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Histoire secrète de la reine Zarah/Première Partie

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Chez Alexandre le Vertueux, à la Pierre de Touche (p. 13-106).

HISTOIRE SECRETTE. DE LA REINE ZARAH.

PREMIERE PARTIE.

De tous les Royaumes du monde, il ne s’en trouve aucun aujourd’hui qui ſoit plus rempli d’avantures que celui d’Albigion, dont le commerce & la correspondance s’étend de tous côtés : de ſorte que les habitans en ſont auſſi renommés, pour la politique, dans les pays étrangers, que les Moſcovites le ſont chez eux pour la galanterie. La jeuneſſe de ce Royaume, encouragée par l’exemple des Peres, aſpire aux premieres charges de l’Etat, pendant qu’elle eſt encore ſoumiſe à la diſcipline de ſes Maîtres : & les apprentifs affectent l’air de Miniſtre d’Etat, avant que d’avoir appris le miſtere de leurs proſeſſions.

Les Artiſans du plus bas rang, prétendent qu’il leur eſt permis de vivifier ceux qui ſont au deſſus d’eux, & de dépoſer les Miniſtres avec la même liberté qu’ils prennent du Tabac. Les Charetiers & les Savetiers dreſſent des Articles de Paix & de Guerre en prenant du Caſſé, & font des Traités de Partage ſans façon ; En un mot, du Prince juſqu’au Berger, tout le monde y joüit de ſa liberté naturelle, ſoit que cela procede de la nature du climat, ou du temperamment du peuple. Quoi qu’il en ſoit, je ſuis perſuadé que les peuples agiſſent, plus ou moins, ſelon les regles & les loix du Gouvernement ſous lequel ils vivent.

La fameuſe Zarah, d’une race obſcure, naquit ſous le Regne de Roland, Roi d’Albigion, le Prince du monde le plus galant, & dans un tems où la galanterie étoit tellement en vogue, qu’il n’étoit pas plus naturel de vivre que d’aimer : auſſi ſceu-t’elle en proſiter plus que perſonne du monde ? Sa Mere ſeniſe, ſemme d’aſſés bas lieu, mais ſort intriguante, connoiſſoit parſaitement bien ſon monde ; & ne negligeoit nullement ſes propres interêts. Quọi qu’elle n’eut pas naturellement trop d’esprit, elle ſuppléoit à ce déſaut par une certaine adreſſe particuliere à de certaines ſemmes, & par ce moyen elle gagnoit les cœurs de tous ceux qui la ſrequentoient.

Zarah devint bien-tôt l’objet de l’admiration de tous ceux qui connoiſſoient ſa naiſſance & ſon éducation : Sa Mere avoit pris ſoin de lui apprendre l’art d’engager & de charmer les cœurs, & comme elle avoit beaucoup d’eſprit & de beauté, elle ne manqua pas de ſe ſaire aimer de tout le monde. Il ſe rencontra en ce tems là à la Cour, un Gentil-homme nommé Hippolite, jeune, bien ſait & de bonne Famille, lequel s’étoit ſait aimer de pluſieurs ſemmes, que l’on diſoit même qui avoient ſait ſa ſortune. Zarah l’ayant vû deux ou trois ſois au bal, divertiſſement ordinaire en ce tems-là, en ſut charmée : Hippolite danſois parſaitement bien, & ne manquoit jamais de s’attirer les applaudiſſemens de tout le monde, il ne ſaiſoit pas un pas qui ne ſût applaudi de tous ceux qui le voyoient, & dont le cœur de Zarah ne ſût ſenſiblement touché ; Il n’eſt même pas extraordinaire qu’elle ſe rendit à un ſi grand merite. Elle reſſentoit une joye inexprimable des honneurs que tout le monde ſaiſoit à Hippolite ; & dès qu’elle le perdoit de vue elle devenoit penſive & melancolique, dont ſa Mere ne ſut pas des dernieres à s’appercevoir. Elle perdit inſenſiblement l’appetit & le repos, ce qui donna beaucoup d’inquietude à l’indulgente ſeniſe, qui n’avoit rien tant à cœur que la ſanté & la ſatisfaction de ſa Fille. La langueur où elle la voyoit, lui donnoit une douleur mortelle, n’en pouvant deviner la cauſe & ne pouvant s’imaginer par quelle raiſon elle lui en ſaiſoit un ſecret. Cependant l’amoureuſe Zarah periſſant à vuë d’œil, ſa bonne Mere redoubla ſes ſoins & ſes tendreſſes Enſin elle la preſſa ſi inſtamment de lui apprendre la cauſe de ſa douleur, & l’aſſura tellement qu’elle mettroit tout en uſage pour la ſatisfaire, au cas qu’elle procedât de l’amour, qu’elle fut obligée d’ouvrir ſon cœur à une Mere ſi indulgente, & qui flattoit ſi agreablement ſes deſirs.

