Histoire posthume de Voltaire/Pièce 12

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Garnier
éd. Louis Moland

XII.

DÉPÊCHE DU PRINCE BARIATINSKY

à Catherine II[1].

Ce jeudi, 11 juin 1778. Paris.

Vous désirez savoir, mon prince, quelques particularités concernant la mort de M. de Voltaire, l’homme le plus rare et le plus extroordinaire que la nature ait produit. Je vais vous dire le plus brièvement qu’il me sera possible ce qui s’est passé à ce sujet. Mais, pour être clair, il faut reprendre les choses d’un peu plus haut.

        1. M. de Voltaire était sujet, depuis plusieurs années, à une maladie fort commune chez les vieillards. Cette maladie, qu’on nomme strangurie, lui causait dans la vessie une irritation fort douloureuse. M. de Voltaire, incapable de supporter des maux violents et prêt à tout faire pour faire cesser une douleur actuelle, prenait des calmants dans les accès de son mal, et il s’était même fait une espèce d’habitude de l’opium, qu’il s’administrait lui-même lorsque les douleurs qu’il souffrait dans la vessie devenaient fort aiguës. Pourvu qu’il fût soulagé au moment où il souffrait, il ne considérait pas si le remède auquel il devait ce soulagement passager ne lui était pas plus funeste que le mal lui-même, auquel il servait de palliatif. Il était encore accoutumé, depuis sa plus tendre jeunesse, à prendre une grande quantité de café, et il n’avait pas même perdu cette habitude dans un âge où cette liqueur, en général nuisible, pouvait aggraver le mal auquel il devenait de jour en jour plus exposé ; mais, soit que l’usage du café lui fût

devenu nécessaire, soit que l’habitude d’en prendre lui en eût rendu la privation trop pénible, il est certain qu’il en usait immodérément. Environ douze ou quinze jours avant sa mort, il avait proposé à l’Académie française de changer le plan du Dictionnaire auquel cette savante compagnie travaille sans cesse. Il avait exposé ses idées à ce sujet avec beaucoup d’éloquence et de clarté. On lui fit quelques objections fort sensées ; il y répondit de son mieux, et, par respect pour une autorité d’un si grand poids, on parut se prêter à ses vues, on les adopta même, on en tint registre, et les excellents écrivains qui composent ce corps partagèrent un travail qui semblait devoir accélérer la publication du Dictionnaire et contribuer même à le rendre plus utile et plus instructif. La séance suivante, il voulut achever de persuader ceux qui n’avaient pas goûté son plan de travail : il s’était même chargé de lire à l’Académie plusieurs articles qu’il voulait faire d’après son nouveau plan. Ce projet l’occupait sans cesse, il en parlait à tous ses amis. L’exécution lui en paraissait facile, et son éloquence avait tellement échauffé ses confrères que tout le monde paraissait disposé à se conformer à ses vues. Le jour qu’il alla à l’Académie, dans le dessein de faire sentir plus fortement encore les avantages du plan qu’il avait conçu, il crut qu’il devait employer toute son éloquence, et, pour s’exalter l’imagination, il prit dans la matinée huit tasses de café. Il alla ensuite à l’Académie, parla fort longtemps avec une force, un enthousiasme qui tenaient de l’inspiration et de l’orgasme. Ses yeux s’enflammèrent plus encore que de coutume, la flamme du génie brillait sur son front. Toutes les objections qu’on lui faisait disparaissaient devant la force de son éloquence : on se tut ; il acheva de faire sentir l’utilité et la nécessité de suivre son plan, et toute l’assemblée se rangea de son opinion avec la déférence qu’un aussi grand homme méritait à tant de

titres.

