Histoire politique et littéraire de la presse en France/Partie 1/La presse littéraire aux XVIIe et XVIIIe siècle/1

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Poulet-Malassis et de Broise (Tome IIp. 148-325).
1re  Partie : Avant 1789


IV

LA PRESSE LITTÉRAIRE
AUX XVIIe ET XVIIIe SIÈCLES




Première période, 1665-1730




Journal des Savants


La presse s’était frayé depuis de longues années d’autres voies, où l’attendait un succès moins bruyant peut-être et moins populaire que celui de la petite presse, mais plus réel et de meilleur aloi. Le journal littéraire avait été créé, une trentaine d’années après le journal politique, et le journalisme avait trouvé là son véritable terrain, le seul où il pût alors marcher avec quelque liberté, avec quelque sécurité. Ce n’était pas, en effet, par la politique, mais par la littérature, que devait grandir le journal ; avant d’être une puissance politique, il devait être une puissance littéraire. Et si dans cette phase de son existence il n’a pas brillé d’un éclat aussi vif qu’il l’a fait depuis dans les mêlées politiques, si ses luttes sur ce terrain, luttes dans lesquelles se dépensait l’ardeur des esprits au XVIIIe siècle, n’ont pas retenti aussi profondément dans la nation, le journal littéraire a néanmoins exercé sur la marche de la société une influence qu’il est impossible de méconnaître. Assez longtemps faible et timide, il avait fini par conquérir une grande liberté, et c’est là, bien plutôt que dans la presse politique, alors étroitement musclée, qu’il faut chercher, pendant le dernier siècle, le mouvement et la vie.


C’est en 1665 que parut le premier journal littéraire, et l’honneur de cette création revient encore à la France : le Journal des Savants est, pour nous servir de l’expression de Voltaire[1], « le père de tous les ouvrages de ce genre dont l’Europe est aujourd’hui remplie, et dans lesquels trop d’abus se sont glissés, comme dans les choses les plus utiles. » Ce fut un conseiller au parlement de Paris, Denis de Sallo, qui le premier imagina de faire pour les événements de la république des lettres ce que faisaient les gazettes pour les événements publics, en un mot d’écrire les annales de la science. Une particularité digne de remarque, c’est que le premier journal littéraire, partageant la fortune du premier de nos journaux politiques, s’est perpétué comme lui jusqu’à nos jours.

Le fondateur du Journal des Savants était un homme d’un rare mérite et d’un grand savoir ; aux qualités nécessaires dans l’exercice de sa charge, il joignait des connaissances profondes en tout genre ; il était très-versé dans les langues anciennes et étrangères, et on a pu le comparer à Bayle pour la variété et la fécondité d’esprit. Il faisait partie du petit conseil de savants que Colbert avait toujours auprès de lui pour l’éclairer dans les choses qui regardaient les lettres, et ce grand ministre aimait à consulter l’érudit magistrat, non-seulement sur des questions littéraires, mais encore, paraît-il, sur la marine, sur les lois, sur les droits de la couronne, etc.

Sallo avait un tel amour du travail, il apportait dans ses études une telle ardeur, qu’il en devint perclus longtemps avant le temps de la vieillesse. Il avait pour méthode de lire attentivement tous les livres qui lui tombaient entre les mains, et d’en extraire, à l’aide de plusieurs copistes, ce qu’il y avait trouvé de plus remarquable ; il réunissait ainsi une masse de matériaux qui lui permettaient de faire en peu de jours un excellent travail, sur quelque matière qu’on lui proposât. On comprend dès lors comment il fut conduit à l’idée de faire participer le public à ses recherches, de faire pour le public ce qu’il n’avait d’abord fait que pour lui-même, en un mot à la conception d’un journal, c’est-à-dire, pour nous servir de la définition de Camusat[2], d’un ouvrage périodique qui, paraissant régulièrement au temps marqué, annonçât les livres nouveaux ou nouvellement réimprimés, donnât une idée de leur contenu, et servît à conserver les découvertes qui se font dans les sciences ; bref un ouvrage où l’on recueillît tout ce qui arrive journellement dans la république des lettres : « Idée si neuve et si heureuse, dit Fontenelle, et qui subsiste encore aujourd’hui avec plus de vigueur que jamais, accompagnée d’une nombreuse postérité[3]. »

L’entreprise de M. de Sallo, qui nous semble aujourd’hui si simple, eut dans son temps toute l’importance d’une découverte. Aussi fut-elle accueillie par les applaudissements unanimes ; on s’étonna même, tant l’idée était simple et féconde à la fois, qu’on eût été jusqu’au milieu du XVIIe siècle sans s’aviser d’un projet si propre à hâter les progrès de la science. Mais aussi, comme il arrive presque toujours en pareil cas, il ne manqua pas de se rencontrer d’habiles gens qui contestèrent à M. de Sallo le mérite de l’invention. Quelques-uns voulurent en attribuer l’honneur au père Jacob, qui pendant dix ans publia une bibliographie parisienne, c’est-à-dire une liste des livres qui s’imprimaient à Paris. D’autres, remontant jusqu’au IXe siècle, prétendirent qu’il avait trouvé le modèle de son journal dans la Bibliothèque de Photius. Ces controverses occupèrent assez longtemps les savants, comme c’était le privilège alors de toutes les controverses de ce genre, mais elles ne pouvaient entamer la gloire qui revient à Sallo ; les prétentions de ses adversaires n’étaient pas plus soutenables l’une que l’autre. « Un simple catalogue, dit Camusat, ne peut guère mériter à un homme la glorieuse qualité d’inventeur des journaux. » Quant à l’ouvrage de Photius, il a intrinsèquement une valeur incontestable, mais il ne saurait davantage être assimile à un journal. Le savant patriarche s’est borné à analyser quelques auteurs grecs qu’il avait lus dans son ambassade d’Assyrie et à en faire des extraits qu’il accompagna d’une courte critique, soit pour sa propre satisfaction, soit pour l’instruction d’un frère à qui il adresse sa Bibliothèque. « Ce n’est là ni le but ni la méthode des journalistes. Ils parlent des livres nouveaux à mesure qu’ils paraissent ; ils les annoncent d’avance ; ils indiquent en quel pays et en quelle forme ils ont été imprimés ; ils en développent le sujet, ils en exposent le plan, et, ne se bornant point encore à cela, ils rassemblent avec soin tout ce qui peut contribuer à l’avancement des lettres ; nouvelles littéraires, découvertes heureuses, curiosités naturelles, rien n’échappe à leur attention. Ce sont les annales savantes de leur siècle qu’ils écrivent, suivant l’expression des journalistes de Trévoux. »

Il paraîtrait cependant que M. de Sallo faillit être devancé par Mézeray. Une pièce récemment découverte, pièce sans date, mais qui est évidemment antérieure à la fondation du Journal des Savants, et doit se rapporter aux premiers temps de l’influence de Colbert (1663), nous montre Mézeray en voie de fonder le premier journal littéraire et scientifique qui aurait paru en Europe. Cette pièce est rédigée sous forme de privilége ; nous la donnons en entier, à cause de la généralité du projet et du plan, qui fait honneur à Mézeray, bien qu’il fût sans doute trop paresseux à la fois et trop cassant pour l’exécuter et le mener à bonne fin.


LOUIS, etc.

Le sieur de Mézeray, notre historiographe, nous a très-humblement représenté que l’une des principales fonctions de l’Histoire, à laquelle il travaille depuis vingt-cinq ans, c’est de marquer les nouvelles découvertes et lumières qui se trouvent dans les sciences et dans les arts, dont la connaissance n’est pas moins utile aux hommes que celle des actions de guerre et de politique, mais que cette partie ne se pouvait pas insérer dans le gros de son ouvrage sans faire une confusion ennuyeuse et un mélange embarrassé et désagréable, et qu’ainsi, sa principale intention étant, comme elle a toujours été, de servir et profiter au public, et lui fournir un entretien aussi fructueux et aussi honnête que divertissant et agréable, il aurait pensé de recueillir ces choses à part, et d’en donner une relation toutes les semaines, sous le titre de J. L. Gl. (Journal littéraire général), ce qu’il ne saurait faire s’il n’a sur ce nos lettres qui lui en permettent l’impression.

À ces causes, considérant que les sciences et les arts n’illustrent pas moins un grand État que les armes, et que la nation française excelle autant en esprit comme en courage et en valeur ; d’ailleurs, désirant favoriser le suppliant et lui donner le moyen de soutenir les grandes dépenses qu’il est obligé de faire incessamment dans l’exécution d’un si louable dessein, tant pour payement de plusieurs personnes qu’il est obligé d’y employer que pour l’entretien des correspondances avec toutes les personnes de savoir et de mérite en divers et lointains pays, nous lui avons permis de recueillir et amasser, de toutes parts et endroits qu’il advisera bon être, les nouvelles lumières, connaissances et inventions qui paraîtront dans la physique, les mathématiques, l’astronomie, la médecine, anatomie et chirurgie, pharmacie et chimie ; dans la peinture, l’architecture, la navigation, l’agriculture, la texture, la teinture, la fabrique de toutes choses nécessaires à la vie et à l’usage des hommes, et généralement dans toutes les sciences et dans tous les arts, tant libéraux que mécaniques ; comme aussi de rechercher, indiquer et donner toutes les nouvelles pièces, monuments, titres, actes, sceaux, médailles, qu’il pourra découvrir servant à l’illustration de l’histoire, à l’avancement des sciences et à la connaissance de la vérité ; toutes lesquelles choses, sous le titre susdit, nous lui permettons d’imprimer, faire imprimer, vendre et débiter, soit toutes les semaines, soit de quinze en quinze jours, soit tous les mois ou tous les ans, et de ce qui aura été imprimé par parcelles d’en faire des recueils, si bon lui semble, et les donner au public ; comme aussi lui permettons de recueillir de la même sorte les titres de tous les livres et écrits qui s’imprimeront dans toutes les parties de l’Europe, sans que, néanmoins, il ait la liberté de faire aucun jugement ni réflexion sur ce qui sera de la morale, de la religion ou de la politique, et qui concernera, en quelque sorte que ce puisse être, les intérêts de notre État ou des autres princes chrétiens. Défendons à tous autres, etc.[4].


Le Journal des Savants vint remplir, en partie du moins, le programme de Mézeray, qu’il faut peut-être appeler aussi le programme de Colbert, dit M. Sainte-Beuve, à qui nous devons la connaissance de ce fait.

Mais laissons l’auteur nous exposer lui-même son projet, et, pour en mieux comprendre le mérite, tâchons de faire abstraction du chemin fait depuis lors, et reportons-nous au moment où Sallo expliquait ainsi, dans un avertissement au lecteur, une entreprise qui était alors sans aucun précédent :


Le dessein de ce journal étant de faire savoir ce qui se passe de nouveau dans la république des lettres, il sera composé :

Premièrement, d’un catalogue exact des principaux livres qui s’imprimeront dans l’Europe ; et on ne se contentera pas de donner les simples titres, comme ont fait jusqu’à présent la plupart des bibliographes, mais, de plus, on dira de quoi ils traitent et à quoi ils peuvent être utiles.

Secondement, quand il viendra à mourir quelque personne célèbre par sa doctrine et par ses ouvrages, on en fera l’éloge, et on donnera un catalogue de ce qu’il aura mis au jour, avec les principales circonstances de sa vie.

En troisième lieu, on fera savoir les expériences de physique et de chimie qui peuvent servir à expliquer les effets de la nature ; les nouvelles découvertes qui se font dans les arts et dans les sciences, comme les machines et les inventions utiles ou curieuses que peuvent fournir les mathématiques ; les observations du ciel, celles des météores, et ce que l’anatomie pourra trouver de nouveau dans les animaux.

En quatrième lieu, les principales décisions des tribunaux séculiers et ecclésiastiques, les censures de Sorbonne et des autres universités, tant de ce royaume que des pays étrangers.

Enfin on tâchera de faire en sorte qu’il ne se passe rien dans l’Europe, digne de la curiosité des gens de lettres, qu’on ne puisse apprendre par ce journal.

Le seul dénombrement des choses qui le composeront pourrait suffire pour en faire connaître l’utilité ; mais j’ajouterai qu’il sera très-avantageux à ceux qui entreprendront quelque ouvrage considérable, puisqu’ils pourront s’en servir pour publier leur dessein, et inviter tout le monde à leur communiquer les manuscrits et les pièces fugitives qui pourront contribuer à la perfection des choses qu’ils auront entreprises.

Davantage, ceux qui n’aimeront pas la qualité d’auteurs, et qui cependant auront fait quelques observations qui mériteront d’être communiquées au public, le pourront faire en m’en envoyant un mémoire, que je ne manquerai pas d’insérer au journal.

Je crois qu’il y a peu de personnes qui ne voient que ce journal sera utile à ceux qui achètent des livres, puisqu’ils n’en achèteront point qu’ils ne connaissent auparavant ; et qu’il ne sera pas inutile à ceux qui n’ont pas le moyen d’en acheter, puisque, sans les acheter, ils ne laisseront pas d’en avoir une connaissance générale…


« Voilà de magnifiques promesses, dit Camusat. Les journalistes nouveaux en sont ordinairement prodigues, mais il est bien rare qu’ils y satisfassent. M. de Sallo ne leur en a pas donné l’exemple, lui qui a scrupuleusement tenu celles qu’il avait faites : car, quelque vaste que fût le plan qu’il s’était formé, quelque difficile qu’ait dû en être l’exécution, on peut dire qu’il n’est pas resté au-dessous. Que pourrait-on souhaiter de plus ? Il a su choisir avec un discernement merveilleux les livres dont il voulait parler ; il en a développé avec art les plus belles réflexions ; il s’est attaché avec un goût exquis aux particularités les plus curieuses et les moins connues ; enfin on voit briller dans la plus grande partie de ses extraits[5] une critique fine et sûre, une délicatesse et une précision charmantes, une noble et louable sincérité : talents dont chacun en particulier ne se trouve pas communément, et qu’il est bien rare de voir réunis dans une même personne. »

Cet éloge de M. de Sallo est répété par tous ceux qui ont eu à parler de lui ; les journaux qu’il a donnés sont encore aujourd’hui comptés parmi les meilleurs de la collection, et « l’on ne saurait assez s’étonner qu’un projet d’une exécution si difficile ait été porté tout à coup, et dès sa naissance, à un si haut degré de perfection. Il est vrai que M. de Sallo, sentant tout le poids d’un si pesant fardeau, crut devoir s’associer dans ce pénible travail quelques savants de ses amis, gens de goût et de mérite, dont il sut faire choix. Guy Patin met de ce nombre l’abbé Bourzeis, Gomberville, Chapelain, dont l’érudition valait mieux que les vers, et qui est très-loué dans un des premiers journaux (25 février 1665), et quelques autres qu’il ne nomme pas. Fontenelle y ajoute l’abbé Gallois, qui logeait avec Sallo, et qui, « par la grande variété de son érudition, semblait né pour ce travail, qui de plus, ce qui n’est pas commun chez ceux qui savent tout, savait le français et l’écrivait bien. » Nous ignorons quelle part de collaboration ces savants apportèrent au journal ; mais ce qui est certain, c’est que Sallo conserva toujours la suprême direction de sa feuille et peut en être regardé comme l’unique rédacteur. Il s’en explique ainsi lui-même dans sa préface : « Comme plusieurs personnes contribuent à ce journal, il est très-difficile, voire même impossible, que le style en soit uniforme. Mais parce que cette inégalité, qui vient tant des choses que des génies qui les traitent, pourrait être désagréable, on a prié le sieur de Hédouville (Sallo) de prendre le soin d’ajuster les matériaux qui viennent de différentes mains, en telle sorte qu’ils puissent avoir quelque proportion et quelque régularité. Ainsi, sans rien changer au jugement d’un chacun, il se donnera seulement la liberté de changer quelquefois l’expression. Et il n’épousera aucun parti. Sans doute que cette indifférence sera jugée nécessaire dans un ouvrage qui ne doit pas être moins libre de toute sorte de préjugés qu’exempt de passion. »

Une remarque à faire, c’est que le titre de Journal des Savants donné par Sallo à sa feuille détourna d’abord beaucoup de gens de la lire. On s’imagina que c’était un ouvrage d’érudits, uniquement à la portée des savants. On fut assez longtemps à revenir de cette prévention, jusque-là que, pour obvier au préjudice qui en résultait, l’abbé de La Roque, qui prit la rédaction du journal en 1675, crut devoir, quelques années après, en expliquer le titre par cette addition : « Recueil succinct et abrégé de tout ce qui arrive de plus surprenant dans la nature, et de ce qui se fait ou se découvre de plus curieux dans les arts et dans les sciences. » Pour donner le temps aux premières impressions de s’effacer, le journal parut pendant plusieurs années avec le titre ainsi commenté, et un avertissement prévenait en outre que, quoique le frontispice du livre semblât ne demander pour lecteurs que des savants de profession, des érudits (on sait que ce terme était pris alors en assez mauvaise part), on pouvait néanmoins assurer les ignorants qu’ils y trouveraient toujours de quoi s’amuser, et que la plupart des choses dont on y parlait n’avaient rien qui fût au-dessus de la plus médiocre intelligence.

La périodicité à donner à son recueil dut, comme on le pense bien, préoccuper le fondateur du premier journal. « J’ai été longtemps, nous dit-il lui-même, en peine si je devais donner ce journal tous les ans, tous les mois ou toutes les semaines ; mais enfin j’ai cru qu’il le fallait donner toutes les semaines, parce que les choses vieilliraient trop si on différait d’en parler pendant l’espace d’un an ; outre que plusieurs personnes de qualité m’ont témoigné que le journal venant de temps en temps leur serait agréable et leur servirait de divertissement, et qu’au contraire elles seraient fatiguées de la lecture d’un volume entier de ces sortes de choses, qui auraient perdu la grâce de la nouveauté. » Il publia le premier numéro le lundi 5 janvier 1665, et en donna régulièrement un tous les lundis jusqu’au 30 mars, c’est-à-dire jusqu’à ce que son privilége lui eut été retiré. Chaque numéro se composait d’une feuille et demie (12 pages) in-4o.

Le journal continua à paraître ainsi, avec plus ou moins de régularité, le lundi de chaque semaine, jusqu’en 1724, donnant de temps à autre un supplément. Dès 1666, il est illustré de gravures dans le texte et de planches tirées à part ; il y en a une, entre autres, cette année-là, qui représente un poux vu au microscope, et qui ne mesure pas moins de 50 centimètres.

L’entreprise de Sallo était délicate et jusqu’à un certain point périlleuse. Soit par cette considération, soit qu’il pensât qu’en gardant l’incognito il serait plus à même de juger de l’impression que produirait son ouvrage et de profiter des observations qu’il susciterait, il se cacha sous un pseudonyme : le Journal des Savants fit son apparition sous le faux nom du sieur d’Hédouville. C’était, selon les uns, le nom de son valet de chambre ; selon d’autres, celui d’une terre qu’il possédait en Normandie. Le stratagème lui réussit tout d’abord, si l’on en juge par une phrase de Guy Patin : « Pour le sieur d’Hédouville, c’est un nom en l’air, lequel cache un cadet de Normandie, qui par conséquent n’a guère d’argent. » Mais la position de Sallo était trop en vue, et, d’un autre côté, trop d’amours-propres froissés avaient intérêt à découvrir la main qui les frappait pour qu’il pût longtemps demeurer inconnu.

Quelles que fussent, en effet, la réserve et la gravité de Sallo, il n’avait pu se garder d’un peu de satire, car, ainsi que l’a dit La Fontaine,

Tout faiseur de journal doit tribut au malin.

Cependant il ne s’écarta jamais, dans ses critiques, des règles de la politesse et de la modération ; il se bornait pour l’ordinaire à donner une analyse nette et exacte des ouvrages nouveaux, avec un jugement succinct, assez libre, mais sans amertume et sans fadeur. Tout le monde, d’ailleurs, à l’exception de Guy Patin, peut-être, qui, pour des motifs que nous verrons tout à l’heure, détestait aussi cordialement le Journal des Savants que la Gazette[6], tout le monde s’accorde à reconnaître que Sallo, dans ses appréciations, n’obéissait à d’autres mobiles que l’amour des lettres et l’intérêt de la vérité. Mais c’eût été un miracle qu’une hardiesse, si nouvelle ne soulevât pas des tempêtes parmi le genus irritabile vatum. La république des lettres, qui n’était pas accoutumée alors à cette suprématie du journalisme, se révolta contre ce censeur d’un nouveau genre, qui venait, de son autorité privée, se poser en arbitre suprême des sciences, de la littérature et des arts. Jusque-là les auteurs sifflés avaient trouvé dans leurs petites coteries des applaudissements qui les dédommageaient de la prétendue jalousie de leurs rivaux ; mais un journal qui citait impérieusement à sa barre les écrivains grands et petits, qui venait donner une voix publique aux critiques sourdes et cachées et les révéler à l’Europe, un pareil journal portait une atteinte impardonnable à l’inviolabilité que s’étaient décernée les auteurs. Ménage, dont l’érudition avait été critiquée ; Charles Patin, dont on avait attaqué l’Introduction à l’histoire par les médailles, et plusieurs autres, blessés dans leur amour-propre, se coalisèrent pour étouffer la feuille coupable de lèse-vanité littéraire.

L’animosité de Ménage contre Sallo naquit à l’occasion de ses Amœnitates juris civilis, dont le Journal des Savants se permit de faire une critique assez peu révérencieuse, il est vrai. « Peut-être, dit Camusat la prudence eût-elle exigé que le journaliste ne se brouillât pas avec un homme dont la réputation était faite, et capable, par le nombre de ses amis, de faire tomber un nouvel établissement, qui n’avait pas encore jeté de racines assez profondes pour se croire au-dessus des événements ; mais une sincérité naïve l’emporta sur une prudence utile, et prévint peut-être les réflexions[7]. »

Voici l’article qui blessa si profondément Ménage :

Ce livre (les Amœnitates) est divisé en quarante chapitres ; mais on se contente de remarquer de quoi il est question dans les premiers et derniers, parce qu’on pourra par là juger facilement du reste.

Il s’agit donc, dans le premier, de savoir si par le mot de dialecticiens employé dans la loi 88, ad legem Falcidiam, on doit entendre les Stoïciens ou les Mégariens ; et dans le second, si responsitare de jure est la même chose que respondere de jure. Dans un des trois derniers chapitres, il est disputé à fond si le mot gracculus signifie un geai ou une corneille, et cet auteur prétend qu’après les preuves qu’il en rapporte, ce mot doit s’entendre d’une corneille : les jurisconsultes cesseront de disputer sur une difficulté qui jusqu’à présent était demeurée indécise. Dans le pénultième, il a ramassé toutes les étymologies qui se trouvent éparses dans les volumes des jurisconsultes. Enfin il examine, dans le dernier, si les eunuques peuvent aller à la guerre.

La matière des autres chapitres est semblable à celle qui est traitée dans ceux dont nous avons parlé ; d’où il est facile de juger qu’il n’appartient pas à tout le monde d’en faire ses délices, puisque c’est de la plus fine critique, dont la lecture ne peut donner du plaisir qu’aux personnes d’un rare savoir.


Ceux qui savent jusqu’à quel point Ménage s’abandonnait à l’impétuosité de son tempérament, et combien sa vanité lui permettait peu de recevoir de bonne grâce la plus légère raillerie, concevront sans peine qu’il ne dut pas être insensible à une pareille censure. Son dépit s’exhala en injures, ressource ordinaire de ces écrivains orgueilleux que la plus légère critique met hors d’eux-mêmes, tandis qu’ils se donnent la liberté d’insulter brutalement tout le monde. Ménage conserva pourtant encore assez de sang-froid pour ne pas faire un livre exprès contre Sallo ; il se contenta de parsemer la préface de ses Observations sur Malherbe des traits qu’il crut les plus propres à mortifier le journaliste.


Je m’attends bien, dit-il, si le Journal des Savants recommence, comme on dit qu’il va recommencer, que son auteur fera des railleries de ces Observations, puisqu’il en fait de quelques chapitres de grammaire de mes Aménités du droit, qui sont beaucoup plus considérables en toutes façons. J’aurais pu le railler par d’autres railleries, et plus fines et plus ingénieuses ; j’aurais pu faire voir au public que les gazettes de ce nouvel Aristarque, qui vient censurer ici les plus fameux écrivains de notre siècle, lui qui n’a rien écrit, et dont le nom n’a été imprimé que dans la liste de la quatrième des enquêtes, ne sont, pour me servir des termes de M. Sarasin, que des billevesées hebdomadaires, et sa dignité, quelque respect que j’aie pour elle, ne m’en aurait pas empêché : maledici senatoribus non oportet, remaledici civile fasque est. Mais je tire trop de gloire de ceux qui écrivent contre moi pour écrire contre eux.


C’est la même pensée qu’exprimait, avec plus de dédain encore, un autre adversaire du Journal des Savants, Tanneguy Le Fèvre, en disant que « pour bien juger de ses livres il fallait avoir l’âme capable de plusieurs formes, et sentir à demi-mot le beau et le fin de ses expressions. »

Une analyse trop sincère que Sallo fit de l’Introduction à l’histoire par les médailles, petit livre de Charles Patin, lui mit sur les bras un adversaire encore plus vif et plus redoutable que Ménage. À dire vrai, ce ressentiment de Patin était assez naturel : à quel auteur la patience n’échapperait-elle pas en lisant « que son ouvrage est assez joli, quoique le titre convienne mal à la matière qui y est traitée ; que ce n’est presque qu’une redite de ce qu’on trouve dans les autres, et qu’on n’aurait pas dû avancer que les écrivains qu’on avait eu soin de consulter étaient latins, pendant qu’un Français avait fourni ce qu’on avait dit de plus raisonnable et de plus curieux. » Ch. Patin se défendit dans une brochure de huit pages in-4o, intitulée : Lettre d’un ami de M. Patin sur le journal du 23 février 1665, mais qui, malgré le titre, était évidemment de lui, ainsi qu’en convient Patin le père, qui, nous avons à peine besoin de le dire, épousa vivement la querelle de son fils. Le Journal des Savants répliqua dans des termes pleins de convenance et de raison, mais peu propres par cela même à cicatriser la blessure de son adversaire.

De l’humeur dont étaient les Patin, il y a grande apparence que cette querelle aurait fait couler des flots d’encre, si des motifs de diverse nature ne les eussent contraints au silence. Guy Patin nous les apprend lui-même dans une lettre à son ami Falconet :


Je vous envoie, lui mande-t-il, la réponse de mon Carolus, laquelle est sage et modeste. Ce nouveau gazetier y a répliqué, et parle en ignorant et en extravagant, en quoi il n’eût pas manqué de réponses aigres et fortes, avec de bonnes raisons, si on n’eût prié Carolus de surseoir sa réponse, et menacé d’une lettre de cachet. La vérité est que M. Colbert prend en sa protection les auteurs de ce journal ; de sorte que Carolus est conseillé de surseoir sa réplique, et même par l’avis de M. le premier président. On en dit une raison particulière, savoir qu’il n’est pas bien avec M. Colbert depuis le procès de M. Fouquet. Nous verrons ci-après si les prétendus censeurs sine suffragio Quiritium auront le crédit et l’autorité de critiquer ainsi tous ceux qui n’écriront pas à leur goût… Sommes-nous au temps de Juvenal, qui dit :

Dat veniam corvis, vexat censura columbas !

Une chose néanmoins nous console, c’est que nous n’avons point tort, et que les savants et intelligents sont de notre avis. Mais ces messieurs abusent de leur crédit. La république des lettres est pour nous, mais M. Colbert est pour eux, et si mon fils se défend, on dit qu’on l’enverra à la Bastille. Il vaut mieux ne point écrire.


Nous mentionnerons encore, en raison d’une particularité qui mérite d’être relevée, une querelle qu’eut M. Sallo avec Grégoire Huret, graveur en taille douce. Celui-ci, ayant publié un cahier sur une question d’architecture, en fit lui-même une analyse, où il ne s’écorchait pas, comme bien on le pense, et en sollicita l’insertion dans le Journal des Savants. Le rédacteur refusa, et parce qu’il ne trouva pas l’article digne de figurer dans son recueil, et parce qu’il ne partageait pas toutes les doctrines qu’y émettait l’auteur. Inde irœ, de là deux brochures de Huret contre le Journal dit des Savants.

D’autres encore s’ameutèrent contre le journaliste trop véridique ; mais tous les cris de l’amour-propre blessé n’auraient fait vraisemblablement que consolider le succès du Journal des Savants, s’il ne s’y était joint en même temps des plaintes, bien plus injustes encore, mais d’un poids plus redoutable. L’inquisition avait rendu un décret qui condamnait le fameux ouvrage de Marca De concordantia sacerdotii et imperii, et un traité de de Launay qui défendait les droits des ordinaires contre les prétendus privilèges des ordres religieux. Sallo, qui avait fort à cœur les libertés de l’église gallicane, aurait cru trahir son ministère et les intérêts de la nation, s’il ne se fût élevé contre les entreprises qu’il jugeait pouvoir y donner quelque atteinte. En rapportant ce décret, il en parla avec la noble liberté qui convient à tout citoyen, et mieux encore à un magistrat ; il dit, entre autres choses, que « la censure des inquisiteurs ne pourrait faire qu’on eût moins d’estime pour l’ouvrage de Marca, puisqu’il ne contenait que des maximes constantes et qui pouvaient passer pour les lois fondamentales de la monarchie. » Il défendait avec la même indépendance le traité de de Launay.

Les jésuites, qui n’avaient pu voir sans déplaisir s’élever un tribunal littéraire et philosophique qui ne relevait pas d’eux, qui détestaient d’ailleurs Sallo et ses amis, en leur qualité de parlementaires et de gallicans suspects de jansénisme, firent agir le nonce du pape, et celui-ci, après des démarches réitérées, obtint qu’il serait fait défense à Sallo de continuer sa publication. Ainsi le Journal des Savants était frappé pour avoir défendu nos libertés ; on l’eût peut-être blâmé s’il ne l’eût pas fait. « Tel fut, dit Camusat, le résultat des démêlés politiques où l’amour de M. de Sallo pour nos maximes l’engagea insensiblement, et plus loin qu’il n’aurait été à souhaiter pour le journal. Il est certain que, si, au lieu d’employer les voies de fait, on eût seulement permis à ses antagonistes de le réfuter, il serait demeuré maître du champ de bataille ; mais ce n’était pas ce qu’on prétendait, et ce fut plus tôt fait de lui imposer silence : on n’a point encore trouvé de réponse à cet argument. » Colbert lui-même, qui aimait et protégeait le journal et son auteur, n’osa pas s’opposer à cet acte d’autorité.

Sallo, comme il est facile de le penser, fut très-affecté du coup qui le frappait si injustement ; il avait porté toute son affection sur son journal ; toutes ses pensées, tous ses efforts, tendaient à le perfectionner, quand il fut arrêté ainsi presqu’à son début : l’interdit dont on le frappait, si honorable qu’en fût la cause, ne pouvait donc que lui être très-sensible. Il fit quelques tentatives pour obtenir un nouveau privilége, et il y serait probablement parvenu s’il eût voulu se soumettre à de certaines conditions ; mais son amour pour la vérité, et une grandeur d’âme qui ne lui permettait pas de plier la tête sous le joug des inquisiteurs, auxquels on voulait le renvoyer, l’empêchèrent de se soumettre aux conditions qu’on voulait lui imposer, et, après avoir fait les démarches convenables, il renonça pour toujours aux droits que la paternité lui donnait sur le journal qu’il avait créé.

Chapelain, auquel Balzac reprochait son humeur circonspectissime, et qui devait se montrer d’autant plus réservé envers les puissances qu’il était, comme on sait, le mieux renté de tous les beaux esprits, écrit à ce sujet, dans une lettre du 23 avril 1665 :


Les plaintes de Rome sur la liberté de notre Journal des Savants en ont fait suspendre la continuation, et il est à craindre qu’une aussi utile institution que celle-là n’échoue entièrement, depuis que M. de Sallo, qui en était l’âme, en a plutôt voulu abandonner le soin que de se soumettre au syndicat auquel les puissances voulaient qu’il s’assujettît. On croit néanmoins que quelqu’un relèvera cette entreprise, qui ne laissera pas d’être profitable, encore qu’elle ne soit pas menée avec la noblesse et le style du passé. Les Anglais, à notre imitation, en ont commencé un en leur langue. Ils sont doctes, curieux et libres, et l’on n’en doit guères rien attendre que de bon. Outre que, n’ayant pas l’obligation de garder les mêmes mesures que nous, il y a sujet d’espérer qu’il sera plus durable et non moins hardi que le nôtre.


