Histoire romaine (Mommsen)/103

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Traduction par Charles Alfred Alexandre.
Albert L. Herold (p. 42-57).



CHAPITRE III

ÉTABLISSEMENTS DES LATINS



Migrations indo-germaniques.Les races indo-germaniques ont leur patrie dans la région occidentale du centre de l’Asie. C’est de là qu’elles se sont étendues, les unes au sud et dans l’Inde ; les autres au nord-ouest vers l’Europe. Dire plus exactement le pays qu’elles habitèrent, serait chose bien difficile : on conjecture seulement qu’il était situé dans l’intérieur des terres, loin de la mer, celle-ci n’ayant point de nom qui appartienne à la fois aux idiomes de l’Asie et à ceux de l’Europe. Des indications assez nombreuses semblent désigner les espaces qui avoisinent l’Euphrate ; d’où la coïncidence remarquable qui rattacherait à une même contrée les origines des deux races les plus importantes dans l’histoire, celles des Araméens et des Indo-Germains, et qui, si l’on se reporte jusqu’à l’ère inconnue ou naquirent les langues et la civilisation, semblerait aussi attester la communauté première des uns et des autres. Ne tentons rien de plus ; nous nous égarerions en voulant aussi les suivre dans leurs migrations extérieures. Il se peut qu’après le départ de la famille indienne, les Européens aient encore séjourné en Perse et en Arménie : la culture des champs et de la vigne y a été inventée, dit-on. L’orge, l’épeautre, le froment sont, en effet, indigènes en Mésopotamie : la vigne croît naturellement au sud du Caucase et de la mer Caspienne, en même temps que le prunier, le noyer, et un certain nombre d’autres arbres à fruits d’une acclimatation facile. Chose remarquable aussi, le mot mer est commun à la plupart des races européennes, aux Latins, aux Celtes, aux Germains et aux Slaves ; d’où l’on conclut qu’avant leur séparation, ils ont dû toucher ensemble les rivages de la Caspienne ou de la mer Noire. Mais quelle route ont suivie les Italiotes pour gagner les contrées alpestres ? En quel lieu se sont-ils un instant arrêtés avec leurs co-émigrants les Hellènes ? On ne le saura dire que quand on dira aussi par quelle voie les Hellènes sont arrivés en Grèce, par la route de l’Asie Mineure, ou par celle qui franchit le Danube. Il est certain, en tous cas, que comme les Indiens sont entrés dans leur péninsule par le Nord, c’est également par le Nord que les Italiens ont pénétré dans l’Italie. (V. sup., p. 15.) On suit à la trace les étapes de la famille ombro-sabellique le long des crêtes montueuses de l’Italie centrale : elle marche du Nord au Sud, et ses derniers déplacements appartiennent déjà à l’ère historique. On connaît moins la route suivie par les Latins. Ils avaient pris sans doute une direction semblable le long de la côte occidentale, même avant les irruptions des peuples sabelliques. Le flot ne couvre les hauteurs que quand la plaine est inondée ; et puisque ces derniers se contentèrent d’abord du rude asile des montagnes, ne cherchant que plus tard à se frayer la voie au milieu des Latins, c’est qu’évidemment les Latins occupaient depuis longtemps toute la région des côtes.