M. de Voltaire rentra chez lui dans un état de faiblesse et d’épuisement qui était la suite des efforts qu’il avait faits et de la prodigieuse impulsion qu’il avait donnée à toute sa machine. La nuit fut un peu agitée : il souffrit beaucoup de sa strangurie ; peu à peu les douleurs devinrent atroces : il avait besoin d’uriner, et la vessie semblait avoir perdu tout son ressort ; il ne pouvait rendre, et le mal augmentait sans cesse. Enfin, ne pouvant supporter son état, il prit des calmants et se fit apporter de l’opium, dont il s’administra à différentes reprises plusieurs doses assez fortes à l’insu de sa famille ; il envoya plusieurs fois pendant la nuit chercher de cet opium chez Milouart son apothicaire, et il en prit jusqu’à ce que ses douleurs de vessie et d’entrailles cessassent. M. le duc de Richelieu étant venu le voir le lendemain, il lui demanda encore de l’opium, dont ce seigneur fait usage depuis très-longtemps. On n’a jamais pu savoir s’il prit la fiole que le duc de Richelieu lui envoya, ou si elle fut cassée à dessein. Quoi qu’il en soit, M. Tronchin, médecin de M. de Voltaire, arriva chez le malade ; il le trouva jetant des hauts cris, se plaignant des douleurs cruelles qu’il souffrait dans la vessie et dans les entrailles, et demandant à ce médecin des calmants. Tronchin, ignorant ce qui s’était passé, ordonna une dose de laudanum, qui n’est que le suc épaissi de l’opium et qui a les mêmes vertus. M. de Voltaire ne lui dit pas qu’il en avait déjà pris, et comme il n’y avait rien qu’il ne consentît à faire pour se débarrasser d’une douleur actuelle, il prit encore cette dose d’opium, qui acheva d’affaisser sa machine, lui causa une stupeur effrayante, lui fit perdre le peu de forces qui lui restaient encore, et paralysa entièrement l’estomac. Il était presque toujours absorbé par le sommeil ; on l’invitait en vain à prendre quelque nourriture, il ne pouvait s’y résoudre ; son estomac se refusait à tout ce qu’on lui donnait, et lorsque, cédant aux tendres sollicitations de sa famille et de ses amis, il consentait à prendre ou un peu de gelée ou un œuf frais, il souffrait alors des douleurs d’entrailles si cruelles qu’elles lui arrachaient des cris qui alarmaient tous ceux dont il était sans cesse entouré.

Le bruit de sa maladie et le danger de son état se répandirent bientôt dans Paris. Les prêtres et les dévots s’en réjouirent ; tous les honnêtes gens en furent profondément affligés. On peut même assurer que les amis de la raison et des lumières furent bien plus nombreux que les fripons ou les dupes. Mais la haine sacerdotale, qui ne pardonne point, se déploya dès lors dans toute son activité. Les dévotes intriguèrent auprès de l’archevêque de Paris. Parmi ces dévotes de profession il y en eut deux surtout qui se distinguèrent par leur fanatisme : Mme la duchesse de Nivernais et Mme de Gisors, sa fille. Ces dames, qui sont sur la paroisse de Saint-Sulpice, allèrent trouver le curé de cette paroisse, qui est aussi celle de M. de Voltaire, et firent promettre à ce pasteur imbécile, et aussi fanatique que ces deux béguines, de ne point enterrer M. de Voltaire s’il venait à mourir. Il le leur promit solennellement, et ne fut pas même effrayé du pouvoir du parlement de Paris, qui a la grande police de cette ville.

L’espèce de traité de fanatisme fait entre le curé et ces deux dames ne put jamais être assez secret pour que les conditions n’en transpirassent pas bientôt dans tout Paris. La famille en fut alarmée, les amis n’en furent pas surpris. Ce qui était assez embarrassant, c’est que M. de Voltaire avait deux neveux dont l’un est conseiller au parlement et l’autre conseiller au grand conseil. Le premier est M. d’Hornoy, gendre de M. de La Valette de Magnanville, garde du trésor royal, et l’autre est M. l’abbé Mignot. Ces deux messieurs se consultèrent avec Mme  Denis, nièce de M. de Voltaire, et tous

les amis de ce philosophe ; on projeta de s’assurer de la protection du parlement en cas de mort. M. d’Hornoy alla trouver M. Amelot, ministre ayant le département de Paris, et M. Le Noir, lieutenant de police. Il leur apprit ce qui s’était passé et le refus du curé de Saint-Sulpice d’enterrer M. de Voltaire s’il venait à mourir. Ces deux respectables magistrats envoyèrent chercher le curé, lui parlèrent, lui firent sentir l’illégalité de son refus et les suites fâcheuses qu’il pourrait avoir pour lui. Le curé convint que son refus était illégal, puisque deux mois auparavant M. de Voltaire s’était confessé et avait fait entre ses mains une profession de foi très-authentique. Malgré cela, le curé déclara qu’il avait des ordres supérieurs ; alors M. d’Hornoy alla trouver le procureur général et voulut s’assurer que sa requête serait admise. Mais il ne put pas tirer de ce magistrat une certitude assez grande pour lui faire risquer de présenter requête au parlement. Il voulut d’autant moins risquer cette démarche que, si sa requête était rejetée, il était obligé

