailles[22].

Les rédacteurs furent continués dans leurs travaux, M. de Querlon jusqu’à sa retraite chez M. de Baujon, M. l’abbé Aubert jusqu’après la mort de M. de Courmont et de M. le duc de la Vrillière.

Les changements étant alors fréquents dans le ministère, la famille de Courmont, dénuée d’ailleurs de son protecteur, M. de la Vrillière, et lasse de bien des difficultés qu’on suscitait dans les bureaux, ayant joui paisiblement pendant bien des années d’un gros revenu, transigea avec une compagnie qui se présentait et qui était portée en raison des sacrifices qu’elle consentait à faire. Enfin on envisageait les priviléges comme contrats qui devaient avoir force mutations et devenir utiles à plusieurs. Les opinions se montaient grandement aux innovations ; l’amour de l’argent devenait l’idole du jour : les Affiches furent mises sous la dépendance du ministre des affaires étrangères, M. de Vergennes, qui, établissant une forte redevance sur tous les papiers périodiques, voulait s’en faire un fonds de pensions à distribuer aux gens de lettres, etc.

À l’égard d’Antoine Boudet, qui avait succombé dans sa courte possession sous le crédit des amis du chevalier de Meslé, il s’en consola, ayant un fonds de philosophie et de courage, et s’occupa d’autres entreprises. Il avait de la littérature ; mais il était singulier dans sa mise, dans sa manière de vivre, dans ses goûts, et bizarre très-souvent par l’austérité de ses mœurs. Ce n’est pas tout : il était dévot à la manière des Espagnols, chez lesquels il avait fait quelques voyages, et homme de parti. Sans avoir eu de démêlés avec les Jésuites, il était devenu l’ennemi de ce savant corps, et, dès les approches de leur destruction, il fut le correspondant le plus zélé de ceux qui les attaquèrent en France, en Espagne et en Portugal ; il publia tous les libelles contre eux, quoique son commerce ne dût pas l’assujettir à un tel ordre de petits ouvrages. Il est parvenu à un âge avancé, après s’être marié, à plus de 60 ans, avec une jeune personne fort aimable : dernière singularité, qui frappa sa famille et tous ceux dont il était connu, sans les surprendre.


Nous avons peu de chose à ajouter à cette note. Nous croyons cependant devoir insister sur cette division des Affiches en deux feuilles distinctes parce qu’elle est de nature à jeter de l’incertitude et de la confusion dans les recherches.

Les dépossesseurs de Boudet se contentèrent d’abord de continuer purement sa publication, en en changeant le format, néanmoins, et en en transportant le siége au Bureau d’adresse et de rencontre, rue Baillette, vis-à-vis l’hôtel de la Monnaie. Mais dès l’année suivante, 1750, ils la scindèrent, et publièrent une feuille pour la province et une pour Paris. Dans l’usage, on désigna la première sous le nom de l’Affiche de province, et l’autre sous celui de l’Affiche de Paris ou les Petites Affiches. Du reste, et c’est là ce qui pourrait induire en erreur, rien dans le titre n’indique cette division ; il est le même pour les deux feuilles : Annonces, affiches et avis divers ; mais le format est différent : l’Affiche de Paris, celle rédigée par l’abbé Aubert, est un in-8o plein ; l’Affiche de province, rédigée par Querlon, est in-4o à 2 colonnes. Celle-ci était hebdomadaire, et l’autre paraissait deux fois par semaine. Elles coûtaient, la première 24 et 30 liv., la deuxième 7 liv. 10 sols. En 1778, l’Affiche de Paris ajouta à son titre : ou Journal général de France. L’Affiche de province adopta également ce sous-titre en 1784, en même temps qu’elle triplait sa périodicité ; mais dès 1761, son titre était devenu, par interversion : Affiches, annonces et avis divers. En 1785, l’abbé de Fontenai, qui avait succédé à Meusnier de Querlon depuis 1779, lui donna le nom de Journal général de France, et en fit au moment de la Révolution un journal politique quotidien. Interrompu depuis le 10 août 1792, le Journal général de France fut repris le 1er vendémiaire an V, et publia comme annexe des Petites affiches, annonces et avis divers.

Mais les véritables Petites Affiches, c’était la feuille de l’abbé Aubert, qui persista jusqu’en 1811 dans sa forme et sa spécialité, mais en prenant des accroissements successifs qui en avaient de beaucoup augmenté l’importance. Composée seulement de 8 pages dans l’origine, elle avait été d’abord augmentée de 4, puis de 8, au moyen de suppléments. À partir de janvier 1777, chaque numéro fut composé régulièrement de 16 pages. C’était un premier effet de la concurrence : le Journal de Paris venait d’être créé, et menaçait les Petites Affiches d’une rivalité dangereuse. Pour lui tenir tête, les propriétaires de cette dernière feuille imaginèrent d’y annexer une feuille littéraire, paraissant, comme les Petites Affiches, deux fois par semaine, mais à des jours différents, en un cahier de 16 pages également, et coûtant le même prix. Cette annexe, sous le nom d’Avis divers, commence avec l’année 1777 ; elle contenait « toute sorte d’avis instructifs concernant l’agriculture, le commerce, les sciences et les arts. » On pouvait s’y abonner séparément.

Le 22 décembre 1778, les deux feuilles furent réunies en une seule, et à partir de ce jour les Petites Affiches parurent tous les jours, en un cahier de 8 pages. Le prix en fut porté à 30 livres pour Paris, et 37 liv. 10 sous pour la province.

L’Affiche de province, en bonne sœur, annonça ainsi cette transformation de l’Affiche de Paris, qui fut d’ailleurs l’objet d’un prospectus pompeux, où l’on remontait à l’origine des affiches, « dont on avait puisé l’idée dans un passage des Essais de Montaigne, si bien qu’aucun ouvrage périodique, quel qu’il fût, ne pouvait faire preuve d’une ancienneté aussi respectable »[23].

La célérité avec laquelle le public désire aujourd’hui d’être servi pour être instruit des différents objets indiqués dans la feuille des Annonces, affiches et avis divers pour Paris, la nécessité même de publier ces objets le plus tôt qu’il est possible, ont excité le zèle d’une nouvelle compagnie, propriétaire du privilége de cette feuille, pour la faire paraître tous les jours, en huit pages in-8o. On a ajouté à son titre celui de Journal général de France, qu’elle a eu dans l’origine, et qui renferme tous les articles compris, selon les lettres patentes expédiées à ce sujet il y a près de trente ans, sous la dénomination d’Avis instructifs concernant le commerce, l’agriculture, les sciences, les arts, et donnant la connaissance des découvertes relatives à ces divers objets. Cette feuille, rédigée selon le nouveau plan adopté par le ministère, doit renfermer les observations météorologiques les plus importantes ; les prix arrêtés par la police pour certaines denrées ; toutes les représentations, jour par jour, des spectacles, même de ceux des boulevards ; le tirage des loteries, aussi par jour ; les paiements à l’Hôtel de ville, ainsi que le cours des effets commerçantes et des changes de la veille. « Il est aisé de sentir, est-il dit dans le prospectus, de quel avantage inestimable sera la célérité d’un tel service, pour les particuliers qui voudront acheter, comme pour ceux qui voudront vendre ; pour les personnes qui auront de l’argent à placer, comme pour celles qui auront un emprunt à faire ; pour quiconque aura une place d’intendant, de secrétaire, de précepteur ou de valet de chambre à donner, comme pour tout sujet qui se trouvera dans le cas d’en chercher une ; en un mot, pour les différentes classes de citoyens, tant grands que petits… On y fera mention de l’arrivée et du départ des vaisseaux français et étrangers, des armements, des prises, des accidents de mer, etc. Tout ce qui arrivera d’intéressant et de curieux, tant dans la capitale que dans les principales villes du royaume, y sera consigne régulièrement. Ces objets deviendront aussi plus piquants étant présentés tous les jours, parce qu’ils seront tous de fraîche date, et que le public en aura par cette voie les prémices. On croit pouvoir espérer à cet égard de puissants secours, même pour les objets sur lesquels l’administration jugera utile de satisfaire promptement la curiosité des citoyens. La publication des annonces, avis, instructions, notices, pièces détachées, et autres bulletins quelconques qu’on voudra y faire insérer, suivra d’aussi près qu’il sera possible leur enregistrement au bureau des Affiches, où l’on continuera à les recevoir gratuitement, pourvu qu’ils soient signés d’une personne connue.