Extension des Latins en Italie.Tout le monde sait qu’une peuplade latine s’était établie entre la rive gauche du Tibre et la montagne des Volsques, laquelle aurait été dédaignée alors que les plaines du Latium et de la Campanie s’ouvraient encore à l’immigration. Elle fut ensuite occupée, les inscriptions volsques le démontrent, par une petite nation plutôt sabellique que latine. En Campanie, au contraire, habitaient aussi des Latins, antérieurement aux invasions grecques et samnites. Certains noms italiques qu’on y rencontre, Novla ou Nola (ville neuve), Campani, Capua, Volturnus (de volvere, rouler, comme Juturna de juvare), Opsci (travailleurs), etc., sont antérieurs aux incursions samnites, et attestent qu’à l’époque de la fondation de Cymé (Cumes), le pays appartenait à un peuple de race vraisemblablement latine, les Ausones. Et quant aux habitants anciens de la contrée qui, plus tard, fut la demeure des Lucaniens et des Brutiens, ils portaient l’appellation même d’Italiens (Itali, « peuple de la terre des bœufs ») : aussi, pour beaucoup de bons juges, convient-il de les rattacher aux Italiotes, bien plutôt qu’aux Japyges : peut-être même, rien ne démontrant le contraire, faut-il encore les compter parmi les Latins. Toute trace, d’ailleurs, de leur antique nationalité, s’était évanouie bien avant les premiers progrès de l’organisation politique de l’Italie. L’hellénisme déjà les avait absorbés ; et, plus tard encore, l’essaim des peuplades samnites était venu s’abattre sur toute la contrée. Les antiques traditions de Rome l’apparentaient aussi avec la nation également éteinte des Sicules. Un vieil historien de l’Italie, Antiochus de Syracuse[1], raconte qu’au temps où le roi Morgès régnait sur les Itales (dans la péninsule brutienne), un transfuge romain, nommé Sikelos, vint dans ces pays. Une telle fable repose évidemment sur la notion, alors acceptée, de la parenté de race entre les Sicules, dont il existait encore quelques-uns en Italie, au temps de Thucydide[2], et les Latins. Que si, dans certains dialectes grecs de la Sicile, on rencontre en grand nombre des idiotismes quasi-latins, ceux-ci ne tiennent pas non plus le moins du monde à une prétendue communauté de langue entre les Latins et les Sicules ; ils sont tout simplement le résultat de rapports commerciaux anciens entre Rome et la Grèce sicilienne. Nous croyons d’ailleurs volontiers que la famille latine a occupé, dans les temps tout à fait reculés, le Latium, la Campanie, la Lucanie, l’Italie propre entre les golfes de Tarente et de Laüs[3], et même la moitié orientale de la Sicile.

Le sort de toutes ces races a beaucoup varié. Celles qui avaient émigré en Sicile, dans la Grande-Grèce et en Campanie, se trouvèrent en contact avec les Hellènes à une époque où elles durent subir leur civilisation sans aucune résistance possible : elles furent, ou complétement grécisées, comme en Sicile, ou grandement affaiblies et mises hors d’état de lutter utilement contre l’invasion des peuplades samnites, plus jeunes et plus vigoureuses. Les Sicules, les Itales et les Morgètes, pas plus que les Ausones, n’ont donc joué aucun rôle dans l’histoire de la Péninsule.

Il en fut tout autrement du Latium, où nulle colonie grecque ne s’était fondée : là, les habitants surent, après de longs combats, repousser l’invasion des Sabins et de leurs voisins du Nord. Jetons un coup d’œil sur cette petite contrée, dont le peuple a, plus que nul autre, influé sur les destinées du monde.

Le Latium.À une époque reculée, la plaine du Latium a été le théâtre de bouleversements géologiques formidables. Les lentes formations neptuniennes, les éruptions plutoniennes des volcans, ont produit couches par couches, ce remarquable territoire, où se décida un jour la fortune du peuple auquel était promis l’empire de la terre. Il est fermé à l’est par la chaîne des monts Sabins et Éques, laquelle se relie à l’Apennin ; au sud par les pics du pays des Volsques, hauts de quatre mille pieds, et qui, laissant s’étendre entre eux et l’Apennin l’antique territoire des Herniques (ou le val supérieur du Sacco (Trérus, affluent du Liris), courent vers l’ouest, et vont se terminer au promontoire de Terracine. Il est borné au couchant par la mer, qui n’a découpé sur la côte que des havres étroits et rares ; au nord enfin, il va se perdre dans la région accidentée de l’Étrurie. C’est dans ce cadre qu’il étale ses plaines majestueuses, parcourues par le Tibre ou torrent de la montagne, lequel descend du massif ombrien ; et par l’Anio, qui vient de la Sabine. Au nord-est surgit l’îlot calcaire et escarpé du Soracte ; au sud-ouest s’élève l’arête du promontoire Circéien ; et tout près de Rome, la colline semblable, quoique plus humble, du Janicule. Ailleurs se projettent des soulèvements volcaniques, dont les cratères éteints se sont jadis changés en lacs, souvent remplis encore. Citons le plus important parmi ces derniers, le cône du mont Albain, qui se dresse abrupt entre le chaînon volsque et le Tibre.