de se défaire de sa charge, ainsi que M. l’abbé Mignot. Dans cette alternative, il fut résolu que M. l’abbé Mignot ferait porter le corps de son oncle à son abbaye de Scellières, à deux ou trois lieues de Nogent-sur-Seine, et qu’il le déposerait dans cette abbaye jusqu’à nouvel ordre. Pendant tout ce temps la maladie de M. de Voltaire allait sans cesse en empirant. Il n’y avait presque plus d’espérance ; le pus remplissait la vessie, et il ne rendait rien. Tous ses parents et amis étaient dans une consternation profonde et voyaient avec douleur le moment de sa mort s’approcher. Enfin le samedi 30 mai, M. l’abbé Mignot alla chercher le curé de Saint-Sulpice et l’abbé Gaultier, qui avait confessé M. de Voltaire deux mois auparavant. Ces deux prêtres se transportèrent chez M. de Voltaire, qui était alors dans une langueur, un assoupissement et une stupeur vraiment effrayants. Il était d’ailleurs fort affaibli par la douleur et par le défaut de nourriture, que son estomac ne pouvait pas supporter. Lorsque les deux prêtres entrèrent dans la chambre du malade, ils y trouvèrent MM. . . . . .   . . . . . ., tous deux amis de M. de Voltaire. Ces messieurs demandèrent au curé si leur présence était de trop dans cette funeste circonstance. Le curé répondit que non. Alors on annonça à M. de Voltaire l’arrivée du curé de Saint-Sulpice. La première fois, il ne parut pas avoir entendu. On répéta ; alors M. de Voltaire répondit : Dites-lui que je le respecte, et il passa son bras autour du curé pour lui donner une marque d’attachement. Le curé s’approcha alors plus près du lit, et après lui avoir parlé de Dieu, de la mort et de sa fin prochaine, il lui demanda d’une voix assez haute : Monsieur, reconnaissez-vous la divinité de Jésus-Christ ? Aussitôt M. de Voltaire parut rassembler toutes ses forces, fit effort pour se remettre sur son séant, quitta brusquement le curé, qu’il tenait presque embrassé, et, se servant du même bras qu’il avait jeté autour du col du curé, il fit un geste de colère et d’indignation, et, paraissant repousser ce prêtre fanatique, il lui dit d’une voix forte, mais très-accusée : Laissez-moi mourir en paix, et il lui tourna aussitôt le dos. Alors le curé se retourna du côté des assistants, et leur dit, avec plus d’esprit et d’adresse qu’on avait lieu d’en attendre d’une tête aussi étrangement troublée par la superstition : Messieurs, vous voyez bien qu’il n’a pas sa tête. Il demanda alors une plume et du papier, écrivit une permission de transporter sans cérémonie le corps de M. de Voltaire partout où l’on voudrait ; il déclara par le même écrit qu’il l’abandonnait[2].

M. l’abbé Gaultier, confesseur de M. de Voltaire, donna aussi une espèce de certificat de confession. Après quoi ces deux prêtres se retirèrent. Ceci se passa entre six et sept heures du soir. M. de Voltaire appela quelque temps après un de ses domestiques, lui prit la main, lui dit adieu, et ajouta d’une voix très-distincte : Prenez-soin de maman (c’est ainsi qu’il appelait Mme  Denis, sa nièce). Ce sont les derniers mots qu’il ait prononcés. Il mourut ce jour même à dix heures trois quarts du soir, au milieu des pleurs et des regrets sincères de ses parents et de ses amis. Sa porte était investie d’une foule de peuple, de bourgeois et de gens de qualité qui envoyaient sans cesse ou venaient eux-mêmes s’informer de sa santé, les uns par curiosité, les autres par intérêt. Plusieurs heures après qu’il eut rendu le dernier soupir, on le fit ouvrir, afin de l’embaumer. On lui trouva toutes les parties fort saines, à l’exception d’un peu de pus dans le vésicule du fiel et de la vessie qui, dans toute son étendue, était remplie de pus. L’estomac se trouva aussi paralysé. Cet accident avait été causé par la grande quantité d’opium qu’il avait pris, et qui avait pour ainsi dire relâché et brisé les ressorts de la machine. Lorsqu’on ouvrit le crâne, on lui trouva le cerveau d’une grandeur considérable. Le jeune chirurgien qui fit cette opération fut étonné de cette quantité de cervelle. Il témoigna sa surprise et son admiration à cet égard et ne pouvait se lasser de regarder ce phénomène avec des yeux interdits ; il demanda même la permission de garder le cervelet, désirant conserver précieusement quelques restes de ce grand homme. M. le marquis de Villette demanda son cœur pour le mettre dans une chapelle de l’église de sa terre ; on le lui accorda. À l’égard de cette énorme quantité de cervelle c’est une remarque presque constante que les hommes d’un grand esprit ont le cerveau d’un volume beaucoup plus considérable que les hommes ordinaires.