On ajoutait enfin que chaque feuille, loin d’offrir beaucoup de remplissage, comme le Journal de Paris, présenterait de quoi satisfaire l’intérêt, la curiosité et le goût des lecteurs.

Telles étaient les promesses de la nouvelle compagnie qui avait traité du privilége des Petites Affiches, et ces promesses furent assez bien tenues, grâce à l’habile critique qui était chargé de leur rédaction. L’abbé Aubert, par ses articles pleins de malice, de goût et d’érudition, fit pendant vingt ans la fortune de cette feuille, dont la destinée semblait si étrangère aux lettres. Aujourd’hui ces brillants feuilletons qui valurent à leur auteur tant de célébrité et d’injures sont tombés dans un injuste oubli ; ils mériteraient autant d’être recueillis que ceux de Geoffroy, de Dussault, etc., et seraient fort utiles pour l’histoire littéraire du règne de Louis  XVI.

Cependant la littérature n’occupait dans les Petites Affiches qu’une place assez étroite et mal définie ; l’Affiche de province était, et cela depuis son origine, plus foncièrement littéraire ; les annonces n’y formaient qu’un accessoire presque insignifiant. À la fin de 1783, ses propriétaires, pour mieux soutenir encore la lutte contre le Journal de Paris, décidèrent qu’elle paraîtrait trois fois par semaine, et que, comme elle n’était pas astreinte aux mêmes détails minutieux et journaliers que l’Affiche de Paris, elle embrasserait avec plus d’étendue les matières de goût, de littérature et des sciences ; qu’elle comprendrait en outre les matières traitées jusque-là dans la Gazette et le Journal d’agriculture, commerce, arts et finances, qui lui avaient été réunis.

Le journal de Querlon est assurément le recueil le plus intéressant pour la bibliographie et l’histoire littéraire de la dernière moitié du XVIIIe siècle. Tous les livres nouveaux, non seulement y étaient annoncés, mais étaient l’objet de notices exactes, et d’une telle précision dans leur brièveté qu’elles font parfaitement connaître le fond, la substance, et même la forme de chaque ouvrage. Une rare qualité encore de ces analyses, c’est leur impartialité ; c’est là surtout ce qui distinguait cette petite feuille, « dont tout le mérite peut-être, dit Querlon lui-même, — et les contemporains ont généralement confirmé son témoignage, — est d’être vraie, autant qu’il était en l’auteur d’être instruit ; d’où la passion du moins est bannie, puisqu’il est aisé de voir, comme l’abbé d’Olivet disait l’avoir remarqué, que l’auteur n’a ni amis ni ennemis ; sans partialité surtout ; où, par conséquent, aucune secte, aucune cabale, aucun parti, nulle espèce de liaison d’habitude ou de société, pas même quelque conformité dans la manière de penser, n’influent de quelque façon que ce soit ; ce qu’il est aisé de prouver par la retraite dans laquelle l’auteur a vécu de tout temps. »

Le premier numéro de chaque année commence par un avertissement ou discours préliminaire, où Querlon tantôt trace le tableau du mouvement intellectuel de l’année précédente, tantôt traite quelque question littéraire, et quelquefois donne des explications sur son recueil ; voici celui de 1759 :

Novita, Varieta, Prestezza : voilà depuis cinq années les caractères de notre feuille, et c’est par conséquent la devise que nous sommes en droit d’adopter. Si le public est accablé de tant d’écrits périodiques qui se multiplient tous les jours, le nôtre a du moins l’avantage de ne fatiguer ni l’attention, ni la bourse. C’est le moins cher de tous, le plus court, le plus tôt lu, le plus tôt oublié peut-être, et peut-être encore un de ceux qui demandent le plus de soin : car, pour entretenir un instant le public toutes les semaines, il faut s’y être préparé quelquefois pendant plusieurs jours, et l’on n’obtient pas sans travail cette précision rigoureuse, cette manière concise et serrée qu’exige la nature de notre feuille. Aucun de nos lecteurs n’ignore comment cette feuille est devenue peu à peu presque entièrement littéraire ; il est question de savoir si elle y a gagné ou perdu. Si nous nous réglons sur les témoignages qui nous viennent de temps en temps de la part de nos abonnés, tout nous autorise à penser qu’elle est actuellement sous la forme la plus propre à remplir notre but, qui est d’instruire et d’amuser. En effet, de tous les objets différents qu’elle embrasse aujourd’hui, comme autrefois, et dont l’uniformité seule est bannie, il paraît que la connaissance des livres n’est pas celui qui plaît le moins. Cependant, nous le répétons encore, nous ne prétendons point élever cette feuille au rang des journaux : elle n’en est que l’avant-coureur. Ce nom la définit très-bien, et lui conviendrait uniquement si elle n’était mêlée d’autres matières. Mais elle est faite de façon qu’elle peut tenir lieu des journaux à ceux qui ne les liraient point quand elle ne subsisterait pas, tandis qu’elle peut en exciter d’autres à les consulter pour avoir des mêmes ouvrages dont nous donnons une idée légère des notions plus étendues, plus profondes et mieux digérées. Ainsi, à ne considérer notre feuille que par la partie littéraire, voilà un point d’utilité très-sensible. Et quel spectacle elle offre encore aux yeux d’un lecteur un peu philosophique ! L’Affiche peint en raccourci toutes les vicissitudes humaines. Le tableau de ces mutations perpétuelles que subissent et les biens et les charges dont nous annonçons la vente, en nous retraçant notre condition naturelle, cadre, à ce qu’il nous semble, assez bien avec celui des écrits modernes, qui se succèdent rapidement, qui se poussent comme les flots et les vagues, qui s’effacent et s’engloutissent de même. Qu’il est curieux de contempler cette fermentation de tous les esprits empressés à nous faire part de leurs conceptions, et cette espèce de contagion qui a gagné tous les états, tous les ordres ! On voit les livres, plus nombreux d’année en année, éclore abondamment en toute saison, comme l’herbe des prés croît au printemps, et avoir à peu près la même durée. Telle est toute la nature des choses : leur vie consiste à se reproduire ; sans reproduction point de mouvement ; sans mouvement, une inertie générale enchaînerait toute la matière. Mais, outre la vie productive, qui est commune à tous les esprits et plus ou moins active chez nous, il est une autre sorte de vie qui s’imprime à nos productions, et qui dépend purement d’autrui. C’est en les lisant qu’on vivifie nos ouvrages, il faut qu’ils soient lus pour être vivaces ; et que cette vie est courte encore ! Les livres, dont le poids surcharge la terre, sont dans les bibliothèques comme dans un tombeau ; ils y attendent que le besoin, ou simplement la curiosité, leur rende un souffle, un instant de vie, qui s’éteint dès qu’ils sont satisfaits. Changeons de point de vue : nous verrons dans la succession des livres la véritable métempsycose. Souvent l’âme et l’esprit d’un seul a passé dans une infinité d’autres, et sous mille formes différentes. Ici Platon se trouve en délire parmi les rêveries d’un sophiste qui l’a voulu distiller dans ses écrits ; là tout le bon sens de Montagne est dénaturé dans le verbiage d’un maussade et ennuyeux moraliste, etc., etc.

Truditur inde liber libro novitate placendus.

On ne se douterait pas que ce vers heureux est du vieux chancelier Gerson.


Querlon revient encore en 1771 sur ce côté philosophique des Affiches, tout en donnant le programme de l’Affiche de Paris.


Le père Castel, qui avait la tête si philosophique, trouvait de la physique partout, et jusque dans les comédies de Molière. Pour nous, qui, loin de nous élever jusqu’au vol de la philosophie, ne la suivons que terre à terre, en adorant la trace de ses pas, nous cherchons uniquement le moral, et nous le trouvons presque partout inséparable du physique. On a fait la philosophie, et même la physique de l’histoire ; pourquoi ne ferions-nous pas aussi la philosophie des Affiches  ? j’entends de celle de Paris, car l’Affiche de province, dont je suis chargé, quoiqu’un peu plus littéraire que l’autre, n’est pas, à beaucoup près, si philosophique. Analysons seulement la première.