C’est là que vint s’établir un jour la race connue dans l’histoire sous le nom de latine ; la race des « anciens Latins » (prisci latini), ainsi qu’ils s’appelèrent plus tard, pour se distinguer des autres peuplades de la même famille, qui s’étaient fixées ailleurs. Le Latium n’embrasse qu’une partie de la plaine de l’Italie centrale. Toute la région située au nord du Tibre est restée étrangère, hostile même, aux Latins. Une alliance perpétuelle, une paix durable n’a jamais existé entre les deux contrées : de courtes trêves ont pu seules interrompre un instant les guerres presque quotidiennes. La frontière latine a été posée sur les bords du Tibre dès les temps les plus anciens, sans que l’histoire ou la tradition aient jamais pu indiquer une date précise à ce fait important. Quand notre récit commence, les terres basses et marécageuses au sud du mont Albain appartiennent à des peuplades ombro-sabelliques, aux Rutules et aux Volsques : déjà Ardée et Vélitres ne sont plus purement latines. Le Latium propre ne s’étend donc pas au delà de la région étroite qu’enveloppent le Tibre, les contreforts de l’Apennin, le mont Albain et la mer. Vue du sommet du monte Caro, « la large plaine » (Latium[4]) n’a guère en étendue que trente-quatre milles allemands carrés[5] : c’est un peu moins que le canton de Zurich actuel. Le pays n’est point absolument plat : sauf le long des côtes sablonneuses, et que les crues du Tibre inondent parfois, il est entrecoupé de ravins profonds, et de collines enlacées, peu élevées d’ordinaire, mais souvent fort abruptes. Cette constitution du sol a pour effet la formation de vastes flaques d’eau durant l’hiver, s’évaporant pendant l’été, et chargeant alors l’atmosphère des miasmes fiévreux qui se dégagent des matières organiques tenues en décomposition. Aussi, de tout temps, autrefois, comme de nos jours, l’été a-t-il été fort malsain autour de Rome. C’est bien à tort qu’on a attribué l’insalubrité du sol à la décadence de l’agriculture, soit dans le dernier siècle de la République, soit sous le gouvernement actuel : elle tient surtout à une cause persistante, le défaut de pente, et la stagnation des eaux. Sans doute la culture intensive peut contribuer jusqu’à un certain point à chasser le mauvais air, et sans qu’on ose affirmer que cette raison seule suffise pour l’explication du phénomène, il est vraisemblable pourtant que le sol, ainsi ameubli à la surface, se prêterait mieux à l’épuisement des eaux mortes qu’il recèle. Quoi qu’il en soit, un fait constant et qui nous étonnera toujours, c’est l’accumulation au temps passé, d’une population agricole nombreuse, dans un pays qui aujourd’hui ne la comporte plus sans qu’aussitôt la maladie la dévore, et où le voyageur ne peut séjourner une seule nuit sans être atteint. Telles ont été pourtant la campagne de Rome, et les terres basses de Sybaris et de Métaponte. Faut-il expliquer ce problème en disant qu’à l’état semi-barbare, les peuples ont l’instinct plus vrai des conditions physiques au milieu desquelles ils vivent ; qu’ils s’accommodent plus docilement à leurs exigences ; et qu’ils jouissent même d’une constitution corporelle plus élastique, ou mieux appropriée au sol ? Nous voyons aujourd’hui encore le laboureur de la Sardaigne accomplir sa tâche au milieu des mêmes dangers : là aussi, l’aria cattiva règne ; et pourtant il sait échapper à son influence, soit par le mode de son vêtement, soit par le choix intelligent de sa nourriture et de ses heures de travail. De fait, les meilleurs moyens de défense consistent à porter la toison des animaux, à allumer des feux qui flambent : or, nous savons que le paysan romain ne sortait que couvert d’épaisses étoffes de laine, et ne laissait jamais s’éteindre son foyer. Du reste, la campagne Latine avait son charme pour un peuple laboureur : sans être d’ailleurs d’une fertilité surprenante pour l’Italie, le sol y est léger : la pioche et la houe de l’émigrant ont pu l’entamer sans peine ; il ne demandait que peu ou point de fumure ; et le froment y rend environ cinq grains pour un[6]. Quant à l’eau potable, elle est assez rare : de là, le haut prix, la sainteté même attachée à toutes les sources vives.