La nuit du 30 au 31 se passa à embaumer le corps, et le dimanche, à onze heures trois quarts du soir, on mit M. de Voltaire dans sa robe de chambre ordinaire, un bonnet de nuit sur sa tête ; on le plaça dans une voiture faite en forme de dormeuse. Là on l’attacha par les cuisses et par les jambes, afin que le corps ne vacillât pas par l’effet du mouvement de la voiture, et qu’il ressemblât dans cet état à un malade que l’on transporte chez lui. On mit un domestique de confiance dans la voiture, et on transféra ainsi ce grand homme dans l’abbaye de Scellières, à deux ou trois lieues du Paraclet, lieu célèbre par la sépulture du fameux Abélard et de sa fidèle Héloïse. Cette abbaye de Scellières appartient, comme je vous l’ai déjà dit, à M. l’abbé Mignot, neveu du défunt. Cet abbé, avec M. d’Hornoy, son cousin, neveu de même de M. de Voltaire, avec autres parents plus éloignés, accompagnèrent le corps jusqu’à Scellières. Le corps arrivé à Scellières sentait si fort que le domestique de confiance en tomba malade en arrivant, et ne pouvait plus résister dans la voiture. On creusa sur-le-champ une fosse de huit pieds de profondeur, dans laquelle on descendit le corps de M. de Voltaire, qu’on couvrit de deux pieds de chaux vive. Ce corps a été consumé en deux heures, sans qu’il en soit resté de vestiges. Cette précaution devenait indispensable pour empêcher qu’il ne vînt dans l’idée à l’évêque diocésain de le faire déterrer, et empêcher par là qu’il ne se trouvât déposé en terre sainte. Un homme digne de foi, s’étant trouvé à Scellières par hasard à l’arrivée du corps de M. de Voltaire, a été témoin de ce fait. Le prieur de l’abbaye, homme d’esprit, fit avertir et rassembler tous les curés des environs et les prêtres des différentes églises d’alentour, et le lendemain même on fit à M. de Voltaire un fort beau service funèbre. Il y eut un grand concours de monde qui assista à ce service, et le lendemain tout le monde venait par curiosité voir le lieu où la dépouille mortelle de ce grand homme était déposée. Quand MM. l’abbé Mignot et d’Hornoy eurent rendu à leur oncle les derniers devoirs, ils revinrent promptement à Paris. Pendant ce temps, l’évêque de Troyes, dans le diocèse duquel se trouve l’abbaye de Scellières, écrivit au prieur de cette abbaye pour le tancer d’avoir enterré M. de Voltaire, à qui on avait refusé la sépulture dans sa paroisse à Paris. Le prieur répondit qu’il aurait regardé son refus comme illégal, puisque M. de Voltaire était mort dans la profession de la religion catholique, apostolique et romaine ; qu’il n’avait fait que son devoir en obéissant à M. l’abbé Mignot, son abbé, et que, s’il se trouvait encore dans le même cas, il se conduirait de la même manière. On a dit que l’évêque de Troyes n’avait envoyé ordre au prieur de refuser la sépulture à M. de Voltaire que dix ou douze heures après l’enterrement, et qu’il l’avait fait à dessein, afin de laisser tout le temps nécessaire pour consommer la cérémonie ; mais je ne vous garantis pas ce dernier fait, quoiqu’il paraisse assez constant par le nombre des témoins. On a fait aussi courir le bruit dans Paris que le prieur était destitué ; mais ce fait n’est pas encore constaté, et je ne vous l’assure pas.

