Histoire posthume de Voltaire/Pièce 13

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Garnier
éd. Louis Moland


XIII.

LETTRE DE L’ABBÉ MIGNOT[1]

À GROSLEY.

Je suis très-sensible, monsieur, à l’intérêt que vous voulez bien me marquer sur la perte que j’ai faite : j’ose dire qu’elle est pour le public presque autant que pour moi. Les circonstances qui l’ont accompagnée me l’ont cependant rendue bien amère. Si vous voyez M. l’abbé de Saint-Caprais, il pourra vous donner des détails qui vous apprendront ce que j’ai eu à souffrir de la piété ardente, qui souvent n’est ni juste ni charitable.

J’ai encore à vous remercier du fait particulier que vous avez bien voulu me déférer. Je vous fournirai, si vous le voulez bien, des armes pour le détruire. Il est faux, par la raison qu’il est impossible. Le corps de mon pauvre oncle est parti de Paris dans un carrosse, la nuit du 31 mai au 1er juin. Un autre carrosse suivait, dans lequel étaient mon neveu M. d’Hornoy, conseiller au parlement, deux de nos parents, MM. Marchant, l’un maître d’hôtel du roi, l’autre brigadier des armées. Ni le corps ni ces messieurs n’ont été arrêtés dans aucune auberge, n’ont descendu à aucune poste. Ces messieurs n’ont pas souffert que personne approchât de la voiture qui contenait le corps, et qui a toujours été fermée pendant tout le chemin. Ils sont arrivés à mon abbaye le 1er juin, à midi. Alors nous avons fait transporter le corps, à l’insu de tous les postillons et de tous les domestiques de la maison, dans une salle basse, où je l’ai enfermé sous clef jusqu’au moment de l’ensevelir. Ce triste devoir a été rempli par un fossoyeur du village de Romilly, en présence d’un valet de chambre à moi, qui n’avait pas vu M. de Voltaire plus de deux fois dans sa vie, et d’un autre domestique de Mme Denis, ma sœur, qui n’avait non plus jamais servi M. de Voltaire, et qui sûrement ne lui voulait aucun mal. Ces trois personnes sont seules entrées dans la chambre, et n’y ont pas demeuré plus d’une demi-heure. J’ai fait, à trois heures après midi, la présentation solennelle du corps à l’église, où il est demeuré exposé jusqu’à onze du matin, qu’il a été inhumé.

Vous voyez, monsieur, par ce détail très-certain, et affirmé par plusieurs gens respectables, tels que MM. Marchant, mon neveu, et les religieux de mon abbaye, que le conte qu’on vous a fait est un de ces propos oiseux qu’on se divertit à faire courir. Aucun des gens de M. de Voltaire n’a accompagné son corps. Le transport a été fait dans le plus profond secret, sans que personne s’en soit douté sur la route. Donc les messieurs qui se prétendent témoins oculaires ou auriculaires ont rêvé ce qu’il leur plaît d’avancer.

Je vous remercie beaucoup d’avoir bien voulu me mettre à portée de détruire cette plate histoire, et je suis fort aise qu’elle m’ait procuré un témoignage de votre souvenir, ainsi que l’occasion de vous assurer de la profonde estime avec laquelle j’ai l’honneur, etc.

L’abbé Mignot.

P. S. Il me prend envie de vous envoyer la profession de M. de Voltaire, d’après laquelle monsieur l’archevêque de Paris et votre révérendissime évêque voulaient que la sépulture lui fût refusée.


  1. Cette lettre est sans date, dit M. Patris-Debreuil, qui l’a publiée à la page 456 du tome II des Œuvres inédites de Grosley.
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