Cependant Colbert comprenait trop ce qu’un ouvrage de la nature du Journal des Savants répandait d’émulation, et combien il pouvait être utile au progrès des lettres, pour souffrir que le projet en fût à jamais abandonné. Mais il s’agissait — et la chose n’était pas aisée — de trouver un homme qui, moins intraitable que Sallo, ne lui fût pas inférieur en talents. Son choix se fixa sur l’abbé Gallois, qui, comme nous l’avons dit, avait été un des collaborateurs de Sallo, et qui consentit à se soumettre aux conditions que ce dernier avait repoussées.

« M. de Sallo, du reste, ne pouvait pas être mieux remplacé. La fonction de journaliste demande une étendue de connaissances qui se trouve rarement dans une même personne. Outre les langues savantes et la sienne propre, qu’il lui est nécessaire de posséder parfaitement, outre une légère teinture qu’il doit avoir des langues vivantes, s’il veut rendre compte des ouvrages qui s’impriment dans toute l’Europe, il a besoin d’être au fait des différentes matières dont il parle, et, selon les occasions, il faut qu’il se montre mathématicien, astronome, physicien, jurisconsulte, théologien ; qu’il n’ignore rien de ce qui s’est passé dans l’antiquité la plus reculée, qu’il sache ce qui est arrivé dans les siècles postérieurs et moins éloignés. Ce n’est encore là qu’une petite partie des qualités requises pour former un journaliste parfait ; elles tournent même au préjudice du public, dont elles peuvent surprendre la confiance, si celui qui en est revêtu ne joint à une science si vaste des talents plus rares encore qu’une prodigieuse érudition, je veux dire : de la justesse dans l’esprit, de la clarté dans les idées, un style pur et correct, tout au moins vif, aisé, propre à attacher les lecteurs les plus indolents et à persuader les plus indociles. J’ajoute que, si un journaliste ne veut pas tomber à chaque instant dans des bévues ridicules, ou dans des inconvénients encore plus à craindre, il doit être consommé dans l’histoire littéraire, et surtout dans l’histoire littéraire de son siècle, science, dit Fontenelle, presque séparée des autres, quoiqu’elle en résulte, et produite par une curiosité vive, qui ne néglige aucune partie de son objet. Mais c’est peu que toutes ces qualités de l’esprit se rencontrent dans un même homme, si elles n’y sont accompagnées de celles du cœur, c’est-à-dire d’une probité exacte, qui ne lui permette pas d’en imposer, et qui lui fasse rendre justice à ses ennemis particuliers, s’il a le malheur d’en avoir, et à ceux que de petites préventions de parti pourraient lui faire regarder sur ce pied-là. On sent bien qu’un pareil homme est plus difficile à trouver qu’à peindre. J’ai pourtant fait, sans y penser, le portrait de M. l’abbé Gallois, au moins à très-peu de choses près : car, quelque parfait que l’on soit, on tient toujours par quelque bout à l’humanité. »

Ce portrait du journaliste, qui date de cent cinquante ans, presque de l’origine du journal, m’a semblé mériter d’être conservé ; il montre quelle haute opinion l’on se faisait alors du métier de critique, qui semble aujourd’hui si facile.

La publication du Journal des Savants fut reprise par l’abbé Gallois le 4 janvier 1666. Il mit l’ouvrage sous la protection de Louis XIV par une épître dédicatoire dont il fit précéder le premier numéro. Cette épître est suivie d’un petit avertissement des plus pacifiques, où le nouveau rédacteur promet d’exercer son emploi avec une modération dont chacun aura lieu d’être satisfait. « Il y a quelques personnes, dit-il, qui se sont plaintes de la trop grande liberté qu’on se donnait dans le journal de juger de toutes sortes de livres. Et certainement il faut avouer que c’était entreprendre sur la liberté publique et exercer une espèce de tyrannie dans l’empire des lettres que de s’attribuer le droit de juger des ouvrages de tout le monde. Aussi est-on résolu de s’en abstenir à l’avenir, et, au lieu d’exercer sa critique, de s’attacher à bien lire les livres, pour en pouvoir rendre un compte plus exact qu’on n’a fait jusqu’à ce jour. » On voit combien la critique a marché depuis 1666.

On remarqua en effet dans les journaux de l’abbé Gallois plus de discussion et moins de critique que dans ceux de son prédécesseur. Cependant on voit que l’engagement qu’il avait pris de s’abstenir de juger les livres dont il ferait mention ne laissait pas souvent que de lui peser, et il ne le tint pas toujours ; si réservé qu’il fût, il lui échappa quelquefois de s’expliquer avec assez de liberté sur le mérite de certains ouvrages, et il se fit plusieurs querelles, notamment avec Tanneguy Le Fèvre, célèbre humaniste, qui publia contre lui deux satyres : Journal du journal, ou censure de la censure, et Seconde journaline, plus remplies d’injures que de bonnes raisons[8].

L’abbé Gallois apporta d’abord dans l’exercice de ses fonctions beaucoup d’ardeur et d’application, et l’on ne fut pas moins étonné de la variété prodigieuse qu’il répandit dans son journal que des savantes et judicieuses remarques dont il enrichit ses extraits. Ce fut lui aussi qui ouvrit le Journal des Savants aux controverses des auteurs qui avaient entre eux des discussions critiques de nature à intéresser le public et le bien des lettres. Mais cette belle ardeur ne se soutint pas longtemps. Soit défaut de loisir, soit dégoût d’un travail régulier et trop assujettissant, il s’en occupa de moins en moins, et le nombre des journaux de chaque année alla toujours en diminuant pendant les neuf années qu’il en fut chargé.

Le vide de cette période est rempli jusqu’à un certain point par un recueil de Mémoires et Conférences sur les Arts et les Sciences, dû à J.-B. Denys, conseiller et médecin ordinaire du roi, recueil que l’on joint ordinairement à la collection du journal.

Physicien et médecin, J.-B. Denys, dit l’abbé Claustre, s’appliqua surtout à faire de bons extraits des livres qui traitent de la physique et de la médecine, et à indiquer les nouvelles découvertes qui ont contribué à la perfection de ces sciences. La légèreté et la vivacité de son style n’attachent pas moins le lecteur que l’utilité et l’importance des matières qu’il traite. Rien n’est plus intéressant que les mémoires qu’il a recueillis sur l’invention et les usages des Trompettes à parler de loin[9], sur le télescope de Newton, sur la question fameuse : Si l’homme tire son origine d’un œuf, qui fut fort agitée dans ce temps-là, etc., etc.[10].

En 1675, le Journal des Savants passa dans les mains de l’abbé de La Roque. Le privilége, ou un nouveau privilége qui lui fut donné à la date du 26 avril 1679, énumère in extenso les matières qui peuvent entrer dans la composition du Journal des Savants.


Il est permis au sieur abbé de La Roque de faire et composer ou faire faire et composer par telles personnes qu’il voudra, et imprimer, vendre et distribuer par tel libraire qu’il lui plaira, le Journal des Savants, et faire dessiner et graver toutes les planches qui y seront nécessaires ; dans lequel journal il pourra mettre l’abrégé, extrait ou jugement de toutes sortes de livres qui seront imprimés dans toute l’Europe sur toutes sortes de sciences, et, comme ses prédécesseurs, comprendre dans ledit journal les diverses expériences, machines, inventions, médailles, devises, inscriptions, obélisques, nouvelles découvertes, tant dans les arts que dans les sciences, comme mathématique, physique, mécanique, architecture, médecine, chimie, anatomie, navigation, relations de voyage, histoire naturelle, aventures véritables, monstres, prodiges, apparitions célestes, tremble-terres et autres choses curieuses ; arrêts des parlements, sentences des autres siéges, cours et juridictions ecclésiastiques, ordonnances des évêques, décisions des universités, résolutions des habiles gens sur toutes sortes de questions scientifiques, mémoires ecclésiastiques, discours académiques et historiques, éloges des hommes illustres et savants, nouvelles sur les sciences qui seront données dans les journaux des pays étrangers, et généralement tout ce qui regarde les arts et les sciences, et qui peut être digne de la curiosité des gens de lettres…


L’exécution d’un pareil programme était une lourde tâche pour un écrivain, si bien doué qu’il fût, et, malheureusement pour le journal, l’abbé de La Roque resta tout à fait au-dessous. Il faut dire à sa louange qu’il y apportait au moins beaucoup de zèle et de bonne volonté. Un avis de l’imprimeur au lecteur, placé en tête de l’année 1682, contient à cet égard une particularité qui mérite d’être signalée. Après avoir dit qu’il n’est plus nécessaire de parler de l’utilité du journal, qui est telle que l’on voit tous les jours paraître de nouveaux ouvrages où chacun tâche de l’imiter en quelque chose, et vanté l’émulation qu’il excite et qu’il entretient dans les esprits, tant dedans que dehors le royaume, émulation qui produit sans cesse de nouveaux effets, l’éditeur ajoute :


On le voit augmenter toutes les années, et on a sujet d’en espérer plus que jamais par les correspondances que l’auteur du journal a à présent dans toute l’Europe, et par l’exactitude avec laquelle il va entretenir ses commerces. Au reste, comme, pour la commodité du public, il se donnait deux après-dînées la semaine pour recevoir tout ce qu’on avait à lui apporter pour le journal, il continuera toujours de le même manière tous les lundis et tous les jeudis ; et afin que ceux qui veulent faire connaître leurs ouvrages aient plus d’un témoin de leur mérite, il y aura toujours chez lui, pendant ces deux jours, des personnes de savoir et fort éclairées, qui, dans des conversations libres et familières, discourront sur les plus belles matières qui regardent les arts et les sciences, qui est l’objet du Journal des Savants. On y lira même des dissertations entières et toute autre sorte de pièces, lorsqu’elles en vaudront la peine ; et parce qu’une seule matière qui occupe tout un journal n’est pas du goût de tout le monde, quelque belle et quelque agréable qu’elle soit, on se contentera désormais, dans les pièces de cette nature, d’en donner un détail, selon la coutume, dans les journaux, et quand on aura ramassé assez de pièces pour composer un juste volume, on en fera part au public, afin qu’il puisse voir au long ce dont il aura eu un avant-goût dans le journal. De cette manière il n’échappera rien de tout ce qui se fera de curieux dans tout le royaume et dans les pays étrangers.


La Roque garda le journal pendant douze ans, et il apporta dans sa publication une régularité exemplaire. Malheureusement cette exactitude et sa bonne volonté sont presque les seules choses qu’on puisse louer en lui ; il n’avait ni le discernement nécessaire pour bien choisir ce qui méritait l’attention de ses lecteurs, ni l’érudition suffisante pour relever des bagatelles par des observations instructives, et, ce qui est plus fâcheux, il tombait, faute de connaissances, dans de fréquentes et grossières erreurs. Bref il engagea le journal dans une voie où il n’aurait pas tardé à périr, s’il n’eût été établi sur des bases aussi solides.

Signalons pourtant une amélioration introduite par La Roque, qui eût mérité d’être conservée. Il donnait à la fin de chaque année une liste complète des ouvrages imprimés dans le courant de l’année, marquant d’un astérisque ceux dont il avait parlé. Ses successeurs se sont contentés de donner la table des ouvrages dont ils avaient rendu compte.

M. Boucherat, qui s’intéressait personnellement et en sa qualité de chancelier à la conservation du journal, s’en déclara le protecteur, et, après une interruption de près d’une année, il reparut, sous la direction du président Cousin.

Le nouveau directeur était déjà connu par plusieurs traductions estimées, et possédait à un degré éminent la plupart des qualités nécessaires à un journaliste. Un petit avertissement, fort sensé, placé à la tête de son premier journal, indiquait la règle de conduite qu’il s’était tracée. Il promet que son premier soin sera de choisir les livres capables, par l’importance de leur sujet, d’attirer toute l’attention du public. « Les journalistes, dit-il, auront plus d’égard à ce qu’ils doivent faire pour la satisfaction solide de leurs lecteurs qu’à ce que pourrait souhaiter un auteur qui ne suivrait qu’une vaine ombre de réputation, ou un libraire qui ne chercherait que son intérêt. » Quant à la forme des extraits, il s’engageait à en donner de fort exacts quand les livres vaudraient la peine que l’on en suivît les auteurs pas à pas, et qu’on marquât en abrégé ce qu’ils auraient traité plus au long ; sans quoi il se proposait seulement d’indiquer d’une façon générale le plan de l’ouvrage et d’en transcrire quelques passages remarquables, s’abstenant également de louange et de critique, et ne relevant que les fautes contre lesquelles l’auteur lui-même serait fâché qu’on ne prémunît pas ses lecteurs.

M. Cousin tint tout ce qu’on était en droit d’attendre de ses connaissances solides et variées et des qualités de son esprit ; mais il brilla tout particulièrement dans les éloges qu’il consacra aux hommes illustres enlevés à la république des lettres, éloges qui, dit Vigneul-Marville, peuvent être regardes comme ses chefs-d’œuvre[11].


En 1704 commença pour le Journal des Savants une ère nouvelle. Jusque là il avait été sous la direction d’un seul écrivain ; si quelques personnes avaient prêté leur collaboration aux premiers journalistes, ç’avait été à titre purement officieux, et sans aucun engagement de leur part. Mais on en était venu, après un essai de près de quarante ans, à trouver que c’était un fardeau trop lourd pour un seul homme.


De quelque côté qu’on envisage les fonctions d’un journaliste, dit à ce sujet la notice qui suit la table du journal, par l’abbé de Claustre, elles paraissent environnées de tant de difficultés, qu’il est presque impossible qu’une seule personne les remplisse dans toute leur étendue et avec un applaudissement général. Sans parler des qualités qu’elles exigent du côté du sujet, esprit juste et exempt de préjugés, jugement solide, connaissances en tout genre, travail assidu, impartialité, etc., que ne faut-il pas, outre cela, pour satisfaire le goût de tout le monde ? Je ne parle pas seulement des difficultés qui naissent de la diversité des goûts, qui fait que les uns ne voudraient voir dans un journal que des matières de théologie, d’autres n’y trouver que de la physique et des mathématiques, de la médecine ou de l’anatomie ; quelques-uns n’y lire que des choses qui concernent les belles-lettres, ou des recherches sur l’antiquité, tandis que ceux-ci n’y cherchent que l’histoire, et ceux-là que la jurisprudence. Ces difficultés, qui regardent la matière d’un journal, ne sont rien au prix de celles qui concernent la manière dont il doit être écrit. Les savants et les gens de cabinet se soucient ordinairement fort peu de la délicatesse du tour, et, pourvu qu’on leur présente beaucoup de choses, ils sont contents : l’assaisonnement n’est pas ce qui les touche. Les gens du monde, au contraire, se soucient peu du fond des choses, pourvu que la manière de les dire soit agréable : ils aiment les tours ingénieux, une critique fine et délicate, la clarté surtout est ce qui les charme ; mais ils ne sauraient souffrir le moindre embarras dans les matières, même les plus abstraites et les plus difficiles. Comment trouver un juste tempérament qui satisfasse les uns et les autres ? Est-il une situation plus délicate et plus incommode que celle d’un journaliste ? Placé entre deux écueils également redoutables, d’un côté la sensibilité des auteurs et de l’autre la malignité des lecteurs, il est également en butte aux traits des uns et des autres. Les auteurs voudraient des éloges, et les lecteurs demanderaient des critiques. Prétend-il concilier ces différents intérêts en répandant des fleurs d’une main et en lançant de l’autre des traits, l’auteur sent la piqûre des traits et cherche à se venger, tandis que le lecteur, dégoûté de la profusion des fleurs, conçoit du mépris pour le journaliste. Qui pourrait être assez heureux pour réunir en sa personne, avec tous les talents qu’exige cette pénible fonction, assez de force et d’habileté pour surmonter tant d’obstacles, assez de prudence et d’adresse pour éviter tant d’écueils ?


Camusat avait déjà dit, à la même occasion :


Quelque application qu’un homme seul puisse apporter à la composition d’un journal, il paraît difficile qu’il ne succombe pas à la fin sous le poids d’un travail si accablant. L’étendue du projet, l’immense variété des lectures, le plaisir de se voir en quelque façon l’arbitre de la réputation des savants, voilà des choses qui animent un journaliste dans les commencements de sa carrière, et qui le soutiennent pendant quelque temps ; mais ces mêmes choses renferment souvent aussi le motif qui le décourage et le dégoûte à la longue. Bientôt cette occupation qui le charmait n’a plus rien qui le frappe ; la multitude des livres dont il est obligé de rendre compte l’embarrasse plutôt qu’elle ne l’amuse ; les querelles que sa sincérité fait naître lui deviennent à charge, tant d’ennemis sur les bras l’inquiètent. Peu à peu il se néglige, et ses extraits portent enfin des marques visibles de cet engourdissement. Il arrive aussi que la curiosité du public diminue et que ses applaudissements cessent. Le journal tombe alors dans un décri dont il ne se relève jamais. Je ne connais guère que M. Bayle qui ait persévéré dans ce travail sans rien relâcher de son exactitude accoutumée ; encore n’a-t-il pas fourni trois années entières sans contracter une maladie dangereuse qui le mit hors d’état de le continuer davantage.

On a très-bien remarqué qu’il n’y avait qu’une compagnie de gens de lettres choisis, et exercés en tout genre de littérature, qui pût donner au public et soutenir heureusement un journal qui lui fût également utile, agréable et amusant dans ses différentes parties. Comme chaque membre ne doit parler que de la science qu’il possède parfaitement, que des livres de sa compétence et sur lesquels il est capable de prononcer en dernier ressort, il ne faut pas craindre que le défaut de lumières fasse porter au hasard un jugement précipité et peu juste. Il semble aussi que l’on doit moins appréhender que la partialité se glisse dans un ouvrage auquel diverses personnes mettent la main, pourvu qu’elles jugent sans acception de nation, de religion et de parti…


Ces citations, mieux que tout ce que nous pourrions dire, montrent quelle opinion l’on se faisait, au xviiie siècle, des fonctions de journaliste. De nombreux abus n’avaient pourtant pas tardé à se glisser dans la nouvelle institution, comme dans les choses les plus utiles, ainsi que le disait Voltaire, et que nous le verrons bientôt ; mais le Journal des Savants s’était maintenu à la hauteur où l’avait tout d’abord placé son fondateur ; il ne s’était pas, dans les diverses phases qu’il avait traversées, départi un instant de la dignité qui convenait à un journal né pour ainsi dire dans le cabinet de Colbert, et, constamment honoré, par les successeurs de ce grand ministre, d’une protection toute particulière.

Cependant, comme nous l’avons dit tout à l’heure, on comprit bientôt que, pour rendre tous les services qu’on était en droit d’en attendre, ce recueil ne devait pas rester abandonné à ses seules ressources et aux forces d’un seul écrivain. À la fin de 1701 M. de Pontchartrain en fit l’acquisition pour l’État, et nomma pour sa rédaction une compagnie de savants versés dans les différents genres de littérature. Les matières dont il devait s’occuper furent soigneusement classées, et un rédacteur particulier, avec un traitement fixe, fut assigné à chacune d’elles.

Le premier comité de rédaction fut ainsi composé : pour la théologie, M. Dupin, docteur de Sorbonne, auteur, entre autres ouvrages, d’une Bibliothèque des Auteurs ecclésiastiques fort estimée ; pour la jurisprudence, M. Rassicod, avocat distingué du Parlement de Paris ; pour la médecine et la physique, M. Andry, docteur de la Faculté de Paris, connu par un traité de la génération des vers dans le corps de l’homme, et praticien renommé ; pour les mathématiques et les matières d’érudition, Fontenelle ; pour l’histoire, Vertot ; enfin pour les langues et la littérature, Julien Pouchard, professeur royal en langue grecque, et membre de l’Académie des inscriptions. Ce dernier, que les Nouvelles de la République des Lettres appellent le secrétaire de l’académie du journal, en avait la haute direction, et c’est à lui que s’attaquèrent plus particulièrement les auteurs qui se croyaient maltraités ; mais il s’en émouvait fort peu : « Ils sont fâchés, disait-il, de ce que je fais connaître leurs fautes, et moi je le suis de ce qu’ils font de mauvais livres. »

Le journal renouvelé parut le 2 janvier 1702, avec un avertissement où sont résumés les motifs que nous venons de rapporter en faveur du nouveau système, auxquels on ajouta encore le peu de soin qu’avaient les libraires de faire venir les livres qui s’impriment dans les pays étrangers. Dans son programme, le comité se montre d’une sobriété, d’un laconisme on ne peut plus rares. « La compagnie s’est fait quelques règles dont il n’est pas nécessaire de donner le détail au public. Si elles sont bonnes, on les suivra autant qu’il sera possible ; si elles ne le sont pas, on les abandonnera sans aucune répugnance. Ce sera aux lecteurs habiles et désintéressés qui verront ce journal à en juger ; ils feront plaisir à la compagnie de lui communiquer les réflexions qu’ils auront faites et les vues qui pourront servir à mettre cet ouvrage dans une plus grande perfection… »

Quant à la forme du journal, elle demeure la même, sauf pourtant une légère augmentation de format. « Mais, au lieu qu’on ne donnait chaque semaine qu’une feuille et demie (douze pages in-4o), on tâchera d’en donner deux feuilles entières. On fera aussi en sorte de ne point couper les articles, c’est-à-dire qu’on ne mettra point une partie d’un extrait dans un journal et une autre partie dans l’autre. Quand il se trouvera des extraits trop longs pour entrer dans les journaux ordinaires, on en fera des extraordinaires, qu’on donnera les jeudis, et on aura soin d’en avertir le public à la fin du journal du lundi précédent.

L’œuvre des nouveaux journalistes fut parfaitement accueillie du public éclairé auquel elle s’adressait. « Ils possèdent, dit Bayle, un secret semblable en quelque façon à celui de la fameuse Médée, puisqu’ils ont rajeuni du premier coup ce journal, qui tombait dans les langueurs de l’âge caduc, et qu’ils lui ont redonné d’abord toute la force, toute la vivacité qu’il avait eue dans son état le plus florissant, qui fut celui de ses deux ou trois premières années. » Bayle attribue l’honneur de ce changement à l’abbé Bignon, « sous les yeux et par les conseils duquel cet ouvrage se forme et se perfectionne » ; en quoi il ne fait que répéter ce qui est dit dans la préface du nouveau journal.

C’est, en effet, l’abbé Bignon, qui fut le promoteur de la transformation du Journal des Savants, dont il s’était fait le chaleureux avocat auprès du chancelier, son oncle. Il ne se contenta pas d’avoir organisé la nouvelle rédaction ; il voulut encore que le comité tînt ses assemblées chez lui, une fois par semaine ; il lia, dans l’intérêt de l’œuvre, un commerce de lettres avec les hommes les plus savants de ce temps ; enfin il n’épargna aucune dépense pour faire venir tous les livres qui s’imprimaient dans les différentes parties de l’Europe. Le savant abbé présida au journal jusqu’en 1714 ; après lui la présidence appartint successivement à M. de La Rochepot, à M. d’Argenson fils, à l’abbé Daguesseau.

En 1723, le journal éprouva une nouvelle interruption de sept mois ; il reparut le 1er janvier 1724, l’abbé Bignon, que personne ne pouvait remplacer pour le zèle et la diversité des connaissances, ayant consenti à reprendre sa charge de président, qu’il garda jusqu’en 1739. Depuis lors la présidence du Journal des Savants est demeurée dans les attributions des chanceliers, Dans des temps plus rapprochés de nous, les ministres de l’instruction politique ont, à diverses reprises, revendiqué ce recueil comme un apanage naturel de leur département, et le ministre actuel a fini par triompher des résistances de la chancellerie.

L’abbé Desfontaines, qui devait être appelé quelques années plus tard à diriger le Journal des Savants, s’expliquait ainsi, dans le Nouvelliste du Parnasse (t. 1, p. 212), sur la nouvelle organisation et sur le recueil lui-même :

« La forme de ce journal n’a pas toujours été la même. Dans le commencement, on se contentait d’indiquer l’usage des livres modernes, et d’en porter des jugements sans aucuns extraits ; mais peu à peu le journal est devenu analytique. Il serait superflu de nommer les différentes personnes qui y ont travaillé ; presque tous ont été des gens d’esprit et de savoir. Il est aujourd’hui entre les mains de personnes estimables par leur érudition et par leur politesse ; les extraits sont lus, avant que d’être imprimés, dans une assemblée à laquelle préside un de ces hommes rares que le ciel fait naître de temps en temps pour encourager les lettres. Le but qu’on se propose est de faire connaître le mérite des livres, sans pourtant mêler une critique directe. L’analyse est longue ou courte, selon que l’importance de la matière le demande ; mais elle est tournée de manière que le lecteur attentif et clairvoyant est à portée de décider si le livre est bon ou mauvais ; et, comme la capacité des journalistes les met en état de démêler ce qu’on trouve de singulier dans les ouvrages, ils ont soin de l’indiquer et de le citer. Quand un auteur s’est trompé, on le reprend honnêtement, et lorsqu’il y a du ridicule dans un livre, on le tire avec tant de circonspection que l’écrivain peut seulement se le reprocher à lui-même. Il faut, en vérité, des talents bien singuliers, pour exécuter avec succès un semblable projet. Au reste, le style du journal est pur, noble, élégant et proportionné aux diverses matières qu’on y traite. »

Cependant le journal n’avait pas tardé à baisser après la mort de l’abbé Bignon. La médecine, par le fait de M. Andry, y occupait déjà une place beaucoup trop large, au gré des lecteurs, quand deux autres médecins furent introduits dans la rédaction, « de sorte que ce n’était plus qu’un triste répertoire de maladies, qu’un tableau sinistre de toutes les misères qui affligent l’humanité ; et la contagion de Marseille qui arriva en 1720 ayant ouvert un champ encore plus vaste aux analyses d’une foule d’ouvrages qui parurent à cette occasion, il n’y eut plus moyen de soutenir la lecture du journal. Les libraires ne voulurent plus l’imprimer faute de débit, et il tomba entièrement au commencement de l’année 1723. Les railleurs dirent à ce sujet que le Journal des Savants, étant en proie aux médecins, ne pouvait pas vivre longtemps, et qu’il était enfin mort de la peste[12]. »

C’est alors que l’abbé Desfontaines fut appelé à lui rendre la vie, et ses efforts furent couronnés d’un plein succès. Nous reviendrons, à l’article que nous consacrerons bientôt à ce célèbre critique, sur son passage à la rédaction du savant recueil.

Un des premiers actes de la nouvelle direction fut de changer la périodicité du journal ; d’hebdomadaire qu’il avait été jusque là, il devint mensuel en 1724, et voici comment les rédacteurs expliquèrent ce changement :

Nous avons reconnu qu’un journal hebdomadaire ne prévenait point assez en sa faveur ; que cette façon de paraître lui donnait un certain air de précipitation dont le public a toujours lieu de se défier, et le faisait aussi trop ressembler à ces recueils de nouvelles vulgaires qui naissent toutes les semaines, et qui n’ont rien de commun avec ce que les savants estiment le plus. La variété, qui fait l’agrément de ces sortes d’ouvrages, pouvait difficilement se trouver dans le nôtre lorsqu’il paraissait tous les lundis, ou bien il fallait couper les matières en trop de parties. Pour éviter cette fâcheuse décomposition, nous ne parlions quelquefois que de deux ou trois livres dans chaque journal, et souvent plusieurs journaux ne suffisaient pas pour rendre compte d’un seul ouvrage. Le Journal des Savants, ne paraissant plus que tous les mois, nous donne le temps de le travailler davantage, et nous fournit une étendue suffisante pour y placer sans contrainte un nombre considérable de différents articles. Nous ne gagnons rien du côté de la peine, puisqu’au lieu de deux feuilles qui paraissaient toutes les semaines, il en paraîtra régulièrement huit ou neuf les premiers jours de chaque mois. Ajoutez à cela que nous renonçons désormais aux vacances des mois de septembre et octobre, et que nous donnerons toujours, sans interruption, douze journaux par an. Nous avons aussi fait attention que le journal, au bout de l’année, composait un in-quarto très-cher. Le changement que nous faisons, en augmentant le volume, diminuera le prix, et même il ne tiendra pas à nous qu’il ne devienne encore à meilleur marché dans la suite.


Les rédacteurs profitent de l’occasion pour faire une nouvelle déclaration de principes, dont nous extrairons quelques passages :


Pour remplir avec succès la fonction dont nous avons l’honneur d’être chargés, nous nous attacherons désormais, encore plus que nous n’avons fait jusqu’ici, aux règles que nous prescrit l’avantage du public.

1. Nous nous éloignerons également et de la basse flatterie et de la censure amère. Nous voudrions pouvoir toujours louer ; mais l’équité s’y oppose. Le bon goût et le progrès des lettres sont intéressés au discernement des ouvrages. Ainsi nous louerons et nous censurerons aussi quelquefois ; mais, quand nous ne pourrons donner des éloges, on s’apercevra du moins que nous ne prétendons pas rendre des arrêts. À proprement parler, nous ne jugerons point ; nous ne voulons être que les échos des savants, et dresser tout au plus le dispositif des jugements qu’ils auront rendus avant nous. Nous supplions donc tous les auteurs, présents et à venir, de ne nous savoir point mauvais gré lorsque nos extraits ne leur paraîtront pas assez favorables, et d’être persuadés que ce sera toujours sans partialité que nous parlerons de leurs écrits. Lorsque nous en aurons fait remarquer les défauts, nous nous offrons d’insérer dans notre journal leur apologie, pourvu qu’elle soit assaisonnée de politesse et fondée en raison.

2. Les extraits que nous donnerons seront comme l’élixir de tous les livres. Nous éviterons ces discours obscurs et ce goût de déclamation si justement reprochés à certains journaux… Nous nous appliquerons surtout à extraire ce que nous trouverons de plus intéressant et de moins commun. Nous lirons les livres nouveaux avec attention, et nous nous efforcerons d’y choisir une partie de ce qu’un homme d’esprit et de goût voudrait en retenir après les avoir lus. On voit par là combien est utile la lecture des journaux. Elle épargne des études longues et pénibles et nous en laisse faire les frais ; on a l’avantage de ne se nourrir que d’un suc précieux. Il est vrai que pour cela il faut que l’on se fie un peu à notre goût et que l’on soit persuadé que nous savons choisir ; nous n’oublierons rien pour inspirer au public un si heureux préjugé.


À partir de la même époque, les éditeurs du Journal des Savants en publièrent, concurremment avec l’édition in-4o, une édition in-12, en vue principalement de la province et de l’étranger, et afin que ceux qui étaient « entêtés des petits volumes » n’eussent plus de prétexte pour recourir à la contrefaçon hollandaise.

Ajoutons tout de suite quelques détails pour ainsi dire techniques, qui pourront sembler futiles à certains lecteurs, mais qui pourtant ont leur importance bibliographique.