Établissements latins.Nul récit venu jusqu’à nous ne fait connaître la série des migrations à la suite desquelles les Latins se sont établis dans le pays qui porte leur nom. Toutefois, réduits que nous sommes à remonter jusqu’à ces temps par la voie de l’induction, nous arrivons encore à certaines constatations, tout au moins à des conjectures non dénuées de vraisemblance.


Villages-familles.La terre romaine se divisait dans l’origine en un certain nombre de circonscriptions appartenant chacune à une même famille, et qui se groupaient entre elles pour former les anciens cantons, ou tribus villageoises (tribus rusticæ). Ainsi, l’on rapporte que la tribu Claudienne s’est constituée par l’établissement de la famille Claudia sur les bords de l’Anio ; l’on en peut dire autant, d’après les noms qu’elles portent, de toutes les autres tribus existant alors. Les dénominations ne sont point encore empruntées aux localités, comme cela se fera un jour pour les agglomérations plus récentes ; elles ne font toutes que reproduire le nom même de la famille : et de même les familles qui ont ainsi attaché leur appellation aux quartiers ou elles vivent cantonnées dans la campagne romaine, deviendront plus tard les anciennes gentes patriciæ, les Æmilii, les Cornelii, Fabii, Horatii, Menenii, Papirii, Romilii, Sergii, Veturii ; à moins que comme plusieurs autres (les Camilli, Galerii, Lemanii, Pollii, Papinii, Voltinii, par exemple), elles ne s’éteignent tout d’abord. Chose remarquable, il n’en est aucune parmi elles, que l’on voie venir plus tard et pour la première fois, s’installer dans Rome. Là, comme dans le reste de l’Italie, et aussi, sans doute, comme en Grèce, chaque canton se forme peu à peu d’un certain nombre de petites communautés habitant le même lieu, et appartenant aux mêmes familles. C’est bien la maison (οἰϰία) ou la famille hellénique, d’où sortent le Comê ou le Dême (ϰὠμη, δήμος, bourg, tribu), et aussi la tribu des Romains. En Italie, les noms sont analogues : le vicus (οἶϰὸς, signifiant aussi la maison), et le pagus (de pangere, bâtir) indiquent visiblement la réunion du clan sous les mêmes toits ; ce n’est qu’à la longue et par une dérivation du sens littéral que l’usage explique, qu’ils signifieront bourg et village. De même que la maison a son champ, de même le village ou les maisons de la communauté ont leur territoire délimité ; lequel, ainsi que nous le verrons plus loin sera cultivé longtemps encore comme champ patrimonial, c’est-à-dire, d’après la loi de la communauté agraire. La maison-famille des Latins, n’a-t-elle donné naissance à l’agglomération par tribus, que dans les temps postérieurs ? Les Latins n’ont-ils pas plutôt apporté avec eux cette institution toute faite ? Nous ne le saurions dire ; pas plus que nous ne savons si la famille, à côté des parents du sang, n’a pas aussi admis quelquefois dans son sein, des individus d’un sang étranger.