Le testament de M. de Voltaire, fait il y a environ six ans, a été ouvert. En voici les principaux articles : il laisse à M. d’Hornoy cent mille livres une fois payées ; autant à M. l’abbé Mignot ; à Mme  Denis, environ deux cent cinquante mille livres, tant en papier qu’en argent comptant, la terre de Ferney et la maison qu’il venait d’acheter récemment à Paris sur la tête de Mme  Denis. Cette dame restera riche de soixante mille livres de rente net. Il laisse à Wagnière, son secrétaire de connance, quatre cents livres de rente, huit mille livres d’argent comptant, la maison et les terres qu’il lui avait achetées à Ferney. Il fait aussi des legs particuliers à chacun de ses domestiques. À l’égard de ses manuscrits, il ne s’en est trouvé aucun. Son secrétaire avait eu soin de brûler à Ferney tous ceux qui pouvaient le compromettre, et M. de Voltaire, qui ne comptait plus retourner à Ferney, avait lui-même présidé à ce choix avant son départ. On croit qu’il a laissé en manuscrit à quelque ami de confiance une histoire politique de l’Église et de la religion chrétienne en général ; mais je n’ai jusqu’à présent aucune preuve certaine de ce fait. Vous savez, mon prince, qu’on a fait défense à tous les journalistes et gazetiers de faire mention de sa mort dans tous les papiers publics. Les comédiens français ont eu aussi ordre de ne jouer aucune de ses pièces jusqu’à nouvel ordre. Ce n’est que du lundi 8 juin que la Gazette de France a annoncé sa mort. À l’égard du service que l’Académie française fait faire à ceux de ses membres que la mort lui enlève, l’archevêque n’a pas encore permis à aucune église ou couvent de s’en charger, et l’on croit qu’il faudra renoncer pour M. de Voltaire à cet ancien usage.

On ignore qui sera le successeur de M. de Voltaire à l’Académie française : on sait seulement celui qu’il avait désigné de son vivant et lors même qu’il était en bonne santé. Celui qu’il désirait avoir pour successeur est en effet un homme d’un très-grand mérite, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, géomètre de la première force, et excellent écrivain. Enfin c’est M. le marquis de Condorcet, âgé d’environ trente-six ans, et qui réunit dans un degré supérieur une foule de connaissances diverses. Tel est l’homme que M. de Voltaire a désigné à plusieurs de ses amis intimes pour lui succéder ; il en faisait un cas infini, et n’en parlait jamais sans en faire l’éloge dans les termes les plus flatteurs et les plus obligeants.

M. de Voltaire a dicté plusieurs lettres pendant les derniers jours de sa vie ; mais la seule qu’il ait pu achever est une lettre qu’il écrivit au fils de l’infortuné Lally, pour le féliciter de la cassation de l’arrêt du parlement qui condamna son père à perdre la tête sur un échafaud. M. de Voltaire, qui avait pris toute cette affaire fort à cœur, et qui avait même fait un mémoire très-beau pour le fils de Lally, fut fort touché du succès de ses soins à cet égard ; il avait même fait attacher dans sa chambre l’arrêt du conseil rendu en faveur du fils de Lally. C’était pour lui l’objet d’un souvenir doux de penser qu’il avait encore employé les dernières étincelles de son éloquence et de ses talents à la défense d’un innocent. Il a voulu dicter depuis plusieurs autres lettres à différentes personnes, mais il ne put jamais les achever, sa tête se perdait par intervalles. Le jour de sa mort, il ne cessa presque un moment d’avoir sa présence d’esprit ordinaire ; il donna même quelques espérances de le voir se rétablir, mais il sentait son état et ne s’en dissimulait pas le danger, car lorsque le curé de Saint-Sulpice et l’abbé Gaultier furent partis, il appela un de ses plus anciens domestiques, nommé Maraud, et, après lui avoir pris tendrement la main, il lui dit adieu et lui ajouta : Mon ami, je suis un homme mort. Quelque temps avant de s’éteindre tout à fait, il ouvrit ses yeux, qui parurent encore pleins de vie et d’éclat ; alors il soupira trois fois et mourut, sans qu’il parût sur son visage la moindre altération. On peut dire de ce grand homme ce que Tacite a dit de son beau-père Agricola : Sa perte, déplorable pour sa famille, triste pour ses amis, n’a pas même été indifférente aux inconnus et aux étrangers. Tous, jusqu’à cette populace que toute autre chose occupe, venaient s’informer de son état. C’était le sujet des conversations particulières et publiques. Ce passage de Tacite convient parfaitement à M. de Voltaire, et c’est par lui que je finirai cette longue lettre. Vous pouvez compter, mon prince, sur l’exactitude rigoureuse de tous ces faits, je les tiens de M. . . . . ., ami intime de M. de Voltaire, et qui ne l’a pas quitté un instant pendant tout le temps de sa maladie. Je dois aussi plusieurs particularités à mon ami M. . . . . ., qui voyait M. de Voltaire trois et quatre fois par jour, et qui a pris soin de s’informer exactement de tout ce qui s’est passé dans cette triste époque. Les prêtres montrent tous une joie indécente ; ils disent comme l’empereur Vitellius : Le corps d’un ennemi mort sent toujours bon ; mais celui qu’ils haïssaient n’a plus désormais rien à craindre de leur fureur impuissante, et il ne leur reste plus qu’à frémir de rage autour de sa tombe.