« Les successeurs de M. Sallo, dit Camusat, ont encore ajouté quelques enjolivements au plan que ce père de tous les journaux avait suivi, et par ces changements nécessaires ils les ont portés peu à peu au point de perfection où nous les voyons aujourd’hui. Par exemple, on ne mettait point dans les premiers journaux le nom des libraires chez lesquels les livres dont on parlait avaient été imprimés ; ce qui n’eût pas laissé d’avoir sa commodité, puisque, le but d’un journal étant, en partie, d’indiquer quels ouvrages méritaient d’être achetés, il fallait en même temps marquer où ils se trouvaient. M. de Sallo le comprit bien, et avertit à la fin de son septième journal que cela se pratiquerait à l’avenir ; mais il ne tint pas sa promesse, du moins à l’égard des imprimeurs étrangers. Il était réservé à M. Cousin, et à ceux qui lui ont été subrogés dans son emploi de journaliste, de suivre constamment cet usage. »

M. de Sallo avait également négligé de spécifier le format des ouvrages dont il rendait compte ; c’est l’abbé Gallois qui en établit l’usage. « Mais, remarque Desmaizeaux à ce sujet, parce qu’il ne servait pas de beaucoup de savoir qu’un livre était in-folio ou in-octavo pour en connaître la grosseur, on s’avisa dans la Bibliothèque universelle[13] de marquer aussi le nombre des pages. Cette exactitude a paru si nécessaire qu’elle a été généralement suivie : il n’y a eu que quelques journalistes qui, soit pour se distinguer, ou peut-être faute de bien sentir l’avantage de cette méthode, ne se sont pas souciés de la suivre ; ou bien ils se sont contentés de marquer le nombre des feuilles, ce qui est beaucoup plus embarrassant et beaucoup plus difficile à comprendre. »

C’était déjà quelque chose ; cette invention, comme dit Camusat, était excellente, mais elle ne suffisait pas. Il y a une différence singulière entre les formats d’une même espèce, les uns sont grands, les autres petits : de sorte qu’il y a des in-folio qui ne sont guère plus grands que des in-4o, et qu’il se trouve des in-8o plus petits que des in-12. D’ailleurs la diversité des caractères produit une différence si considérable, que, si l’on en ignore l’espèce, on ne sera guère plus avancé de savoir précisément le nombre des pages et de connaître la forme d’un livre. Les Hollandais réduisent communément de gros in-4o de Paris à des in-12 ; il arrive même quelquefois que l’in-12 contient moins de pages que l’in-4o. Comment ceux qui ne sont pas versés dans la librairie s’y reconnaîtront-ils ? Pourront-ils soupçonner, par exemple, que tel in-4o de 600 pages qu’on leur annonce ne contient pas plus de matière qu’un in-12 de 500 ? Desmaizeaux enseigne le véritable moyen de remédier à cet inconvénient. Le plus court serait de déterminer la grandeur du format et le genre des caractères ; « mais, ajoute-t-il, tout le monde n’entendant pas ce que c’est que gros ou petit-texte, œil-de-bœuf, saint-augustin, garamond, nompareille, etc., il faudrait, pour instruire les plus ignorants, que le journaliste fît imprimer de temps en temps sur une page du journal les noms et la différence de tous les caractères dont il aurait occasion de parler. Tout le monde pourrait alors en faire usage ; les libraires tireraient une grande utilité de cette exactitude, car, lorsqu’ils trouveraient qu’un livre serait bon pour eux, ils verraient d’abord à quoi ils pourraient le réduire. »

Je ne sais trop jusqu’à quel point l’expédient proposé par Desmaizeaux eût été praticable et profitable ; ce qui est certain c’est que les journalistes se sont peu souciés des inconvénients auxquels il avait pour but de remédier. Aujourd’hui comme alors il est assez difficile pour le commun des lecteurs de se rendre compte d’après l’annonce d’un livre — ou son analyse, — de sa valeur spécifique ; nous ne croyons pas même que les curieux soient beaucoup plus avancés quand les empiriques de la librairie, les vendeurs de littérature à la toise, poussent la précaution jusqu’à annoncer combien de lettres ils donneront pour un sou.

Camusat reproche encore aux premiers rédacteurs du Journal des Savants de n’avoir pas été assez soigneux d’indiquer l’année dans laquelle les livres dont ils rendaient compte avaient été imprimés, et la raison de cette négligence était, dit-il, la crainte qu’ils avaient qu’on ne s’aperçût que le livre dont ils parlaient n’avait plus la grâce de la nouveauté. Il regrette aussi qu’ils soient restés inférieurs aux journaux étrangers sous le rapport des nouvelles littéraires, « un des plus beaux ornements d’un journal, fournissant à un journaliste l’occasion de glisser des particularités qui souvent auraient de la peine à trouver place ailleurs[14]. » Mais il le félicite d’avoir compris que, pour donner à un journal toute la perfection qu’il peut recevoir, il ne suffisait pas de le publier régulièrement aux époques fixées, qu’il était nécessaire de donner de temps à autre des suppléments. M. de Sallo en avait conçu le dessein, et avait même promis de l’exécuter, en rendant compte du livre de la Conception, de Raymond Lulle. « Il y aurait, disait-il, beaucoup à dire sur ce sujet, mais la brièveté du journal ne me permet pas de le faire. Néanmoins, afin que le public ne soit pas privé des belles choses qui demeurent supprimées, on donnera de temps en temps quelques cahiers extraordinaires, dans lesquels on expliquera à fond les matières qu’on n’aura pu traiter amplement. Par exemple, on pourrait faire deux petits traités excellents à l’occasion de ce livre. Le premier traiterait l’histoire de tout ce qui s’est passé au sujet de la fête de la Conception ; le second, un abrégé de la vie de Raymond Lulle, qui est connue de peu de personnes. Et je ne doute point que le monde ne fût bien aise d’apprendre en trois feuillets de papier ce qui demanderait, sans ce secours, des années entières. Mais on différera l’exécution de ce dessein jusqu’à ce que le journal soit entièrement établi, et qu’on ait trouvé des personnes capables de bien traiter, dans toutes les sciences, ces sortes de sujets, en quoi il est plus difficile de réussir que le commun ne se peut imaginer. »

Dépossédé peu de temps après, Sallo n’eut pas le loisir de mettre son dessein a exécution, et l’abbé Gallois, comme nous l’avons vu, avait assez à faire de publier le journal. Ce fut La Roque qui donna les premiers Extraordinaires ; la société instituée par l’abbé Bignon entreprit en 1707 d’en publier un chaque mois, et ces suppléments étaient quelquefois plus volumineux que le journal.

Disons enfin que c’est seulement vers l’année 1778 que les articles commencent à être signés.


Jusqu’à la Révolution le Journal des Savants jouit d’une paix profonde, et son histoire n’offre plus rien de saillant à noter. En 1791, il prit une plus grande activité, et se reconstitua sur des bases en apparence plus solides et plus larges. Il publia, cette année-là, un prospectus où l’on remarque un ton nouveau et des idées nouvelles ; en le lisant, on comprend que la philosophie a passé par là, et que déjà la France est sur la pente d’une révolution sociale. Les grands mots de vertus civiques et de philanthropie ne manquent pas dans les journaux de 1791 et de 1792 ; on y signale tous les abus, on y sourit à toutes les réformes ; une science nouvelle, l’économie politique, s’y fait jour ; les séances de la municipalité de Paris y tiennent presque autant de place que celles de l’Académie des Sciences ou de l’Académie des Inscriptions ; enfin la littérature déclamatoire du temps s’y retrouve plus qu’il ne convenait à un tel recueil.

Ces concessions faites aux circonstances ne parvinrent point à triompher des préoccupations publiques, et le journal fut obligé de s’arrêter au mois de novembre 1792.

Le Directoire ayant rendu un peu de calme et de sécurité à la France, quelques membres de l’Institut, Camus, Lenglès, Baudin des Ardennes, Sylvestre de Sacy, Lalande, Mongez, Millin et Daunou, « tentèrent de revivifier ce beau journal qui pendant soixante ans avait conservé le feu sacré de Vesta, c’est-à-dire les sciences, une raison paisible et la saine littérature[15] » Le prospectus, publié le 5 janvier 1796, sous forme d’introduction, est fort sensé. L’auteur y signale les dangers des mauvais journaux et l’utilité des bons ; cependant il souhaite une liberté décente pour tous, afin que la vérité ressorte de la discussion ; il s’étonne que de bons esprits se laissent entraîner à croire qu’il faille mettre des entraves multipliées à la presse et qu’ils s’évertuent à en chercher, tandis qu’elles existent dans la concurrence même ; puis il ajoute :


S’il ne paraissait qu’un seul journal, ou s’il arrivait qu’en laissant aux journaux, en apparence, un libre cours, l’autorité voulût en établir un plus ou moins privilégié dont elle dicterait la rédaction en disant qu’elle la surveille, et dont elle ordonnerait la circulation sous prétexte de la seconder, alors sans doute on aurait tout à craindre : l’équilibre serait détruit, les moyens de contredire manqueraient aux opposants et aux offensés, et, au lieu d’un combat qui n’est loyal qu’autant que les armes sont les mêmes et que leur usage dépend uniquement de l’adresse et de la force avec laquelle on les manie, le champ de bataille serait d’avance assuré à celui en faveur duquel on aurait saisi tous les avantages du terrain.


Malgré la bonne opinion que l’auteur de cette introduction avait de la nation, qui, loin de recevoir, comme autrefois, l’impulsion du souverain, « provoquait les premiers pouvoirs constitués à rouvrir les canaux fermés ou desséchés de l’instruction publique », le nouveau journal ne put se soutenir : « L’ange exterminateur de la révolution avait anéanti autour de lui jusqu’aux germes de toute instruction ; l’ouvrage ne trouva ni protecteurs, ni acheteurs, ni lecteurs, et il mourut de sa belle mort au bout de six mois ; les bibliographes même ont oublié de l’enterrer dans leurs nécrologes[16]. »

On ne voit pas que, durant le Consulat et l’Empire, bien que les savants fussent tenus alors en plus grande estime que les littérateurs et les philosophes, personne ait songé à faire revivre le Journal des Savants. Il ne fut rétabli qu’en 1816, sur la proposition de MM. de Barbé-Marbois, garde des sceaux, et Dambray, chancelier, et sur un rapport motivé de M. Guizot, alors secrétaire-général du ministère de la justice. Dans ce rapport, après un bref historique du Journal des Savants, M. Guizot établissait la nécessité de maintenir à ce recueil le patronage du gouvernement, non pour en diriger ou en surveiller la rédaction, mais pour lui donner plus d’autorité, et pour y attirer les écrivains les plus considérables, qui seraient sûrs d’y échapper à tout esprit de mesquine rivalité. Le journal reparut le 1er septembre, et depuis ce moment il en est régulièrement publié un cahier chaque mois.

Le prospectus et le règlement de 1816, légèrement modifiés en 1829 et en 1840, résument ainsi le plan du journal :


Les articles dont il se compose peuvent se diviser en trois classes : 1o analyses critiques d’ouvrages français et étrangers dignes de l’attention publique ; 2o dissertations ou mémoires sur des questions littéraires ou sur des découvertes dans les sciences ; 3o nouvelles littéraires. — Ce sont toujours les articles du premier genre qui occupent le plus d’espace ; ceux du second sont rares, et ceux du troisième fort courts. — Même ce n’est qu’à titre d’exception, et après une délibération particulière, que des mémoires savants sur des questions historiques, scientifiques et littéraires, pourront être insérés dans le journal. La dernière feuille et au besoin la septième sont réservées aux annonces bibliographiques raisonnées, aux programmes des sociétés savantes, à des notices nécrologiques, à des extraits de correspondance ; on promet aussi des cahiers supplémentaires. — Le Journal des Savants embrasse toutes les connaissances humaines, toutes les littératures anciennes et modernes ; il ne s’interdit que les discussions politiques sur des objets ou des intérêts encore présents.


Ainsi, à plusieurs reprises et dans des occasions solennelles on a consacré le plan que le premier fondateur du journal avait tracé. On a toujours voulu et l’on veut encore maintenir le caractère essentiellement critique et bibliographique de cette publication. En 1840 comme en 1816, on le distingue nettement des revues et l’on se défend de vouloir empiéter sur les attributions des journaux spéciaux.

Suivre le mouvement de l’esprit humain tel qu’il se traduit dans les livres, rester sur les sommets les plus élevés de la science, de l’érudition et de la littérature, initier le public à tout ce qui se produit d’un peu important dans ces divers domaines, voilà le but que s’est toujours proposé le Journal des Savants, au moins dans les prospectus.


Nous ne saurions donner ici la liste complète des écrivains qui eurent part à la rédaction du Journal des Savants ; on la trouvera dans les tables du journal, t. x, p. 646. Aux noms que nous avons déjà cités parmi les anciens rédacteurs, nous ajouterons seulement ceux de Dubos, l’abbé Trublet, d’Héricourt, Saurin, Clairault, Terrasson, de Guignes, Barthez, Senac, de Mairan et de Bèze. Au XVIIe siècle le Journal des Savants avait la faveur marquée, mais non pas la collaboration active des personnages les plus illustres dans la république des lettres. Cependant on voit Leibnitz, Malebranche, Bernouilly, Baluze, Arnault, le P. Ménestrier, y faire insérer des mémoires et y soutenir leurs controverses. Les écrivains, du reste, avaient compris tout d’abord de quelle utilité pouvait leur être l’invention de M. Sallo. Nous avons parlé de la querelle que lui fit le graveur Huret, parce qu’il avait refusé d’insérer dans son journal un article que ce dernier lui avait envoyé sur un de ses propres écrits. Un fait de même nature, qui se produisit quand le Journal des Savants comptait à peine deux mois d’existence, donna lieu à une petite comédie, très-plaisante, très-instructive, qui est ainsi racontée par M. Cousin[17] :

« Le livre des Maximes, tant travaillé, revu et corrigé d’avance, pour ainsi dire, parut enfin au commencement de l’année 1665. La Rochefoucauld s’était ménagé bien des appuis, de pieux et puissants protecteurs, d’illustres et gracieuses protectrices. Il fit plus : il écrivit un Avis au lecteur, pour le séduire aussi, et Segrais, dont la plume était à son service, composa un long Discours, qu’on mit en tête de l’ouvrage, et qui en est une apologie régulière en quatre points…

» Pour soutenir et achever la comédie, il demanda à madame de Sablé de lui faire un article dans le seul journal littéraire du temps, qui commençait à paraître cette année même, le Journal des Savants, et la complaisante amie écrivit un article qu’elle lui soumit. Elle y faisait en quelque sorte l’office de rapporteur ; elle exposait les deux opinions qui partageaient sa société, et à côté de grands éloges elle avait mis quelques réserves. Cela ne plut guère à La Rochefoucauld, qui pria madame de Sablé de changer un peu ce qu’elle avait fait. Celle-ci, à ce qu’il paraît, n’y put réussir, et elle adressa de nouveau son projet d’article à La Rochefoucauld, lui avouant qu’elle a laissé ce qui lui avait été sensible, mais l’engageant à user de son article comme il lui plairait, à le brûler ou à le corriger à son gré. Ce billet d’envoi, dont on a donné quelques lignes, mérite bien d’être fidèlement reproduit, parce qu’il est joli et qu’il éclaire les ombrages et les petites manœuvres de l’amour-propre de La Rochefoucauld :


Ce 18 février 1665.

Je vous envoie ce que j’ai pu tirer de ma tête pour mettre dans le Journal des Savants. J’y ai mis cet endroit qui vous est le plus sensible, afin que cela vous fasse surmonter la mauvaise honte qui vous fit mettre la préface sans y rien retrancher ; et je n’ai pas craint de le mettre, parce que je suis assurée que vous ne le ferez pas imprimer, quand même le reste vous plairoit. Je vous assure aussi que je vous serai plus obligée si vous en usez comme d’une chose qui seroit à vous, pour le corriger ou pour le jeter au feu, que si vous lui faisiez un honneur qu’il ne mérite pas. Nous autres grands auteurs, nous sommes trop riches pour craindre de rien perdre de nos productions. Mandez-moi ce qu’il vous semble de ce dictum.


» La Rochefoucauld prit au mot madame de Sablé ; il usa très-librement de son article, il supprima les critiques, garda les éloges, et le fit insérer dans le Journal des Savants ainsi amendé et pur de toute prétention à l’impartialité.

» Nous mettons en regard le projet d’article et l’article imprimé, pour qu’on en saisisse mieux les différences :

projet d’article.
article imprimé.

(Journal des Savants, 1665, page 116.)

Réflexions ou Sentences et Maximes morales, à Paris, chez C. Barbin, au Palais.

C’est un traité des mouvements du cœur de l’homme qu’on peut dire lui avoir été comme inconnu jusques à cette heure. Un seigneur, aussi grand en esprit qu’en naissance, en est l’auteur ; mais ni sa grandeur ni son esprit n’ont pu empêcher qu’on en ait fait des jugements bien différents.

Les uns croyent que c’est outrager les hommes que d’en faire une si terrible peinture, et que l’auteur n’en a pu prendre l’original qu’en lui-même. Ils disent qu’il est dangereux de mettre de telles pensées au jour ; qu’ayant si bien montré qu’on ne fait jamais les bonnes actions que par de mauvais principes, on ne se mettra plus en peine de chercher la vertu, puisqu’il est impossible de l’avoir, si ce n’est en idée ; que c’est enfin renverser la morale de faire voir que toutes les vertus qu’elle nous enseigne ne sont que des chimères, puisqu’elles n’ont que de mauvaises fins.

Une personne de grande qualité et de grand mérite passe pour être l’auteur de ces Maximes ; mais, quelque lumière et quelque discernement qu’il ait fait paroître dans cet ouvrage, il n’a pas empêché que l’on n’en ait fait des jugements bien différents.

Les autres, au contraire, trouvent ce traité fort utile, parce

L’on peut dire néanmoins ce traité est fort utile, parce

qu’il découvre aux hommes les idées qu’ils ont d’eux-mêmes, et leur fait voir que sans la religion ils sont incapables de faire aucun bien ; qu’il est bon de se connoître tel qu’on est, quand même il n’y auroit que cet avantage de n’être pas trompé dans la connoissance qu’on peut avoir de soi-même.
découvre aux hommes les fausses idées qu’ils ont d’eux-mêmes, qu’il leur fait voir que sans le christianisme ils sont incapables de faire aucun bien qui ne soit mêlé d’imperfection, et que rien n’est plus avantageux que de se connoître tel qu’on est en effet, afin de n’être pas trompé par la fausse connaissance qu’on a toujours de soi-même.

Quoi qu’il en soit, il y a tant d’esprit dans cet ouvrage et une si grande pénétration pour connoître le véritable état de l’homme, à ne regarder que la nature, que toutes les personnes de bon sens y trouveront une infinité de choses qu’elles auroient peut-être ignorées toute leur vie, si cet auteur ne les avoit tirées du chaos du cœur de l’homme pour les mettre dans un jour où quasi tout le monde peut les voir et comprendre sans peine.

Il y a tant d’esprit dans cet ouvrage et une si grande pénétration pour démêler la vérité des sentiments du cœur de l’homme, que toutes les personnes judicieuses y trouveront une infinité de choses fort utiles qu’elles auroient peut-être ignorées toute leur vie, si l’auteur des Maximes ne les avoit tirées du chaos pour les mettre dans un jour où quasi tout le monde les peut voir et les peut comprendre sans peine.


Au xviiie siècle il n’y a, pour ainsi dire, en France, aucun écrivain de quelque célébrité qui n’ait fait insérer au moins un article dans le Journal des Savants.

Voltaire, qui en toute occasion se plaît à marquer sa mauvaise humeur contre les journaux, fait une exception formelle en faveur du Journal des Savants, et même il se loue de Messieurs du journal, qui « n’ont pas cru devoir refuser » deux Mémoires justificatifs de sa façon (juin et octobre 1638) sur les Éléments de philosophie de Newton mis à la portée de tout le monde.

Vers 1758, M. de Malesherbes fit proposer à Rousseau, avec toutes sortes de bonnes grâces, une place au Journal des Savants et un honoraire de huit cents francs ; mais notre misanthrope de Montmorency, quoiqu’il se dît fort touché de cette démarche, résista obstinément aux avances qui lui étaient faites. Ses raisons assez maussades ne durent pas être fort du goût de Messieurs du journal : « Que m’auraient importé les sujets de la plupart des livres que j’aurais à extraire, et les livres mêmes ? Mon indifférence pour la chose eût glacé ma plume et abruti mon esprit. On s’imaginait que je pouvais écrire par métier, comme tous les autres gens de lettres, au lieu que je ne sus jamais écrire que par passion. Ce n’était assurément pas là, ce qu’il fallait au Journal des Savants ! »

La grande science et la grande érudition entrèrent au Journal des Savants avec Dupuy, qui dirigea le journal à partir de 1758, pendant près de trente ans ; avec de Guignes, Sainte-Croix, de Boze, Barthélemi, Tessier, de La Place et de Lalande. — Daunou, Lévesque, Bailly, de Bréquigny, d’Aubenton, La Porte du Theil, Larcher, le prince Galitzin, y commencent aussi leur réputation ; les travaux des Académies ou des Sociétés savantes de la France et de l’étranger y sont suivis avec une sollicitude toute particulière ; les observations météorologiques y sont recueillies avec soin ; une vaste correspondance met toute l’Europe savante en communication avec le savant recueil.

Les principaux rédacteurs depuis 1816 furent MM. Daunou, Raynouard, E. Burnouf, Abel Rémusat, Julien, Letronne, Raoul Rochette, Cousin, Sylvestre de Sacy, Quatremère.

Pendant plus de vingt ans, de 1816 à 1839, la direction du journal appartint à M. Daunou, et elle ne pouvait être en des mains plus habiles et plus dévouées.

« Sa manière d’y juger les ouvrages, dit un éminent critique, se rapportait en toute convenance à celle que ce journal a conservée, et que M. Daunou aurait seul retenue, quand tout le monde de nos jours l’eût abandonnée : elle consiste à se borner et presque à s’asservir à l’ouvrage qu’on examine, à l’extraire, à le suivre pas à pas, en y relevant incidemment les fautes ou les beautés, sans se permettre les excursions ou les coups d’œil plus ou moins étrangers. La critique moderne, même la meilleure (témoin la Revue d’Édimbourg), a bien dévié de cette voie prudente et de ce rôle où le juge se considère avant tout comme rapporteur. Le livre qu’on examine, et dont le titre figure en tête de l’article, n’est le plus souvent aujourd’hui que le prétexte pour parler en son propre nom et produire des vues personnelles. Ici rien de semblable ; on fait connaître, sans tarder et dès la première ligne, l’ouvrage dont on doit compte aux lecteurs ; le plan, les divisions, quelquefois le nombre de pages, y sont relatés ; peu s’en faut que la table des matières n’y passe. Voilà bien des lenteurs ; mais aussi on apprend nettement de quoi il s’agit, on est en garde contre les témérités, et une juste finesse y trouve pourtant son recours dans le détail. Ces discrets avantages ne se montrent nulle part avec autant de distinction que dans les articles de M. Daunou. Si l’on regrette au premier abord qu’il ne se permette aucune conjecture rapide, aucune considération soudaine, générale et trop élevée, on s’aperçoit bientôt que, dans son habitude et presque son affectation de terre à terre, il trouve moyen de laisser percer ce qu’il sent, de marquer ses réserves, d’insinuer ses malices couvertes, de faire parler même son silence : il atteint véritablement à la perfection en ce genre exact et très-tempéré. S’il n’a en rien reculé les anciennes limites, il a, mieux que personne, creusé le champ et mis en valeur, sur ce terrain étroit, les moindres parcelles.

» Les petites notes non signées, rejetées à la fin du journal, ont droit à une mention : elles contiennent, sous leur enveloppe purement bibliographique, bien de piquantes malices résultant du seul fait de citations bien prises. Le grave éditeur semble par instants s’y égayer ; c’est comme son dessert[18]. »


L’organisation actuelle du Journal des Savants ressemble fort à l’organisation d’une académie. Les membres se recrutent par élection, et leur nomination est soumise à l’approbation du ministre. Ils sont divisés en assistants et en auteurs : les assistants ne doivent au journal que l’éclat de leur nom ; les auteurs sont tenus de fournir au moins trois articles chaque année. Tous les articles sont lus et discutés dans les conférences qui se tiennent régulièrement tous les quinze jours au ministère. Les auteurs reçoivent une indemnité fixe, mais fort modique ; ils ont un droit d’assistance aux conférences, et les articles sont payés en proportion de leur étendue, dans la mesure des fonds disponibles. Les personnes étrangères à la compagnie du journal peuvent être chargées, après la recommandation de deux membres du bureau, de rédiger des articles sur des ouvrages choisis par le bureau lui-même.


Voici comment est composé aujourd’hui (1859) le bureau du Journal des Savants :

Président : Le ministre de l’instruction publique.

Assistants : MM. Lebrun, secrétaire du bureau ; Naudet, Giraud, Mérimée.

Auteurs : MM. Biot, Cousin, Chevreul, Flourens, Villemain, Patin, Magnin, Mignet, Hase, Vitet, Barthélemy Saint-Hilaire et Littré.

La collection du Journal des Savants, de 1665 à 1792, se compose de 111 volumes in-4o. Il en existe, en outre, une excellente table, de l’origine à 1750, par l’abbé de Claustre, en 10 volumes du même format. Cette table est suivie d’un Mémoire historique sur le journal, et d’une notice des journaux créés à son imitation, qui m’ont été d’un grand secours. M. Cocheris, attaché à la Bibliothèque Mazarine, achève en ce moment une autre table qui comprendra toute la nouvelle série du journal, de 1816 à 1859.

Depuis 1816 le Journal des Savants, publié à raison d’un cahier par mois, forme un volume chaque année. Le prix de l’abonnement est de 36 et 40 francs.


Le Journal des Savants fut contrefait en Hollande dès son origine. Les libraires hollandais se bornèrent d’abord à le réimprimer, avec un petit nombre d’additions extraites pour la plupart des Mémoires de Trévoux. L’idée leur vint ensuite de réimprimer également ces Mémoires en entier. Cette combinaison du Journal des Savants avec le Journal de Trévoux dura dix années, et fut très-goûtée. Depuis 1764 jusqu’en 1775 inclusivement les éditeurs hollandais ont ajouté au journal des articles tirés du Mercure, du Journal de Verdun, de l’Année littéraire, des Éphémérides du Citoyen, et de divers journaux écrits en anglais. En 1776, ils lui donnèrent le titre de Journal des Savants combiné avec les meilleurs journaux anglais. On trouve dans cette série beaucoup d’articles tirés de l’Affiche de Province de Querlon.

La collection de ce petit journal, depuis 1665 jusqu’en mai 1782, se compose de 380 volumes.

L’édition du Journal des Savants faite en Hollande, édition dont, par parenthèse, l’entrée en France était interdite, ce qui en rend les exemplaires très-rares à Paris, a une table particulière, rédigée par Robinet, en deux volumes in-12, et qui embrasse les années 1665-1753 inclus. Le tome lxxix du journal combiné avec les Mémoires de Trévoux contient la table des années 1754 à 1763.


Il serait assurément inutile aujourd’hui de faire l’éloge du Journal des Savants. « Rien, écrivait il y a cinquante ans un homme qui n’aimait guère les journaux, Delisle de Sales, rien n’honore plus les lettres que la longue et honorable existence de ce journal, qui régnait sur l’opinion publique lorsqu’elle n’était pas dépravée, et comptait, dans son bon temps, cent mille lecteurs éclairés, non pas entassés sur un seul point, mais disséminés dans toutes les Académies et les Universités de l’Europe. Ce journal n’a jamais été confié qu’à des hommes de lettres du premier ordre, qui avaient fait leurs preuves de lumières, d’érudition et de vertu. On y discutait sans disputer, on mettait les poids dans la balance, et une analyse sortie de cette espèce de bureau généalogique de Chérin était un titre de noblesse, qui ouvrait à un homme de lettres jusque alors inconnu la porte de tous les chapitres où il voulait s’affilier. C’était une institution mère avec laquelle toutes les sociétés littéraires de l’Europe tenaient à honneur de correspondre. »

« C’est la gloire et c’est aussi la force du Journal des Savants, dit M. Ch. Daremberg dans une excellente notice dont je me suis beaucoup aidé[19], d’avoir été le premier organe de la critique littéraire (le premier en date et le premier en considération) et d’en être resté le représentant le plus élevé et le plus sérieux ; d’avoir su conserver une attitude libérale, une indépendance respectueuse, de ne s’être jamais attaché à d’autre parti qu’à celui de la science et des lettres (Voltaire lui-même lui a rendu ce beau témoignage), de s’être montré fidèle aux plus saines traditions littéraires, d’avoir toujours évité les éclats ou les scandales de la renommée, non par timidité, mais par un juste sentiment de son importance et de sa dignité…

» Ce calme et cette sérénité, qui procèdent, non de l’indifférence, mais de la réserve, constituent l’originalité du caractère du Journal des Savants à presque toutes les époques de son existence. Les grandeurs et les désastres du règne de Louis XIV n’y laissent aucune trace ; à le lire pendant le xviiie siècle, on ne se douterait pas de tout le bruit qui se faisait autour de Voltaire, de Rousseau et des Encyclopédistes ; s’il paraît céder un moment aux entraînements des idées révolutionnaires, c’est avec une naïveté qui trahit son inexpérience des affaires publiques ; dans les cahiers de juillet 1830, de février ou de juin 1848, on ne pourrait saisir aucun écho, même affaibli, du tumulte sanglant de la rue ; rien non plus n’y rappelle les discussions animées qui, de 1820 à 1830, ont jeté le trouble dans la république des lettres. Ce journal est un sanctuaire à la porte duquel viennent mourir le fracas des émeutes et se calmer les emportements des querelles littéraires.

» Tel est le secret de la longue durée du Journal des Savants ; telle est en même temps, il faut bien le dire, l’explication de son succès restreint. Le gros du public veut qu’on l’amuse et surtout qu’on le flatte ; mais le Journal des Savants, où l’agrément de la belle littérature s’est trouvé constamment uni à l’austérité de la science et de l’érudition, n’a jamais eu d’autre prétention avouée que d’instruire les lecteurs d’élite, C’est ainsi qu’il tient depuis sa naissance sinon la plus grande place, du moins le premier rang dans cette portion de la presse périodique qui s’occupe des affaires de l’esprit, et non de celles des gouvernements. »




Nombreuse descendance du Journal des Savants. — Philosophical Transactions. — Acta Eruditorum. — Bayle : Nouvelles de la République des Lettres. — Leclerc : Bibliothèque universelle, etc. — Basnage : Histoire des Ouvrages des Savants. — Journal de Trévoux. — Etc., etc.


Le Journal des Savants, à peine né, fut traduit, imité, contrefait, dans les principales langues de l’Europe. Quelques semaines après son apparition, la Société royale de Londres publiait sur ce modèle ses Transactions philosophiques. Voici en quels termes Sallo annonçait lui-même, dans son numéro du 30 mars, l’apparition de ce recueil demeuré célèbre :


Philosophical Transactions. À Londres, chez Jean Martin et James Allistry, imprimeurs de la Société royale, et se trouve à Paris chez Jean Cusson (éditeur du Journal des Savants), rue Saint-Jacques, à l’image de Saint Jean-Baptiste.

Le dessein de faire un journal pour apprendre aux savants ce qui se passe de nouveau dans la république des lettres a été si universellement approuvé de toutes les nations, qu’il y a peu de pays où, à l’exemple de Paris, l’on n’en fasse. On l’a traduit en Italie ; on a fait la même chose en Allemagne. Mais on a fait plus en Angleterre : car, comme la belle philosophie y fleurit plus qu’en aucun autre lieu du monde, on a pris le soin d’y faire un journal en anglais, sous le titre de Philosophical Transactions, pour faire savoir à tout le monde ce qui se découvre de nouveau dans la philosophie. C’est de là qu’il faut attendre une infinité de belles choses, car il y a une société de physiciens qui s’applique incessamment à la recherche de la nature. Elle a l’honneur d’avoir le roi d’Angleterre pour fondateur, le duc d’Yorck et le prince Robert pour membres. Aussi cette société est-elle toute composée de grands seigneurs et de personnes recommandables par leur mérite et par une connaissance très-particulière de ce qu’il y a de plus secret dans la nature et de plus curieux dans les arts. Cette compagnie produit tous les jours une infinité de beaux ouvrages. Mais parce qu’ils sont la plupart écrits en langue anglaise, on n’a pu, jusqu’à présent, en rendre compte dans ce journal ; mais on a enfin trouvé un interprète anglais par le moyen duquel on pourra à l’avenir l’enrichir de tout ce qui se fera de beau en Angleterre.


Nous citerons encore parmi les imitations étrangères du Journal des Savants les Acta Eruditorum, fondés à Leipsig, en 1682, par Othon Mencke. Ce recueil, autrefois très-recherché, mais auquel les grands progrès faits depuis par la science ont beaucoup ôté de sa valeur, fut continué jusqu’en 1776, et se compose de 117 volumes, ornés de figures.