Qu’y voit-on d’abord ? Les biens seigneuriaux, les biens en roture, les maisons et les terrains à vendre ou à louer ; les charges, les offices et les rentes à vendre, etc. Voilà des mutations sans nombre, et, pour peu qu’on ait de philosophie, on doit se représenter aussitôt le tourbillon moral du monde où l’on vit, dans un mouvement presque aussi rapide que tous ceux de Descartes. Les terres, les châteaux, les biens-fonds, les charges, sortent d’une famille pour entrer dans une autre. Et quel spectacle pour un philosophe que celui de ces possessions si mobiles, de cette succession continuelle qui substitue de nouveaux maîtres aux anciens, et sans cesse subroge de fait environ la moitié des hommes à l’autre ! On serait tenté de croire qu’il n’y a point de possessions réelles, et que tous les hommes, sans exception, sont tout au plus de simples usufruitiers : car, dans moins d’une génération, la plupart des biens ont changé de maîtres et sont souvent dénaturés. Les grandes terres et les grandes charges, qui font les titres de ces familles distinguées par le nom de maisons (que nous tenons des Romains), ne sont pas à l’abri de ces révolutions, par les mariages, les alliances, les morts, les échanges et les changements de fortune.

Viennent ensuite les ventes de meubles et d’effets, de garde-robes, d’équipages, etc., soit par décès, soit à l’amiable : sujet des mêmes réflexions. On voit encore ici combien sont courtes les jouissances humaines ; combien les dépouilles de l’opulence et du luxe passent promptement en d’autres mains, qui, dans quelques moments — que nous appelons des années, — en seront dépouillées à leur tour.

Il est curieux de considérer tous ces rapides passages, et l’on est forcé de penser comme ce derviche qui prenait le palais d’un sophi de Perse pour un caravansérail. Quiconque, à dater du renouvellement des Affiches de Paris, en 1751, ferait le dépouillement des terres, des maisons et des charges vendues, ou suivrait toutes leurs mutations, en trouverait qui depuis vingt ans ont changé au moins cinq ou six fois de possesseurs ou de titulaires.

L’article des ventes, si nécessaire et toujours intéressant pour tous les besoins ou les goûts qui se trouvent à satisfaire, est encore assez piquant pour un curieux, un philosophe, qui veut se procurer le spectacle de ces précieuses bagatelles, de ces inutilités somptueuses consacrées par le luxe et la vanité, surtout si, sans éprouver secrètement aucune sorte d’humiliation, il peut se dire de bonne foi : « Que de choses dont je puis me passer, dont la nature ni la fortune, ou mes seuls désirs, ne m’ont pas fait de tristes besoins ! »

Les annonces et avis divers, qui suivent les ventes, indiquent différents objets de commerce : ce qu’on a perdu, ce qu’on a trouvé, toutes les demandes particulières qui peuvent rapprocher les membres de la société par le lien de l’intérêt. Cet article est une heureuse idée de Montagne, que sa philosophie n’empêchait point, comme on voit, de s’occuper du bien public, mais utilement.

Suivent les enterrements, et ce petit nécrologe, indépendamment de son utilité dans l’ordre civil, avertit la société de ses pertes dans toutes les classes des citoyens ; et le philosophe qui calcule la durée de la vie humaine a sous les yeux, deux fois par semaine, l’inventaire de notre mortalité.

Quant au thermomètre des changes et des effets commerçables qui termine chaque feuille, c’est un autre objet de calculs et de spéculations, qui ne rassure pas toujours sur la solidité des biens que procure ce genre de commerce, et qui fait souvent bien des philosophes malgré eux.


Citons encore deux passages qui ont plus particulièrement trait à notre sujet.

Et cœnæ fercula nostræ
Malim convivis quam placuisse cocis.
(Martial.)


Pline l’historien avait observé, dès son temps, que la plupart des hommes se faisaient plus valoir par l’esprit des autres que par leur propre esprit : Ingenio plerique alieno magis commendantur quam suo. (Hist. nat., liv. 34, chap. 10.) Cette observation, qui, depuis les Romains, s’est vérifiée de plus en plus chez toutes les nations instruites, n’indique maintenant qu’un usage fort simple établi généralement partout : car ce ne sont pas seulement les compilateurs et les rapsodistes, si multipliés parmi nous, qui tirent toute leur existence des pensées d’autrui ; les traducteurs, les éditeurs, les commentateurs, les critiques même, les littérateurs, les bibliographes, enfin la nombreuse classe des hommes illustrés par l’esprit d’autrui, de ceux à qui leur propre esprit n’aurait jamais fait aucun nom, et dont la réputation tient à ce lustre d’emprunt, sont dans le cas de l’observation. Mais ce sont les journalistes et les écrivains qui remplissent le même objet, à quelque titre ou sous quelque forme que ce soit, que Pline semble ici désigner plus expressément, et comme s’il les avait devinés.

Ainsi la véritable devise de tous les écrivains de ce genre, de ceux qui écrivent sur ce qu’on écrit, qui font des livres sur les livres (suivant l’expression d’un Anglais, comme madame de Maintenon disait de l’Académie française qu’on y parlait sur la parole), c’est le mot de Pline. Il peut même aujourd’hui s’appliquer à plus des trois quarts et demi de ceux qui prétendent à la réputation d’esprit, en quelque sens qu’on le prenne ; et en attendant que les journalistes l’adoptent uniquement pour leur cri de guerre, nous nous en emparons pour cette feuille. Il est sans doute assez fâcheux que la réflexion de Pline diminue un peu l’importance qu’on s’efforce d’attacher aux journaux ; mais la petitesse de notre feuille la dérobe à cette humiliation.

Quand Photius, pour se rendre compte à lui-même, ainsi qu’à Taraise, son frère, des livres en tout genre qu’il avait lus, faisait les notices et les extraits qui composent sa Bibliothèque, il n’imaginait sûrement pas que ce travail dût jamais lui faire presque autant de réputation que son fameux schisme, et produire un jour cette foule de journaux dont il est le père. Il ne pensait à rien moins qu’à poser le modèle, puisqu’il dit simplement de chaque ouvrage : Je l’ai lu. Cependant, par tous ses extraits, on voit que personne ne lisait pour lui, qu’il lisait, en effet, lui-même, et qu’il est toujours plein du livre qui l’occupe ; en sorte qu’aucun journaliste ne pourrait aujourd’hui mieux faire. Or, comme alors les livres étaient rares ou d’une acquisition difficile, il fait souvent de très-longs extraits, suivant la nature de l’ouvrage.

On sait que c’est la Bibliothèque de Photius qui fit naître à l’auteur des premiers journaux publiés en France, M. de Sallo, l’idée de ce genre d’ouvrage qui met à contribution tous les autres. Mais notre premier journaliste, voyant la facilité qu’on avait de se procurer des livres depuis que l’imprimerie était inventée, n’avait garde de modeler ses extraits sur ceux de Photius. Son but n’était que d’indiquer les ouvrages, et de courtes notices où il s’attachait seulement à les caractériser suffisaient aux gens de lettres. L’abbé Gallois, successeur de Sallo, crut mieux remplir toute l’idée du Journal des Savants en allongeant considérablement ses extraits ; et le président Cousin, qui vint après lui, plus prolixe encore, y donna la majestueuse étendue qu’ils ont conservée dans ce journal et dans tous ceux qui l’ont suivi.

Le motif qui fait allonger ces extraits serait-il donc encore de tenir lieu des livres mêmes à ceux qui ne peuvent se les procurer aisément, ou de nous dispenser de les lire ? On voit, en tout cas, qu’ils produisent l’un ou l’autre effet pour beaucoup de personnes ; mais il y a deux inconvénients : 1o Ces extraits, quelque bien faits qu’ils puissent être, ne représentent pas toujours fort exactement certains ouvrages, dont il faut avoir vu l’ensemble, et souvent ce qui peut le moins être extrait, pour bien les connaître. On n’est donc pas toujours instruit autant qu’il faudrait l’être, même en lisant tous les journaux, qui diffèrent peu, si ce n’est par la forme, pour bien juger d’un ouvrage. 2o Ces journaux sont devenus eux-mêmes et deviennent de jour en jour si volumineux, qu’ils formeraient seuls une nombreuse bibliothèque, où l’on aurait toujours à désirer les ouvrages qu’il est intéressant d’avoir en nature. Si le but de ces longs extraits est de former le jugement des lecteurs, n’est-il pas à craindre pour nous que le journaliste, en voulant nous apprendre, en homme pratique, la manière de bien penser dans les ouvrages d’esprit et autres, ne nous donne que sa manière de penser, de voir, de juger ? Et qui nous garantira que c’est la meilleure ?

Je n’ai garde de m’élever contre la multitude des journaux. Plus il y a de concurrence et de choix dans le débit d’une denrée, plus on trouve à s’accommoder dans la foule. Le seul inconvénient qu’il y aurait dans leur trop grande multiplication ne regarde absolument que ceux qui, n’envisageant que le produit, en seraient volontiers les monopoleurs, puisque personne n’est contraint à les prendre. Qu’ils se nuisent réciproquement, qu’un journal s’élève à Paris sur les ruines d’un autre journal, qu’importe au public ? Que lui fait l’intérêt de quelques particuliers ?