La cité.Dans l’origine, ces communautés de famille n’ont pas formé autant de centres indépendants les uns des autres : elles ne furent d’abord considérées que comme les éléments intégrants d’un corps politique (civitas, populus). La cité se compose d’un certain nombre de pagi ayant une souche commune, parlant la même langue, obéissant aux mêmes usages ; obligés les uns envers les autres à se prêter l’assistance d’une justice et d’une loi pareilles, associés ensemble, enfin, pour la défense et pour l’attaque. La cité, de même que la gens (famille) a toujours sur un point du territoire son emplacement déterminé. Mais comme les citoyens, membres des diverses gentes, habitent dans leurs villages respectifs, il se peut faire que le chef-lieu de la cité ne constitue pas à proprement parler une agglomération d’habitants : il peut n’être que le forum de l’assemblée générale, enfermant le lieu du conseil et de la justice, et les sanctuaires communs, où les citoyens se réunissent tous les huit jours pour leur plaisir ou pour les affaires ; où, en cas de guerre, ils trouvent, pour eux et leur bétail, dans une enceinte fermée, un plus sûr abri contre les incursions de l’ennemi. Mais ce chef-lieu n’est encore ni régulièrement, ni beaucoup peuplé. Son emplacement s’appelle en Italie, la hauteur (capitolium, ἄϰρα, le sommet du mont) ; ou la citadelle (arx, d’arcere, repousser) : il n’est point une ville : il le deviendra plus tard, quand les maisons allant s’appuyer à la citadelle, se seront entourées d’un ouvrage (oppidum) ou d’une enceinte (urbs, voisin de urvus, curvus, orbis). La différence, essentielle entre la citadelle et la ville tient surtout au nombre des portes : la première n’en a que le moins possible, une seule d’ordinaire ; la seconde en a beaucoup, trois au moins. La forteresse centrale avec les pagi bâtis au dehors constitue un système propre à l’Italie : on en retrouve encore la tradition et les vestiges manifeste dans les parties du pays où les villes ne se sont formées et accrues que fort tard, où les agglomérations d’habitants ne se sont que partiellement effectuées. Dans l’ancienne contrée des Marses, par exemple, et dans les petits cantons des Abruzzes, quand on parcourt le pays des Équicules, lesquels, au temps des empereurs, n’avaient point de villes, mais demeuraient dans de nombreux bourgs ouverts, on retrouve une multitude d’anciennes enceintes murées, sortes de cités désertes, avec leur sanctuaire particulier debout encore, et qui firent l’étonnement des archéologues romains, comme de ceux de nos jours. Les Romains les attribuaient à leurs Aborigènes (aborigines) : les modernes ne manquent jamais de les assigner aux Pélasges. N’est-il pas plus exact d’y voir, non pas d’anciennes villes fermées, mais bien plutôt les réduits ou refuges des habitants des pagi qui en relevaient. De tels refuges, plus ou moins artistement construits, ont existé sans nul doute dans toute l’Italie à une époque où quelques peuplades, passant de la vie des champs à la vie urbaine, entouraient d’une muraille de pierre les villes à population agglomérée : on doit tout naturellement penser que celles aussi qui continuèrent de demeurer dans les villages ouverts ont dû remplacer par des ouvrages de pierre les remparts de terre et les lignes de pieux de leurs forteresses. Mais plus tard, la paix et la sécurité régnant dans les campagnes, les refuges devinrent inutiles ; ils furent abandonnés ; et leur destination première devint une sorte d’énigme pour les générations postérieures.