J’ai l’honneur d’être, mon prince, etc., etc., etc.

P. S. Dans la maladie que M. de Voltaire eut deux mois avant sa mort, il crut devoir se concilier la tolérance des dévots, en faisant une profession de foi chrétienne ; il la dicta à peu près en ces termes : « Je soussigné certifie et proteste que j’ai vécu et, que je meurs dans la religion catholique, apostolique et romaine. Si par mes ouvrages il m’est arrivé de causer quelque scandale à l’Église et à la religion, j’en demande pardon à Dieu, espérant de sa bonté qu’il voudra bien me pardonner mes fautes.

« Fait à Paris, en présence de mes amis MM. . . . . »

Cette profession de foi très-authentique avait été déposée entre les mains du curé de Saint-Sulpice, et elle suffit pour prouver combien le refus que ce pasteur a fait d’enterrer M. de Voltaire était illégal : car on ne peut rien exiger de plus formel et de plus précis d’un incrédule et même d’un athée le plus déterminé. Mais la superstition ne raisonne pas, et le fanatisme encore moins.

P. S. Copie de la lettre de M. de Voltaire à M. de Lally-Tolendal, du 26 mai :

« Le mourant Voltaire a ressuscité en apprenant la nouvelle de l’arrêt rendu en faveur de M. de Lally. Cet arrêt prouve que le roi est le maître, et qu’il est souverainement juste[3]. »


  1. Journal des Débats, 30 janvier 1869. La pièce suivante a été envoyée à M. Taine par M. Schuyler, consul des États-Unis à Moscou, homme fort lettré et versé dans la connaissance des principales langues de l’Europe, qui a pu consulter les archives de la grande ville où il réside. Elle est incluse dans une dépêche du 17-28 juin 1778 adressée par l’ambassadeur prince Ivan Bariatinsky à l’impératrice Catherine II. L’ambassadeur ajoute dans sa dépêche : « Sachant que Votre Majesté impériale s’intéresse profondément à tout ce qui concerne ce grand homme, j’ai fait préparer pour elle ce récit de la mort de Voltaire par un de mes amis, parfaitement informé de tous les détails. » Ce récit n’est pas signé.
  2. Par ce mot abandonner, faire abandon d’un corps, former l’abandon d’un cadavre, les prêtres entendent l’excommunication de fait en style canonique.

    La famille de Voltaire a pris le change sur ce mot, dont la signification n’est plus devenue équivoque d’après le fait qui suit :

    Messieurs de l’Académie française s’étant adressés aux cordeliers pour faire faire un service à Voltaire, les cordeliers ont été à monsieur l’archevêque, qui les a renvoyés au curé de la paroisse du défunt. Le curé de Saint-Sulpice a répondu : « ... Il n’y a pas lieu à service, le corps n’a point pu jouir du droit de sépulture, je l’ai abandonné. On dit qu’il est enterré dans l’abbaye de Scellières. Le premier venu peut le déterrer et en faire ce qu’il voudra, ni s’assujettir aux formes de l’exhumation, par la raison qu’il ne peut être inhumé nulle part. »

    Le curé avait obtenu de la garde du malade qu’elle tiendrait registre de tout ce que Voltaire aurait proféré contre la religion pendant sa dernière maladie, en sorte que la garde eut été entendue en déposition avec d’autres témoins affidés, si quelqu’un eût présenté requête au parlement.

    Les dévots regardent comme un coup de la Providence et un miracle que les circonstances aient déplacé Voltaire pour le faire mourir à Paris, et donner ce spectacle de réprobation de son corps à la barbe de la philosophie moderne. On n’a point d’exemple en ce siècle d’un abandon de cadavre. (Note de M. Taine.)

  3. Conf. tome L, lettre 10231.
Pièce 11

Pièce 12

Pièce 13