Si l’art de se faire valoir par l’esprit des autres est déjà très-ancien, puisqu’il existait longtemps avant Pline, il faut convenir que les journalistes, les faiseurs de feuilles, etc., ont si bien affermi leur possession, qu’on ne s’avise plus de la contester, et qu’ils moissonnent partout. Nous n’examinerons point quels sont les grands fruits que les lettres tirent des journaux, ni si, depuis leur invention, il s’est formé par leur secours ou se forme encore de plus habiles gens. Il paraît que les connaissances sont au moins par là plus répandues. Si l’on objecte que plus les journaux semblent en faciliter l’accès, plus aussi le goût du travail a sensiblement diminué, comme on s’en aperçoit de reste au ton superficiel ou frivole de la littérature moderne, eh ! n’est-il pas bien commode et bien agréable de savoir tout, sans rien apprendre ; de pouvoir, avec peu de fond et beaucoup de montre ou de surface, figurer parmi les gens instruits ? Voilà le mérite particulier de notre âge ; on ne peut trop l’en féliciter. Tant que nous aurons des journaux et des dictionnaires portatifs, il n’y aura, dans aucun ordre, d’ignorance absolue ; tout le monde aura l’air d’être instruit, les gens de lettres fourmilleront, etc., etc.




Sur la Critique et sur les Critiques

Méchant métier que la critique et tout exercice d’esprit, où, renonçant à flatter les hommes, on cherche seulement à les éclairer sur la faiblesse ou sur les défauts de leurs productions, et à répandre quelques lumières sur les objets dont ils s’occupent ! Le plus grand malheur de la critique, c’est qu’elle est rarement utile aux écrivains qu’elle intéresse ; ce sont toujours ceux qui en profitent le moins, et la raison en est claire. L’amour-propre qu’elle a blessé ne sent que la piqûre de ses traits, et, tout occupé de ce qu’il croit son injure, il ne voit plus ni les fautes qu’on lui montre, ni le vrai qu’on lui fait apercevoir. Aussi toute critique, même la plus pure de passion, de personnalité, d’intérêt, change-t-elle à présent de nom, et sous le nom de satire est-elle devenue odieuse.

Cependant on se garde bien de s’élever directement contre l’utilité de la critique, qui ne pourrait plus faire une question que chez les Cosaques ou les Tartares, s’ils s’avisaient jamais d’écrire : on affecte, au contraire, d’en sentir la nécessité plus que personne ; on feint même de l’aimer pour le bien des lettres, pourvu qu’elle soit adoucie ou compensée par les louanges qu’on croit encore plus mériter. Mais, comme on aimerait beaucoup mieux qu’il n’existât point de critique, sous prétexte de prêcher la politesse aux littérateurs, on cherche à leur insinuer l’esprit de dissimulation, de flatterie et de fausseté, dont on a pris le caractère, comme si tous ces faux ménagements pour la sensibilité d’un homme que personne n’a forcé d’écrire pouvaient intéresser le public, à qui l’on doit la vérité.

Les gens de la haute littérature (car il s’est introduit, depuis quelque temps, dans certains bureaux d’esprit qui prétendent représenter pour la capitale, une orgueilleuse distinction dont nous ferons part à nos lecteurs), les hauts lettrés donc ou leurs suppôts, emploient maintenant, pour décrier la critique, un moyen mis en usage avant eux, mais qui n’a jamais si bien réussi : c’est de diffamer ceux qui l’exercent, et par des inquisitions aussi fausses qu’odieuses, par les personnalités les plus outrageantes qu’on se permet exclusivement, en parlant toujours de politesse littéraire, de les noircir publiquement, de les déchirer en toute occasion. On leur prodigue les noms de Zoïles ; on les compare aux Algériens qui vivent de destructions ou de rapts : comparaison que l’on prétend même avoir été adoptée par l’abbé Desfont. Nous n’avons connu ce critique qu’environ deux ans avant sa mort ; mais nous lui avons vu trop de bon sens pour croire cette absurde anecdote qu’un assez mince rapsodiste a répétée d’après les libelles. La comparaison, d’ailleurs, est très-fausse : car quels biens détruisent les critiques ? Quel est l’ouvrage exempt de défauts qu’ils aient attaqué pour le seul plaisir de le décréditer dans le public ? On serait fort embarrassé d’en citer un seul. Or, s’ils ne détruisent que le mal, c’est un bien pour la société. Ils vivent encore moins de rapt, puisque c’est uniquement le métier des compilateurs, des lexicographes, des compositeurs d’Esprits, d’Anas, de Porte-feuilles, d’Anecdotes, etc., qui tous sont de vrais Algériens.

Les critiques, gens isolés, et dès là, si ce n’est par caractère, au moins fort éloignés par état de toutes factions littéraires, sont encore accusés de cabale, et par qui ? Par les novateurs, par tous les chercheurs d’esprit, par ceux même qui, pour changer toute la face de la littérature, veulent nous donner pour des chefs-d’œuvre les écrits de quelques modernes, encore loin de la perfection des bons ouvrages du dernier siècle ; par les admirateurs des Perrault et les vrais Zoïles de l’auteur du Lutrin, de l’Art poétique ; enfin par une cabale réelle d’écrivains tous calqués les uns sur les autres, dont presque aucun n’a de caractère à soi, et parmi lesquels il en est qui, convaincus d’avoir semé des satires et des petits vers clandestins (même avant d’avoir su faire des vers), croient avoir fait tout oublier par l’excès de leurs flatteries.

Les critiques, si vilipendés dans leurs écrits récriminatoires, ne sont donc point, à beaucoup près, tels que ces messieurs les représentent. Ce sont, au contraire, de bons citoyens qui font, dans la république des lettres, une fonction utile à la société, puisqu’on peut les regarder comme les essayeurs de monnaies courantes : car, pour empêcher qu’il ne se glisse dans le commerce de méchant billon, des pièces fourrées, de faux or ou de l’argent à bas titre, ils font l’essai des espèces littéraires et les mettent au creuset du goût, des règles de la nature et de l’art. Est-ce leur faute si toutes ces espèces ne tiennent pas la coupelle ? Ces impitoyables critiques dont on réfute peu les censures, parce qu’il est plus aisé, plus court, de s’en tirer par une épigramme ou par des injures, sont, au demeurant, les meilleures gens du monde. Nous pouvons bien répondre au moins de ceux que nous sommes à portée de connaître : ne craignez point que ces gens-là aillent et viennent pour vous déchirer sourdement, ni qu’ils trament rien contre vous, soit pour vous fermer l’accès des grâces, soit pour vous noircir dans l’esprit de ceux qui vous pourraient être utiles ; ils n’en veulent qu’aux mauvais écrivains. Ceux principalement qui ont le courage de se détacher des emplois ou des dignités littéraires, qu’on n’obtient si souvent qu’à force d’intrigue, de souplesse, de basses manœuvres, sont incapables du moindre manége ; c’est l’affaire de ces hommes doux, froids, tranquilles et maîtres d’eux-mêmes, qui, toujours complaisants, flatteurs, amis de tout le monde, mais sans aimer personne, et faux par principes ou par complexion, s’emparent des sociétés, y dominent, et tournent à leur gré les esprits. Quelques-uns même de nos critiques sont de très-bon commerce, et l’on pourrait leur reprocher plusieurs excès d’indulgence. Si leur censure n’épargne point les coryphées de la littérature, c’est que toutes les fautes sont contagieuses, que tout tire à conséquence de leur part, et qu’enfin, s’il faut respecter Platon, la vérité doit être encore plus chère.

Ajoutons enfin que l’exemplaire de l’Affiche de Province appartenant à la Bibliothèque impériale contient de nombreux cartons, notes manuscrites et lettres autographes, qui offrent un intérêt facile à comprendre. On y trouve de curieuses révélations sur les susceptibilités, parfois bien étranges, de la censure, et aussi sur les démêlés que les rédacteurs avaient avec des imprimeurs timorés : celui de Querlon, notamment, poussait la prudence jusqu’à la peur et au ridicule.

Un exemple en fera juger.