Premières villes.Les pagi, avec leurs forteresses pour chef-lieu, ou les associations formées par un certain nombre de gentes, sont donc de véritables unités politiques déjà constituées au moment où va s’ouvrir l’histoire de l’Italie. En ce qui touche le Latium, nous ne pouvons dire avec certitude en quel lieu elles se sont formées, ni quelle a été leur importance. Peu importe, d’ailleurs. Le mont Albain, avec son massif isolé au milieu de la plaine, offrait comme un refuge naturel et sûr, où les habitants trouvaient un air sain, et les sources d’eau vive les plus pures : il a dû être occupé le premier. Albe.C’est sur le plateau étroit qu’il supporte, au-dessus de Palazzuola, entre le lac (lago di Castello) et la montagne (monte Cavo), qu’a dû s’étendre la ville d’Albe, regardée par tous comme la plus ancienne cité latine, et comme la métropole de Rome et des autres établissements latins. Au même point, et sur les contreforts des collines, se dressaient aussi les antiques murs de Lanuvium, d’Aricia, de Tusculum. On y retrouve, de nos jours, ces constructions primitives, œuvres d’une civilisation encore à ses débuts, mais faisant bien voir en même temps que Pallas Athéné, quand elle se montre aux peuples, n’hésite pas à se montrer adulte et toute formée. Au-dessous du lieu où fut Albe, du côté de Palazzuola, le rocher a été taillé à pic : au sud, le monte Cavo tombe brusquement, et la nature en a rendu l’accès impraticable. Au nord, un travail d’art a établi une pareille défense, et n’a laissé libres que deux passages étroits et faciles à intercepter, aux côtés de l’est et de l’ouest. Il faut admirer surtout le tunnel creusé à hauteur d’homme dans un mur massif de laves de six mille pieds d’épaisseur. Ce canal a procuré, jusqu’à leur niveau actuel, l’écoulement des eaux formant lac dans l’ancien cratère, et a donné à l’agriculture un territoire fertile en pleine montagne. — Les collines avancées de la chaîne sabine étaient aussi des forteresses naturelles. Les villes prospères de Tibur et de Préneste sont évidemment nées des cités qu’y formèrent d’antique pagi. Labicum, Gabies, Nomentum, dans la plaine, entre le mont Albain, la Sabinie et le Tibre ; Rome, à son tour, sur le fleuve ; Laurentum et Lavinium, près de la côte, ont une origine semblable : elles ont été toutes, plus ou moins, des centres divers de la colonisation latine, sans parler d’autres lieux, en assez grand nombre, dont le nom moins illustre s’est à toujours perdu. Toutes ces cités furent d’abord autonomes : chacune était régie par son prince avec l’assistance des anciens et de l’assemblée des citoyens portant les armes. La communauté de la langue et de la race produisit encore d’autres effets : une institution politique et religieuse de la plus haute importance, le pacte d’éternelle alliance entre toutes les cités latines, a évidemment sa cause dans l’étroite affinité qui les unissait. La préséance dans la fédération appartint, suivant l’usage latin et grec, à la cité sur le territoire de laquelle était le sanctuaire fédéral. Ce privilège échut à Albe, la plus ancienne et la plus importante des villes latines. Dans les premiers temps, il y eut trente cités fédérées : le nombre trente se retrouve sans cesse en Italie et en Grèce comme expression du nombre des parties intéressées dans toute association politique. L’histoire ne nous a pas légué les noms des trente cités de l’ancien Latium, ou des trente colonies albaines, car elles durent être tenues pour telles à cette époque. De même que les Béotiens et les Ioniens, également fédérés, avaient leurs fêtes panbéotiennes et panioniques, de même l’association latine eut aussi ses solennités annuelles (latinæ feriæ), célébrées sur