Revenant sur notre terrain, nous allons passer rapidement en revue, et dans l’ordre chronologique, les publications françaises issues plus ou moins directement du Journal des Savants, et publiées tant en France qu’à l’étranger : l’histoire de ces premiers essais du journalisme littéraire nous a semblé aussi curieuse qu’instructive. Nous les laisserons autant que possible parler eux-mêmes, nous exposer leurs vues, les réformes, les améliorations qu’ils prétendent apporter à ce qui existe : car c’était là leur ambition à tous, de faire mieux et plus que leurs prédécesseurs. Nous assisterons ainsi aux phases journalières par lesquelles a passé le journal, et nous suivrons pas à pas la marche, d’abord bien peu assurée, de la critique littéraire.

Nous mettrons de côté, comme ne rentrant pas dans notre sujet, les mémoires des sociétés savantes, les recueils d’observations journalières sur la physique, la médecine, l’astronomie, aussi bien que les compilations de pièces fugitives, en vers ou en prose, toutes publications qui ne sont pas, à proprement parler, des journaux littéraires, et dont nous ne pourrions nous occuper sans grossir démesurément notre travail. Nous mentionnerons cependant, à titre de renseignement, les premiers-nés des journaux de jurisprudence et de médecine.

En 1672 commença la publication d’un Journal du Palais ou Recueil des principales décisions de tous les Parlements et Cours souveraines de France, etc. De Sallo, dans le plan qu’il avait donné de son journal, avait promis d’y faire entrer les principales décisions des tribunaux séculiers et ecclésiastiques, ce qu’il fit en effet ; mais ses successeurs ayant entièrement négligé cette partie du programme, MM. Blondeau et Guéret, avocats au parlement, formèrent le projet d’un journal particulier du Palais, où ils recueillirent les plus importantes questions de droit qui avaient été agitées et décidées dans toutes les cours souveraines du royaume, ainsi que les principaux arrêts intervenus depuis 1660. Ils s’aidèrent des mémoires de ceux qui avaient plaidé ou écrit, et quelquefois même des instructions des juges. Ce recueil, composé originairement de 12 volumes in-12, réduits en 1701 en 2 volumes in-folio, est éminemment remarquable, et d’une haute valeur. L’agréable y est mêlé à l’utile, et la doctrine la plus solide s’y trouve quelquefois relevée par l’éclat d’une véritable éloquence.

Le premier journal de médecine date de 1679. Il avait pour titre : Nouvelles découvertes dans toutes les parties de la Médecine, par Nicolas de Blégny, médecin, artiste ordinaire du roi. Ce Blégny, chirurgien de Paris, et auteur de plusieurs ouvrages peu estimés, était un homme à projets ; disons le mot, c’était un charlatan, courant après la renommée par tous les moyens propres à répandre son nom, affichant, par exemple, des cours particuliers de médecine, de pharmacie, et jusqu’à un cours de perruques pour les garçons perruquiers. L’autorité y fut quelque temps trompée, et à force d’intrigues il était parvenu à se faire nommer chirurgien ordinaire de la reine, puis du duc d’Orléans, et enfin médecin ordinaire du roi ; mais bientôt des escroqueries dont il se rendit coupable le firent dépouillcr de charges dont il était peu digne d’ailleurs par ses talents. Les Nouvelles découvertes paraissaient par cahiers mensuels, et Blégny en continua la publication pendant cinq années ; mais la licence de sa plume souleva des plaintes nombreuses, et un arrêt du conseil supprima son journal. Alors il tourna les yeux du côté de la Hollande, cet asile de la liberté qui était aussi le refugium peccatorum, et dont les presses complaisantes étaient toujours prêtes à imprimer ce qui ne se pouvait imprimer ailleurs, bon ou mauvais. Blégny s’associa avec un nommé Gautier, médecin de Niort, qui s’était fixé à Amsterdam, et lui envoya ses élucubrations, De cette collaboration naquit un Mercure savant, qui n’eut que deux numéros, dont le premier parut en février 1684, et qui n’a d’autre mérite que d’avoir été en quelque sorte la cause déterminante qui fit entrer Bayle dans la carrière du journalisme.


BAYLE
Nouvelles de la République des Lettres.

La critique s’appliquant à tout, a dit un maître dans cet art difficile[20], il y en a de diverses sortes, selon les objets qu’elle embrasse et qu’elle poursuit : il y a la critique historique, la critique littéraire, la critique grammaticale et philologique, etc., etc. Mais, en la considérant moins dans la diversité des sujets que dans le procédé qu’elle y emploie, dans la disposition et l’allure qu’elle y apporte, on peut distinguer en gros deux espèces de critique. L’une, reposée, concentrée, plus spéciale et plus lente, éclaircit et quelquefois ranime le passé, en déterre et en discute les débris, distribue et classe toute une série d’auteurs ou de connaissances : les Casaubon, les Fabricius, les Mabillon, les Fréret, sont les maîtres en ce genre sévère et profond ; nous y rangerons aussi ceux des critiques littéraires proprement dits qui, à tête reposée, s’exerçant sur des sujets déjà fixés et établis, recherchent les caractères et les beautés particulières aux anciens auteurs, et construisent des arts poétiques et des théories, à l’exemple d’Aristote et de Quintilien. Dans l’autre genre de critique, que le mot de journaliste exprime assez bien, je mets cette faculté plus diverse, mobile, empressée, pratique, qui ne s’est guère développée que depuis trois siècles, qui, des correspondances des savants, où elle se trouvait à la gêne, a passé vite dans les journaux, les a multipliés sans relâche, et est devenue, grâce à l’imprimerie, dont elle est une conséquence, l’un des plus actifs instruments modernes. Il est arrivé qu’il y a eu pour les ouvrages de l’esprit une critique alerte, quotidienne, publique, toujours présente, à laquelle les plus puissants en littérature ne purent se soustraire. Le génie critique, dans tout ce qu’il a de mobile, de libre et de divers, y a grandi et s’est révélé ; il s’est mis en campagne pour son compte, comme un audacieux partisan ; tous les hasards et les inégalités du métier lui ont souri, les bigarrures et les fatigues du chemin l’ont flatté ; toujours en haleine, aux écoutes, faisant de fausses pointes et revenant sur sa trace, sans système autre que son instinct et l’expérience, il a fait la guerre au jour le jour, selon le pays, la guerre à l’œil, ainsi que s’exprime l’auteur lui-même des Nouvelles de la République des Lettres.

Bayle est la personnification de ce génie critique ; il le représente à un degré merveilleux dans sa pureté et son plein, dans son empressement discursif, dans sa curiosité affamée, dans sa sagacité pénétrante, dans sa versatilité perpétuelle et son appropriation à chaque chose.

Dès son enfance il s’était montré passionné pour la lecture ; il lisait tout ce qui lui tombait sous la main, mais pourtant relisait Plutarque et Montaigne de préférence. À dix-neuf ans il fit une maladie causée par ses lectures excessives. Plus tard, quand il était professeur de philosophie, l’arrivée des livres de la foire de Francfort, si peu choisis qu’ils fussent, lui occasionnait toujours un grand ennui ; on l’entendait alors se plaindre de ses fonctions, qui ne lui laissaient pas le loisir de cette pâture. Un des écueils de ce goût si vif pour les livres eût été l’engouement et une certaine idée exagérée de la supériorité des auteurs, quelque chose de ce que n’évitent pas des subalternes et caudataires en ce genre, comme Brossette. Bayle, sous quelques dehors de naïveté, n’a rien de cela ; son bon sens le sauva tout jeune de la superstition littéraire pour les illustres, et c’était déjà là une admirable disposition pour exceller au génie critique, qui ne souffre pas qu’on soit fanatique, ou même trop convaincu, ou épris d’une autre passion quelconque. « J’ai assez de vanité, écrit-il à son frère cadet, pour souhaiter qu’on ne connaisse pas de moi ce que j’en connais, et pour être bien aise qu’à la faveur d’un livre qui fait souvent le plus beau côté d’un auteur, ou me croie un grand personnage… Quand vous aurez connu personnellement plus de personnes célèbres par leurs écrits, vous verrez que ce n’est pas si grand’chose que de composer un bon livre… » Il aime à causer de livres avec ce frère ; mais il prend soin de l’avertir qu’il lui en parle sans aucun égard à la bonté et à l’utilité qu’on en peut tirer : « Ce qui me détermine à vous en faire mention est uniquement qu’ils sont nouveaux, ou que je les ai lus, ou que j’en ai ouï parler. » Il ne peut s’empêcher de faire ainsi ; il s’en plaint, il s’en blâme, et retombe toujours : « Le dernier livre que je vois, écrit-il de Genève à son frère, est celui que je préfère à tous les autres. » Langues, philosophie, histoire, antiquités, géographie, livres galants, il se jette à tout, suivant que les diverses matières lui sont offertes : « D’où que cela procède, il est certain que jamais amant volage n’a plus souvent changé de maîtresse que moi de livres. »

On ne doit pas s’étonner qu’avec de pareilles dispositions, Bayle se soit pris d’admiration et d’émulation pour la belle invention des journaux par M. de Sallo, pour ceux que continuait de donner à Paris l’abbé de La Roque, pour les Actes des Érudits de Leipsick. Quand il se fut retiré en Hollande, il vit avec quelque étonnement que dans un pays qui comptait tant de gens instruits et tant de libraires, où, de plus, la liberté d’imprimer était si grande, on ne se fût encore pas avisé d’une semblable publication. Plus d’une fois la pensée lui était venue de remplir cette lacune ; mais il avait toujours reculé devant les difficultés de l’entreprise, jusqu’à ce que parut le Mercure savant de Blégny : il se laissa alors déterminer par les instances des savants de Hollande, qui le pressèrent plus vivement de mettre son dessein à exécution, pour écraser cette indigne rapsodie, et il commença en mars 1684 la publication des Nouvelles de la République des Lettres. Voici comment il s’explique lui-même de son entreprise dans un avertissement placé en tête du premier numéro, et dont on remarquera le ton modeste :


On a trouvé si commode et si agréable le dessein de faire savoir au public, par une espèce de journal, ce qui se passe de curieux dans la république des lettres, qu’aussitôt que M. Sallo, conseiller au parlement de Paris, eut fait paraître les premiers essais de ce projet, au commencement de l’année 1665, plusieurs nations en témoignèrent leur joie, soit en traduisant le Journal des Savants, que ce bel esprit faisait imprimer tous les huit jours, soit en publiant quelque chose de semblable. Cette émulation s’est augmentée de plus en plus depuis ce temps-là ; de sorte qu’elle s’est étendue non seulement d’une nation à une autre, mais aussi d’une science à une autre science. Les physiciens et les chimistes ont publié leurs relations particulières ; la jurisprudence et la médecine ont eu leur journal ; la musique aussi a eu le sien ; les nouvelles galantes, diversifiées par celles de religion, de guerre et de politique, ont eu leur Mercure ; enfin on a vu le premier dessein de M. de Sallo exécuté presque partout en une infinité de manières.

Il est surprenant que la République de Hollande, qui s’est toujours signalée par la culture des beaux-arts, aussi bien que par ses victoires et par son commerce, n’ait point pris part jusques ici à l’émulation générale dont j’ai parlé… Elle a même un avantage qui ne se trouve en aucun autre pays : c’est qu’on y accorde aux imprimeurs une liberté d’une assez grande étendue pour faire qu’on s’adresse à eux de tous les endroits de l’Europe quand on se voit rebuté par les difficultés d’obtenir un privilége…

Mais au reste l’on se croit obligé d’avertir de bonne heure le public, à cause de ce qui a été touché ci-dessus de la liberté dont jouissent nos libraires, qu’on ne prétend point établir un Bureau d’adresse de médisance, ni employer les mémoires qui n’auraient pour but que de flétrir la réputation des gens : c’est une licence indigne d’un honnête homme… On se tiendra dans un raisonnable milieu entre la servitude des flatteries et la hardiesse des censures. Si l’on juge quelquefois d’un ouvrage, ce sera sans prévention et sans aucune malignité, et de telle sorte que l’on espère que ceux qui sont intéressés à ce jugement ne s’en irriteront point : car nous déclarons premièrement que nous ne prétendons pas établir aucun préjugé pour ou contre les auteurs. Il faudrait avoir une vanité ridicule pour prétendre à une autorité si sublime. Si nous approuvons ou si nous réfutons quelque chose, ce sera sans conséquence ; nous n’aurons pour but que de fournir de nouvelles occasions aux savants de perfectionner l’instruction publique. Nous déclarons en second lieu que nous soumettons, ou plutôt que nous abandonnons nos sentiments à la censure de tout le monde… Les goûts sont si différents, même parmi les grands esprits, même parmi ceux qui passent pour les meilleurs connaisseurs, qu’on ne doit ni s’étonner, ni se fâcher de n’avoir pas l’approbation de tous les bons juges. Cela ne doit nullement troubler la satisfaction que les auteurs ont d’eux-mêmes et de leurs ouvrages.

Il nous reste un autre avis à donner, qui n’est pas moins important : c’est que, comme nous n’affecterons pas de parler des livres qui concernent notre religion, nous n’affecterons pas aussi de n’en point parler. Mais quand nous en parlerons, ce sera d’une manière qui ne témoignera pas une partialité déraisonnable ; nous ferons plutôt alors le métier de rapporteur que celui de juge, et nous ferons des extraits aussi fidèles des livres qui seront contre nous que de ceux qui seront pour nous…

Tout le monde a si fort goûté la coutume d’insérer dans le Journal des Savants l’éloge des grands personnages que la mort a enlevés depuis peu, qu’on ne manquera pas de suivre cette méthode. C’est pourquoi on supplie les amis de ces illustres défunts de nous communiquer les mémoires nécessaires. Nous n’examinerons point de quelle religion ils auront été :

Tros Rutulusve fuat, nullo discrimine habebo ;

il suffira qu’ils aient été célèbres par leur science. Les moines illustres, de ce côté-là, n’obtiendront pas moins de justice qu’un autre savant. Il ne s’agit point ici de religion, il s’agit de science. On doit donc mettre bas tous les termes qui divisent les hommes en différentes factions, et considérer seulement le point dans lequel ils se réunissent, qui est la qualité d’homme illustre dans la république des lettres. En ce sens-là, tous les savants se doivent regarder comme frères, ou comme d’aussi bonne maison les uns que les autres ; ils doivent dire :

Nous sommes tous égaux comme enfants d’Appolon.
Nous sommes tous parents.

Pour le reste, il ne s’expliquera pas davantage sur la manière qu’il a résolu de suivre, parce qu’elle est assez conforme au plan des journaux qui se font dans les autres parties du monde, et que tous les curieux connaissent déjà ; mais il sera toujours disposé à accueillir les conseils que l’on voudra bien lui donner pour l’amélioration de son œuvre.

Bayle, en entrant dans le journalisme, se plaça tout d’abord au premier rang par sa critique savante, nourrie, modérée, pénétrante ; par ses analyses exactes, ingénieuses, et même par les petites notes qui, bien faites, ont du prix, et dont la tradition et la manière seraient perdues depuis longtemps si on n’en retrouvait des traces encore à la fin du Journal des Savants actuel ; petites notes où chaque mot est pesé dans la balance de l’ancienne et scrupuleuse critique, comme dans celle d’un honnête joaillier d’Amsterdam. Cette critique modeste de Bayle, qui est républicaine de Hollande, qui va à pied, qui s’excuse de ses défauts auprès du public sur ce qu’elle a peine à se procurer les livres, qui prie les auteurs de s’empresser un peu de faire venir les exemplaires, ou du moins les curieux de les prêter pour quelques jours, cette critique n’est-elle pas, en effet, si on la compare à la nôtre, et à son éclat, que je ne veux pas lui contester, comme ces millionnaires solides, rivaux et vainqueurs du grand roi, et si simples au port et dans leur comptoir ? D’elle à nous, c’est toute la différence de l’ancien au nouveau notaire, si bien marquée par Balzac dans sa Fleur des pois.

Outre le mérite de l’esprit et de la clarté, ce qui distingue particulièrement Bayle comme critique, son côté vraiment original, c’est sa tolérance universelle à l’égard des livres et des auteurs. Au sein de l’activité multiple du grand siècle, où la discussion et l’enseignement se mêlent sans cesse, la littérature, comme la philosophie et la religion, a ses sectes, ses hérésies : Bayle, parmi ces écoles, ces cabales, conserve une imperturbable neutralité. Journaliste, il reste tel qu’il s’est montré jusque là, avec sa froide modération, une sorte d’indifférence mêlée de bienveillance et d’incrédulité, tendant la main à tous et ne s’engageant avec personne. Jusque-là le scepticisme avait été un moyen commode de secouer toute autorité, de voyager plus à son aise, d’attaquer et de confondre les systèmes les plus opposés. En matière d’art, d’éloquence et de poésie, sa critique, tout en restant négative, prend un autre caractère. Nous ne trouvons plus là le contradicteur éternel, le questionneur fâcheux, qui mettait aux abois les docteurs de l’Église et de l’École. Ce disputeur naguère si ingénieux à soulever les difficultés, à signaler les endroits faibles, lorsqu’il s’agissait d’ébranler un système philosophique ou de dépister une tradition suspecte, affecte une réserve, une discrétion, dont on s’étonne. Cela tient à la nature même de Bayle, et aux habitudes de son esprit. « Il faut de l’âme, dit Vauvenargues, pour avoir du goût. » L’âme chez le critique, comme chez l’artiste, n’est autre chose que la passion, ou du moins le sens du beau. Or c’est là précisément ce qui manque à Bayle. La passion, elle est morte dans son cœur depuis longtemps ; le beau absolu n’existe guère plus pour lui dans l’art que le vrai en philosophie et en histoire. La perfection est, à ses yeux, relative, variable ; chaque peuple, chaque siècle est libre de l’entendre à sa façon. « Les anciens avaient, touchant le front, un goût de beauté qui nous paraît assez extraordinaire, car ils trouvaient que les plus petits fronts étaient les plus beaux… Cela doit nous montrer que la beauté n’est qu’un jeu de notre imagination, qui change selon les pays et selon les siècles. »

Le purisme en littérature n’est guère plus son fait que le stoïcisme en morale. Cette liberté de langage et de composition qu’il réclamait pour lui-même, il l’accorde volontiers aux autres. La forme, le style, le plan, tout ce qui est d’art pur le préoccupe peu ; il pardonne aisément à l’écrivain ses incorrections, ses fautes de goût, ses invraisemblances ou ses longueurs, pourvu qu’il trouve dans son œuvre un quart-d’heure de régal et d’amusement. Amateur de curiosités, il préfère aux morceaux les plus pathétiques et les mieux écrits une anecdote amusante, un fait singulier et inconnu. L’annonce d’un phénomène merveilleux, d’une épingle trouvée dans l’urètre, ou d’une femme qui accouche d’un grand plat d’œufs, occupe autant de place que celle des oraisons funèbres de la reine-mère par Fléchier et de Condé par Bourdaloue. « Je suis, a-t-il écrit quelque part, un philosophe sans entêtement, et qui regarde Aristote, Épicure, Descartes, comme des inventeurs de conjectures que l’on suit ou que l’on quitte, selon que l’on veut chercher plutôt un tel qu’un tel amusement d’esprit. » Ce mot lâché par Bayle est significatif et trahit une disposition chez lui instinctive, le fort, ou, si l’on veut, le faible de son génie. Ce mot lui revient souvent ; le côté de l’amusement de l’esprit le frappe, le séduit en toute chose. Sa curiosité est insatiable, il se met à la fenêtre et regarde passer chaque chose. Les nouvelles même l’amusent ; il est nouvelliste à toute outrance.

On peut encore reprocher à l’auteur des Nouvelles de la République des Lettres l’abus de la dialectique, qui dessèche et ôte à la sensibilité ce qu’elle donne à la pénétration. La dialectique, qu’il pratiqua d’abord à demi par goût, à demi par métier, étant professeur de philosophie, avait fini par le passionner et par empiéter un peu sur sa faculté littéraire. Vers les dernières années de sa vie, lui-même avoue qu’il est dégoûté de tout, excepté des matières de raisonnement. On comprend par là le froid accueil qu’il fait aux pièces d’éloquence, l’espèce d’incrédulité qu’il apporte en jugeant ces grands enchanteurs du cœur et de l’oreille, les poètes, qu’il appelle des pousseurs de beaux sentiments, et qu’il considère assez volontiers comme une espèce à part, sans en faire une classe supérieure. D’une autre part, ce désintéressement où il était, pour son compte, dans l’éloquence et dans la poésie, le rendait plus complet, plus fidèle, dans son office de rapporteur de la république des lettres. Mais pour nous, dont la perspective a étendu ou modifié les jugements, qui, en introduisant l’art, comme on dit, dans la critique, en avons retranché tant d’autres qualités, non moins essentielles, il est piquant de voir passer, associés, confondus dans les mêmes éloges, des hommes et des livres de mérites bien différents, les uns oubliés le lendemain, les autres entourés aujourd’hui de tout le prestige de l’éloignement et d’une gloire incontestée ; nous ne pouvons nous empêcher de sourire des mélanges et associations bizarres que fait Bayle, bizarres pour nous, à cause de la perspective, mais prompts et naïfs reflets de son impression contemporaine : le ballet de Psyché au niveau des Femmes savantes ; l’Hippolyte de M. Racine et celui de M. Pradon, qui sont deux tragédies très-achevées ; les Sermons du P. Allix accolés aux Contes de La Fontaine, que Bayle ne garantit pas, il est vrai, comme un livre de dévotion, mais où les amateurs trouveront de fort beaux récits, et des gravures en taille-douce bien entendues et dans la bienséance nécessaire ; Bossuet côte à côte avec le Comte de Gabalis ; Circé, opéra à machines, à côté d’Iphigénie et sa préface, qu’il aime presque autant que la pièce : parce que Racine y discute toutes les hypothèses sur le sacrifice d’Iphigénie, les opinions de Lucrèce, de Sophocle, d’Horace, de Pausanias, etc. ; parce qu’il s’égaie d’une bévue commise par les adversaires d’Euripide dans la tragédie d’Alceste ; parce qu’en un mot cette préface eût été un exellent article du Dictionnaire. En rendant compte de la réception de Boileau à l’Académie, il trouve que « M. Boileau est d’un mérite si distingué qu’il eût été difficile à Messieurs de l’Académie de remplir aussi avantageusement qu’ils ont fait la place de M. Bezons. »

On le voit, Bayle est un véritable républicain en littérature. Cet idéal de tolérance universelle, d’anarchie paisible et en quelque sorte harmonieuse, dans un État divisé en cinq religions comme dans une cité partagée en diverses classes d’artisans, cette belle page de son Commentaire philosophique, il la réalise dans sa république des livres, et, quoiqu’il soit plus aisé de faire s’entre-supporter mutuellement les livres que les hommes, c’est une belle gloire pour lui, comme critique, d’en avoir su tant concilier et tant goûter.

« Je ne faisais point de critique, dit-il lui-même plus tard, et je m’étais mis sur un pied d’honnêteté ; ainsi, je ne voyais dans les livres que ce qui pouvait les faire valoir ; leurs défauts m’échappaient. » On lui reprocha même d’abord d’être trop prodigue de louanges ; mais il s’en était bientôt corrigé, et d’ailleurs ses respects dans l’expression envers les auteurs ne lui dérobèrent jamais le fond ; ses éloges même ont un ton de modération qui laisse place à plus d’un trait narquois jeté en passant : « Il est certain que M. de Meaux tourne les choses d’une manière fort délicate, qu’il évite fort adroitement les endroits scabreux, et que l’air honnête, la modestie et l’art de paraître ingénu qui règnent dans ses ouvrages, peuvent rendre beaucoup de services à la cause qu’il soutient. »

N’oublions pas que Bayle, en s’exprimant ainsi, parlait d’un de ses plus redoutables adversaires, et chaque fois que la théologie reparaît, on sent renaître en lui l’esprit curieux et contradicteur, sa critique redevient plus pénétrante et plus hardie. C’est que pour lui la question religieuse domine toutes les autres, et, quelque bonne volonté qu’il ait de demeurer impartial, il ne sait pourtant pas toujours se défendre des préventions de parti. « Bayle, remarque Arnauld[21], avait déclaré qu’il ne prendrait point de parti sur les livres de religion et qu’il se contenterait d’être historien ; mais il a fait tout le contraire : il fait valoir les livres des hérétiques, dont la plupart ne seraient pas connus sans ce qu’il en dit ; il a une adresse maligne pour ôter, autant qu’il peut, toute la force à ceux des catholiques ; il donne souvent de grands éloges à des livres contraires aux bonnes mœurs : de sorte que c’est un grand défaut de police de souffrir que cela se vende dans des pays catholiques. » Si Bayle n’était pas toujours parfaitement impartial, ses ennemis, on le voit, ne péchaient pas précisément par la tolérance et la modération. Nicole ne le ménage pas davantage. « Il faut, dit-il dans une de ses lettres, se commettre le moins qu’on peut avec ce nouvelliste. Il a dans le fond l’esprit assez faux et nulle équité. Il divertit, d’une manière indigne, des choses les plus lascives, mais il est en possession de plaire, et de donner un air ridicule à ceux qu’il lui plaît. C’est une chose pernicieuse que ces petits censeurs qui s’érigent en tribunal, et qui disposent de toutes les têtes mal faites, qui sont toujours le plus grand nombre. »

Ces accusations injustes autant qu’acerbes eurent pourtant gain de cause, et défenses furent faites de laisser pénétrer en France le journal du philosophe protestant ; mais toutes les précautions ne purent empêcher qu’il n’en entrât chaque mois un grand nombre d’exemplaires, et ces taquineries ne firent qu’en augmenter le succès.


En dehors de ces grandes questions de théologie, d’histoire, de philosophie, Bayle se contente volontiers d’être l’écho de ce qui se dit ou s’écrit autour de lui ; son journal est un miroir où viennent se refléter en abrégé les traits principaux des ouvrages contemporains et les impressions du public. L’auteur parle rarement en son propre nom ; il emploie de préférence les formules générales : on dit, on pense, on estime. « Le discours de M. Boileau (lors de sa réception à l’Académie française) a été trouvé digne de son esprit et de sa réputation. La plupart de ceux qui en parlent le louent extrêmement, et ceux qui en disent le moins de bien font entendre seulement qu’il n’y avait rien d’extraordinaire. » Était-ce prudence, politique, ménagement calculé pour ouvrir toutes les portes à son journal ? Peut-être dans une certaine mesure : car Bayle, par scrupule même de conscience, ne sépara jamais complétement sa cause de celle de ses libraires ; et, disons-le à sa louange, il réussit à les enrichir en restant lui-même dans un état voisin de la pauvreté. Mais cette raison n’est pas la seule ; ici encore il obéit à la pente naturelle de son esprit, à son goût décidé pour l’abstention.


Nous avons dit que Bayle se piquait peu de purisme littéraire ; on a peine à s’imaginer, en le lisant, qu’il écrivait au moment de la culture la plus châtiée de la littérature de Louis XIV. Cela tient surtout à ce qu’il a presque toujours vécu loin de Paris, malgré le grand désir qu’il avait de venir s’y ravictuailler en esprit et en connaissances. Il y résida bien quelques mois à différentes fois ; mais on peut dire qu’il ne connut pas le monde de Paris, la belle société de ces années brillantes. Son langage et ses habitudes s’en ressentent d’abord ; il paraît à la fois en avance et en retard sur son siècle : en avance par son dégagement d’esprit et son peu de préoccupation pour les formes régulières et les doctrines que le xviie siècle remit en honneur après la grande anarchie du xvie ; en retard d’au moins cinquante ans par son langage, sa façon de parler, sinon provinciale, du moins gauloise, par plus d’une phrase longue, interminable, à la latine, à la manière du xvie siècle. Il écrit à toute bride ; il a cette liberté de façon à la Montaigne qui est, il l’avoue ingénuement, de savoir quelquefois ce qu’il dit, mais non jamais ce qu’il va dire. Le séjour de Paris l’aurait poli sans doute, lui aurait fait perdre son tour, qu’il garda intact dans sa vie de province et de cabinet. Eût-ce été un bien ? Y aurait-il gagné ? Nous ne le croyons pas ; pour notre compte, nous l’aimons mieux avec ses images franches, imprévues, pittoresques, malgré leur mélange. Il rappelle le vieux Pasquier avec un tour plus dégagé, ou Montaigne avec moins de soin à aiguiser l’expression. Chez lui, d’ailleurs, le mot vif, qui ne se fait jamais attendre, rachète cette phrase longue que Voltaire reprochait aux Jansénistes.

Bayle lui-même remarque, au sujet des longues périodes, que ceux qui s’inquiètent si fort des règles de grammaire, dont on admire l’observance chez l’abbé Fléchier ou le Père Bouhours, se dépouillent de tant de grâces vives et animées, qu’ils perdent plus d’un côté qu’ils ne gagnent de l’autre. Il ne s’en inquiétait donc en aucune façon, il n’a pas d’art, de style, à lui, et c’est une des conditions du génie critique dans la plénitude où Bayle nous le représente. Quand on a un style à soi, comme Montaigne, par exemple, qui est certes un grand esprit critique, on est plus soucieux de la pensée qu’on exprime, et de la manière aiguisée dont on l’exprime, que de la pensée de l’auteur qu’on explique, qu’on développe, qu’on critique ; on a une préoccupation bien légitime de sa propre œuvre, qui se fait à travers l’œuvre de l’autre, et quelquefois à ses dépens. Cette distraction limite le génie critique. Si Bayle l’avait eue, il aurait fait durant toute sa vie un ou deux ouvrages dans le goût des Essais, et n’eût pas écrit ses Nouvelles de la République des Lettres, et toute sa critique usuelle, pratique, incessante. De plus, quand on a un art à soi, une poésie, comme Voltaire, par exemple, qui certes est aussi un grand esprit critique, le plus grand à coup sûr depuis Bayle, on a un goût décidé, qui, quelque souple qu’il soit, atteint vite, ses restrictions. On a son œuvre propre derrière soi à l’horizon ; on ne perd jamais de vue ce clocher-là, on en fait involontairement le centre de ses mesures. Voltaire avait de plus son fanatisme philosophique, sa passion, qui faussait sa critique. Le bon Bayle n’avait rien de semblable. De passion, aucune ; l’équilibre même, une parfaite idée de la profonde bizarrerie du cœur et de l’esprit humain, et que tout est possible, et que rien n’est sûr. De style, il en avait sans s’en douter, sans y viser, sans se tourmenter à la lutte comme Courier, La Bruyère, ou Montaigne lui-même ; il en avait suffisamment, malgré ses longueurs et ses parenthèses, grâce à ses expressions charmantes et de source. Enfin il n’avait pas d’art, de poésie, par devers lui. Il n’a, je crois, jamais fait un vers français dans sa jeunesse, de même qu’il n’a jamais rêvé aux champs, ce qui n’était guère de son temps encore, ou qu’il n’a jamais été amoureux, passionnément amoureux d’une femme, ce qui est davantage de tous les temps. Tout son art est critique, et consiste, pour les ouvrages où il se déguise, à disposer mille petites circonstances, à assortir mille petites adresses, afin de mieux divertir le lecteur et de lui colorer la fiction.


En résumé, Bayle est resté, dans l’opinion générale, comme un des plus illustres représentants de la critique littéraire ; avant Voltaire, c’est presque le seul nom qu’on se plaise à citer. Il dut surtout cette réputation là ses Nouvelles de la République des Lettres. Pendant trois ans il fut comme le rapporteur universel de l’Europe, entretenant chaque mois le public de la plupart des ouvrages qui paraissaient dans l’Europe[22]. Il s’acquitta de cette mission délicate avec une conscience et une habileté incontestables. À une époque où la critique naissait à peine, où les journaux savants, créés de la veille, étaient hérissés de longues et lourdes dissertations, faites pour effrayer les lecteurs les plus intrépides, on fut charmé de ces analyses sobres, rapides, claires, bienveillantes, de ce talent, que peu d’hommes ont possédé, même depuis, dans l’art d’exprimer et de résumer les idées d’autrui.