Le n° 34, du 25 août, de l’année 1773, est, dans l’exemplaire de la Bibliothèque impériale, en double état. Le premier contient, sous le titre de Une pensée à la Sénèque, l’article que voici :

La nature et la société forment ensemble le plus grand spectacle qui puisse jamais remplir l’esprit. La nature produit tout, et les hommes qui composent la société usent et abusent de tout. Quelle richesse et quelle profusion dans cette bienfaisante nature ! Quel serait le bonheur des hommes, si l’avidité du plus petit nombre n’en privait la plus grande partie ! Il n’est plus possible de rechercher l’origine des possessions ; les plus légitimes ou les plus anciennes auraient peut-être bien de la peine à soutenir l’examen le moins rigoureux. Mais, sans tomber dans le cynisme, peut-on considérer de sang-froid l’inconcevable inégalité du partage qui s’est fait parmi les hommes dans l’état de société ? D’un côté toute la peine, tout le travail, toute la misère ; de l’autre toutes les aises de la vie, la mollesse, l’oisiveté, etc. Est-il donc deux espèces d’hommes ? La nature a-t-elle formé la portion la plus nombreuse pour les privations, et la plus petite pour les jouissances ? La nature ne donne rien pour rien ; la terre la plus fertile exige à peu près la même culture et presque autant de travail que celle qu’on défriche. Or, c’est ici l’affaire des hommes ; il faut bien qu’ils en soient chargés. Mais par quelle étrange politique ceux qui sont devenus les maîtres n’ont-ils établi leur bien-être que sur la misère réelle du plus grand nombre de ceux qui leur sont soumis ? [Comment en est-on venu jusqu’à penser même que l’homme le plus utile doit être en même temps le plus malheureux ; que celui qui cultive la terre et qui l’arrose de ses sueurs doit manger le plus mauvais pain, ou s’en passer quand l’exigera l’intérêt des monopoleurs ; que le vigneron, pour prix de ses travaux, ne doit point boire de vin, ou boire la lie de ses cuves ? Car ce rare secret, le fisc l’a trouvé dans tous les pays du monde, en s’attribuant tout le produit du travail de l’homme de campagne, en mettant tout le poids des impositions sur les subsistances de premier besoin, en les étendant jusqu’aux végétaux les plus vils. En vain la mer et les rivières nous offrent gratuitement une nourriture abondante qui ne coûte point de culture : pour qui sont-elles si libérales, si ce n’est encore pour un petit nombre d’hommes assez riches ou assez sensuels pour se procurer leurs productions au prix qu’il plaît au fisc d’y mettre ?] La mer a beau être féconde : une poignée d’hommes a réglé que vous ne mangerez jamais que le rebut du matelot, et vous le payerez relativement aussi cher que le riche paye l’esturgeon, parce que le résultat du luxe est d’être expié par le pauvre. Toutes les conditions bornées ignorent jusqu’à l’abondance physique, dont elles ne profitent jamais. Voilà donc le tableau que la nature et la société présentent à l’homme naturel : d’une part la nature très-féconde, jamais lasse de produire et jamais ingrate, si ce n’est quand elle y est forcée par l’inclémence des saisons ou par des accidents qu’on ne peut prévoir ; de l’autre une petite portion d’hommes qui jouissent seuls de ses bienfaits, et plus de dix mille malheureux pour un seul homme à son aise ou dans l’abondance.

Cet article est enfermé dans un crochet à l’encre, et quelques passages sont, en outre, marqués par des crochets particuliers. Au bas on lit cette annotation, qui s’adressait probablement au censeur, à qui l’épreuve était envoyée : « J’ai engagé M. de Q. à supprimer toute cette tirade.»

Au numéro sont joints deux billets manuscrits. Le premier, écrit au nom de l’imprimeur, est ainsi conçu :

M. Delatour présente ses très-humbles civilités à monsieur de Querlon, et lui observe qu’il serait nécessaire de supprimer ou de changer la phrase qu’il a soulignée dans l’article : Pensée à la Sénèque. Il me charge aussi de lui demander s’il ne craint pas la colère d’un procureur au Châtelet[24].

J’ai l’honneur, etc.

Au dos est la réponse de Querlon :

Je me suis conformé à l’intention de M. Delatour. J’ai retranché les monopoleurs, dont l’idée seule pouvait offenser quelques sots parmi le grand nombre de ceux qui le sont si publiquement. Le reste peut se dire, est écrit partout, et en termes encore plus forts, dans beaucoup d’ouvrages munis de permissions et de priviléges. Lisez ce qu’a écrit Linguet. À l’égard du procureur au Châtelet, il m’est recommandé par ses confrères. Il n’entendra pas deux mots de son article, je le connais ; et d’ailleurs est-ce son métier que de faire des chansons et des drames qu’on le voit colporter luy-même au Châtelet, et pour lesquels il ne rougit pas de se faire donner six sols de ceux qu’il force d’en prendre.

L’autre billet est de la main de Delatour lui-même :

M. l’abbé Brottier pense de même que moi, Monsieur, qu’il n’est pas possible que tout l’article enfermé entre crochets ici passe d’aucune manière. Réservez, si vous le voulez, toute cette suite pour le temps où M. l’abbé de Graves sera de retour. Pour moi, je ne me risquerai pas de l’imprimer. Faites-moi l’amitié de substituer un autre extrait, et croyez que j’ai autant d’égard, dans cette demande, pour votre tranquillité que pour la mienne.

Sur le même feuillet on lit cette nouvelle réplique de Querlon :

21 aoust 1773.

Je ne conçois point du tout encore comment M. Delatour et M. l’abbé Brottier ont vu cet article.

Je puis protester que je n’ay point eu en vue notre pitoyable administration. Le fisc est partout. Il y a plus d’impôts encore en Hollande et en Angleterre qu’en France ; je croyais m’être échappé seulement sur les monopoleurs, qui foisonnent et sont autorisés chez nous, parce que tout l’est devenu : j’ay rayé, sans hésiter cet article. Sur le reste, Linguet, dans sa réponse aux docteurs économistes, en dit vingt fois plus que moy, et dans les termes les moins ménagés. Je n’ai voulu donner qu’une vue générale des abus que la société fait de la nature au détriment du plus grand nombre, et cecy convient à tous les pays du monde. Je l’ai même dit expressément en parlant du fisc, qui partout a les mêmes procédés, et, n’ayant désigné aucun corps de finance, je croyais être à l’abri de toute répréhension.

Mais je défère également à l’autorité de M. Delatour et de M. l’abbé Brottier. Je n’ai que la chaleur du moment, et je sacrifierais trente feuilles à la tranquillité de tous ceux qui veulent la mienne. Je suis bien loin de tenir à de pareilles misères, etc., etc. Il est de toute vérité que je n’ay pas plus songé à notre gouvernemet qu’à celui du pape. C’est vous, Messieurs, qui en faites la satyre, et non moi.

L’article, en effet, fut anéanti, et il ne s’en trouve plus trace dans le numéro tel qu’il fut publié ; il y est remplacé par deux alinéas, dont l’un, extrait d’une lettre de Provins, est relatif à des modifications à apporter à la flûte traversière pour en renforcer les sons, et l’autre vante les merveilleux effets d’une tisane éprouvée contre les rhumatismes et la paralysie.


En résumé les deux Affiches, rédigées parallèlement, ont, sous le rapport littéraire, nous le répétons, une véritable importance, que leur titre ne laisserait guère soupçonner, notamment celle de Querlon, à qui l’on ne rend pas aussi volontiers justice qu’à l’abbé Aubert. « Ce Querlon, dit La Harpe dans sa Correspondance russe, est un bavard, qui écrit, dans un style platement bourgeois ou ridiculement burlesque, des annonces de livres à acheter ou de maisons à vendre. » Querlon n’aurait-il pas assez admiré, assez chaudement prôné les œuvres de La Harpe ? ou faut-il chercher les motifs de ce jugement dans les circonstances où il a été porté ? C’est dans le compte-rendu d’une traduction de Perse, « auteur intraduisible », par de Sélis, qu’on rencontre cet arrêt. « Les notes du nouveau traducteur, dit La Harpe, et la préface, sont pleines de raison et d’instruction ; on est fâché d’y trouver que M. Querlon, auteur des Affiches de Province, est un Aristarque célèbre. Ce M. Querlon… Il est clair que M. Sélis a voulu être loué dans les Affiches, et que ne fait-on pas pour être loué dans les Affiches ! »

Les Mémoires secrets se montrent plus équitables : « M. Meusnier de Querlon, y lit-on à la date du 15 avril 1780, vient de succomber à ses infirmités. C’était un critique plein de goût, d’une logique adroite et sûre, un littérateur très-estimable, qui, entre autres ouvrages périodiques, a rédigé avec beaucoup de distinction pendant nombre d’années les Affiches de Province. On y remarque surtout communément cette impartialité si rare chez nos journalistes. Il n’était d’aucun parti ; aussi n’a-t-il pas été prôné comme il l’aurait mérité. Tout ce qu’on peut lui reprocher, c’est de n’avoir pas assez senti la dignité de son être en acceptant la place de bibliothécaire de M. Beaujon et en se mettant aux gages de ce Plutus, chez lequel il n’aurait jamais dû être que comme son ami. » Le Nécrologe dit, de son côté : « Si l’on détachait des Petites Affiches les articles qui concernent les ouvrages nouveaux, on aurait peut-être le meilleur ouvrage qui ait paru en France. » C’est aller un peu trop loin sans doute, mais ce qui est bien certain c’est que la feuille de Querlon, comme celle de l’abbé Aubert, abonde en faits curieux pour notre histoire littéraire, et que ces deux recueils mériteraient d’être consultés plus souvent qu’ils ne le sont.