le mont Albain (mons Albanus), au jour désigné par le chef fédéral, et dans lequel les Latins réunis immolaient un taureau au Dieu du Latium (Jupiter Latiaris). Chaque cité contribuait, pour sa part et selon une règle invariable, à l’approvisionnement des banquets de la fête : elle y apportait du bétail, du lait, du fromage ; et, de même, elle recevait aussi sa part des viandes rôties au moment du sacrifice. Tous ces usages ont longtemps duré et sont bien connus ; quant aux effets légaux d’une telle association politique, on ne les sait guère que par conjecture. — De toute ancienneté, outre les solennités religieuses qui appelaient la foule sur le mont Albain, il y eut encore des assemblées fréquentes en un lieu voisin assigné aux délibérations d’intérêt public. Nous voulons parler des conseils tenus par les représentants des diverses cités, près de la source Ferentina[7] (non loin de Marino). On ne peut, en effet, se représenter une confédération quelconque sans une tête, sans un pouvoir dirigeant et tenant la main au maintien d’un certain ordre dans tout le territoire fédéré. La tradition, d’accord avec la vraisemblance, nous apprend que les infractions au droit fédéral étaient poursuivies devant une juridiction régulièrement constituée, et ayant même le droit de prononcer la sentence capitale. La jouissance d’une loi commune, la communauté des mariages entre les cités latines sont évidemment des institutions du code fédéral. Tout citoyen latin, en épousant une femme latine, donnait naissance à des enfants légitimes : il pouvait acquérir des terres dans toute l’étendue du Latium, et y vaquer librement à ses affaires. Si les cités avaient quelques différends entre elles, le pouvoir fédéral les tranchait sans doute par sa sentence, ou par voie d’arbitrage. Mais ses attributions allaient-elles jusqu’à restreindre, au détriment des cités, leur souveraineté individuelle, leur droit de paix et de guerre ? c’est ce que rien ne démontre. On n’en peut douter, d’ailleurs ; par le fait de la confédération, une guerre locale pouvait devenir fédérale, qu’elle fût offensive ou défensive ; et en pareil cas, les troupes unies obéissaient à un général commun. Mais on n’en peut pas conclure que toutes les cités fussent, dans tous les cas et de par la loi, astreintes à fournir leur contingent ; ou qu’à l’inverse, il ne leur fût jamais permis de mener, pour leur propre compte, une guerre particulière, fût-ce même contre un membre de la fédération. Du moins pendant les fêtes latines, à en croire certains indices, comme en Grèce durant les fêtes fédérales, il régnait dans tout le Latium une sorte de trêve de Dieu[8] : les belligérants alors devaient se donner mutuellement des saufs-conduits. Quant aux droits appartenant à la cité ayant la préséance, il est impossible d’en déterminer la nature et l’étendue : je ne connais nulle raison qui autorise à considérer les Albains comme ayant exercé une hégémonie véritable sur le Latium ; et très probablement leurs privilèges ressemblaient à la présidence honoraire accordée par les Grecs à l’Élide[9]. Dans ses commencements, la confédération n’eut point, à vrai dire, un droit stable et coordonné : tout y fut variable ou indéterminé : mais comme elle ne fut jamais une agrégation, due au hasard, de peuplades plus ou moins étrangères, elle devint promptement et nécessairement la représentation, dans l’ordre politique et légal, de la nationalité latine. Elle a pu ne pas enfermer toujours dans son alliance la totalité des cités du Latium ; mais elle n’a non plus jamais admis des non-Latins dans son sein. Elle a eu ses pareilles en Grèce, non point tant dans l’Amphyctionie delphienne, que dans les ligues béotienne et étolienne.