La modération, ou, si l’on veut, la timidité impartiale de ses jugements, acheva de lui concilier la faveur et la confiance de l’opinion. Son journal fut tout d’abord accueilli avec la plus grande faveur et lu avec une extrême avidité. « Tout est vif et animé dans les extraits de Bayle, dit un autre journaliste[23] ; il a l’art d’égayer ses matières et de renfermer en peu de mots l’idée d’un livre, sans fatiguer le lecteur par un mauvais choix ou par de froides ou ennuyeuses réflexions. Il était sage et retenu dans ses jugements, ne voulant ni choquer les auteurs, ni se commettre en prostituant les louanges. » — « Il était bien rare, ajoute Vigneul-Marville, que les auteurs eux-mêmes ne trouvassent leur ouvrage embelli sous ses mains. »

« Oh ! que cet homme-là devait être heureux en composant son Dictionnaire et ses Nouvelles de la République des Lettres ! s’écrie un penseur du xviiie siècle[24] Il passait d’objets en objets, et jugeait de tous avec liberté, supériorité et aisance. Son journal est le meilleur qui ait été et sera peut-être jamais fait ; tous les livres y sont extraits, jugés, approfondis, de main de maître. Si nous pouvons espérer d’avoir un pareil journal, ce doit être l’ouvrage d’une société bien composée, et dirigée par un protecteur éclairé. Qui l’établirait rendrait un grand service aux sciences et aux lettres. Il ramènerait tous les auteurs à la bonne voie, leur apprendrait comment il faut traiter des sujets que l’on manque la plupart du temps, et leur montrerait les défauts de leurs compositions aussi bien que de leur style. Je ne sais si nos académies seraient bonnes pour se charger de ce travail, chacune en leur genre. Une seule compagnie ne suffirait certainement pas. On trouvera peut-être quelque jour dans mes papiers un plan raisonné de cette réformation des journaux, et des réflexions sur l’utilité extrême dont ils pourraient être pour composer l’histoire des progrès de nos connaissances, la plus intéressante de toutes celles que l’on peut écrire. »

Citons encore et surtout l’opinion de Voltaire sur Bayle, ce « génie facile, ce savant universel, ce dialecticien aussi profond d’ingénieux[25] » ; il en a très-bien parlé en maint endroit, mais jamais mieux qu’à la fin d’une lettre au Père Tournemine (1735) : « M. Newton, dit-il, a été aussi vertueux qu’il a été grand philosophe. Tels sont pour la plupart ceux qui sont bien pénétrés de l’honneur des sciences, qui n’en font point un indigne métier, et qui ne les font point servir aux misérables fureurs de l’esprit de parti. Tel a été le docteur Clarke ; tel était le fameux archevêque Tillotson ; tel était le grand Galilée ; tel notre Descartes ; tel a été Bayle, cet esprit si étendu, si sage et si pénétrant, dont les livres, tout diffus qu’ils peuvent être, seront à jamais la bibliothèque des nations : ses mœurs n’étaient pas moins respectables que son génie ; le désintéressement et l’amour de la paix comme de la vérité étaient son caractère : c’était une âme divine. »

Voici enfin une opinion que l’on ne sera sans doute pas fâché de connaître ; c’est celle de La Fontaine ; elle est digne de lui et de Bayle. On la trouve à la fin d’une lettre à M. Simon, de Troyes, dans laquelle il décrit à cet ami un dîner et la conversation qu’on y tint (février 1686) :

Aux journaux de Hollande il nous fallut passer.
Je ne sais plus sur quoi, mais on fit leur critique.
Bayle est, dit-on, fort vif et, s’il peut embrasser
L’occasion d’un trait piquant et satirique,
Il la saisit, Dieu sait, en homme adroit et fin ;
Il trancherait sur tout, comme enfant de Calvin,
S’il osait, car il a le goût avec l’étude.
Leclerc[26] pour la satire a bien moins d’habitude,
Il paraît circonspect ; mais attendons la fin :
Tout faiseur de journaux doit tribut au malin.
Leclerc prétend du sien tirer d’autres usages ;
Il est savant, exact, il voit clair aux ouvrages.
Bayle aussi. Je fais cas de l’une et l’autre main :
Tous deux ont un bon style et le langage sain.
Le jugement en gros sur ces deux personnages,
Et ce fut de moi qu’il partit,
C’est que l’un cherche à plaire aux sages,
L’autre veut plaire aux gens d’esprit ;
Il leur plaît. Vous aurez peut-être peine à croire
Qu’on ait dans un repas de tels discours tenus ;
On tint ces discours ; on fit plus :
On fut au sermon après boire…


Bayle, pendant qu’il publiait ses Nouvelles de la République des Lettres, ne laissait pas de poursuivre ses autres travaux ; ce fut le moment le plus actif et le plus fécond de cette vie si égale. L’excès de travail lui causa une maladie, qui le força de se dédoubler, en quelque sorte, dans ce rôle à la fois littéraire et philosophique ; il dut, au grand regret de tous les amis des lettres, interrompre son journal en février 1687. Peu auparavant, il écrivait à l’un de ses amis, en réponse à certains bruits qui avaient couru, qu’il n’avait nul dessein de quitter sa fonction de journaliste, qu’il n’en était point las du tout, qu’il n’y avait point d’apparence qu’il le fût de longtemps, et que c’était l’occupation qui convenait le mieux à son humeur. Cependant il lui fallut céder à la fatigue. À en croire quelques écrivains, un démêlé qu’il eut avec la fameuse Christine de Suède n’aurait pas peu contribué à le dégoûter du métier. En insérant dans ses Nouvelles une lettre écrite de Rome où cette femme étrange condamnait les persécutions exercées en France contre les protestants, Bayle avait observé que c’était un reste de protestantisme. Deux lettres pleines de hauteur et de dureté lui furent écrites à ce sujet par un prétendu serviteur de la reine, et dans l’une de ces lettres se trouvait cette phrase, qui pouvait faire songer à la funeste aventure de Monaldeschi : « Vous pourriez vous vanter d’être le seul au monde qui l’eût offensée impunément, si vous n’aviez pris le parti de la justification. » Bayle l’avait pris, en effet, et ses excuses satisfirent tellement Christine, qu’elle voulut dès ce moment entretenir avec lui une correspondance pour tous les objets de littérature et de science.

Les Nouvelles de la République des Lettres furent continuées jusqu’en 1718, mais non sans interruption, par La Roque, Barrin, Jacques Bernard et Jean Leclerc. La collection complète se compose de 56 volumes[27].




J. Leclerc : Bibliothèque universelle et historique, 1686-1693, — Bibliothèque choisie, 1703-1713. — Bibliothèque ancienne et moderne, 1714-1727.


J. Leclerc, que nous venons de nommer parmi les continuateurs des Nouvelles de la République des Lettres, fut un des plus éminents critiques et des auteurs les plus féconds du 17e siècle. Il se trouvait en Hollande lorsque Bayle y commença la publication de son journal. Voyant le succès qu’obtenait ce recueil, bien qu’il fût resserré, comme nous venons de le voir, dans des bornes assez étroites, il se flatta d’en obtenir un non moins grand en entrant dans une plus large voie, et ne craignit pas de fonder à Amsterdam, à côté des Nouvelles de Bayle, alors dans toute leur vogue, un recueil rival, auquel il donna le nom de Bibliothèque universelle et historique. Il annonça dans sa préface qu’il parlerait de toutes sortes d’ouvrages, en quelque langue qu’ils fussent écrits ; qu’il en donnerait des extraits plus étendus et plus exacts, surtout des livres de quelque importance, que n’avaient fait les journalistes précédents ; qu’il ne prendrait jamais parti dans les disputes des savants, mais qu’il rapporterait fidèlement les raisons de part et d’autre, sans rien dire qui pût prévenir les lecteurs ; qu’il exposerait sans préjugé les sentiments de toutes les sociétés chrétiennes (Leclerc était ministre arminien), avec les raisons dont chacune les défend ; qu’il ne parlerait point des écrits qui tendent à ébranler les fondements de la religion chrétienne, ou à corrompre les bonnes mœurs ; qu’il n’insérerait ni des satyres personnelles, ni des libelles contre les puissances ; enfin qu’il ne s’étendrait pas sur les louanges des auteurs, ni sur la critique des écrits, ne voulant ni louer ni blâmer personne. C’était là assurément le plan d’un bon journal ; il en fut malheureusement du programme de Leclerc comme de tous les programmes. Il s’était associé pour ce travail le savant orientaliste Lacroze, et ils firent ensemble vingt volumes ; mais la division s’étant mise entre eux, ils abandonnèrent leur publication, qui fut continuée jusqu’au vingt-cinquième volume par Jacques Bernard. On a ajouté un vingt-sixième volume, qui ne contient que la table des matières de la Bibliothèque universelle et historique.

En 1703, Leclerc, qu’on en avait, à l’en croire, souvent sollicité, reprit ses idées de journal littéraire, et commença la publication d’une Bibliothèque choisie, dont il donna vingt-sept volumes, plus un volume de tables. Il avait quelque peu modifié son plan : il ne se bornait plus aux livres nouveaux, il s’était proposé de donner indifféremment des extraits des livres anciens et modernes, suivant qu’ils lui tomberaient sous la main ou que son goût l’y porterait, et il s’est plus particulièrement attaché aux livres anglais, ne s’occupant que rarement des ouvrages français, « que tout le monde, disait-il, pouvait lire et entendre aussi bien que lui. » Le dernier volume de la Bibliothèque choisie est de 1713.

L’année suivante, le laborieux critique en entreprit une troisième, sous le titre de Bibliothèque ancienne et moderne, pour servir de suite aux Bibliothèques universelle et choisie. Cette nouvelle Bibliothèque forme vingt-neuf volumes, y compris un volume de table. C’est donc un total de 80 volumes de journaux produits par cette infatigable plume, indépendamment d’une multitude d’ouvrages, quelques-uns très-considérables, dont les curieux trouveront la liste dans le P. Niceron[28].

La Bibliothèque universelle paraissait tous les mois en un petit cahier ; la Bibliothèque choisie deux fois d’abord, puis trois fois par an ; la Bibliothèque ancienne et moderne, tous les trois mois. Ces trois recueils, malgré la diversité de leurs titres et de leurs dates, sont conçus et rédigés dans le même esprit, et, à peu de chose près, sur le même plan. C’est une suite bien nourrie d’extraits et de jugements des ouvrages qui paraissaient dans le monde littéraire et savant de l’Europe, coupée d’articles originaux, de dissertations, de biographies, à peu près comme dans nos revues modernes. Leclerc n’a ni la grâce, ni l’éloquence ; en revanche, il a de la netteté et un bon jugement, qui peut sembler un peu commun aujourd’hui, mais fort oseur pour l’époque. Il est frondeur, plein d’une confiance un peu superbe en son savoir, et rarement content de celui des autres ; il tranche à outrance contre les auteurs qui ne lui plaisent pas. Il exhorte volontiers les savants de son siècle à la modération, mais il ne prêche pas d’exemple : c’est bien le plus irritable des critiques.

« Le style de M. Leclerc, disent les journalistes de Trévoux[29], est plus coulant que pur, son érudition plus étendue qu’exacte, sa critique souvent judicieuse, toujours hardie. On remarque en lui un grand penchant à favoriser l’incrédulité, un grand soin de justifier tous les hérétiques, et fort peu d’égards pour les grands hommes que l’antiquité chrétienne a le plus respectés. » On est d’accord pour reconnaître que le journal de Leclerc contient de nombreux articles intéressants, d’une clarté lumineuse, sur des livres peu communs, latins, anglais, allemands, des notices biographiques et littéraires qui sont de véritables ouvrages, et qu’aujourd’hui encore l’on consulte avec fruit. Mais trop souvent diffus et inexact, il fatigue le lecteur par des réflexions inutiles, mal placées, fausses souvent, et par de fastidieuses redites.

« Le plus grand mérite de Leclerc, dit Voltaire (Siècle de Louis XIV), est d’avoir approché de Bayle, qu’il a combattu souvent. Il a beaucoup plus écrit que ce grand homme ; mais il n’a pas connu comme lui l’art de plaire et d’instruire, qui est si au-dessus de la science. »

Quoi qu’il en soit, on ne saurait méconnaître les services qu’a rendus ce laborieux critique ; lorsqu’on a eu sous les yeux les innombrables articles des Bibliothèques sur tant de sujets d’érudition critique et historique, on demeure convaincu de l’influence qu’ils ont dû avoir sur l’éducation des esprits. En communauté d’efforts et de mérite sur ce point avec Bayle et Basnage, Leclerc, par ses analyses sur des sujets si variés, a mis les esprits en contact avec une grande quantité de faits, de choses et d’idées ; il les a aiguisés par la comparaison, de même que par son indépendance il a encouragé leur liberté, et porté coup à l’érudition pédantesque en distinguant entre les mots et les choses, et mettant les premiers à leur place.




Histoire des Ouvrages des Savants, par
H. Basnage de Beauval, docteur en droit, 1687-1709.


Lorsque Bayle se détermina à abandonner les Nouvelles de la République des Lettres, il jeta les yeux sur Basnage, avec lequel il s’était lié depuis son séjour en Hollande, comme sur l’homme le plus capable de continuer sa publication. Basnage voulut bien accepter les fonctions de journaliste qu’abandonnait son ami, mais non pas pourtant à titre de continuateur des Nouvelles. « On aurait toujours cherché, dit-il, dans la continuation des Nouvelles, l’illustre auteur qui leur a donné naissance, et le même titre mal soutenu n’aurait servi qu’à redoubler les regrets d’avoir perdu un homme inimitable. » Ces réserves faites, Basnage se mit immédiatement en possession de l’emploi laissé vacant par la retraite de Bayle, ou tout du moins regardé comme vacant, malgré la continuation des Nouvelles dont nous avons parlé, et dès le mois de septembre de la même année il publiait le premier volume de son Histoire des Ouvrages des Savants, précédé d’une préface où il annonçait le plan de son journal. Il se proposait d’y insérer toutes les particularités concernant les savants qui viendraient à sa connaissance. Pour la religion, il se montrait à découvert tel qu’il était, c’est-à-dire un vrai protestant ; mais il se défendait de toute partialité qui aurait pu choquer ou seulement chagriner les autres partis, promettant de rapporter leurs raisons sans les affaiblir, et de leur donner à chacun le nom qu’ils se donnaient, sans pourtant aucune attribution de droit. Le P. Niceron (t. 2, p. 208) ne fait pas difficulté de louer Basnage de son impartialité, et reconnaît qu’il examinait les raisons sans avoir égard à la qualité de celui qui les soutenait. Nous n’étonnerons personne en disant que Arnauld en jugeait tout différemment ; il prétend notamment « que Bossuet s’était trouvé obligé d’ajouter une très-longue préface dans la deuxième édition de son Histoire des Variations, pour réfuter ce qui en avait été dit dans cette Histoire des Ouvrages des Savants. » Il faut pourtant convenir que Basnage a été un des plus modérés parmi les journalistes protestants ; son journal est écrit avec beaucoup de politesse, et, si les éloges y sont rares et modérés, les auteurs n’avaient à se plaindre ni du ton ni de la forme des jugements portés sur leurs productions ; Basnage respectait tous les partis et toutes les religions.

Dans les premiers numéros de son journal, il s’était étudié, par un sentiment exagéré, à mettre, pour ainsi dire, ses pas dans les traces du célèbre critique auquel il succédait ; quelques-uns de ses articles d’alors ne sont que des pastiches intelligents, mais un peu outrés, de la manière de Bayle. Peu à peu, néanmoins, il se fit une manière à lui : elle se distingue par la clarté de ses analyses, par la sûreté avec laquelle il saisissait le plan et les grands traits des ouvrages soumis à son examen, par un grand bon sens et une rare modération, qui ne se dément jamais, même dans les sujets de controverse ; du reste, à l’exemple de Bayle, il apprécie plus le sens et les endroits de nouveauté que les qualités de la forme.

On a reproché à Basnage de mêler trop souvent ses réflexions avec celles de l’ouvrage dont il parlait, de sorte qu’il est difficile de distinguer les sentiments de l’écrivain des pensées de celui qui faisait les extraits. Il en convient lui-même, mais il ne pouvait, dit-il, se résoudre à interrompre continuellement le discours en mettant partout des termes qui auraient séparé ce qu’il tirait de son propre fonds. N’est-ce pas d’ailleurs lui reprocher ce qui fait son originalité ? N’y a-t-il pas un art assez délicat et tout neuf, même après les Nouvelles de la République des Lettres, à faire ainsi éliminer le jugement avec l’analyse de l’œuvre ? C’était la prétention de Basnage et en partie son mérite ; il voulait dérouiller l’érudition et la critique savante, et les recouvrir d’un vernis qui les rendît attrayantes pour les gens du monde. Son style marque assez cette intention, qui était si bien dans l’esprit du siècle : il aime les ornements, et se pique, avec une grâce un peu étudiée, d’élégance et de politesse ; toutefois cela ne va jamais jusqu’à la vaine rhétorique, à la pédanterie encore moins, et l’on ne saurait découvrir l’ombre de déclamation là même où le critique a fait le plus de frais[30].

Somme toute le journal de Basnage est assurément l’un des meilleurs qui aient été publiés à l’étranger, et le plus bel éloge qu’on en puisse faire c’est de dire qu’il n’est pas resté trop au-dessous des Nouvelles de Bayle, dont il est une sorte de continuation.

L’Histoire des Ouvrages des Savants se compose de 24 volumes, dont chacun contient quatre mois.




Nous retrouvons sur notre route, à la date de 1690, l’abbé de La Roque, avec lequel nous avons déjà fait connaissance à l’article du Journal des Savants. Cet abbé était ce qu’on appellerait aujourd’hui un faiseur. Chargé seul, depuis 1675, de la rédaction du Journal des Savants, tâche déjà au-dessus de ses forces, et dont il s’acquitta, comme nous l’avons vu, avec assez peu de succès, il crut néanmoins avoir suffisamment de loisir encore pour entreprendre d’autres journaux. Dès 1680, il avait fait paraître le prospectus d’un Journal ecclésiastique ; mais le chancelier Séguier en avait empêché la publication, parce que cette feuille rentrait en quelque façon dans le plan du Journal des Savants. La Roque alors se rejeta sur un autre genre : il publia en 1683 des Journaux de Médecine, ou Observations des plus fameux Médecins, Chirurgiens et Anatomistes de l’Europe, tirées des journaux étrangers ou des mémoires particuliers (Paris, 1683, in-12). On trouve dans ce recueil un assez grand nombre de faits curieux, des découvertes utiles et des remèdes nouveaux ; mais on blâma La Roque d’une telle entreprise, qui convenait peu à son état ; d’un autre côté, l’empirique Blégny, qui publiait alors le journal de médecine dont nous avons parlé plus haut, s’efforça de décrier son concurrent, et il parvint à faire tomber sa feuille. Cependant le goût qu’avait La Roque pour la médecine lui fit faire en 1686 une nouvelle tentative, qui ne lui réussit pas mieux. Il en revint alors son projet d’un Journal ecclésiastique ou Mémoires de l’Église, dans lequel il se proposait de recueillir jour par jour tout ce qui se passerait de plus considérable dans toute l’étendue de l’Église. Le plan était magnifique ; mais l’exécution n’y répondit pas, et l’auteur fut encore obligé d’abandonner cet ouvrage, dont il n’a paru qu’un volume.




Dépêches du Parnasse, ou la Gazette des Savants, Genève, 1693, petit in-12. — Vincent Minutoli, professeur d’histoire et de belles-lettres à Genève et bibliothécaire de cette ville, annonça en 1693 un nouveau journal littéraire, qu’il promit de publier de quinze jours en quinze jours, sous le titre de Dépêches du Parnasse, contenant des nouvelles de littérature et des pièces fugitives. Chaque dépêche se composait de 48 pages ; la première est du 1er sept. 1693. Elles eurent une assez grande vogue, parce qu’on y trouvait une bonne critique et des pièces intéressantes. Le nom de l’auteur y contribua aussi, car on le savait en relations particulières avec Bayle, et l’on espérait que l’ancien auteur des Nouvelles de la République des Lettres aurait une certaine influence dans les Dépêches. Cela engagea même les libraires de Lyon à les réimprimer à mesure qu’elles paraissaient à Genève, pour les répandre en France. Mais l’auteur, peu content de cette contrefaçon, qui lui enlevait ses abonnés, discontinua son journal après la cinquième Dépêche. Le volume qui contient les cinq qui ont été publiées est très-recherché et très-rare. L’Arsenal possède les quatre dernières dans un petit volume factice qui m’a été très-obligeamment révélé par M. Édouard Thierry.




Nouveau Journal des Savants, dressé à Rotterdam par le sieur C. 1694, in-8o. — Sous cette initiale se cachait Étienne Chauvin, réfugié-français d’un grand savoir, également lié avec Bayle, qu’il suppléa dans sa chaire de philosophie pendant une longue maladie. Il commença ce journal en 1694 à Rotterdam, où il en publia un volume, et le continua à Berlin, où il avait été appelé, pendant les années 1696, 1697 et 1698. On lit dans l’avertissement que « l’unique but des journaux doit être d’informer de bonne heure le public de ce qui se passe dans le monde savant, et de lui donner des extraits fidèles des livres nouveaux, afin que l’on en puisse juger sainement sur leur rapport. Une simple analyse, tout instructive qu’elle est, ne saurait guère plaire, non plus qu’un squelette n’est guère agréable à voir, quoiqu’il nous fasse bientôt connaître tous les ossements d’un animal, en nous les présentant dans leur véritable situation. » D’où la conclusion qu’il faut dans les journaux de longs extraits, accompagnés de réflexions tirées directement du sujet. C’est ce que fit Chauvin, et non sans quelque succès, bien que son journal soit inférieur à celui de Basnage, auquel on l’a comparé. Il en paraissait tous les deux mois un numéro, avec une table particulière ; six numéros formaient un volume, qui se terminait par une table générale. En tout 4 volumes in-8o.


Vers la même époque, au mois de septembre 1693, un autre réfugié français, Gabriel d’Artis, commença à Amsterdam la publication d’un Journal sur toutes sortes de sujets, qu’il transporta ensuite, dans l’espoir d’un meilleur succès, à Hambourg, où il le continua jusqu’en 1696. Dans l’épître dédicatoire « aux très-illustres et très-magnifiques seigneurs les seigneurs du sénat et régence de la ville et république de Hambourg », l’auteur s’explique ainsi : « J’étais tout porté à Amsterdam, mais mon inclination donnait la préférence à Hambourg, pour plusieurs raisons que j’estime des plus importantes ; c’est ce qui m’a fait résoudre à commencer mon journal sous le titre de Journal d’Amsterdam, et à prendre en même temps les mesures nécessaires pour le pouvoir continuer sous le titre de Journal de Hambourg. »

On lit à la fin du numéro du 27 avril 1696 : « Ce sera ici la dernière feuille du 4e tome de ce journal. Quelques occupations particulières m’obligent à en interrompre le cours pour un peu de temps ; mais c’est pour le reprendre le plus tôt qu’il me sera possible, et pour me mettre plus en état de remplir le plan que j’en donnai avant de commencer. » Nous ne sachions pas que ces promesses aient eu quelque suite. La numismatique occupe dans cette feuille une assez large place, et l’on y trouve la représentation de médailles rares et curieuses. — 5 vol. in-8o.

Bayle, dans ses lettres, parle de ce journaliste, mais il en fait peu de cas.


En 1695, Alleman, auteur de la Guerre civile des Français sur la Langue française, annonça l’intention de réunir chaque année dans un volume tout ce que les autres journaux offriraient de plus curieux et de plus certain. « Tous les ouvrages périodiques, disait-il, qu’on imprime en France et dans les pays étrangers, forment plus de 50 volumes par an, et reviennent à Paris, toutes les années, 20 pistoles au moins. Ils sont pour la plupart trop diffus, remplis de mille choses inutiles, douteuses, déguisées et bien souvent fausses… » Il en tirait la conséquence que son journal, suivant le plan qu’il en avait formé, réduit à un in-12 d’un prix modique, épargnerait aux curieux beaucoup de temps et de peine, et une dépense assez considérable. L’idée était bonne, et Alleman la mit à exécution, d’une manière satisfaisante, en publiant un premier volume sous le titre de : Journal historique de l’Europe pour l’année 1694, contenant ce qui s’est passé de plus considérable dans tous les États de l’Europe savante pendant cette année ; le tout mis dans un ordre également beau, succinct et aisé pour trouver d’abord tout ce que l’on voudra savoir, avec quantité de remarques curieuses et recherchées. In-12, de près de 600 pages. Ce journal fut imprimé à Paris, mais sous le nom de Strasbourg, les rédacteurs du Journal des Savants s’étant opposés à ce qu’un privilége fût donné pour un ouvrage dans lequel ils voyaient une sorte de concurrence. Alleman avait un volume tout prêt pour l’année 1695 ; mais n’ayant pu le faire imprimer à Paris, il se rebuta et renonça à son projet.




Mémoires pour servir à l’Histoire des Sciences et des Beaux-Arts, recueillis par l’ordre de S. A. S. Monseigneur le Prince souverain de Dombes. 1701 et s.


Ce journal célèbre, dont le titre a subi plusieurs changements, est plus connu sous le nom de Journal de Trévoux, qu’il reçut de la petite ville où il prit naissance. Louis-Auguste de Bourbon, prince souverain de Dombes, ayant transféré son parlement à Trévoux, en 1696, y établit une imprimerie considérable. Peu de temps après, les PP. Michel Le Tellier et Philippe Lalleman, jésuites, conseillèrent au prince de faire imprimer dans cette ville un journal littéraire, dont ils lui représentèrent les avantages. Ce projet fut goûté et accepté, et la correction et composition du nouveau journal fut confiée aux jésuites, qui en commencèrent la publication avec l’année 1701.

Dans leur épître dédicatoire les auteurs disent au prince que l’imprimerie qu’il venait d’établir à Trévoux ne pouvait d’abord être mieux employée qu’à donner au public un état fidèle de tout ce qui paraît de curieux chaque jour dans le monde, en quelque genre de science que ce soit ; mais ailleurs ils expriment plus clairement le principal objet de leurs Mémoires. « Le grand cours des journaux hérétiques, lit-on dans le numéro de janvier 1712, fit naître à M. le duc du Maine l’idée d’un journal où l’on eût principalement en vue la défense de la religion, et il choisit les jésuites de Paris pour l’exécution de ce dessein. » Ils avaient déjà, d’ailleurs, laissé percer leur pensée dans leur premier avertissement, où ils annoncent qu’ils ne prendront point de parti dans leur journal, « excepté quand il s’agira de la religion, des bonnes mœurs ou de l’État, en quoi il n’est jamais permis d’être neutre. » Et dans un autre avertissement (janvier 1708) : « Dans ce dessein où nous sommes d’attaquer sans ménagements les ennemis déclarés de la religion, et de démasquer ses ennemis cachés, nous devons nous attendre à tous les effets de leur ressentiment. Mais rien ne nous détournera de notre dessein. Appliqués à remplir les intentions de S. A. S., nous négligerons les plaintes injustes de ceux que nous n’aurons pas assez loués, et les mouvements de ceux qui voudront empêcher qu’on ne nous loue… Cependant la diversité de religion ne nous empêchera pas de rendre justice à l’esprit, à la doctrine et aux travaux des savants étrangers : nous haïssons l’erreur, il est vrai, mais non pas d’une haine aveugle, qui refuse de voir dans l’hérétique ce qu’il a d’estimable. »

Les journalistes de Trévoux se sont montrés constamment fidèles à cette pensée dominante de leur œuvre ; aussi s’attirèrent-ils dès l’origine les critiques les plus vives ; on alla même, en Hollande, jusqu’à réimprimer leurs Mémoires dans le but « d’offrir aux auteurs qui croiraient avoir été maltraités un champ ouvert pour se défendre[31]. »

Parmi les adversaires les plus ardents des journalistes de Trévoux, il faut citer Voltaire, qui, d’ailleurs, comme nous le montrerons bientôt, détestait cordialement toute la race des critiques. On connaît cette tirade de la Pucelle (3e chant) :


Ô toi, Sottise ! ô grosse déité,
De qui les flancs à tout âge ont porté
Plus de mortels que Cybèle féconde
N’avait jadis donné de dieux au monde,
Qu’avec plaisir ton grand œil hébété
Voit tes enfants dont ma patrie abonde,
Sots traducteurs, et sots compilateurs,
Et sots auteurs, et non moins sots lecteurs !
Je t’interroge, ô suprême puissance !
Daigne m’apprendre, en cette foule immense,
De tes enfants qui sont les plus chéris,
Les plus féconds en lourds et plats écrits,
Les plus constants à broncher comme à braire
À chaque pas dans la même carrière
Ah ! je connais que tes soins les plus doux
Sont pour l’auteur du Journal de Trévoux[32].


Citons encore ce trait que leur décoche J.-B. Rousseau (Épigr., iii, 29) :


Petits auteurs d’un fort mauvais journal,
Qui d’Apollon vous croyez les apôtres,
Pour Dieu ! tâchez d’écrire un peu moins mal,
Ou taisez-vous sur les écrits des autres.
Vous vous tuez à chercher dans les nôtres
De quoi blâmer, et l’y trouvez très-bien :
Nous, au rebours, nous cherchons dans les vôtres
De quoi louer, et nous n’y trouvons rien.

Voici, d’après la première préface, quel était le plan du Journal de Trévoux. On y annonce qu’il contiendra des extraits de tous les livres de science imprimés en France, en Espagne, en Italie, en Allemagne et dans les royaumes du Nord, en Hollande, en Angleterre…, en sorte que rien de tout ce qui s’imprime en Europe n’y soit oublié. On promet d’y insérer souvent des pièces manuscrites de critique, de littérature et de sciences, comme aussi toutes les nouvelles des lettres. Et de fait on ne trouve dans aucun journal des nouvelles plus abondantes et plus généralement sûres. Quand ils se trompaient, ce qui arrive aux plus prudents, les rédacteurs de cette feuille célèbre n’hésitaient pas à réparer leur erreur, dès qu’elle leur était signalée, et non-seulement les erreurs de fait, mais même les erreurs d’appréciation. Du reste ils invitaient tous les travailleurs à concourir à leur œuvre : une boîte était placée à la porte de l’imprimerie pour recevoir les articles qu’en voudrait bien leur faire parvenir. Mais ils avaient soin de prévenir qu’ils n’entendaient nullement se rendre garants du contenu des pièces, lettres ou dissertations qui leur seraient adressées, ni en prendre la défense contre ceux qui voudraient les réfuter, non plus que des livres dont ils donnaient des extraits.

Ils avaient d’abord invité les auteurs à faire eux-mêmes les extraits de leurs ouvrages. « Personne, ordinairement parlant, disaient-ils en 1701, n’est capable de faire mieux l’extrait d’un livre que celui qui l’a composé ; et d’ailleurs, un auteur pourrait craindre quelquefois qu’un autre faisant l’extrait de son livre, ne le fît pas parler et penser aussi bien qu’il croirait l’avoir fait. » Au bout de quelques années ils avaient changé d’avis ; ils déclarent dans l’avertissement de 1712 « que nulle considération ne leur fera insérer dans leurs Mémoires des extraits faits par l’auteur même. C’est une fidélité, disent-ils, que nous devons au public notre juge : un rapporteur manque à son devoir quand il se fie aux parties de l’extrait d’une cause. » Cette opposition de sentiments dans un même ouvrage, ou, si l’on veut, un ouvrage dirigé par le même esprit, prouve qu’il y avait dès lors du pour et du contre sur cette question, qui n’est pas encore vidée, ou plutôt, — car si cela pouvait faire question à cette époque, où le point de vue de la critique était tout autre que de notre temps, il semblerait que cela n’est plus possible aujourd’hui, — sur un usage qui n’est pas encore complètement aboli.

Quoi qu’il en soit, on voit que la vanité des auteurs n’était, dans les derniers siècles, ni moins inventive ni moins ambitieuse qu’elle l’est aujourd’hui. Nous lisons dans les Mémoires secrets :

M. Meunier de Querlon, dans sa huitième feuille, du 19 février, à l’article des livres nouveaux, fait une nouvelle sortie contre M. l’abbé de La Porte sur les plaintes de ce dernier de n’avoir pas assez loué le Porte-feuille d’un Homme de Goût, compilation de cette espèce du facteur littéraire : il donne à entendre que l’éloge du Mercure, que cet éditeur met en opposition avec celui du feuilliste provincial, est sans doute plus fade, puisqu’il est vraisemblablement de la façon de cet abbé. M. Meunier révèle, à cette occasion, une charlatanerie trop commune, par laquelle un auteur est le panégyriste de son propre ouvrage. Il était réservé, en effet, à notre siècle, de montrer cette impudence dont ne s’était pas encore avisé l’amour-propre de nos auteurs, quelque grand, quelque chatouilleux qu’il ait toujours été.