Hippolite, s’écria cette belle avec beaucoup d’emportement & de tendreſſe, eſt de tous les hommes le plus aimable à mes yeux & le plus accompli ! Mais helas ! il aime Clelie & il en eſt aimé, & vous ne connoiſſez que trop le pouvoir la beauté de cette Rivale ; que la qualité de Mditreſſe du Roi qu’elle poſſede, lui donne mille avantages ſur moi, pour flatter ſon cœur & ſon ambition. Clelie aime paſſionnement Hippolite, & elle n’aime le Roi qu’autant que ſes pareilles ont accoutumé de le ſaire, c’est à dire, autant que le pouvoir d’un Monarque peut l’obliger à aimer un homme, à qui elle doit toute ſon élevation. Bien que cette Dame gouverne ce Monarque avec un pouvoir abſolu, elle eſt déchirée par la paſſion qu’elle ſent au plus haut point de ſa gloire, pour un homme qui a ſçu l’aſſervir par ſon propre merite. Auſſi Clelie n’eut-elle. pas plûtôt jetté les yeux ſur Hippolite, qu’elle oublia tout ce qu’elle devoit à ſon bienfaiteur.

Elle ne regarde plus les bontés du Roi que comme des choſes qui lui ſont deuës, ou du moins, dont elle s’acquita ſuffisamment par la reconnoiſſance exterieure & ſuperficiele qu’elle lui en marque. Elle ſe dit même qu’il ne ſauroit avec juſtice, la blâmer de n’avoir point d’amour pour lui, puiſqu’il ne doit s’en prendre qu’à lui-même, qui n’a pas l’art de ſe faire aimer. C’eſt là ordinairement le deſtin des Monarques amoureux : lorſqu’ils ſont auprès de leurs Maîtreſſes, ils ſe deſarment de cette Majeſté, qui éblouit les yeux & qui charme les cœurs : ils ſe negligent & ſe rendent ſi familiers auprès d’elles, qu’elles s’accoutument inſenſiblement à les traiter comme les autres hommes.

Nonobſtant toute la gloire & le plaiſir que ce fait une femme ambitieuſe, de voir tous les jours à ſes pieds une perſonne qui commande à tous les autres ; Les Monarques ne ſçauroient ſans ſe tromper ſouvent, faire fonds ſur la fidelité de leurs Maîtreſſes : il n’y a qu’une paſſion violente qui puiſſe fixer le cœur d’une femme, l’ambition ſeule n’en eſt pas un gage ſuffiſant, & les Princes doivent plus ſouvent leurs conquêtes amoureuſes à leur qualité qu’à leur merite : auſſi ne s’étendent-elles guere que ſur des choſes exterieures & groſſieres, parce que l’amour & l’inclination ne trouvant rien qui réponde à leur attente, la pompe & la ſplendeur ne pouvant en ſatisfaire les deſirs, cherchent ailleurs de quoi ſe ſatisfaire.