Nous en dirons autant des Petites Affiches de Paris, ou Journal général d’annonces, d’indications et de correspondance, commercial, politique et littéraire, fondé en l’an VIII, en concurrence aux journaux précédents, et qu’il continua avec succès jusqu’à la fin de septembre 1811 (141 vol. in-8o). On lit en tête des premiers numéros : « Le sieur Ducrai-Duminil, rédacteur de ce journal, a pris des moyens pour le rendre aussi utile qu’agréable. Une longue pratique de ce genre de rédaction l’a mis à même d’apprécier tout ce qui peut être agréable au public. C’est ce qui a déterminé à fixer l’insertion de toute espèce d’avis ou annonce au prix de 15 cent. par ligne, et à donner à chaque abonné une insertion gratuite. La partie littéraire y sera traitée avec soin. On y trouvera les actes du gouvernement, les nouvelles intéressantes, ainsi que tout ce qui a rapport aux sciences, aux arts, aux spectacles, et principalement au commerce. Le bureau est composé de citoyens honnêtes, intelligents, versés depuis nombre d’années dans cette partie, et qui sont chargés de se prêter à toutes les modifications que pourraient exiger les circonstances, lorsqu’ils auront à traiter avec ceux qui accorderont leur confiance à ce journal. »

Le prix de l’abonnement était de 7 fr. 50 pour 3 mois, 13 fr. pour 6 mois, et 24 fr. pour l’année. Les frais de timbre se payaient à part, à raison de 1 fr. 50 par mois, ainsi que les frais de grande et de petite poste. On promettait « d’avoir égard, pour le prix de l’insertion, aux infortunés qui demanderaient des places. »


Un décret impérial du 18 août 1811, ordonnant la réunion des diverses feuilles du même genre, créa les Petites Affiches actuelles, qui furent désignées comme le seul journal où devaient être insérées les annonces judiciaires et toute espèce d’affiches et annonces. Elles commencèrent le 1er octobre, à l’hôtel des Fermes, où elles sont encore aujourd’hui ; mais elles conservèrent pendant quelque temps encore le titre et le format in-4o des anciennes Affiches, Le numéro se composait alors de 12 pages, dont les quatre dernières, sous la rubrique de Bulletin judiciaire, contenaient les annonces légales. Le prix de l’abonnement était de 15, 29 et 56 fr., plus 60 c. par mois pour les frais de poste.


Il s’était établi successivement dans diverses provinces des feuilles d’avis à l’instar de celles de Paris ; mais ces petites feuilles étaient placées dans la dépendance, ou tout au moins sous la suzeraineté des Petites Affiches. Ainsi nous voyons l’abbé Aubert, en 1785, chargé par le ministère, en sa qualité de rédacteur du Journal général de France, et, comme tel, de chef de toutes les Affiches particulières qui s’imprimaient dans les diverses provinces, de notifier à ses confrères les défenses ministérielles qui proscrivaient l’ouvrage de Necker sur les finances.

C’était, comme on le voit, un personnage que le rédacteur des Affiches, et cette petite feuille avait de grands priviléges. « Le service du roi, mandait Aubert au lieutenant de police, le 22 septembre 1787, je ne sais à quel propos, m’a été expressément recommandé, parce que Sa Majesté a témoigné plusieurs fois l’envie d’avoir les Affiches de très-bonne heure, surtout le lendemain d’une pièce nouvelle. »


Ajoutons, pour terminer ce chapitre, qu’en même temps que les Petites Affiches, d’autres organes avaient été créés dans l’intérêt du commerce et de l’indnstrie ; nous citerons :

Gazette du Commerce, de l’Agriculture et des Finances, 1763-1768, 21 vol. in-4o. — Cette gazette se proposait de mettre successivement sous les yeux du lecteur le tableau mobile de l’ancien et du nouveau monde. « Chaque négociant, en considérant les différentes parties de ce tableau, sera en état de faire ses combinaisons, d’apercevoir les nouvelles opérations auxquelles il lui sera permis de se livrer, de découvrir les nouvelles contrées où il pourra se créer utilement de nouveaux rapports, et il sentira sans cesse, par les exemples, la nécessité de s’appliquer à l’étude d’une science aussi utile qu’étendue. Le public, par la lecture de cette gazette se familiarisera avec les idées, avec les combinaisons du commerce ; l’esprit de la nation se fixera davantage sur cet objet important à mesure qu’il se rendra plus capable de connaître toutes ses ressources et d’en tirer le plus grand parti. » La Gazette du commerce promettait de donner des notices, des observations, des traits historiques relatifs au commerce, et elle aurait soin d’instruire le public sur les questions contentieuses qui s’élèvent dans le commerce principalement sur les lettres de change, les assurances, le fret des vaisseaux, et sur les pertes, les naufrages, les échouements, la vente et les achats, etc.

Journal du Commerce, puis Journal d’Agriculture, du Commerce et des Finances, par Le Camus, l’abbé Roubaud, Dupont de Nemours, Mirabeau, etc. 1759-1783, 96 vol. in-12. Réuni au Journal général de France.

Mentionnons encore un Journal du Roulage et du Commerce de l’Europe, renfermant tous les renseignements qui pouvaient faciliter les opérations du commerce dans l’intérieur du royaume et dans toute l’Europe ; un Gazetin des Comestibles, destiné à faciliter, en faveur des fournisseurs et des consommateurs, des communications et des relations de la capitale aux provinces, et de celles-ci entre elles, avec Paris et avec l’étranger.

Marseille avait dès le milieu du siècle dernier des feuilles dites Manifestes, contenant le détail des cargaisons de tous les bâtiments qui entraient dans son port, avec indication du lieu de départ, du nom du navire, de celui du capitaine et du propriétaire ou consignataire des marchandises. Les Manifestes paraissaient deux fois la semaine, et coûtaient 24 livres.

Nous aurons, du reste, occasion de revenir sur ces matières.




Aux Petites Affiches se rattache le souvenir d’un certain Gazetin du Patriote, qui parut en 1774, et qui mérite bien que nous lui consacrions un souvenir. Et d’abord je dois vous dire ce que c’était que ce Gazetin, car son titre, en vous reportant à quelques années plus tard, pourrait vous égarer bien loin : c’était une sorte de gazette de l’état civil, l’annonce des naissances, des mariages et des morts. Si l’on en croit le littérateur propriétaire de cette feuille, un traité serait intervenu entre M. de Courmont, propriétaire du privilége des Petites Affiches, et madame la baronne de Tott, pour l’établissement de ce gazetin ; mais cette dame étant morte, et de Courmont ayant refusé d’exécuter le traité, le littérateur pour lequel avait agi madame de Tott obtint en son propre et privé nom le privilége d’un papier public qui devait faire époque dans les fastes des papiers publics. Ce brave homme avait foi dans l’utilité de son œuvre ; il comprenait cependant que sa spécialité n’avait en elle-même rien de bien attrayant : aussi promettait-il d’y joindre beaucoup d’accessoires qui en devaient faire le plus intéressant de tous les journaux. « Et il n’eût point hasardé cette assertion s’il n’eût été assuré de pouvoir tenir même plus qu’il ne promettait : il était trop pénétré du respect dû à cette partie du public juge souverain en fait de réputation. Qu’on le laisse faire, et les souscripteurs seront avant peu très-étonnés de ce qu’il aura imaginé pour mériter et leurs suffrages et ceux du public en général : le titre de Patriote, qu’il a adopté, est un engagement sacré dont il connaît toute l’étendue. » Mais il faut le temps. « Le public est trop équitable pour penser que dans un établissement de ce genre on puisse avoir acquis toute la perfection à laquelle on se propose d’atteindre… Quand son travail aura prouvé au public combien ses vues méritaient d’être secondées, ceux mêmes qui auraient été plus difficiles à convaincre de son utilité seront les premiers à l’applaudir. La première beauté qui vit un rosier pendant l’hiver dut dédaigner cet arbrisseau informe ; aux premiers jours du printemps, elle dut fuir une tige qui ne pouvait se couvrir de feuilles sans s’armer d’épines ; au mois de mai la reine des fleurs vint à éclore : hiver, épines, tout fut oublié. En talents, en ouvrages, en établissements, voilà l’histoire du génie et du zèle. »