L’abus que la paresse des journalistes a introduit de faire faire par les auteurs eux-mêmes les annonces de toutes les analyses de leurs ouvrages est poussé au point que ces messieurs se prodiguent sans pudeur les éloges les plus outrés. Voici comment M. d’Arnaud annonce, dans l’Avant-Coureur, la deuxième édition prétendue de son drame du Comte de Cominges :

« Nous nous empressons d’annoncer la seconde édition de ce drame, que le public a déjà vu avec tant de plaisir ; les corrections que l’auteur vient d’y faire lui assurent de nouveaux applaudissements. Le véritable génie, toujours modeste, se contente difficilement et cherche sans cesse le mieux… Ce drame d’ailleurs est une de ces productions qui se font lire et goûter, et qu’on aime mieux voir tout entière que par morceaux… M. d’Arnaud est fait pour avoir les plus grands applaudissements dans la carrière difficile du théâtre… On ne saurait trop l’exhorter à travailler dans ce genre ; nous ne faisons que rendre les sentiments du public : il se manquerait à lui-même s’il négligeait la gloire qui l’attend sur la scène… En dépit des satyriques, le vrai mérite est en lui accueilli. L’homme modeste ne doit jamais se décourager, malgré les cris de l’envie : ne faut-il pas que les réputations mûrissent[33] ? »

Mais revenons au Journal de Trévoux.

On lit dans l’avertissement de 1716 que des personnes amies des lettres ont demandé qu’on proposât dans les journaux des questions propres à exercer les savants, et différents desseins de livres. Les rédacteurs promettent en conséquence de proposer chaque mois deux questions, une sur l’Écriture Sainte, l’autre sur les sciences ou la littérature, et d’indiquer chaque mois trois ou quatre desseins d’ouvrages dans tout genre de littérature, pour exciter au travail des esprits excellents qui languissent dans l’oisiveté : car trouver un beau dessein est souvent ce qui coûte le plus quand on veut devenir auteur. Ils proposèrent en effet quelques questions et desseins dans les numéros de janvier, d’avril et de mai, et ce beau projet paraît en être resté là.

Ils avaient promis, au commencement, de rapporter les différends qui pourraient s’élever entre les savants, mais en se bornant à exposer les raisons de part et d’autre, sans jamais eux-mêmes prendre parti. C’était promettre plus qu’on ne pouvait tenir. Aussi annoncèrent-ils dès 1712 la fin de ce système d’abstention, ou plutôt ils cherchèrent à se justifier de s’en être trop souvent écartés. « Nous ne pouvons nous dispenser, disent-ils, de mêler de la critique dans nos extraits : agir autrement, ce serait manquer à nos devoirs les plus essentiels ; ce serait trahir les lecteurs qui nous prennent pour guides dans la connaissance des livres, que de les laisser séduire par des titres imposants, que de leur cacher les écueils où ils donneront infailliblement. Réduits indispensablement à insinuer les défauts des livres dont nous parlons, nous mettrons notre application à tempérer une critique nécessaire par tout ce qui la peut rendre moins sensible aux auteurs. Nous joignons si souvent les louanges aux reproches que nos éloges les plus sincères en sont devenus suspects. » Si la critique du Journal de Trévoux eût toujours été aussi modérée qu’on le dit ici, il n’aurait pas soulevé tant de colères, on ne l’eût pas si souvent accusé de partialité. Et il faut que cette accusation fût bien fondée, puisque les rédacteurs eux-mêmes semblent avouer, dans leur avertissement de 1734, le tort qu’ils ont eu d’écouter trop souvent le préjugé ou la passion. « L’esprit de partialité, y disent-ils, est un écueil dangereux où bien des journaux ont échoué. » Et ils n’ont garde de s’excepter ; on remarque même que depuis cette époque le journal est écrit avec plus de politesse et de modération, et en même temps avec plus de soin et plus de goût.

Cependant le prince de Dombes, fatigué, dit-on, des plaintes continuelles qu’on lui adressait contre ce journal, refusa, après trente ans, de lui accorder un nouveau privilége, de sorte que ses rédacteurs furent obligés de le transférer à Paris, où ils le continuèrent jusqu’en 1762, c’est-à-dire jusqu’à l’expulsion des jésuites. En 1734 il avait changé de forme ; un nouveau privilége du roi avait été expédié au nom du P. Rouillé, qui en eut la direction, et il avait été assujetti à l’approbation d’un censeur, dont chaque numéro devait porter le visa.

Ce recueil célèbre faillit être englouti dans le naufrage de ses fondateurs, et vécut pendant quelque temps on ne sait trop comment. On lit à ce sujet dans les Mémoires de Bachaumont, à la date du 16 mai 1762 : « Trévoux, malgré les protestations du sieur Berthier, a encore paru ce mois-ci : sa tendresse paternelle n’a pu se porter à égorger ainsi un enfant chéri ; il continue pourtant à se refuser aux offres très-obligeantes du chancelier. Ce magistrat suprême veut lui en conserver le privilége pour lui, ses hoirs mâles ou femelles, ses héritiers ou ayant cause, etc. On a tâté l’abbé de La Porte : les libraires lui ont proposé de remplacer ce journaliste. Le modeste abbé a refusé, sentant combien il était inférieur pour ce rôle. On prétend que le général veut mettre en Italie le P. Berthier à la tête d’un journal. »

Et à la date du 21 juillet 1762 : « On s’aperçoit facilement que ce ne sont plus les mêmes coopérateurs qui travaillent au Journal de Trévoux : il n’est plus ni aussi bien écrit, ni aussi savamment discuté. On conçoit en général qu’il est impossible à des particuliers d’exécuter cet ouvrage périodique dans la même perfection que le faisaient les jésuites, et le P. Berthier en dernier lieu. Une bibliothèque immense, où vérifier à chaque instant les citations, des élèves sans nombre et pleins de talent qui travaillaient en sous-œuvre : comment rencontrer les mêmes secours ? À l’ultramontanisme près, qui perçait toujours par quelque part, on regrettera longtemps ce journal, qui dégénère et dégénérera de plus en plus. »

La direction en fut enfin donnée, en 1763, à un M. Jolivet, médecin. À sa mort, arrivée environ deux ans après, M. de Sartines et le chancelier voulurent supprimer cette feuille, qui ne faisait plus que végéter, et n’avait plus, en quelque sorte, de raison d’être ; ils étaient bien aises, en outre, de relever le Journal des Savants, déjà très-mécontent de l’introduction de la Gazette littéraire (V. plus loin), et de quelques autres contrebandiers qui empiétaient tous les jours sur son domaine. Mais ils cédèrent aux sollicitations des Génovéfains, qui en demandèrent la continuation, et en confièrent la rédaction au P. Mercier, si connu depuis sous le nom d’abbé de Saint-Léger. Cet abbé était un littérateur de beaucoup d’érudition, et il avait un « génie caustique, propre à répandre le sel nécessaire à un pareil ouvrage ». Il parvint à redonner quelque vie au vieux journal, et le continua jusqu’en 1776, époque à laquelle il passa à l’abbé Aubert. Celui-ci, deux ans après, dans l’espoir de le régénérer, le transforma en une feuille aux allures plus jeunes, qui, « sans changer essentiellement de forme, devait contenir une infinité d’objets que comportait le titre, mais que les différentes mains par lesquelles il avait passé successivement en avaient écartés, par des raisons absolument étrangères au nouveau rédacteur. »

Nous trouvons dans les chroniqueurs du temps, sur ces dernières transformations du Journal de Trévoux, quelques particularités que nous transcrivons.

On lit dans la Correspondance secrète, à la date du 18 octobre 1777 : « Un officier de cavalerie, soutenu par le ministre de la guerre, vient de faire l’acquisition du Journal des Sciences et Beaux-Arts, si obscurément rédigé par M. de Castilhon. Il se propose de le faire faire avec plus d’éclat par une société de savants et de gens de lettres choisis qu’il s’est associés, et il destine le produit de ce journal à augmenter l’établissement d’une maison d’éducation qu’il vient de fonder à ses dépens, sous la protection du roi, pour élever des enfants de soldats et de pauvres orphelins, etc., et leur donner toutes les connaissances nécessaires à l’état qu’ils voudront embrasser, en quelque genre que ce soit. Cet officier bienfaisant se nomme M. le chevalier du Paulet. »

Et à la date du 8 novembre suivant : « On vient de publier le nouveau plan du Journal des Sciences et des Beaux-Arts. Un militaire en a acquis le privilége et s’est associé plusieurs gens de lettres qui se proposent de tirer de l’obscurité cet ouvrage périodique jadis célèbre. Tout le monde sait qu’il a remplacé le Journal de Trévoux, qui était entre les mains des jésuites. Les calembours de M. Castilhon n’avaient pas eu le même succès que le sérieux des bons Pères, et le nombre des souscripteurs était tombé à deux cents. Les nouveaux auteurs, tous connus avantageusement dans différents genres, sont bien propres à rendre à ce journal l’éclat nécessaire pour être distingué au milieu d’un grand nombre de productions rivales. Je ne dis pas assez, car, en vérité, un journal pourrait être médiocre et l’emporter encore sur ceux dont nous sommes inondés. Au reste, on assure que le nombre en sera diminué au renouvellement de l’année. On ne supprimera pourtant pas le Journal de Littérature, parce qu’il doit achever la réputation de M. de La Harpe ; on ne supprimera pas le Mercure, parce qu’il alimente la curiosité des laquais ; on ne supprimera pas le Journal ecclésiastique, parce qu’il trouve une foule de lecteurs qu’on ne supprime pas ; on ne supprimera pas l’Année littéraire, parce qu’elle se supprime d’elle-même, etc., etc., etc. Mais on supprimera le Journal français, parce qu’à vingt sous de salaire à prendre sur chaque souscription, un auteur ne trouve pas de l’eau à boire ; on supprimera le Journal des Théâtres, parce que les comédiens ne se soucient pas qu’on les juge ; on supprimera le Journal des Dames, parce qu’il renferme une quantité de jolies choses, et que les autres ouvrages périodiques, qui sont fortement protégés, ne savent où trouver un couplet passable. »


Les efforts de Paulet ne furent pas heureux, paraît-il, puisqu’en 1779 il dut se résoudre à changer le titre de son journal et à lui donner un autre rédacteur en chef. C’est encore, en effet, ce même chevalier qui était propriétaire du Journal de Littérature, des Sciences et des Arts, si l’on en croit ce passage des Mémoires secrets :

« On sait que le Journal de Trévoux, depuis la destruction des jésuites, a passé dans différentes mains et n’a fait que se détériorer. Il semble qu’il était réservé à un ex-jésuite de le réparer et de lui rendre son lustre : ce que vient de faire M. l’abbé Grosier, qui, brouillé avec Fréron, a pris la direction de ce journal, sous le titre de Journal de Littérature, des Sciences et des Arts. Pour lui donner plus de véhicule par plus de fraîcheur, il a imaginé de le distribuer par cahiers, comme le Mercure, de dix jours en dix jours. Il a aussi tenté d’y insérer des nouvelles politiques, en s’écrivant ou se faisant écrire des lettres ; mais le sieur Panckoucke n’a pas été dupe de cette ruse : il s’est plaint au garde des sceaux, et le premier journal a été condamné à lui payer un tribut considérable s’il voulait parler politique. C’est un chevalier Paulet qui est à la tête de l’entreprise, et donne cent louis à l’abbé Grosier, et le surplus du bénéfice doit tourner au profit d’un établissement nouveau du curé de Saint-Sulpice. » (Mai 1779.)

La collection du Journal de Trévoux se compose de 878 parties, en 265 vol., petit in-12[34].

On y joint ordinairement les recueils suivants, qui sont considérés comme y faisant suite :

Journal des Sciences et des Beaux-Arts, par l’abbé Aubert, 1768-75, à raison de 4 vol. pet. in-12 par année, non compris les suppléments.

Journal des Sciences et des Beaux-Arts, par les frères Castilhon, 1776-78, 18 vol. gr. in-12.

Journal de Littérature, des Sciences et des Arts, par l’abbé Grosier, 1779-82.

Les principaux rédacteurs du Journal de Trévoux furent les PP. Catrou, Rouillé, Tournemine, Merlin, Buffier, Marquet, Tellier, Germon, Castel, Ducerceau, Brumoy, Charlevoix, Berthier, etc., etc.

Il serait superflu aujourd’hui de faire l’éloge du Journal de Trévoux.

« Les auteurs de ce journal, dit l’abbé Desfontaines, sont constants à louer tous les ouvrages de ceux qu’ils affectionnent ; et pour éviter une froide monotonie, ils exercent quelquefois la critique sur des écrivains à qui rien ne les oblige de faire grâce. Je ne déciderai point si en donnant des preuves de la bonté de leur cœur, ils en donnent également de celle de leur esprit, et si les éloges et le blâme sont toujours équitablement appliqués. Leurs analyses plairaient sans exception aux esprits désintéressés, s’ils s’éloignaient tant soit peu du plan qu’ils ont suivi jusqu’ici. Du reste, il y a dans ces Mémoires de solides réflexions, des observations curieuses et de savantes dissertations. »

« Quelque mépris qu’aient affecté pour ce journal, dit de Querlon, des écrivains intéressés à décrier un ouvrage qui décélait leurs erreurs, leurs ignorances, leurs sophismes, leurs plagiats, leurs bévues, qui sans cesse contreminait les ennemis de la religion et les corrupteurs des bonnes lettres, c’était le meilleur journal de France, le plus instructif, le mieux fait, le mieux écrit et le plus utile ; il se distinguait des autres par l’érudition, les recherches, la bonne critique, et même par les agréments répandus sur certaines matières.

On a publié en 1774 l’Esprit des Journalistes de Trévoux, ou Morceaux précieux de Littérature répandus dans les Mémoires… depuis leur origine jusqu’en 1762, contenant ce qu’il y a de plus neuf et de plus curieux, soit par les ouvrages dont les littérateurs ont rendu compte, soit par les réflexions judicieuses qui servent de préliminaires à leurs analyses (par Allets, 4 vol. in-12). « C’est, dit encore Querlon, une réunion d’excellents traits de littérature et de critique, de jugements propres à former l’esprit et le goût, de bons préceptes pour tous les genres d’écrire, de saines maximes de morale, etc., répandus dans 800 volumes que peu de personnes sont en état de fouiller. »

Nous en extrairons un morceau qui intéresse plus particulièrement notre sujet :

Sur les Journaux.

Il y a des règles sages et même sûres pour faire un choix judicieux dans le compte que l’on rend d’un livre ; mais ces règles, que personne ne conteste, sont toujours, dans l’application, susceptibles de tempéraments délicats. Le style doit se mesurer à la qualité du sujet, et il serait contre la raison de transporter partout les mêmes tons, pour ainsi dire, et les mêmes réflexions ; les talents, avec cela, sont partagés inégalement : l’agrément domine dans l’un, dans l’autre la solidité. Le grand art pour un journaliste, comme pour quiconque fait le métier d’écrire, est de connaître son génie et de s’y conformer. Le naturel même, dans le médiocre, plaira plus que ce qui sera guindé et contraint dans un genre plus relevé.

Il ne suffit pas, pour un bon extrait, de bien prendre le sens d’un livre et d’en présenter la substance, il faut y joindre une espèce de raisonnement. C’est sans doute le principal de ces sortes d’ouvrages et la partie qui en est la plus estimable ; mais ce n’est pas tout : il faut encore l’agrément et la vivacité. Plus on a d’exactitude d’un certain côté, plus il faut, de l’autre, une honnête liberté pour tempérer l’austérité qui l’accompagne. Aussi voyons-nous que les auteurs qui ont le mieux réussi dans ce genre, de l’aveu de tout le monde, se sont constamment permis cet ingénieux stratagème. Bayle, dans ses Nouvelles de la République des Lettres, occupé de son sujet, ne l’est pas moins de ce qui peut l’embellir : son imagination féconde lui présente les traits qui conviennent à sa matière, et il les enchâsse avec cette facilité que tout le monde admire. Basnage, dans un goût différent, suit à peu près la même route. Tous les deux, de ce côté-là, mériteraient tous nos éloges, si la liberté dont nous parlons ne dégénérait chez eux le plus souvent en licence, et s’ils ne substituaient, de temps en temps, au badinage ingénieux que nous voulons, les sarcasmes les plus indécents et les invectives les plus passionnées.

On demandera peut-être si les journalistes doivent louer. Nous répondons que les bons ouvrages s’annoncent toujours d’eux-mêmes. La meilleure façon d’assurer leur vogue serait d’insister sur ce qu’ils ont de bon, de neuf, de brillant. Pourquoi faut-il que mille considérations politiques, que d’incommodes bienséances, vous arrachent des louanges quelquefois peu méritées, et qui, lors même qu’elles sont justes, ne peuvent qu’indisposer le public dont vous voulez séduire le suffrage.

D’un autre côté, doivent-ils blâmer, critiquer ? Mais qui pourrait s’empêcher de le faire dans les cas, par exemple, où l’on voit les bonnes mœurs attaquées, ou la religion elle-même livrée aux attaques d’un profane écrivain ? L’impartialité bien entendue ne porta jamais à dissimuler ces attentats ; car il vous est permis alors d’élever la voix, de contredire, d’attaquer avec la force que suggère l’amour du bien et de la vérité. Hors de là, dans les chapitres indifférents, raisonnez en critique, sans passion, sans aigreur : plus votre jugement paraît opposé à l’auteur, plus vous devez mettre de politesse et de douceur dans la forme dont vous l’exprimez. L’humanité et la vérité gagnent également aux procédés obligeants.

Enfin il est faux que les journaux, s’ils ne sont pas en trop grand nombre, fassent un tort aux bonnes études. Outre que, par ce moyen, nous connaissons tous les livres rares et singuliers qui s’impriment en Europe, il y a un raisonnement bien simple à faire : ou les journaux sont bons, et de quelle ressource pour l’instruction ne sont-ils pas à ceux que le défaut de temps ou de génie écarte des études sérieuses ! ou ils sont mauvais, et leur décri assez connu les rends nuls, et oblige de recourir à des sources plus abondantes et moins suspectes. Avant cet établissement, les bons ouvrages n’étaient connus et lus que des véritables savants. Aujourd’hui les gens habiles ou curieux de le devenir ne les étudient pas moins ; les autres, en très-grand nombre, ont la facilité d’apprendre les particularités les plus importantes de la littérature, et de s’en procurer une connaissance qui, quoique superficielle, est bien supérieure à l’ignorance où l’on était auparavant comme obligé de vivre.

Les promesses d’un littérateur qui entreprend un journal sont ordinairement impartialité, équité, réserve dans les jugements, attention à ne critiquer qu’à propos, à louer plus volontiers, quoique sobrement, fidélité dans les extraits, recherche des nouveautés les plus intéressantes : tels sont les engagements qu’il contracte avec le public dans le premier moment de cette opération littéraire. En effet, qui se fit jamais journaliste pour ériger une boutique de scandale, comme dit Rousseau ! Lisez toutes les préfaces des journaux : leurs auteurs furent les plus honnêtes gens et les plus aimables littérateurs du monde. Comment arrive-t-il qu’on se plaint d’eux avant même la fin de leur premier semestre. Beaucoup de causes, indépendamment des révolutions imprévues et des frottements de la matière, comme on dit en mécanique, contribuent à ces catastrophes. On ne raisonne point sur les pensées des autres, sans révolter leur amour-propre si l’on ne les approuve pas en tout, sans paraître un fade adulateur si l’on paraît d’accord avec eux, enfin sans ennuyer le public si l’on se contente de la fonction der apporteur. On ne lit guère les journaux pour s’instruire ; on a en vue de s’amuser, de s’égayer : les petites choses, et surtout celles qui sont malignes, piquent et intéressent par préférence. Cette inclination est née il y a près de six mille ans, et durera jusqu’à la fin du monde : on doit compter sur cela en posant la base d’un journal. Cependant la construction de cet édifice suppose autant le moral que le littéraire. Le moral est la probité, la sagesse, le désintéressement, le zèle du bien public ; le littéraire est un savoir fort étendu, une logique supérieure, un style éloigné de l’enflure et de la bassesse, plus approchant de la dissertation que du genre oratoire, plus proportionné aux manières de la conversation qu’au ton de l’enseignement.




Essais de Littérature pour la Connaissance des Livres. — Sous ce titre l’abbé Tricaud entreprit, en 1702, une espèce de manuel bibliographique. « Son dessein était, dit-il, de ne traiter précisément que de certains livres recommandables par leur antiquité, par leur rareté ou par leur singularité ; de discerner les meilleures éditions qui en ont été faites, d’indiquer les endroits qui en ont fait supprimer quelques-uns, et ceux qu’on a retranchés ou ajoutés à d’autres, et de rendre surtout au public la connaissance de certains livres curieux et secrets que le temps a fait périr, ou a rendus si rares qu’ils sont entièrement inconnus à la plupart des gens de lettres qui ont le plus d’érudition. » C’était là une idée heureuse ; assurément, un livre fait selon ce plan manquait alors à la république des lettres. Malheureusement Tricaud n’était pas à la hauteur de la tâche qu’il s’imposait. Voici comment le Journal des Savants s’exprime sur le premier de ses Essais : « Celui qui s’est donné la peine de faire cette petite compilation promet d’en donner une tous les mois ; il n’aura pas grande peine : il ne lit point les livres dont il parle ; il tire ce qu’il en dit des auteurs modernes, qu’il copie, en y ajoutant beaucoup de fautes de sa façon… Il pourra fort aisément exécuter le dessein qu’il s’est proposé en mettant en pièces le Dictionnaire de Moréri et celui de Bayle, et en jetant les yeux de temps en temps sur quelques bibliographes. »

Des critiques du journal de l’abbé Tricaud ont été publiées par Pelhestre et l’abbé Faydit, sous les titres de Remarques critiques, et de Supplément aux Essais de Littérature.

On sait avec quel succès Debure le jeune réalisa, cinquante ans plus tard, le projet que l’abbé Tricaud n’avait fait pour ainsi dire qu’indiquer.

En 1705, Tricaud entreprit, de concert avec le P. Hugo, depuis évêque de Ptolémaïde, un nouveau Journal littéraire, qui était dans le goût des Essais de Littérature, mais avec plus de mordant, et qui fut supprimé après le septième numéro.



Pièces fugitives d’Histoire et de Littérature, anciennes et modernes, avec les nouvelles historiques de France et des pays étrangers sur les ouvrages du temps, et les nouvelles découvertes dans les arts et les sciences, pour servir à l’histoire anecdote des gens de lettres, 4 vol. in-12 ; 1704. — L’auteur de ce recueil le donne comme une sorte de supplément au Journal des Savants.


Ce nouveau journal, lit-on dans la préface, serait inutile si le plan de M. Sallo avait été exécuté dans toute son étendue, et comme il avait commencé de l’être par M. l’abbé Gallois et M. de La Roque, c’est-à-dire qu’on eût renfermé dans les Journaux des Savants toutes les pièces fugitives qui paraissent à Paris ou ailleurs ; qu’on y eût recueilli toutes les nouvelles littéraires ; qu’on y eût mis l’éloge de tous les savants que la mort enlève de temps en temps. Mais comme le Journal des Savants néglige présentement ces trois articles, pour ne s’attacher précisément qu’à l’analyse des livres nouveaux, l’auteur a cru obliger les savants en leur apprenant, avec la doctrine d’un livre, l’intrigue et l’anecdote qui y a rapport.


On trouve dans ce recueil des pièces curieuses et des anecdotes singulières ; le choix en est intéressant, et les nouvelles y sont contées d’une manière agréable, bien que le style laisse à désirer. Il est divisé en deux parties : la première destinée aux pièces fugitives, et dans laquelle la poésie ne devait être admise que lorsqu’elle serait excellente ; la seconde destinée aux nouvelles littéraires. Il devait paraître six parties par an, de deux en deux mois ; il n’en parut que quatre, et encore ne trouve-t-on que très-difficilement la quatrième, parce qu’elle fut supprimée dès qu’elle parut. On n’est pas d’accord sur l’auteur de ce journal : le privilége est au nom du sieur Flachat de Saint-Sauveur ; mais il est attribué par le catalogue de Boze à l’abbé Archimbaud, qui essaya sans succès en 1717 un nouveau recueil dans le même genre, et par l’Histoire des Ouvrages des Savants à un M. Duperier.




Bibliothèque critique, ou Recueil de diverses pièces critiques, dont la plupart ne sont point imprimées ou ne se trouvent que très-difficilement, publiée par M. de Sainjore, qui y a ajouté quelques notes. — 1708-10 ; 4 vol. in-12. — Ce recueil, dû à la plume du savant hébraïsant Richard Simon, et à celle de Barat, son élève, contient un grand nombre de faits littéraires curieux, mais qui ne sont peut-être pas suffisamment autorisés par le nom des auteurs. Supprimé par arrêt du conseil, sur les plaintes de plusieurs personnes qui s’y trouvèrent maltraitées, il fut bientôt repris par les auteurs sous le nom de Nouvelle Bibliothèque choisie, où l’on fait connaître les bons Livres en divers genres de Littérature et l’usage qu’on en doit faire (1714, 2 vol. in-12). Le Journal des Savants attribue cette Nouvelle Bibliothèque, pour la plus grande partie, à Barat, bibliophile très-éclairé.


En 1712, un réfugié français, Philippe Masson, ministre de l’église française à Dort, commença à Utrecht la publication d’une Histoire critique de la République des Lettres, tant ancienne que moderne (1712-1718, 15 vol. in-12), qu’il alla continuer à Amsterdam après les deux premiers volumes. « Son principal but était, disait-il, de faciliter aux gens de lettres les moyens de communiquer au public leurs pensées. » C’était une de ces tribunes comme on a tant de fois depuis essayé d’en élever, et qui à peu près toutes, comme leur aînée, sont demeurées sans écho.




Journal littéraire. La Haye ; 1713-36 ; 23 vol. — Le besoin d’un nouveau journal littéraire se faisait, paraît-il, sentir en Hollande. La mort de Basnage et la retraite de Bernard avaient mis fin à deux journaux justement estimés, et la Bibliothèque de Leclerc était renfermée dans des limites si étroites qu’elle semblait plutôt exciter que contenter la curiosité publique. Telles sont les considérations qui déterminèrent les nouveaux journalistes. Cela dit, ils exposent dans leur préface, l’utilité des journaux, et même de leur multiplicité, les principes qui constituent un bon journal, et la grande difficulté, pour ne pas dire l’impossibilité qu’un seul auteur travaille avec succès à un ouvrage dont la bonté dépend de bien des qualités différentes, et souvent opposées ; puis ils annoncent leur plan. Nous les laisserons parler eux-mêmes, et nous recommandons cette page à certains critiques d’aujourd’hui :


Voici, disent-ils après avoir montré l’utilité des journaux, un autre sentiment, à l’égard de ces sortes d’ouvrages, qui pourrait bien ne pas être reçu si généralement : c’est que plus les journaux se multiplient et plus les gens de lettres y peuvent trouver d’utilité. On sait qu’il y a du moins autant de différents tours d’esprit qu’il y a d’airs différents répandus sur le visage des hommes : chacun, selon le caractère de son génie, regarde un livre sous une autre face, et, dans un ouvrage où tout le monde trouvera du mérite, chacun en particulier en sera d’ordinaire frappé d’une façon particulière…

Au reste, un journal demande, dans ceux qui l’entreprennent, beaucoup d’exactitude et de bonne foi ; un esprit partial n’y travaillera jamais d’une manière utile. Rien n’est plus facile que de faire trouver le meilleur livre extravagant par une analyse maligne ; rien de si aisé que de répandre un air de beauté sur un ouvrage pitoyable qu’on a résolu de faire paraître excellent.

Ce n’est pas tout : avec l’exactitude et la bonne foi, il faut, pour réussir, qu’un journaliste ait encore une certaine habileté. Quiconque fera l’extrait d’un livre dont il n’entendra pas la matière à fond court risque de ne pas pénétrer dans les vues de l’auteur, ou, du moins, de ne rien dire qui ne soit superficiel et peu capable de donner une idée fidèle de l’ouvrage sur lequel il travaille. Il aura beau se prévaloir de la délicatesse de sa plume : les bons esprits ne sont jamais les dupes de l’agrément du style, et rien ne saurait les dédommager de la solidité, qui doit être la base d’un bon journal. Il est vrai que la beauté des expressions et la finesse du tour font une grande partie de l’habileté d’un journaliste ; il sera peu lu, à coup sûr, si son style est sec et dénué de tout ornement. Si jamais l’agréable doit être mêlé à l’utile, c’est dans un ouvrage de cette nature, dans lequel il s’agit de répandre de la gaieté sur les matières les plus sèches et les plus abstraites, et d’embellir les sujets qui, de leur nature, sont le moins susceptibles d’embellissement. Mais, encore un coup, ces ornements sans solidité ne sauraient simplement que plaire, et il s’agit ici de plaire dans la vue d’instruire avec plus de facilité.

On aurait beau joindre une profonde connaissance des belles-lettres à la facilité de mettre ses pensées dans un beau jour, on ne saurait réussir à faire un bon journal sans un esprit extrêmement laborieux. Ce n’est pas assez de lire la préface et la table d’un livre. Si l’on n’en veut juger que par là, les journaux sont d’une utilité fort mince, et chacun peut faire un examen de cette sorte dans la boutique des libraires. Un bon journaliste doit s’y prendre tout autrement : il doit lire un ouvrage d’un bout à l’autre ; il ne faut pas simplement qu’il le parcoure, il faut qu’il le lise avec attention, et la plume à la main, pour faire les remarques qu’il jugera propres à entrer dans son journal.

Il suit de tout ce qu’on vient de remarquer qu’il est très-difficile, pour ne pas dire impossible, qu’un seul auteur travaille avec succès à un ouvrage dont la bonté dépend de tant de qualités différentes et souvent opposées…

Les journalistes se font ordinairement un devoir de ne pas décider du mérite d’un livre, et de laisser deviner dans leurs extraits à quel degré de bonté un ouvrage doit être mis. Nous croyons cette prudence excessive et inutile, et nous avons résolu de nous expliquer sans détour sur ce que nous trouverons de bon et de mauvais dans un livre[35]. Cependant, le but de décrier un ouvrage ne sera jamais le nôtre ; nous nous ferons toujours un plaisir de louer, et nous ne critiquerons qu’avec ménagement…

Est-il un ouvrage qui soit entièrement à l’abri de la critique, et ne peut-on pas dire sur ce sujet « que cet heureux phénix est encore à trouver ? »

Aussi, quelque pointilleux que soient d’ordinaire les auteurs, il est certain que c’est moins la critique qui fait révolter leur amour-propre contre leurs censeurs que la manière de critiquer. Les critiques, même celles des plus célèbres auteurs satyriques de nos jours, sont ou outrageantes ou malignes ; elles ne tendent qu’à tourner un auteur en ridicule, et à lui attirer le mépris du public. En effet, l’art de ces écrivains ne consiste qu’à dire d’une manière fine et nouvelle que l’auteur qu’ils critiquent est un sot. Ils ne raisonnent pas, ils décident ; et cette décision, hardie et bien tournée, impose au public…

On ne saurait dire qu’on offense les personnes dont on critique les ouvrages lorsqu’on ne fait que les relever avec modération, et qu’on n’avance rien qu’on ne s’efforce de prouver. Il est vrai que l’affaire est délicate, et qu’un auteur est tellement uni avec son ouvrage qu’on peut aisément s’y méprendre. Quoi qu’il en soit, on peut soutenir que rien n’est plus utile qu’une critique de cette nature, et qu’elle est souvent plus propre à former le goût et le raisonnement qu’une méthode plus suivie…


Le nouveau journal fut entrepris par une société de gens de lettres qui réunissaient entre eux de remarquables talents ; on nommait Sallengre, Themiseul de Saint-Hyacinthe, Van Effen, S’Gravesande, Marchand, Alexandre, et l’on y joignait même Leibnitz, dont le nom était déjà célèbre dans l’Europe savante.