Si c’est là tout, (repliqua Jeniſe, cette Mere paſſionnée,) ceſſez de vous allarmer, je ſuis venue à bout de choſes bien plus difficiles : Comme Hippolite eſt brave & qu’il a le cœur bien placé, il ſe laſſera bientôt d’être à une femme, laquelle après avoir ſacrifié ſon propre honneur au Roi ſon Maître, ne ſauroit faire beaucoup d’impreſſion ſür ſon cœur : il ſera même bien aiſe d’avoir ce pretexte de diſpoſer de ſes bienfaits, en faveur d’une autre femme, dont la beauté & la fidelité ſatisferont en même tems ſon cœur & ſon ambition. Car enfin il eſt naturel aux hommes qui aiment le plaiſir, de cherir ceux qui ſont de leur propre choix. De ſorte qu’il ne ſera pas difficile, continua-t’elle, de trouver un milieu pour ſatisfaire votre amour & mon ambition.

Jeniſe ſe ſervit de toute ſon adreſſe pour`en venir à bout. Elle fit en ſorte que la premiere fois que Clelia vit Zarah à la Cour, elle en fut ſi charmée qu’elle l’invita à ſon apartement, étant bien éloignée de ſonger qu’elle fût ſa Rivale : Zarah accepta cet offre avec joye, & la nuit étant venuë, Hippolite ſe rendit à ſon ordinaire à l’apartement de Clelie. Jamais ſurpriſe ne fut égale à celle de Zarah, à la veuë de l’homme du monde qui lui étoit le plus cher lequel s’avançoit vers elle avec tous les avantages d’un heureux Amant, ſans qu’elle pût s’imaginer le ſujet de ſa venuë, & Clelie étant ſortie pour ſe rendre à l’apartement du Roi, qui l’avoit envoyé chercher. Hippolite s’apperçut de ſa ſurpriſe, & fut ſi charmé de ſa beauté, qu’il demeura les yeux fixés ſur elle, ſans pouvoir ouvrir la bouche, tant il étoit tranſporté d’amour. Cependant ayant un peu repris ſes eſprits, il fit un effort voyant la confuſion où étoit Zarah, & rompit le ſilence, en lui diſant ; Jamais ſurpriſe ne ſut égale à la mienne, Madame, à la veuë de vos beautez : Elle eſt telle que j’ai de la peine à me perſuader la réalité de ce que ję vois, bien que mon cœur tâche de s’en flatter. Eclairciſſez mes doutes, Madame, & m’apprenés ſi, ces lieux ſont enchantez ? C’étoit effectivement un lieu ſpacieux & frais, pour ſe dérober aux chaleurs de l’Été. On y voyoit pluſieurs ſieges de gazons, entourez de Jaſmins & d’autres plantes odoriferentes : en un mot, c’étoit un lieu que le Roi avoit choiſi pour ſes plaiſirs. Zarah s’y étoit couchée, & comme il n’y a rien de ſi charmant que la vuë d’une belle femme en cet état, il en fut tellement épris qu’il ne ſçavoit où il étoit ni ce qu’il faiſoit. Zarah ayant enfin recouvré l’uſage de la parole, dont elle ſavoit aſſés bien ſe ſervir en d’autres occaſions lui répondit qu’il falloit qu’il la prît pour un autre : Car enfin, lui dit-elle, je n’ignore pas que Clelie eſt la perſonne à qui s’adreſſe toutes ces douceurs. J’avoue, Madame, repliqua-t’il, que Clelie eſt ma Maitreſſe, mais la paſſion que j’ai pour elle, n’eſt pas à l’épreuve de vos charmes, qui m’en inſpirent un autre, qui effacent tous les ſiens, & dont la ſorce & la violence ſuſſisent pour me ſervir d’excuſe & me ſaire paſſer par deſſus toutes les conſiderations du devoir & de l’interêt.