Mais, hélas ! ce pauvre gazetin ne put sortir de l’hiver et des épines. Il remplissait tant bien que mal, et grâce au Nécrologe sans doute, sa liste des morts, donnant sur ceux de quelque importance une notice, « mais courte et le plus simple possible, pour ne pas nuire aux propriétaires du privilége du Nécrologe » ; il raccolait bien encore quelques mariages ; mais les naissances, impossible d’en rien savoir. C’est en vain qu’il s’adresse au clergé, qui tenait alors les registres de l’état civil ; c’est en vain qu’il fait appel aux « artistes qui président aux enfantements », en vain qu’il essaie de leur faire comprendre combien il serait intéressant qu’ils lui envoyassent les notions les plus curieuses qu’ils pourraient rassembler sur un objet aussi digne de fixer l’attention d’un siècle qui doit faire à jamais époque dans l’histoire de la physique » ; en vain qu’il leur représente que « le calcul des différents procédés de la nature, des phénomènes journaliers, des incidents particuliers, des observations enfin relatives à la génération, formerait, soit pour les politiques, soit pour les physiciens, un objet d’étude aussi nouveau que varié » : tout le monde fait la sourde oreille.

Il ne se décourage pourtant pas ; l’histoire est là, avec ses enseignements, pour le réconforter et lui dire d’espérer. « Quand on se rappelle, dit-il, combien de règnes s’écoulèrent depuis celui où l’on proposa le premier devis du canal de Languedoc jusqu’au siècle où il fut exécuté, on est obligé de se dire à soi-même : Travaillons toujours à rendre service aux hommes ; tôt ou tard ils sentiront le prix de notre zèle. On a répété, on a écrit mille fois que le public est ingrat. Fausse allégation ! Non ; c’est qu’il craint d’être dupe : il l’a été tant de fois ! »

Il essaie, de toutes les forces de son éloquence, de faire partager sa confiance à ce public défiant ; à chaque numéro il trouve de nouvelles raisons pour expliquer le retard qu’éprouve l’exécution de cette partie importante de son programme, pour faire espérer la prompte cessation de cet état de choses. Mais rien n’y fait, et une indifférence coupable laisse mourir une feuille qui « aurait pu être un véhicule pour l’honnêteté publique. »

Le Gazetin du Patriote, qui paraissait deux fois par semaine, en une feuille in-4o à 2 col., au prix de 12 livres, vécut du mois de janvier au mois de juin 1774, l’espace de 23 numéros. C’est du moins tout ce que contient l’exemplaire de l’Arsenal, le seul que nous connaissions.

Le nom du littérateur propriétaire de cette feuille curieuse nous a été révélé depuis par les Mémoires secrets ; c’était « le sieur du Rozoi, qui, après avoir fait de grands et de petits vers, des recueils, des poésies, des tragédies, des opéras, des romans, des histoires, des journaux, et avoir ainsi échafaudé l’édifice de sa gloire très-fragile, avait enfin songé au solide. »

Nous avons encore rencontré la mention du Gazetin du Patriote dans l’Affiche de Province, ou du moins dans une épreuve de cette feuille, et cette mention est accompagnée d’une circonstance qui nous engage à la reproduire.


Il faut lire l’éloquent prospectus de cette feuille, disait Querlon, pour concevoir toute l’importance d’un écrit qui paraît se borner à notifier les naissances, les mariages et les morts, mais qui rassemblera l’utile et l’agréable, et qui réunira tout ce que la Gazette et le Mercure de France, tout ce que les Affiches de Paris et le Nécrologe, nous apprennent déjà, pour nous en épargner la lecture… Cet écrit fait bien voir combien l’art de trouver des titres est précieux : ce sont des titres qu’il nous faut ; donnez-moi des titres et je trouverai des choses ; je ne chercherai point, j’en prendrai partout, etc., etc.


Au numéro (2 mars 1774) est joint, dans l’exemplaire de la Bibliothèque impériale, la lettre autographe suivante de M. de Courmont à M. Delatour, l’imprimeur des Affiches :


M. de Courmont prie M. Delatour de vouloir bien faire supprimer de l’Affiche de Province de mercredi prochain 2 mars dans l’art. 2 : Du Goût pour les Journaux, celui où il est question du Gazetin du Patriote, ou Annonces des naissances, des mariages et des morts, dans tout ce qui y a rapport, attendu que M. de Courmont fait des démarches contre ce prospectus même, et que ce serait l’approuver en l’annonçant. Il lui en sera obligé, comme de vouloir bien faire prévenir M. de Querlon, qui ne pouvait être instruit des motifs de M. de Courmont à ce sujet.

Ce dimanche matin 27 février 1774.

Et plus bas on lit :

Je vais faire le changement que demande M. de Courmont. Q.










  1. Bibliographia parisina, catalogue des livres imprimés à Paris de 1643 à 1653, qui fut suivie de la Bibliotheca gallica universalis, dans laquelle sont enregistrés — par ordre de matière comme dans la précédente — tous les livres publiés pendant la même période dans le reste de la France.
  2. Il y avait déjà soixante-quinze ans que ce progrès avait été réalisé en Angleterre. Le premier journal quotidien parut à Londres le 11 mars 1702, sous le titre de Daily courant. Ses fondateurs avaient adopté un format de moitié plus petit que le format usité, « afin d’épargner au public au moins la moitié des impertinences que contenaient les journaux ordinaires. »
  3. Correspondance littéraire, lettre 61. L’autre journal était le Journal français de Palissot et Clément.
  4. On lit, au sujet de cette lettre, dans la Correspondance secrète : « Les rédacteurs du Journal de Paris n’ont pas manqué de suivre la leçon que donne M. le chevalier de Rutlidge dans sa comédie du Bureau d’esprit : ils ont orné leur première feuille d’une lettre du papa grand homme. Cette lettre, comme vous le devez bien penser, renferme des éloges. M. de Voltaire s’y plaint de la liberté qu’on prend de mettre sous son nom beaucoup d’ouvrages qu’il n’a pas composés : c’est une pierre d’attente pour tous les désaveux qu’il se propose de faire. »
  5. Ce premier abrégé, en 4 vol. in-4o, devait être suivi d’un second qui aurait embrassé les cinq années suivantes. Nous ne sachions pas que les promesses des éditeurs à cet égard aient été réalisées.
  6. Nous apprenons ainsi que le 1er janvier 1777 les réverbères furent allumés à quatre heures et demie et éteints le lendemain matin à une heure. « Que de vols et de meurtres, s’écrie P. Manuel (La Police de Paris dévoilée), n’a pas coûté l’avarice de cette police, lorsqu’elle n’allumait pas ces sales réverbères, qui eux-mêmes ne sont que des ténèbres visibles !… »
  7. Concert établi en 1725 au château des Tuileries, par privilége accordé à François Philidor, à la condition qu’il dépendrait toujours de l’Opéra et lui paierait 6,000 livres par an.
  8. Voir pour ce dernier journal notre chapitre des journaux littéraires.
  9. Il semble résulter de là qu’aucun livre ne pouvait être annoncé qu’il n’eût été préalablement déposé. L’obligation du dépôt remonte au commencement du XVIIe siècle. Un édit de Louis XIII, du mois d’août 1617, avait prescrit de déposer gratuitement à la Bibliothèque royale deux exemplaires de tout ouvrage imprimé ; un arrêt du conseil, du 21 octobre 1638, enjoignit d’en mettre aussi deux exemplaires dans la bibliothèque du chancelier. En 1704, un nouvel arrêt du conseil, du 15 octobre, porta à neuf le nombre d’exemplaires à déposer de chacun des livres, feuilles et estampes que l’on imprimait ou réimprimait ; ils devaient être remis gratuitement et sans frais aux syndic et adjoints, chargés de les distribuer dans l’ordre suivant : deux au garde de la bibliothèque du roi, deux au garde du cabinet du château du Louvre, un à la bibliothèque du chancelier, un pour l’examinateur de l’ouvrage, et trois pour la communauté des libraires et imprimeurs. Maintenant le dépôt est fixé à deux exemplaires ; il était de cinq sous l’Empire et quelques années après.
  10. Mémoires sur M. Suard et sur le XVIIIe siècle, t. II, p. 298.
  11. Ce n’était pas la cour de France, mais celle de Lunéville, qui avait député Boufflers vers cette princesse allemande, qui se montra aussi ridiculement susceptible qu’elle était, à ce qu’il paraît, grosse et grasse. Il s’agissait d’une négociation de mariage pour le roi de Pologne.
  12. Il paraît que les prétentions à la poésie étaient héréditaires dans la famille. La première production imprimée de Renaudot que j’aie rencontrée est une pièce de vers, de 1627, conservée à la Bibliothèque impériale. Ce sont des Stances pour la santé du Roy ; en voici la première, une des moins mauvaises :

    Il est vray que ce siècle pervers
    N’a rien qui ne soit à l’envers :
    Un roy miracle de notre âge
    Pour les maux qu’il n’a pas commis
    Ha la fièvre que son courage
    Donnait à tous ses ennemis.