« De tous les journaux composés par les étrangers, dit Desfontaines dans le Nouvelliste du Parnasse (t. I, p. 212), il n’y en a point qui soit mieux écrit que le Journal littéraire, surtout depuis 1719. On reconnaît que les auteurs lisent les ouvrages avec réflexion, qu’ils ont de la capacité, et que leurs jugements sont exacts et sans partialité. Mais, sous prétexte de donner des analyses, ils sont un peu trop copistes, défaut qui leur est commun avec la plupart des faiseurs de journaux. Je n’aime pas non plus le grand nombre de réflexions morales : qu’un journaliste entre dans des détails d’histoire littéraire, on le lui pardonne aisément, surtout quand ils sont peu connus ; mais qu’entraîné par la passion de faire le bel esprit, il m’accable de moralités, en vérité rien n’est plus incommode ; outre qu’on interrompt le fil de la narration, on blesse encore l’amour-propre des lecteurs : il semble qu’on ne les croie pas capables de tirer de justes inductions de certains faits historiques. Les personnes désintéressées applaudiront encore moins au zèle des journalistes pour le protestantisme, zèle qui leur fait adopter quelquefois des calomnies atroces : ce n’est pas dans un journal qu’on doit prêcher la controverse. » Ce dernier reproche ne doit point s’adresser aux premiers rédacteurs du journal, qui ne se sont point départis de la modération à laquelle ils s’étaient engagés, non plus qu’à ceux qui y ont travaillé depuis 1733, qui avaient eu soin de dire : « Nous nous attacherons peu aux controverses de religion, à moins qu’elles ne soient intéressantes par des accessoires qui les rattachent à l’histoire ou à la critique. En ce cas-là, l’intérêt que nous avons que notre journal ait partout une entrée libre répond au public de notre honnêteté et de notre modération. Il est humiliant de donner un pareil gage : la douceur et l’équité devraient être naturelles aux gens de lettres. »

La première société constituée pour la rédaction du Journal littéraire s’était, en effet, dispersée en 1715, et ce n’est qu’à travers de nombreuses vicissitudes, et non sans avoir subi de longues interruptions, que ce recueil parvint jusqu’en 1736.

En 1732, époque où il passa entre les mains de La Barre de Beaumarchais, les anciens éditeurs en publièrent à Leyde, sous le titre de Journal de la République des Lettres, une suite qui n’eut que 3 volumes.

Au mois de septembre 1772, Castillon père et fils, Toussaint, Thiébault et autres, commencèrent à Berlin la publication d’un autre Journal littéraire, qui se poursuivit jusqu’à la fin de 1776, et forme 27 vol. in-8o.

Nous trouvons encore un Journal littéraire de Lausanne, par madame la chanoinesse de Polier, 1794 et suiv., 10 vol. in-8o.

Enfin Clément de Dijon publia sous ce titre, avec la collaboration de Fontanes, Deschamps et Després, une feuille qui vécut du 15 messidor an IV au 2 thermidor an V ; 4 vol. in-8o.

Nouvelles littéraires, contenant ce qui se passe de plus considérable dans la République des Lettres. La Haye, chez Henri du Sauzet, 1715-19, 11 vol. in-8o. — Ces Nouvelles littéraires sont extraites de tous les journaux du temps. L’éditeur, qui en était aussi le compilateur, en donnait toutes les semaines une feuille volante, qui avait cela de commode, dit-il, qu’on pouvait l’envoyer d’abord par la poste à ceux qui sont impatients de savoir ce que contiennent les journaux. En effet, outre les nouvelles il donnait des extraits des journaux qui leur servaient comme de table raisonnée, et informaient les curieux de ce qu’ils y trouveraient d’intéressant, extraits d’autant plus utiles, comme il le fait remarquer, que plusieurs journaux sont écrits dans des langues qui ne sont pas entendues de tout le monde. Il prévient qu’il ne hasardera pas de porter son jugement sur le mérite des ouvrages, et que, s’il se trouve des jugements dans ses Nouvelles, c’est d’après les gens de lettres avec lesquels il est en correspondance ; mais que, s’il ne juge pas du sujet des livres, il se réserve le droit de juger des livres mêmes, parce qu’il est de sa profession de se connaître en papier, en caractères, en marges, en vignettes. Ses Nouvelles roulent donc sur les livres nouveaux, sur les nouvelles découvertes dans les sciences et dans les arts, sur la vie et les ouvrages des savants, sur ce qui se passe de remarquable dans les universités, et généralement sur tout ce qui peut intéresser les amis des lettres. Il insérait quelquefois les Mémoires littéraires qu’on lui envoyait, ainsi que des pièces volantes, en vers ou en prose, et même des prospectus d’ouvrages.

Ce journal, qui avait une incontestable raison d’être, fut bien accueilli des contemporains, et il se fait lire encore aujourd’hui avec intérêt par un grand nombre de pièces fugitives qu’on y trouve sur toutes sortes de matières, même sur les disputes qui agitaient alors l’Église, et surtout par une multitude d’anecdotes littéraires de cette époque qui ne se rencontrent pas ailleurs.




Bibliothèque anglaise, ou Histoire littéraire de la Grande-Bretagne. Amsterdam, 1717-1728, 17 vol. in-12.

Ce fut encore un réfugié français, Michel de La Roche, homme d’esprit et bon littérateur, qui introduisit en Angleterre les journaux littéraires. Il avait commencé à publier à Londres, à l’usage des Anglais, des Memoirs of Litterature, dans lesquels il faisait entrer les articles les plus curieux et les plus intéressants des journaux de France, de Hollande et d’Allemagne. Ce projet n’eut pas le succès qu’il en espérait, et il l’abandonna dans la cinquième année (1710-1714, 4 vol. in-fol. et in-4o). Il pensa qu’il serait plus heureux avec un journal français consacré à la littérature anglaise, et il commença en 1717 la Bibliothèque anglaise. «Son but, disait-il, est d’instruire les étrangers, et surtout ceux qui n’entendent pas l’anglais, des livres qui s’impriment dans la Grande-Bretagne. C’est un pays où les sciences et les arts fleurissent autant qu’en aucun lieu du monde ; ils y sont cultivés dans le sein de la liberté : il est donc important qu’il y ait quelqu’un qui soit capable d’informer de ce qui s’y passe. »

La Bibliothèque anglaise fut bien accueillie, et les journaux du temps s’accordent en faire l’éloge. l’auteur, y dit-on, sait bien choisir les livres dont il veut parler ; il entend bien ses matières ; son style est simple, clair et concis. On remarque en lui un esprit d’équité et de modération. Il a l’art de mettre au fait d’un livre en formant l’extrait qu’il en donne de ce qu’il y a de plus instructif, de plus important et de plus curieux. Il joint quelquefois aux choses qu’il rapporte ses réflexions et sa critique, mais de façon que ce qu’il dit de lui n’est point confondu avec ce qu’il rapporte des auteurs. Quelquefois encore, au lieu d’un simple extrait, il prend la peine de traduire des morceaux assez longs, même des pièces entières, lorsqu’elles sont courtes. Il rend compte non-seulement des livres nouveaux, mais aussi de quelques-uns de vieille date, lorsqu’ils sont curieux et que les autres journalistes n’en ont rien dit.

Des quinze volumes de la Bibliothèque anglaise, il n’y a que les cinq premiers qui soient de Michel de La Roche. Quelques reproches d’inexactitude qu’il s’attira, selon les uns, ou, selon les autres, sa partialité pour l’église anglicane, et même pour l’église romaine, contre les réformes, le brouillèrent avec son éditeur, qui refusa de continuer l’impression de son journal, et en même temps engagea sous main Armand de La Chapelle, célèbre ministre de la religion réformée, à le continuer sous le même titre. La Bibliothèque anglaise ne perdit rien au changement, si l’on en croit les auteurs de la Bibliothèque britannique, qui font un grand éloge du continuateur, recommandable par son grand savoir, par son jugement droit et solide, et par la beauté de son style, qui est vif et aisé, toujours assaisonné de quelques grains de sel attique.

Ainsi dépossédé, assez peu loyalement, de sa propriété, La Roche alla poursuivre ses projets à La Haye, où il publia de 1720 à 1721, des Mémoires littéraires de la Grande-Bretagne (16 vol.). Il cessa alors d’écrire en français, et reprit la publication de ses Memoirs of Litterature, qu’il fit réimprimer, en 1722, en 8 vol. in-8o, auxquels il donna une suite de six nouveaux volumes, qui finissent en 1727.

En 1733 parut à La Haye une nouvelle Bibliothèque britannique, ou Histoire des Ouvrages des Savants de la Grande-Bretagne, qui s’annonçait comme la suite de celle de La Roche et La Chapelle. Les auteurs ne se sont pas nommés ; ils se bornent à dire, dans leur avertissement, qu’ils entendent parfaitement l’anglais, qu’ils résident à Londres, et qu’ils sont bien au fait de la littérature anglaise, ce qu’ils présentent au public comme de suffisantes garanties


S’il s’élève dans ces îles quelques disputes sur des matières de religion ou de philosophie, nous en rendrons, disent-ils, un compte exact, sans jamais prévenir le public ni pour ni contre. Épithètes honorables d’un côté, insinuations malignes ou satiriques de l’autre, tout cela sera banni de nos extraits, ne voulant pas nous ériger en déclamateurs ni en juges, mais en rapporteurs fidèles et en historiens désintéressés. Il ne faut donc pas que les lecteurs s’effarouchent si on leur expose quelquefois des opinions nouvelles, ou même opposées aux sentiments reçus : la fonction de journaliste demande qu’on rapporte fidèlement ce qui se passe dans la république des lettres. L’Angleterre, plus qu’aucun autre pays, est fertile en ouvrages remarquables pour la nouveauté, la singularité ou la hardiesse des sentiments ; ce qui vient de la liberté qu’on y a d’examiner tout, et d’en appeler au seul tribunal de la raison… Nous nous abstiendrons de parler de certains ouvrages politiques, à moins qu’ils ne tendent à éclairer quelque loi, quelque point d’histoire ou quelque coutume de la Grande-Bretagne.


Le reste du plan est commun à tous les journaux. Cette nouvelle Bibliothèque britannique dura d’avril 1733 à avril 1747, et se compose de 25 vol., dont un de tables.

Nous trouvons encore parmi les aïeux de notre Revue britannique, un Journal britannique, par Maty, docteur en philosophie et en médecine (La Haye, 1750-57, 24 vol. in-8o). — Contrairement à une opinion que nous avons eu plusieurs fois l’occasion de rapporter, le nouveau journaliste croit que « pour penser avec liberté il faut penser seul. » Il entre donc seul dans la carrière. Son recueil est exclusivement consacré à l’Angleterre, non-seulement pour les ouvrages dont il y est traité, mais même pour les nouvelles littéraires. Les nouvelles sont données sous la forme de petites notices, bien faites.


Il ne manque à l’Angleterre, dit l’auteur dans sa préface, qu’un journal qui fasse connaître les découvertes, les ouvrages et les projets qui paraissent dans cette île. Je me propose de remplir ce vide et d’animer ainsi les savants à de nouveaux travaux, les gens de goût à de nouvelles lectures, tous les hommes à l’amour de la vérité et de la vertu… Libre de chaînes étrangères, je sais le prix de mon indépendance, et je me flatte de n’en pas abuser. Je n’abandonnerai point ma plume à l’esprit de parti, de secte ou de système : pour moi tous les hommes sont frères ; tout homme qui pense est mon ami, et ce principe influera sur mes critiques autant que sur mes éloges. Aucune branche de littérature ne sera négligée dans ce journal, aucune n’obtiendra une injuste préférence. Le physicien, le géomètre, l’antiquaire, le théologien, l’homme de goût, également juges de ce travail, en seront également les objets. Je passerai sans scrupule du sermon à la poésie badine et de la métaphysique au roman…

Clément, dans ses Lettres sur les Ouvrages de Littérature, parle avantageusement de ce journal, qui présente, dit-il, une bonne littérature anglaise, et très-bien raisonnée. Il est rare, ajoute-t-il, de trouver réuni dans la même personne autant d’érudition, de connaissances variées, d’esprit, de goût et d’impartialité.




Le succès de la Bibliothèque britannique ne pouvait manquer d’exciter l’émulation et de provoquer dans les autres pays des entreprises semblables. En 1720 quelques gens de lettres de Berlin formèrent le projet de rendre compte en français d’un grand nombre d’ouvrages importants et curieux qui s’imprimaient journellement en Allemagne, et qui demeuraient à peu près inconnus à l’étranger, parce qu’il n’en était rendu compte qu’en latin et en allemand. Le promoteur de ce projet fut Jacques Lenfant, ministre protestant, connu par de nombreux ouvrages, et qui, au témoignage de Voltaire, « contribua plus que personne à répandre les grâces et la force de la langue française aux extrémités de l’Allemagne. » Lenfant était en correspondance avec les principaux personnages de son siècle, et avait collaboré aux Nouvelles de la République des Lettres et à la Bibliothèque choisie de Leclerc. Il forma donc une société qui prit le nom de Société anonyme, et dont les assemblées se tenaient chez lui. Les principaux membres étaient Beausobre et Mauclerc, qui après la mort de Lenfant, arrivée en 1728, s’associèrent Formey.

La Bibliothèque germanique, ou Histoire littéraire de l’Allemagne, de la Suisse et des pays du Nord, qui ne devait accueillir ni les satires, ni les invectives, ni les écrits aigres et propres à mettre la désunion dans la république des lettres, et ne donner qu’une très-petite place aux controverses de religion, commença en juillet 1720, et se continua jusqu’en 1741, au 50e volume. Formey, resté alors seul maître du journal, en changea le titre pour celui de Journal littéraire d’Allemagne, de Suisse et du Nord[36]. Il travailla seul à ce nouveau recueil jusqu’en 1746, époque à laquelle s’étant associé avec Pérard, pasteur français à Stettin, il recommença une Nouvelle Bibliothèque germanique, qui eut 26 volumes (1746-59). Il avait déjà, dès le temps de son association avec Beausobre et Mauclerc, publié séparément une feuille périodique intitulée Mercure et Minerve, sur laquelle nous manquons de renseignements. Le grand Frédéric, à peine monté sur le trône, fit engager Formey à publier un journal dont il lui fournirait les matériaux. Ce fut ce qui donna naissance au Journal de Berlin, ou Nouvelles politiques et littéraires, in-fol., dont le premier numéro parut le 9 juillet 1740. Cependant les matériaux promis par le roi n’arrivant pas exactement, Formey prit prétexte de quelques plaintes qu’un article de circonstance avait soulevées de la part du département des affaires étrangères pour abandonner ce journal au commencement de 1741. Ce laborieux écrivain entreprit encore en 1750 une nouvelle publication sous le nom de Bibliothèque impartiale, dont il donna 18 volumes (Leyde, 1750-58).

L’abbé Desfontaines adresse à la Bibliothèque germanique le reproche, qu’il avait déjà fait au Journal littéraire, de trop aimer la controverse. « Je reconnais d’abord qu’il y a d’excellentes dissertations sur le droit public, des extraits bien raisonnés, une érudition solide ; mais c’est moins un journal qu’une compilation : ce qui doit la faire encore plus estimer des Allemands. Tandis qu’on s’attend à lire des détails littéraires, on est tout étonné de se trouver au prêche. Ce sont quelquefois de ridicules déclamations contre la chimérique idolâtrie de la religion romaine, et, pour leur prêter des couleurs séduisantes, on ramasse des anecdotes satiriques dénuées de preuves. Il est étonnant que les auteurs de ce journal, estimables par leur savoir, veuillent jouer un tel personnage. »

En 1722 la Suisse eut aussi son journal littéraire français. Dès 1702 le savant médecin J.-J. Scheuchzer, à qui les sciences naturelles doivent un grand nombre d’ouvrages estimés, avait entrepris la publication des Nova litteraria helvetica, destinées à faire connaître les savants que la Suisse possédait de son temps et leurs ouvrages, et qui eurent une grande vogue en Allemagne et dans les pays du Nord, où la langue latine était presque aussi commune que la langue naturelle. Des occupations plus importantes le forcèrent à abandonner cette publication en 1715, après 12 volumes. Elle fut reprise en 1722, en français, par une association d’écrivains, qui promirent de donner un numéro tous les mois ; mais les Nouvelles littéraires de la Suisse éprouvèrent de fréquentes interruptions, et après dix ans elles firent place au Mercure suisse, ou Journal helvétique de Neufchâtel.


L’année 1728 vit naître une Bibliothèque italique, ou Histoire littéraire de l’Italie, publiée à Genève par Bourguet, de Ruchat, de Bochat et du Lignon, tous quatre demeurant en Suisse et connus par des ouvrages estimés. Leur but, annoncent-ils, est de faire connaître aux étrangers tous les livres qui se publient en Italie et qui méritent quelque attention ; et ils ne se borneront pas aux livres nouveaux, ils donneront aussi des extraits de livres publiés auparavant, et même depuis le XVe siècle, quand il s’en trouvera qui soient peu connus et qui soient intéressants. Il est certain que les savants d’Italie ont publié dans les trois siècles précédents des ouvrages très-dignes d’être lus, mais dont les noms sont à peine connus des gens de lettres les plus curieux du reste de l’Europe. On peut en dire autant de la plupart des ouvrages des savants italiens modernes. Diverses causes ont caché jusqu’à présent ces trésors aux étrangers, entre autres la rareté de quelques-uns de ces livres en Italie même, le peu de relations des libraires italiens avec les libraires étrangers, le prix pour l’ordinaire fort élevé des livres qui sortent de l’Italie, peut-être aussi le préjugé qu’il s’y produit moins de bons livres que dans les pays où la liberté de publier ce qu’on pense est plus grande, et enfin l’ignorance trop commune de la langue italienne, dans laquelle on a beaucoup écrit. Pour tous ces motifs, fondés en raison, la Bibliothèque italique, qui se compose de 18 vol. in-8o, devait être et fut favorablement accueillie, « Les extraits de ce journal, dit La Barre dans le Journal de Verdun, paraissent faits avec soin ; on sent une main habile et beaucoup de goût dans le choix des faits ; l’analyse est exacte et approfondie, et dans le peu de réflexions qui échappent aux auteurs on remarque une justesse admirable. Enfin le style m’a paru clair et facile, tel que le demande le genre didactique. Ce qui charme le plus, c’est le caractère de probité et d’honneur qui règne dans cette Bibliothèque, ainsi que l’impartialité, si souvent promise et presque toujours violée par les journalistes »

Le Nouvelliste du Parnasse se montre moins indulgent pour la forme de ce recueil, tout en en reconnaissant l’incontestable utilité ; il paraît surtout blessé de ce qu’il appelle la bassesse des rédacteurs. « Les auteurs de cette Bibliothèque, dit-il, après avoir voué une impartialité constante, s’engagent solennellement à ne point faire les controversistes, et, afin de ne laisser aucun doute, ils déclarent, avec une franchise peu italienne, que deux motifs solides les empêcheront toujours de donner l’essor à leur zèle pour la religion protestante : 1o l’envie de faire entrer leur journal dans les pays d’inquisition ; 2o l’attention du libraire qui le débite à ne rien laisser échapper de trop libre. Voilà donc un journal soumis à un censeur fort éclairé ; les termes dont se servent à ce sujet les Bibliothécaires, non pas italiens, mais suisses, mériteraient d’être rapportés. On n’a jamais plus vanté le pouvoir typographique ; mais je ne sais si tant de bassesse formera un préjugé avantageux aux journalistes. — Cependant, ajoute Desfontaines, malgré la sagacité du libraire, pour me servir des termes de la préface, il échappe de temps en temps des réflexions qui ne soutiendraient pas impunément l’examen du tribunal de l’inquisition. »




L’Europe savante, 1718-1720. La Haye, 12 vol. in-8°. — Ce journal est regardé comme un des meilleurs qui aient été publiés dans le dernier siècle ; la critique en était délicate et solide sans malignité. C’était l’œuvre d’une société qui avait pour chef l’auteur du Chef-d’œuvre d’un Inconnu, Thémiseul de Saint-Hyacinthe, et pour principaux membres le savant Hollandais Juste Van Effen, et les trois frères de Pouilly, de Burigny et de Champeaux. Les auteurs, dans leur préface, se prononcent pour une thèse que nous avons déjà vu plaider plus d’une fois par les entrepreneurs de journaux ; ils s’attachent à faire voir qu’une société composée d’écrivains dont chacun s’applique à une science particulière est plus capable de faire un bon journal qu’un seul auteur, et le doit faire avec plus d’impartialité.


Un auteur, disent-ils, quelque équitable qu’il puisse être, a toujours un parti qu’il affectionne plus qu’un autre… Dans une société, chaque particulier a ses sentiments et le même droit de les faire valoir : de là résulte un examen critique dont les contradictions amènent à l’impartialité, et où l’opposition de divers sentiments fait, pour ainsi dire, réfléchir des lumières qui servent à mettre la vérité dans tout son jour… Une société ne distribue les livres qu’elle doit faire connaître qu’à ceux qu’elle sait bien entendre les matières dont les livres traitent ; elle ne charge point de l’extrait d’un ouvrage une personne qui soit amie de l’auteur ou indisposée contre lui ; elle oblige celui qui fait un extrait à justifier sa critique : un autre examine l’extrait sur le livre, et le livre et l’extrait sont encore examinés par toute la société.


Ils ne se dissimulaient pourtant pas les inconvénients des sociétés ; ils reconnaissent « qu’il est difficile d’y maintenir l’union, et qu’ainsi les ouvrages qu’elles entreprennent ne sont pas de durée ; mais ils ont pris des mesures certaines pour la continuation de leur journal… »

L’Europe savante ne dura que trois ans, — au grand regret des gens de lettres. Son plan ne différait des autres bons journaux que par un point, qui avait une réelle importance : elle devait donner à la fin de chaque année — mais cela n’eut lieu que pour la première année — un supplément contenant par ordre alphabétique tous les ouvrages dont les autres journaux auraient parlé, avec les jugements qu’ils en auraient portés.

Cinq ans plus tard Van Effen publiait seul un Nouveau Spectateur français, paraissant tous les quinze jours, et qui n’eut que dix-huit numéros. L’année suivante, 1726, il entreprenait une nouvelle publication, l’Histoire littéraire de l’Europe, contenant l’extrait des meilleurs livres, un catalogue choisi des ouvrages nouveaux, les nouvelles les plus intéressantes de la République des Lettres et les pièces fugitives les plus curieuses, qui ne vécut que deux ans (6 vol. in-12). Il annonçait dans la préface de ce dernier recueil que ses extraits rouleraient sur toutes sortes de sujets indifféremment, avec réserve pour les livres de religion, dont il promettait seulement une exposition toute nue, sans y mêler ses propres sentiments. « Les journaux, disait-il, doivent ressembler à une histoire : donc il faut que l’auteur écrive comme s’il n’avait ni religion ni patrie ; c’est de la science seule qu’il s’agit dans un journal. » L’abbé Desfontaines fournit à ce recueil quelques articles de sa façon qui lui firent fermer les portes de la France.




Bibliothèque raisonnée des Ouvrages des Savants de l’Europe, Amsterdam, 1728-1753, 52 vol. in-8o. — Cette Bibliothèque fut présentée comme une suite des Bibliothèques de Leclerc, qui était resté seul de journaliste en Hollande, et qui venait de quitter la carrière. Dans la préface, on prévient que les auteurs ne veulent pas être connus, qu’ils ne se connaissent même pas entre eux et qu’ils travaillent à l’insu l’un de l’autre ; que les matières sont partagées entre eux suivant leurs professions, leurs talents et leurs études, et qu’en supposant la bonté du choix, l’ouvrage doit être plus parfait que si un seul homme y travaillait : comme il n’entend pas tout, il ne peut pas également bien fournir à tous les extraits. On justifie l’incognito des auteurs par cette raison qu’un journaliste connu ne saurait être impartial et distribuer avec équité la louange et le blâme ; qu’il est souvent réduit à faire l’éloge de ce qui n’est point estimable, et à mettre au rabais des écrits et des écrivains qu’on estime. On promet de ne prononcer qu’avec connaissance de cause, et de ne point hasarder de censure qui ne soit raisonnée. On offre aux auteurs mécontents d’insérer dans le journal tous les éclaircissements et mémoires qui pourraient servir à leur faire rendre justice. On assure qu’on ne sortira jamais des bornes du respect dû à la religion, aux bonnes mœurs et aux lois ; mais qu’après cela il n’y aura point d’égards humains qui empêchent de prononcer hardiment sur les livres, de quelque ordre qu’ils soient, et de quelque plume qu’ils partent. Pour justifier le titre de journal universel, on remarque que tous les journaux nationaux ont le défaut d’une espèce d’uniformité dont il est impossible qu’aucun soit parfaitement exempt.


En Allemagne, dit-on, on cultive beaucoup la jurisprudence, et les compilations y sont extrêmement à la mode. En Angleterre, toutes les professions se mêlent de théologie. En France, on épluche des phrases, on compare les poètes, on fait des factums, des mandements, des oraisons funèbres, des discours d’académie… Un journal universel où l’on fait entrer ce qui se produit de meilleur dans toute l’Europe, tant pour les arts que pour les sciences, sera donc fort utile.


Cette Bibliothèque universelle eut pour fondateur Armand de La Chapelle, qui avait continué la Bibliothèque anglaise depuis 1719 jusqu’en 1727, et il eut pour principaux collaborateurs deux littérateurs alors en grande réputation, Barbeyrac et Desmaizeaux.

« Ce sont les libraires, dit l’abbé Desfontaines, que l’auteur, pour voiler avec esprit sa vanité, fait doctement raisonner sur la fortune d’un journal, et sur les talents des journalistes. Si l’on voulait s’en tenir à l’idée magnifique qu’on trace de cette Bibliothèque, on croirait que l’auteur va effacer les Sallo, les Bayle et les Basnage ; les figures les plus étonnantes sont encore trop faibles pour développer ses talents ; cependant ce journal ne ressemble qu’aux plus médiocres. Qu’il est glorieux pour des libraires hollandais de se voir transformés en souverains législateurs de la république des lettres ! Le noble usage que fait le bibliothécaire raisonneur de cette heureuse liberté batavique, en se soumettant aux décisions d’un tribunal si infaillible ! Qu’on compare cette préface avec celle de la Bibliothèque italique, on reconnaîtra combien les auteurs étrangers font gloire de dépendre des libraires. Cette aveugle dépendance contribuera sans doute à faire fleurir les lettres. La préface mérite d’être lue, tant pour la singularité des idées, que pour le ridicule néologisme. Il paraît que l’auteur s’est proposé dans son journal cette unité variée qui fait partout le beau, selon la définition de M. Crouzas. Il faut dire à sa louange qu’il a réussi, puisqu’il met partout une variété uniforme de réflexions plates et souvent ridicules, d’expressions vicieuses et comiques, et de phrases gothiques et excessivement longues. Tous ces défauts n’empêchent pas qu’il n’y ait de temps en temps quelques extraits curieux. »

Ce jugement est peut-être un peu sévère. Malgré des défauts réels, la Bibliothèque raisonnée ne laissa pas d’être estimée et recherchée, et la preuve en est qu’elle fournit une carrière dont bien peu des journaux nés en Hollande ont atteint seulement la moitié, puisqu’elle est parvenue jusqu’au cinquantième volume, à raison de deux volumes par année. Il y a en outre deux volumes de tables, l’un pour les vingt-cinq premiers volumes, et l’autre pour les vingt-cinq derniers. Ces tables, qui sont très-bien faites, se divisent en deux parties, une table des noms des auteurs cités, et une table des ouvrages analysés, rangés par ordre de matières.



Le Glaneur historique, moral, littéraire, galant et calotin. Amsterdam, 1728, in-8o. — « Ouvrage bien écrit, dit le Nouvelliste du Parnasse, et d’ordinaire rempli de traits ingénieux et satiriques. Il y a dans le style un air cavalier qui divertit, et certaines nouvelles y sont tournées assez agréablement. L’auteur avait pris le ton ironique, parce qu’il est quelquefois dangereux de dire cruement les vérités désagréables, qui ne perdent rien de leur mérite lorsqu’elles sont cachées sous une enveloppe ingénieuse. » On attribua cette espèce de gazette à l’abbé de Varennes ; elle paraissait chaque semaine, par livraisons de 4 pages, et se compose d’une centaine de livraisons…

Outre ce Glaneur d’Amsterdam, il paraît qu’il s’en publia un autre, vers la même époque, à La Haye, qui n’avait ni la même modération, ni la même habileté. C’est du moins ce que nous apprend l’Observateur sur les Écrits modernes (iii, 47) en parlant d’un Glaneur français qui parut à Paris de 1734 à 1737, avec cette épigraphe : Diversité est ma devise (3 vol. in-12). « Ce Glaneur français, dit l’abbé Desfontaines, n’est point un glaneur de plates médisances, d’horribles calomnies et de mensonges impudents, tel que le libelle diffamatoire qui s’imprimait à Paris sous le même titre, ouvrage audacieux, digne du dernier mépris et de la punition la plus exemplaire. Les magistrats de la république firent la grâce au moine métamorphosé qui en était l’auteur de supprimer seulement son libelle, où tout ce qu’il y a de plus respectable dans la société était déchiré par cette main téméraire. Les lois de la prudence et de la probité ne sont nullement violées dans le nouveau Glaneur imprimé à Paris : c’est un recueil innocent de petites pièces fugitives, en prose et en vers, d’anecdotes historiques et littéraires… On exhorte l’auteur à se refuser constamment à la fastidieuse trivialité de quelques bons mots sus de tout le monde, et à la fade apologie de certains ouvrages méprisés des personnes de bon sens. » Le Glaneur était en effet d’une complaisance un peu exagérée. « S’il m’échappe quelquefois un peu de critique, avait-il dit dans sa préface, elle tombera toujours sur les ouvrages, et non sur les auteurs, et elle y sera ménagée avec tous les égards qu’on doit à d’honnêtes gens, dont le principal but est de faire honneur aux lettres en général et à la nation en particulier. »




Lettres sérieuses et badines sur les Ouvrages des Savants et sur d’autres matières. La Haye, 1729, 5 vol. in-8o. — Le Nouvelliste du Parnasse dit que ces Lettres, où il était surtout question, dans l’origine, des aventures secrètes des écrivains hollandais, de leurs querelles personnelles, où l’auteur accablait de railleries les faiseurs de rapsodies politiques et littéraires, sont écrites avec feu, bien que le style se sente un peu du terroir ; et, suivant la Bibliothèque raisonnée, les auteurs paraissaient avoir des talents dont ils auraient dû faire un meilleur usage. Elles furent supprimées, sur les plaintes qu’elles soulevèrent, par un arrêt de la Cour de Hollande du 26 juillet 1731. Alors La Barre de Beaumarchais, que l’on en regardait comme le seul auteur, déclara, dans une lettre aux rédacteurs de la Bibliothèque française, qu’il avait des collaborateurs, et désigna nominativement Bruzen de la Martinière, qui lui donna un démenti formel dans la Bibliothèque raisonnée.

En 1738, Beaumarchais essaya, mais sans succès, de créer un autre recueil à Francfort. Il retourna en 1740 à La Haye, et y fonda, sous le titre d’Amusements littéraires, ou Correspondance politique, historique, critique et galante, une nouvelle publication, qui ne réussit pas beaucoup mieux, et n’eut que trois volumes.