Zarah ravie d’entendre les paroles paſſionnées d’Hippolite, lui dit, Que bien qu’elle ſut perſuadée de ſa generoſité & de ſon merite, elle ſavoit bien auſſi qu’on ne pouvoit faire aucun fonds ſur un cœur ſi ſujet au changement, qui ſe donnoit avec tant de facilité, & qui ne trouvoit rien en amour de plus charmant que la varieté. Il ce peut, ajouta-t’elle, que vous m’aimiés aujourd’hui, mais vous en aimerez peut-être un autre dans deux jours ; Et vous aurez lieu de m’accuſer de presomption ſi je pretendois que vous me fuſſiez plus fidele que vous ne l’êtes à Clelie.

On pourra s’étonner que deur perſonnes qui ſe connoiſſoient ſi peu ; ſe parlaſſent avec tant de familiarité à la premiere rencontre : Mais il faut ſçavoir que l’amour fait bien plus de progrès en ce pays là que dans le nôtre, où les vents, la neige & la pluye lui engourdiſſent les ailes ; & interrompent la rapidité de ſon vol. Car c’eſt la coutume des Grands de ce pays là, qui n’ont point d’inclination particuliere pour une femme, d’en changer tous les jours, & de chercher le plaiſir dans la varieté, après avoir perdu le veritable goût de l’amour.

Pendant que ces deux amans étoient entierement occupés de leur amour, & qu’Hippolite en galant homme & en habile courtiſant, ne ſongeoit qu’à expliquer à ſa Maîtreſſe la tendreſſe de ſon amour ; Jeniſe qui avoit moyenné cette entrevuë & procuré l’abſence de Clelie, voulant profiter d’une occaſion ſi favorable ; ſe rendit inopinément à l’appartement de cette Dame, pour y ſurprendre nos amans, & tâcher de parvenir au but qu’elle s’étoit propoſée de faire épouſer ſa Fille à Hippolite ; Le bruit qu’elle fit à la porte, les remplit de crainte, ils ſe demandérent ce que ce pouvoit être, ne pouvant s’imaginer qu’on eût pû découvrir dans l’appartement, une intrigue ſi accidentelle, & à laquelle il ſembloit qu’il n’y eut que le hazard qui y eut contribué. Enfin Jeniſe ayant enfoncé la porte, entra toute hors d’haleine, & ſe jetta à demi morte, en apparence, entre les bras de ſa Fille. Que de facheuſes idées ſe préſenterent en ce moment dans l’eſprit d’Hippolite ! il s’imagina que tout étoit perdu, & que c’étoit un ſtratagême de Clelie, ne ſoupçonnant en aucune maniere le deſſein de Jeniſe.

Oh Ciel ! s’écria-t’elle fondant en larmes, que vois-je ? Hippolite ! & ſeul avec vous ? Apprenés-moi ma Fille comment il eſt venu, & à quelle intention ? Zarah ne ſçachant que répondre, gardoit un profond ſilence, tandis que Jeniſe accabloit Hippolite de reproches. Comme cette ſcene avoit été parfaitement bien menagée par Jeniſe, ſans même qu’elle eut fait part de ſon ſecret à ſa Fille : elle ſe jetta ſur elle avec une fureur ſi apparente, qu’Hippolite y fut trompe, & ſe jetta entre deux, pour la dérober à ſon emportement ; il en ſut même ſi ſenſiblement touché qu’elle auroit ſenti les effets de ſon reſſentiment, ſi la crainte de perdre Zarah ne l’eut retenu.

Ce deſordre ne ſut pas plûtôt appaiſé, qu’Hippolite prit Zarah entre ſes bras, en preſence de ſa Mere, & l’embraſſant tendrement lui dit, Madame, les aſſauts où vous venés d’être exposée, à cause de moi, m’obligeront à l’avenir à avoir plus d’égard à votre repos & à votre ſatisfaction, qu’à l’amour que j’ai pour vous, quoi que ce ne ſoit pas une choſe facile que de ſe défaire d’une paſſion comme la mienne. Cette declaration ne repondit pas aux intentions de Jeniſe, qui craignit que la paſſion d’Hippolite ne degenerât en une amitié froide & en reſpect. Mais la reponſe de Zarah la tira de crainte. Monſieur, lui dit-elle, vos paroles & l’ardeur que vous venez de faire paroître pour moi en cette avanture, ne me permettent pas de douter que vous n’ayez de l’eſtime & de la conſideration pour moi : mais je ne ſaurois cependant avoir la vanité de me flater que vous puiſſiez vous defaire ſi facilement en ma faveur, de la paſſion que vous avez pour Clelie. Ah ! Madame, s’écria Hippolite, la paſſion que je puis avoir pour elle, ne ſauroit m’empêcher de vous offrir mon cœur & de vous aſſurer que je ſuis prêt à renoncer à elle, pour l’amour de vous & qu’il n’y a rien que je ne faſſe pour vous ſatisfaire.