    La pièce est dédiée à Monseigneur le Cardinal de Richelieu, et très-probablement en l’écrivant Renaudot pensait plus au puissant ministre qu’au monarque malade :

    Digne prélat qui sais calmer
    Les orages de notre mer,
    Tire-nous des maux où nous sommes,
    Impètre du ciel notre bien :
    Il t’aime encor plus que les hommes,
    Et ne te refuse de rien.

    Par tes prières sa bonté
    Au Roy donnera la santé,
    Et cette fièvre, pour bon signe,
    Poussera dehors son venin :
    Comment serait-elle maligne,
    En un naturel si benin ?

  13. C’est en 1612 que Renaudot fut mandé à Paris par le Roi, ou mieux, par Richelieu ; il y avait six ans, à cette époque, qu’il avait « reçu le bonnet à la fameuse Université de Montpellier. » À Guy Patin, « ce faquin venu d’un misérable paysan du village de Hodan, près de Beauvais », qui lui reprochait d’avoir été « élevé de la fange et de la poussière » par le Cardinal, il répondait, dans un factum que nous avons déjà cité (Response à l’Examen, etc. V. tome i, page 468), que ses ennemis, en le tirant si souvent de la fange, lui faisaient plus d’honneur qu’à un Patin, qui y était toujours. « Mais leur ignorance, ajoute-t-il, m’oblige à leur repartir qu’ils sont aussi mal informés des commodités dudit sieur Renaudot comme de tout le reste. De quoi le greffe de la Cour peut faire foi, par l’arrêt qu’il obtint l’an 1618 contre ses curateurs, qui portait condamnation contre eux de plus de vingt mille livres pour ses meubles paternels et maternels, sans y comprendre ses héritages, qui ne se montaient à guères moins. Voilà cette fange et cette poussière qu’il laissa dans Loudun, sa ville natale, lorsqu’il fut appelé en celle-ci, ou il en est venu plusieurs, à présent beaucoup mieux accommodés que lui, qui n’avaient pas, en y arrivant, tant de biens de leur patrimoine. »
  14. Factum du procès d’entre Th. Renaudot et les médecin de l’Eschole de Paris.
  15. Requeste présentée à la Reine, par Th. Renaudot, en faveur des pauvres malades de ce royaume.
  16. Response à l’Examen de la Requeste, etc.
  17. Nous citerons un seul article, comme point de comparaison :

    Une maison au quartier du Pont-Neuf, consistante en deux portes cochères, deux caves, cuisine, puits, grande salle, sept chambres avec leurs bouges et cabinets ; du prix de douze cents livres.

    Chaque article est terminé par l’indication du volume et du folio sur lequel il est inscrit au Bureau d’adresse.

  18. Prudent Le Choysclat avoit publié dès 1572 son fameux traité : Discours œconomique, non moins utile que recreatif, montrant comme de cinq cents livres pour une fois employées l’on peut tirer par an quatre mille cinq cents livres de proffict honneste. Il s’agit, comme on sait, d’élever des poules.
  19. La séance eut lieu, en effet, comme il est dit dans ce programme sommaire. On le sait par le Recueil général des questions traictées ès conférences du Bureau d’adresse, etc. Paris, 1656, in-8. On voit, t. I, p. 36-45, qu’il y eut, à la troisième conférence, dissertation sur les causes en général ; puis sur cette question : Pourquoy chascun est jaloux de ses opinions, n’y eust-il aucun intérêt ? Dix personnes parlèrent sur le premier point ; mais pour l’autre il n’y en eut guère que quatre ou cinq. Quant aux curiosités et inventions, celles dont on s’occupa furent un microscope qui faisoit paroître une puce aussi grosse qu’une souris, et la grande question du mouvement perpétuel.
  20. J’ai trouvé à la Bibliothèque impériale, au nom de Renaudot, l’indication d’une brochure intitulée : Renouvellement des Bureaux d’adresse en 1647 ; mais, quelque bonne volonté qu’on y ait mis, il ne m’a pas été possible de joindre la pièce elle-même. Je l’ai regretté, parce que j’espérais y trouver des renseignements utiles sur cet établissement, peut-être même sur la Gazette. Quoi qu’il en soit, on pourrait inférer du titre seul de cette pièce que les Bureaux d’adresse avaient éprouvé une interruption, qu’on allait faire cesser.
  21. Nous avons eu en 1848 les Murs de Paris, les Affiches républicaines et les Murailles révolutionnaires ; mais ces recueils n’enregistraient que les affiches politiques.
  22. Malgré ce qu’il avait recueilli pendant sa propriété, et une somme de trois à quatre cent mille livres à lui donnée par M. de Courmont, le chevalier de Meslé est mort sans aisance.
  23. Nous voyons les rédacteurs de la Gazette et des Petites Affiches, réclamant les annonces comme une émanation de leur privilége, essayer à plusieurs reprises de faire remonter leur droit jusqu’à Renaudot, lequel, « par succession de temps, aurait divisé ses feuilles en deux classes : l’une consacrée aux grands objets de la politique, au récit des événements que font naître les intérêts respectifs des puissances ; l’autre affectée aux relations d’une moindre importance, aux annonces et avis qui ont pour but l’avantage réciproque des particuliers. C’était, disait-on dans le cas qui nous occupe, ce second ouvrage, remis en activité il y a près de trente ans, dont on avait déjà grossi considérablement le volume, par nécessité, vers 1761 et encore en 1777, qu’on intitulait Journal général de France, et qui allait dorénavant paraître chaque jour. » Meusnier de Querlon va jusqu’à dire que Renaudot désignait ses feuilles d’annonces sous ce dernier titre, ce qui n’a pas besoin d’être réfuté. En général, le vague de leurs réclamations laisserait à penser qu’ils n’étaient pas parfaitement sûrs de leur fait. — Les propriétaires des Petites Affiches actuelles, dédaignant ces ambages, ont bravement inscrit en tête de leur feuille : L’origine de ce journal remonte à 1612 !
  24. Voici l’article auquel il est fait allusion dans cette phrase, article qui fut maintenu par Querlon, en dépit des scrupules de Delatour :

    « Encore une pièce de cabinet : Le Triomphe de la vertu, drame en un acte et en vers, par M. Fardeau.

    Soyez plutôt maçon, si c’est votre métier.
    voilà ce que Despréaux adressait aux mauvais poètes de son temps, et ce qu’il dit à tous les rimeurs du nôtre ; mais comme on veut être à la fois poète et maçon, c’est-à-dire mauvais maçon et plus méchant poète, son précepte n’est point suivi. M. Fardeau, qui est procureur au Châtelet, comme l’indique assez son adresse, était déjà connu par quelques chansons dont nos troubadours ambulants ont régalé la ville et les faubourgs. Mais avant de s’élever au cothurne, il aurait dû se faire instruire des règles de la versification, qu’il ne paraît pas soupçonner. Nous pourrions bien lui dire encore qu’il faut penser avant d’écrire ; mais la seule lecture de sa pièce fera mieux apprécier son talent que tout ce que nous ajouterions. Ce serait mettre à la coupelle des scories de fer ou du plomb tout pur, que de discuter un pareil ouvrage ; ce serait battre un homme à terre que d’en citer l’écrivain même au tribunal de la censure la moins sévère ou la plus relâchée. Ses amis ne sauraient trop lui répéter, d’après notre texte, qu’il est cent fois plus ridicule d’être mauvais poète que médiocre maçon.