Critique désintéressée des Journaux littéraires et des Ouvrages des Savants, par une Société de Gens de Lettres ; lisez par François Bruys, auteur famélique principalement connu par une Histoire des Papes qui eut à son apparition un succès de scandale. Combien n’en avons-nous pas vu, de nos jours, de ces jeunes gens à qui la faim, malesuada fames, mettait la plume à la main, s’imaginant que le journalisme était une ressource toujours prête pour quiconque n’en avait pas d’autre, qu’il suffisait, quand on ne savait plus que faire, de prendre une feuille de papier et de la barbouiller d’inepties quelconques qu’on faisait endosser à une société de littérateurs, de membres de l’Institut, dans l’espérance de leur donner plus de poids. Ainsi avait pensé Bruys, ce qui prouve que l’épidémie dont nous sommes affligés depuis quelques années n’est pas une maladie de notre siècle. Il avait à peine vingt-deux ans quand il s’érigea en aristarque de tous les journalistes. Mais il laissa bientôt voir « qu’il n’avait aucune des qualités nécessaires pour réussir dans un pareil ouvrage, qu’il avait plutôt toutes les qualités opposées : style plat et embarrassé, mauvais goût, aucune connaissance des livres, peu de bonne foi, et grande opinion de lui-même. » Ce jugement est de la Bibliothèque française (t. iv, part. 1, p. 134) ; le Nouvelliste du Parnasse (t. i, p. 289) le traite encore plus mal.


On dit que la Critique désintéressée des Journaux est l’ouvrage d’une communauté d’écrivains flamands, dirigée par un glorieux rival de Bayle, qui promet d’enrichir la Hollande par l’impression d’un dictionnaire où il y aura plus d’érudition et plus d’esprit que dans celui de ce célèbre auteur. Il n’y a rien à rabattre de ces belles espérances. Mais ce grand prometteur d’ouvrages, il y a quelques années que, dans un petit journal qui expira dans sa naissance, il fit une critique de divers journaux, sans les nommer, et concluait par les déclarer tous détestables, excepté le sien, se donnant pour un autre Sallo. Les mêmes idées se retrouvent dans la Critique désintéressée. Il n’y a qu’un peu plus de fanfaronnades et d’injures. Le modeste écrivain ! Il persiste à soutenir qu’il est le seul homme capable de juger des ouvrages. Il y aurait de la cruauté à lui envier cette petite satisfaction. Quoi qu’il en soit, ces grands esprits tombent dans les méprises les plus grossières. et parlent de tout ce qu’ils n’entendent point. En vérité, ces critiques désintéressés, qui s’annoncent comme les grands médecins de la république des lettres, sont bien propres à faire mourir les lecteurs d’ennui ; ce sont des réflexions immédiatement au-dessous du trivial, un style froid, et qui ne sent pas les bouillons de l’âge, pour me servir de leurs expressions ; des tirades de sermon aussi élevées que celles qu’on trouve dans le Pédagogue chrétien : il y a partout un petit air de vanité et de présomption qui sied bien à ces fameux écrivains.

Si vous me demandez pourquoi ces journalistes, dont la plupart sont Français d’origine, écrivent si peu correctement, je vous dirai que, nés dans un pays où la langue est abâtardie, il est bien difficile qu’ils puissent éviter les mauvaises expressions et le tour de phrases hollandais dont leurs oreilles sont continuellement frappées ; malgré toute leur application, ils mêlent toujours à leur style un air étranger. Les Français, même réfugiés, qui ne sont point attentifs là-dessus, le prennent à la longue, à peu près comme ces savants qui, à force de lire d’anciennes chartes d’un latin barbare, perdent cette fleur de politesse que leur avaient donnée les auteurs du siècle d’Auguste. C’est pour la même raison que le français est si corrompu dans les provinces du royaume.

La Critique désintéressée se mourait de consomption, quand elle se vit supprimer par arrêt de la cour de Hollande pour avoir pris avec trop de vivacité le parti de Jacques Saurin contre Armand de La Chapelle, en faveur du mensonge officieux. Obligé de quitter la Hollande après cet affront, Bruys se retira d’abord à Londres, puis à Utrecht, où le besoin lui fit entreprendre, sous le titre du Postillon, ouvrage historique, critique, politique, moral, littéraire et galant, un journal qu’il transporta à Cologne, puis à Neuwied, et qui végéta, sans plus de succès que le précédent, de 1733 à 1736. (4 petits vol. in-12 ; la Critique en avait eu 3.)




Mémoires secrets de la République des Lettres, ou le Théâtre de la Vérité, par l’auteur des Lettres juives. Amsterdam, 1737-48, 6 vol. in-12. — L’auteur des Lettres juives, c’est, comme on le sait, le marquis d’Argens, et celui-là encore c’est la nécessité qui l’avait poussé dans la carrière ; mais au moins il y apportait des qualités qui, s’il eût eu un autre caractère, auraient pu en faire un écrivain remarquable. Déshérité par son père pour des folies que tout le monde connaît, d’Argens, pour vivre, s’était mis à écrire, et afin de le faire plus librement il avait passé en Hollande. En fondant le recueil dont nous nous occupons, il s’était proposé de donner tous les mois des réflexions sur l’état présent de la république des lettres, persuadé qu’il était qu’une réforme dans l’empire littéraire serait non seulement profitable, mais encore très-nécessaire au bien et à l’instruction de toutes les nations européennes.


Depuis longtemps, disait-il, les savants se sont approprié le droit de ne point assez respecter le public, n’y ayant presque aucun d’entre eux qui ne soit responsable de quelque erreur qui s’est introduite par ses écrits… Il serait donc fort utile qu’il y eût dans la république des lettres un tribunal souverain qui jugeât des ouvrages des grands hommes avec l’impartialité qui conviendrait à des magistrats qui représenteraient les neuf muses et qui seraient les substituts d’Apollon. Le tribunal des journalistes est insuffisant, ajoutait-il, et même récusable, parce qu’ils ne parlent guère que des livres nouveaux, qu’ils donnent également des extraits des bons et des mauvais ouvrages, qu’il y a déjà longtemps qu’on les accuse de partialité et de se ressentir du vice interne qui cause tant de maux dans la république des lettres. Il faut des juges qui ne fassent aucune mention des ouvrages subalternes, qui entrent dans le détail des beautés et des fautes des bons auteurs, tant anciens que modernes, qui développent au public les causes des erreurs des grands hommes, qui fournissent les moyens de s’en garantir, qui parlent des intrigues littéraires, et qui montrent les ressorts cachés qui font agir les savants.


D’Argens veut bien se charger de cette magistrature suprême ; mais, pour égayer son sujet, il promet d’entremêler ses jugements d’anecdotes, de bons mots, d’histoires propres à amuser le lecteur, s’engageant à citer toujours ses garants et à n’avancer aucun fait dont il n’ait des preuves. Ces Mémoires, où l’auteur poussait, comme dans tous ses écrits, l’impartialité jusqu’à l’audace, ont joui dans leur temps d’une certaine vogue, et ne laissent pas que d’être curieux. D’Argens y montre une instruction grande et variée, mais employée avec trop peu de goût, de critique et de bonne foi.




Nouvelle Bibliothèque, ou Histoire littéraire des principaux Écrits qui se publient. La Haye, 1738-44, 19 vol. in-12. — « Il importe peu au public de connaître les auteurs de cette Nouvelle Bibliothèque, lit-on dans la préface : ces sortes d’ouvrages n’ont d’agrément qu’autant que les auteurs en sont inconnus. » Il n’y est rien dit non plus des motifs qui l’ont fait entreprendre. On s’y borne à exposer au long les inconvénients de la critique, dont le principal est qu’un journaliste, obligé de montrer également les beautés et les défauts des ouvrages, court risque de se faire tous les jours de nouveaux ennemis, et qu’en louant également les bons et les mauvais livres, on prévient bien les mécontentements des nouveaux auteurs, mais l’on tombe alors dans un inconvénient plus fâcheux encore que le premier : on trompe le public. — Ce recueil, dans tous les cas, émanait de plumes exercées ; les extraits en sont bien faits, quoique un peu longs parfois, et ils sont écrits en bon style.




Camusat. Mémoires historiques et critiques. Amsterdam, 1722, 3 vol. in-12. — Bibliothèque française, ou Histoire littéraire de la France. Amsterdam, 1723, et années suivantes, 50 vol. in-8o. — Bibliothèque des Livres nouveaux. Nanci, 1726, in-12.

Nous avons eu déjà souvent l’occasion de citer Camusat et son Histoire critique des Journaux. Historien du journalisme et journaliste lui-même, il mérite, à ce double titre, que nous lui consacrions une mention particulière.

Né à Besançon, en 1695, d’un avocat au Parlement de cette ville, il avait été destiné à la profession de son père ; mais d’un caractère trop inconstant pour se livrer à rien qui demandât de la suite, il s’était promptement dégoûté de l’étude du droit. En 1716, à peine âgé de 22 ans, il publia une Histoire des Journaux imprimés en France qui n’était qu’une ébauche très-imparfaite, mais dont une deuxième édition, plus nourrie, commença pourtant à le faire connaître. Il vint alors à Paris, où il fut accueilli par quelques personnes de distinction, et nommé bibliothécaire du maréchal d’Estrées, qui l’envoya en Hollande avec mission d’acheter des livres. La Hollande était alors la grande officine littéraire. Des libraires avec lesquels Camusat s’était mis en relation l’engagèrent à s’y fixer pour y faire valoir ses talents, et, depuis cette époque jusqu’à sa mort, il ne se passa pas une année sans qu’il fit paraître quelque nouvel ouvrage. Mais ses nombreux écrits se ressentent tous de la précipitation avec laquelle il les a composés ; dans tous pourtant se décèle l’homme d’esprit.

Prompt à former des projets, il les abandonnait aussi vite qu’il les avait conçus ; quand il était dans son cabinet, au milieu de ses livres, son imagination l’emportait, il échaffaudait des plans à perte de vue, et il s’illusionnait jusqu’à les regarder comme exécutés : c’est ainsi qu’il cite comme étant terminé un Dictionnaire critique, qui devait servir de supplément à celui de Bayle, et qui n’a jamais existé que dans son imagination. On a trouvé dans ses papiers un catalogue écrit de sa main contenant les titres non-seulement de tous les ouvrages qu’il a composés de 1716 à 1731 inclusivement, mais encore de ceux qu’il devait composer jusqu’en l’année 1759, à laquelle vraisemblablement il bornait sa carrière. Évidemment, si Camusat avait eu autant de force et de résolution pour exécuter, qu’il avait de pénétration et de promptitude à former des plans, il occuperait un rang des plus honorables dans notre histoire littéraire.

Nous avons déjà dit ce qu’était son Histoire des Journaux, celle de ses œuvres sur laquelle il fondait les plus grandes espérances, et la seule qui lui ait survécu. Il avait conçu le dessein de faire l’histoire de tous les journaux depuis leur origine. Cet ouvrage devait renfermer un abrégé de la vie des auteurs de chaque journal, l’examen de leur plan, de leur méthode et de leur style, les jugements des savants sur le tour, le caractère, le mérite et les défauts des extraits donnés par les journalistes. Il aurait ajouté sa propre critique à ces jugements ; il nous aurait appris aussi le succès et la durée des journaux ; il aurait fait l’histoire critique des disputes qu’ils ont excitées. Toutes ces matières, qui étaient le fond de l’ouvrage, devaient être ornées d’une infinité d’accessoires, c’est-à-dire de notes où Camusat avait résolu de donner l’histoire des auteurs qu’il citait, et souvent aussi de ceux qu’il se bornait à nommer. Il aurait ainsi fait revivre beaucoup d’écrivains demeurés ensevelis dans l’oubli, et l’on n’aurait pas manqué de trouver à glaner dans les autres accessoires qu’il promettait encore, ou, si l’on veut, dans les divagations où son imagination l’eût infailliblement entraîné.

Telle devait être cette Histoire des Journaux, objet des prédilections de Camusat ; mais, absorbé par d’autres préoccupations, et prévenu par une mort prématurée, il n’alla pas plus loin, comme nous l’avons dit, que l’histoire du Journal des Savants, et quelques notes sur cinq ou six autres ouvrages périodiques. Il en donna en 1716 un premier essai à Besançon en une brochure in-4o qui n’avait trait qu’au Journal des Savants, sur lequel il avait recueilli quelques anecdotes. Cet essai, faiblement écrit, supposait cependant dans son auteur des connaissances variées et assez étendues. Il l’augmenta en 1719 de quelques nouvelles remarques et réflexions critiques, dont il fit un petit volume in-8o, imprimé encore à Besançon. En 1734, le libraire J. Bernard, d’Amsterdam, en donna une nouvelle édition en deux petits tomes in-12, réunis ordinairement en un volume, qu’il augmenta d’une histoire du Mercure galant, et de deux notes sur Vertot et Fontenelle. « J’ai travaillé tout cela, dit-il, sur les mémoires qui m’ont été fournis de Paris, et l’ai façonné, autant que j’ai pu, suivant le caractère et le style de cet écrivain, pour mieux conserver l’uniformité convenable. Il ne me serait jamais venu dans l’esprit de me mettre auteur sous ses auspices, si l’on n’avait réveillé en moi l’envie de l’être, en me communiquant des matériaux qui devenaient inutiles faute d’ouvriers pour les mettre en œuvre. J’avoue pourtant que nous ne manquons pas d’ouvriers, et que le pays où j’écris est pourvu de manufactures considérables. Je pouvais y avoir recours, mais je n’ai pu résister à la tentation. C’est peut-être une sottise à moi d’être sorti de la classe des libraires pour entrer en celle d’ouvriers en littérature… » Quoi qu’il en soit, l’ouvrage tel que Bernard l’a donné est plein de recherches curieuses, de renseignements précieux, et l’on ne peut que regretter qu’il n’ait point été achevé.

Camusat avait composé pour son Histoire des Journaux une préface qu’il a cru devoir supprimer avant sa mort, on ne sait pour quel motif. Il y donnait des règles pour bien faire les journaux, et accompagnait ces règles de réflexions justes et solides. Un journal écrit selon les idées qu’il émit dans cette préface eût été, selon l’expression de J. Bernard, un livre parfait, un phénomène dans la république des lettres ; mais ce critique si judicieux, et qui connaissait si bien le fort et le faible des ouvrages, devait lui-même, comme nous allons le voir, fort mal réussir dans l’exécution.

Il débuta dans la carrière par les Mémoires historiques et critiques. La fougue de son caractère ne tarda pas à s’y révéler. Il souleva bientôt contre lui tant d’écrivains par l’amertume et la causticité de ses critiques, et il s’attira des ripostes si vigoureuses, qu’elles lui firent tomber la plume des mains. Il ne donna qu’un volume ; les deux autres sont de Bruzen de La Martinière, qui promit d’avance plus de retenue dans ses jugements, et s’attacha principalement à recueillir de bonnes pièces fugitives. « Ces Mémoires critiques auraient mieux été appelés satiriques, dit le Nouvelliste du Parnasse : les injures n’y sont point épargnées ; encore se feraient-ils lire agréablement si elles étaient dites avec esprit. Il y a pourtant quelques pièces curieuses. »

Camusat ne se tint pas pour battu ; il forma dès l’année suivante le plan de la Bibliothèque française, uniquement destinée aux ouvrages composés par des Français, en quelque langue qu’ils fussent écrits. Et comme il semblait entreprendre sur le Journal des Savants, il dit, pour se justifier : « Chacun sait que toute la littérature de l’Europe est du ressort de ce journal, mais qu’on y est borné à une analyse des ouvrages ; rarement ose-t-on en faire connaître le prix ; les journalistes, environnés d’une foule d’auteurs, ne se permettent aucune liberté. » C’était dire qu’il parlerait plus librement dans son nouveau journal ; mais il promettait de n’être jamais que l’écho du public, et de rendre toujours raison de ses jugements. Il annonçait que les extraits n’en seraient pas la partie la plus considérable, qu’il y insérerait beaucoup de pièces fugitives, et des nouvelles littéraires sur les changements qui surviennent dans les universités, sur les actes qui s’y soutiennent, les disputes qui y naissent, les discours qui s’y prononcent, les rentrées des académies, les nouveaux règlements qui les concernent, les hommes illustres qu’elles perdent ou qu’elles recouvrent ; les plaidoyers fameux, les arrêts extraordinaires ou délicats ; les sermons célèbres, les pièces de théâtre qui font quelque bruit, enfin tout ce qui a quelque rapport à la république des lettres. Il promettait encore de faire l’éloge des savants morts. « La mort, dit-il, n’en enlèvera aucun dont nous ne parlions, et assez au long. Quant aux savants qui vivent encore, on n’en parlera qu’avec beaucoup de circonspection, soit en bien, soit en mal ; on sera très sobre à donner des louanges, même véritables ; mais on n’épargnera pas les auteurs médiocres : il ne faudra pas s’étonner, si l’on trouve plus de critiques que d’éloges dans ce journal. »

Rien de mieux assurément, s’il avait pu se tenir dans les bornes de la modération ; mais s’étant, comme toujours, laissé emporter par son naturel agressif, il fut encore obligé d’abandonner cette entreprise, qui fut continuée à partir du quatrième volume par différents auteurs, et dans les dernières années par l’abbé Granet, sur lequel nous reviendrons bientôt[37].

Camusat ne se rebute pas encore ; il va publier à Nanci une Bibliothèque des Livres nouveaux, dans laquelle il promet d’indiquer tous ceux qui viendront à sa connaissance.


Au lieu de ces interminables extraits qui remplissent les autres journaux, il se contentera d’exposer le sujet des ouvrages, de développer la méthode de l’auteur, d’examiner s’il va plus loin que ceux qui ont traité la même matière, ou s’il est resté au-dessous ; il promet de dire ingénuement ce qu’il trouve de bon et de mauvais dans les livres. « Il n’y a point de livres parfaits, dit-il ; il n’y en a point de si détestables dans lesquels on ne trouve plusieurs traits dont il est aisé de faire usage. Voilà ce qu’il importe principalement à un journaliste d’examiner avec attention ; ce sont là les extraits utiles, quand même ils seraient médiocres. Telle est la manière de faire un journal où tout le monde puisse également acquérir une connaissance exacte des livres nouveaux, savoir les sujets qui sont à la mode, les pays où les sciences fleurissent avec plus d’éclat, le goût qui y règne, les hommes illustres qui travaillent à le soutenir par leurs productions, ou à le ramener par leurs avis… » Il exclut de son journal surtout les livres de théologie : « On ne sait par quel malheur, dit-il, ceux qui s’attachent à l’étude de la religion, laquelle ne respire que la paix et ne prêche que la charité, sont les plus aisés à choquer. »


Ces belles maximes n’empêchèrent pas que Camusat ne se laissât bientôt emporter, dans ses critiques, à l’amertume et à la violence de son caractère. Au bout de deux mois son nouveau journal était encore supprimé.

Carnusat, cette fois, céda-t-il à l’évidence, ou s’obstina-t-il à continuer sous le masque de l’anonyme une lutte impossible ? C’est ce que nous ne saurions dire. On l’avait soupçonné d’être pour quelque chose dans la Critique désintéressée, dont nous avons parlé plus haut ; on lui attribua encore un Spectateur littéraire qui parut à Paris en 1728, et que ses critiques par trop vives firent également supprimer par la police après quelques numéros ; mais ce ne sont là que des conjectures[38].

Camusat, dit encore son éditeur, était de mœurs douces et polies ; sa conversation marquait de la modestie ; il parlait alors avec justesse et jugeait avec retenue. Il est vraiment regrettable qu’il n’ait pu conserver la même modération quand il avait la plume à la main, car il avait beaucoup des qualités qui font le vrai critique, et il aurait pu contribuer efficacement à relever le journalisme du discrédit où il était tombé, « déshonoré qu’il avait été par une multitude de feuilles que publièrent à l’envi des libraires avides, et que des écrivains obscurs remplirent d’extraits infidèles, d’inepties et de mensonges. » C’est Voltaire qui parle ainsi, et il ajoute que « rien n’a plus nui à la littérature, plus répandu le mauvais goût et plus confondu le vrai avec le faux[39]. » Voltaire, il est vrai, n’était pas un juge impartial ; il avait contre les journalistes, comme nous le verrons bientôt, des griefs qui ne lui laissent pas la liberté de son jugement. Mais Camusat lui-même, qui devait avoir naturellement de la sympathie pour le journalisme, ne dissimule pas ses écarts, et ne va pas moins loin que Voltaire dans ses appréciations. Nous avons parlé tout à l’heure de la préface qu’il avait composée pour son Histoire des Journaux. Après avoir relevé dans cette préface le mérite et l’utilité des journaux, il signalait le préjudice qu’ils faisaient aux études ; il y prouvait que la corruption du goût et la décadence des lettres, dont l’Europe était généralement menacée, étaient en partie des effets des mauvais journaux que des auteurs à gages composaient sans goût, sans discernement, sans science, en un mot sans autre secours qu’un avertissement ou les sommaires d’un livre, ou la table des matières. Il montrait que les jugements de ces faiseurs de journaux étaient fondés la plupart du temps sur les décisions des oracles de certains libraires, ou sur les vues intéressées de la librairie, ou sur un esprit de parti. Et cependant, ajoutait-il, « les jeunes gens puisent aujourd’hui leur savoir dans ces journaux, et, après y avoir lu un mauvais extrait, décident hardiment d’un livre et des matières qu’il traite. Peut-on douter après cela que les journaux ne nuisent aux bonnes études ? Il n’en serait pas de même si des Bayle, des Leclerc, etc., travaillaient à nos journaux, » Il revient encore sur ce thème en parlant du plan de M. de Sallo : « Il y a quelque lieu de croire, dit-il, que, si les successeurs de cet habile magistrat ne s’en étaient pas éloignés, on ne verrait pas tant de gens s’élever contre les journaux, et ce genre d’écrire, si utile dans son origine, ne serait pas devenu un des fléaux dont il est le plus à souhaiter qu’on délivre la république des lettres. »

Nous n’avons pas besoin de faire ressortir ce qu’il y avait d’injuste dans ces colères imputant au journalisme les méfaits de quelques-uns de ses membres, condamnant, pour quelques inconvénients, une institution dont les avantages ne pouvaient pas ne pas frapper les plus prévenus. Bien d’autres et de plus puissantes clameurs vont s’élever contre ce fléau, et ne prévaudront pas contre lui.





  1. Siècle de Louis XIV.
  2. Dans son Histoire critique des Journaux, qui n’est proprement, comme nous l’avons déjà dit, que l’histoire du Journal des Savants, et que nous aurons souvent occasion de citer dans cet article.
  3. Nous avons cité, dans notre introduction (p. 20, note), la définition que l’Encyclopédie donne du mot journal ; le Dictionnaire de Trévoux dit, dans le même sens : « Les journaux des savants ont été inventés pour le soulagement de ceux qui sont ou trop occupés ou trop paresseux pour lire les livres entiers. C’est un moyen de satisfaire sa curiosité et de devenir savant à peu de frais. Ils gâtent par là bien des gens ; néanmoins comme ce dessein a paru très-commode et très-utile, il a été continué sous des titres différents. »
  4. Ce curieux projet de privilége se trouve aux manuscrits de la Bibliothèque impériale, dans les papiers de Mézeray, au milieu du volume intitulé : Dictionnaire historique, géographique, étymologique, particulièrement pour l’Histoire de France et pour la Langue française. C’est le même ouvrage que Camusat a publié sous le titre de Mémoires historiques et critiques, etc., par Mézeray. Camusat n’a probablement pas eu sous les yeux le manuscrit original ; il n’aurait pas omis cette pièce dans son Histoire critique des Journaux.
  5. Par ce mot, on entendait alors, et longtemps encore après, les articles qu’on écrivait sur les livres, ce que nous désignons aujourd’hui par les termes d’analyse, de critique.
  6. À entendre l’irascible docteur, « le fait de Sallo n’était que finesse pour faire valoir ses amis et nuire à ceux qui ne l’étaient pas. »
  7. C’était Pavis de La Monnoye, qui, quelques années plus tard, refusait de s’associer à la rancune d’un autre rédacteur du Journal des Savants, le président Cousin, contre l’écrivain satirique :
    Laissons en paix monsieur Ménage :
    C’était un trop bon personnage
    Pour n’être pas de ses amis.
    Souffrez qu’à son tour il repose,
    Lui dont les vers et dont la prose
    Nous ont si souvent endormis.
  8. J’ai trouvé cette dernière pièce reliée dans l’exemplaire du Journal des Savants de la bibliothèque Sainte-Geneviève, à la suite du numéro du 12 juillet 1666, où l’abbé Gallois répondait au Journal du journal. Elle porte cette épigraphe, prise de Quintilien : Felices artes essent si de illis soli artifices judicarent. Elle est imprimée à Saumur, et se compose de 30 pages petit in-4o. Les journaux de l’abbé Gallois portaient sur le titre : Par le sieur G. P. (Gallois, prêtre). Le Fèvre en prend prétexte pour appeler son contradicteur Gépé. « Ah ! que vous avez la peau dure, M. Gépé ! »
  9. Ce qu’on nomme aujourd’hui porte-voix.
  10. Ajoutons que J.-B. Denys fit sur la transfusion du sang, dont il était défenseur, plusieurs expériences, publiées dans le Journal des Savants de 1666 ; il écrivit même sur cette matière trois lettres imprimées en 1667 et 1668. Parmi ses publications, nous remarquons encore une Relation curieuse d’une fontaine découverte en Pologne, laquelle, entre autres propriétés, a celle de suivre le mouvement de la lune, de s’enflammer comme fait l’esprit de vin, de guérir diverses maladies, et de prolonger la vie jusqu’à 150 ans, avec l’explication des propriétés de l’eau de cette fontaine. Denys se donnait volontiers pour un homme qui possédait plusieurs secrets, avec lesquels il faisait tous les jours des cures étonnantes ; il n’en fallait pas davantage pour jeter sur sa réputation un vernis de charlatanisme. Mais c’était, en somme, un homme d’un vrai mérite. Sa réputation était allée jusqu’à Charles II, qui le manda en Angleterre en 1673, et lui fit les offres les plus brillantes pour l’y retenir. Le docteur Payen a consacré une intéressante notice à ce savant, comme lui médecin et littérateur.
  11. Parmi ces éloges se trouve celui de Ménage, dans lequel se rencontrent plusieurs traits satiriques, « de quoi, dit Bayle, tous les honnêtes gens de Paris ont été choqués. On ajoute qu’en cherchant la raison pourquoi le président a ainsi traité M. Ménage, on a déterré qu’il n’a jamais pu lui pardonner un petit mot qu’il lui avait ouï dire en montant l’escalier pour se rendre à sa Mercuriale (c’est ainsi qu’on nommait les réunions qui se tenaient tous les mercredis chez Ménage)… On prétend que M. Cousin, accusé d’impuissance par sa femme, et renvoyé au congrès, selon la jurisprudence de ce temps-là, perdit sa cause. On s’entretenait de cet accident chez M. Ménage pendant que M. Cousin montait les degrés, et l’on dit qu’il ouït M. Ménage disant : « Eh ! pourquoi se marier si l’on ne s’y sent pas propre ! » et qu’il rebroussa chemin, résolu de ne pardonner jamais ce trait-là. »

    La cause de la brouille de ces doctes personnages est racontée différemment dans le Ménagiana ; il y est dit simplement que l’épigramme suivante, composée par Ménage sur l’aventure dont parle Bayle dans la lettre que nous venons de citer, les rendit ennemis irréconciliables.

    Le grand traducteur de Procope
    Faillit à tomber en syncope
    Au moment qu’il fut ajourné
    Pour consommer son mariage.
    « Ah ! dit-il, le pénible ouvrage,
    Et que je suis infortuné !
    Moi qui fais de belles harangues,
    Moi qui traduis en toutes langues,
    À quoi sert mon vaste savoir,
    Puisque partout on me diffame
    Pour n’avoir pas eu le pouvoir
    De traduire une fille en femme. »

    M. Cousin ne pardonna jamais cette épigramme à Ménage, et s’en vengea sur sa mémoire quand il eut à faire dans son journal l’éloge du littérateur bel esprit.

  12. Préface de l’Esprit de l’abbé Desfontaines.
  13. Voir plus loin.
  14. « Je remarquerai en passant, ajoute Camusat dans une note, que les nouvelles littéraires de nos journaux modernes sont généralement peu sûres ; ce que j’attribue à la trop grande envie de se faire valoir par des nouvelles. Cette passion, qui ne convient qu’à un gazetier, est cause que les journalistes entassent d’ordinaire, sans trop de choix, les nouvelles qu’on leur envoie, croyant ensuite avoir beaucoup fait par cette espèce de réparation qu’ils font aux lecteurs : Nous donnons les nouvelles telles qu’on nous les a fournies.
  15. Delisle de Sales, Essai sur le journalisme.
  16. Delisle de Sales.
  17. Madame de Sablé, 2e édition, p. 176.
  18. Sainte-Beuve, Portraits contemporains, t. III, p. 52.
  19. Journal des Débats, numéros des 20 et 22 avril 1859.
  20. M. Sainte-Beuve.
  21. Tome vi de ses Lettres.
  22. Une remarque à faire, parce qu’elle a son importance, comme on le verra bientôt, c’est qu’il n’est guère question dans la feuille de Bayle que de livres latins et français, et d’un petit nombre d’anglais ; il n’y est rendu compte d’aucun ouvrage allemand ou espagnol, et seulement de deux italiens, et encore n’en dit-il autre chose que ce qu’on lui en avait mandé.
  23. Basnage, dans la préface de l’Histoire des Ouvrages des Savants.
  24. Marquis d’Argenson, Mémoires, Bibliothèque Elzévirienne, t. v, p. 156.
  25. Siècle de Louis XIV.
  26. Nous allons tout à l’heure faire sa connaissance.
  27. Voir Sainte-Beuve, Portraits littéraires, t. i, Du génie critique et de Bayle ; — Lenient, Études sur Bayle ; — Sayous, Histoire de la Littérature française à l’étranger. — C’est à ces trois auteurs que j’ai emprunté la plupart des couleurs dont j’ai composé le portrait du grand critique, n’ayant fait, pour ainsi dire, que les juxtaposer et les fondre.
  28. Mémoires pour servir à l’Histoire des Hommes illustres, t. xl.
  29. Juillet 1703, p. 1191.
  30. V. M. Sayous, ubi supra.
  31. Cette réimpression, en 9 vol. in-8, qui contient, en effet, de nombreuses réponses aux critiques du Journal de Trévoux, s’arrête au numéro de juin 1705.
  32. L’auteur sur lequel tirait Voltaire dans ce passage était le P. Berthier, qu’il poursuivit plus particulièrement de ses sarcasmes. Voy. Relation de la maladie, de la confession, de la mort et de l’apparition du jésuite Berthier, etc. (Édit. Beuchot, t. xl, p. 12). Ce célèbre jésuite rédigea le Journal de Trévoux depuis 1745 jusqu’à la destruction de sa société. Cette carrière pénible et délicate lui suscita, surtout avec les encyclopédistes, des démêlés qui ne servirent qu’à donner un plus grand lustre à son mérite, par la modération qu’il mit dans ses défenses, et à accroître le succès de son journal.
  33. Mémoires secrets, mai 1765, février 1766.
  34. Le Dictionnaire de la Conversation (supplément) dit que le Journal de Trévoux parut de 1701 à 1704, et forme une collection de seize volumes !!! Nous sommes vraiment honteux de relever de pareilles bévues, et plus honteux encore de dire qu’à peu près toutes nos encyclopédies fourmillent d’erreurs de cette force.
  35. Ils exceptent cependant les matières de théologie et les sujets philosophiques qui influent sur la religion : là-dessus ils ne diront jamais leur sentiment ; ils se contenteront de faire des extraits fidèles, et de mettre les différentes opinions dans tout leur jour.
  36. C’est à tort que les auteurs de la Biographie universelle attribuent cette suite à Lenfant.
  37. « Il règne dans les premiers volumes de cette Bibliothèque, dit l’abbé Desfontaines, une critique hardie et des réflexions très-indécentes sur des matières respectables. L’auteur, qui est assez connu par son utile talent à inventer des titres de journaux, fit beaucoup rire le public à ses dépens en imprimant dans son journal Inès de Castro en mirlitons, après avoir promis des pièces exquises. Un grave Hollandais l’ayant tourné en ridicule à ce sujet, il composa une apologie de ces mirlitons, entreprise bien digne de son auteur. »
  38. Il y eut encore un autre Spectateur littéraire, ou Réflexions désintéressée sur quelques Ouvrages nouveaux, en 1746, in-12.
  39. Siècle de Louis XIV. Il dit encore : « Enfin on est parvenu jusqu’à faire un trafic public d’éloges et de censures, surtout dans les feuilles périodiques, et la littérature a éprouvé le plus grand avilissement de ces infâmes manéges. »