Nous nous en tenons à ces quelques linéaments : ne pas se contenter d’une simple esquisse, et vouloir le tableau complet, c’est s’exposer à l’erreur. Nous ne décrirons pas le mouvement et le jeu de ces éléments anciens de l’unité latine : nul témoin n’est venu dire comment les cités se sont tour à tour rapprochées ou évitées. Mais un fait important demeure : c’est que, sans abandonner à jamais, au profit du centre commun, leur autonomie séparée, elles ont cependant éprouvé et activé en elles-mêmes le sentiment d’une commune et réciproque dépendance, et préparé la transition nécessaire du particularisme cantonal, par où commence l’histoire de tous les peuples, à celui de l’unité nationale, par où ils achèvent, ou doivent achever la révolution de leur progrès.


  1. [Contemporain de la guerre du Péloponèse, historien de la Sicile et de l’Italie. — Il attribuait la fondation de Rome à Romus, fils de Jupiter, antérieur à la guerre de Troie. (V. Müller : Fragmenta Hist. græc., p. 45.)]
  2. [Thucyd., liv. VI, c. II.]
  3. [Baie de Policastro.]
  4. Latium, avec l’a bref, peut, sans doute, dériver de la même racine que πλατύς, latus (côté) ; mais il se rapproche aussi de latus, large (avec l’a long).
  5. [Ou 272 kilom. carrés environ.]
  6. Un statisticien français, M. DUREAU DE LA MALLE (Économ. polit. des Romains, t. II, p. 226), compare la Limagne d’Auvergne à la campagne de Rome : là aussi, l’on rencontre une plaine vaste, mais inégale et ravinée, et dont le sol est un amas de cendres et de laves décomposées, provenant d’anciens volcans éteints. La population (2,500 âmes par lieue carrée, au moins) est l’une des plus denses qui se voient en pays purement agricole. La propriété y est extrêmement divisée. La culture ne s’y fait presque que de main d’homme, avec la bêche, le hoyau et la pioche ; quelquefois, mais rarement, une charrue légère, attelée de deux vaches, les remplace ; ou même encore, à côté de la bête unique de trait, la femme du paysan tire la charrue. L’attelage est à deux fins : il donne son lait et travaille à la culture. Le champ donne deux récoltes annuelles : une en blé, une en fourrage, sans jamais se reposer par la jachère. Le fermage moyen annuel est de 100 fr. par arpent. Si cette même contrée appartenait à six ou sept grands propriétaires, les régisseurs et les ouvriers à la journée y remplaceraient bientôt la main d’œuvre du petit labour, et l’on verrait en moins d’un siècle, nul n’en peut douter, la riche Limagne transformée en un désert triste et misérable autant que l’est aujourd’hui la campagne de Rome.
  7. [Nom spécial de la Vénus latine. Elle avait son bois sacré et sa source sainte. — Lucus Ferentinæ (Tit. Liv. I, 50, 52). — Caput Ferentinum (Tit. Liv. II, 28). On la retrouve chez les Osques et les Herniques, sous le nom dérivé du sanscrit d’Herentatis. — Preller, V. Vénus, p. 383]
  8. Aussi a-t-on donné le nom de Trêve à la Fête latine (indutiœ ; Macrob. sat. 1, 16 ; έϰεχειρίαι ; Dionys, 4, 49) ; il était interdit de faire la guerre durant sa célébration.
  9. On a souvent soutenu, parmi les anciens et les modernes, que la cité d’Albe a exercé dans le Latium, sous la forme d’une symmachie, une prépondérance dont les recherches mieux conduites de la critique historique ne laissent pas apercevoir la moindre trace. Au début de son histoire, une nation n’est jamais unie ; elle est, au contraire, fractionnée ; et il serait bien étonnant que les Albains eussent tout d’abord résolu le problème de l’unification du Latium, qui a demandé plus tard à Rome tant de siècles et de combats acharnés. Quand Rome, se disant aux droits de la ville d’Albe, revendiqua l’héritage de celle-ci, elle demanda moins la suprématie directe sur les cités qu’une sorte de préséance honorifique, sachant bien, il est vrai, que cette préséance, jointe à la puissance matérielle, la conduirait rapidement à une hégémonie réelle. Sur toutes ces questions, d’ailleurs, les témoignages directs font défaut, il n’est pas besoin de le dire ; et l’on aurait tort, en s’appuyant sur quelques textes (Festus, V. Prœtor, p.241 : Dionys, 3, 10), de transformer ainsi la cité d’Albe en une sorte d’Athènes latine.