Jeniſe s’applaudit en ſecret du bon effet que produiſoit ſa politique, pendant qu’Hippolite lui faiſoit mille ſermens qu’il n’outre paſſeroit jamais les bornes du reſpect & de la diſcretion que pourroit exiger la vertu la plus ſevere, & lui proteſte qu’il ne ſouhaitoit du tems pour l’en convaincre, que juſqu’au lendemain, afin d’avoir une heure d’entretien avec Clelie. Mais ſeniſe qui connoiſſoit l’inconſtance des hommes & les artifices des femmes, lui fit des reproches de cette propoſition. Il s’adreſſa enſuite à Zarah, & la pria de la maniere du monde la plus tendre & la plus paſſionnée, de lui accorder cette grace ; mais cette belle lui répondit, que rien ne pourroit l’obliger à manquer à ce qu’elle devoit à ſa Mere & à ſa propre vertu, & qu’elle ne pouvoit s’imaginer qu’ayant autant d’amour pour elle qu’il prétendoit en avoir, & dont ſa Mere venoit d’être temoin, il pût ſe ſeparer d’elle, ſans lui donner la ſatisſaction que les parens exigent en de pareilles rencontres. J’ai de l’honneur & de la vertu auſſi bien que vous, repliqua-t’il, & les principes en ſont, peut-être, auſſi ſeveres mais l’amour est plus fort que tous les preceptes du monde.

Cela ne plut pas à Jeniſe, qui deſaprouvoit tout ce qui pouvoit retarder leur mariage : c’eſt pourquoi elle dit à Hippolite, qu’il falloit qu’il choiſit immediatement de deux choſes l’une, ou de faire confidence de ce qui venoit de ſe paſſer à Clelie, choſe dont il pouvoit facilement comprendre les conſequences, tant à ſon égard qu’à celui de Zarah, ou de l’épouſer immediatement, & que par ce moyen, il conſerveroit & ſon honneur & ſa propre fortune. Le Roi, ajoûta-t’elle, ſera ravi de voir ſon rival marié, & Clelie ne pourra pas vous reprocher d’avoir fait une action deshonorable. Hippolite garda le ſilence quelque tems, comme un homme qui ſongeoit à ce qu’il devoit dire : mais Jeniſe le preſſant de ſe declarer, il la regarda d’un air melancholique, & lui demanda avec quelque émotion, Madame, je ſuis le plus malheureux de tous les hommes, & ſur tout en amour. Zarah n’a pas la moindre tendreſſe pour moi, & ne plaint nullement les tourmens qu’elle voit que je ſouffre pour elle ; de ſorte que je ne ſai ce que je deviendrai, ſi vous n’avez pas plus de bonté pour moi. Apprenez-moi ce que vous ſouhaitez de moi & ce que vous voulez que je ſaſſe ? te souhaite, repliqua Jeniſe, que vous épouſiez immediatement Zarah, puiſque j’ai un Prêtre tout prêt à en ſaire la ceremonie. Cette propoſition le ſurprit de maniere qu’il en rougit, & ne put répondre ſur le champ. Jeniſe profita du deſordre où il étoit, elle appella le Prêtre qui fit ſon office ſans héſiter, & prononça la benediction nuptiale.

Cette ceremonie ne fut pas plûtôt achevée, à la grande ſatisfaction de Jeniſe & de Zarah, qu’Hippolite ſortit de la chambre, à leur grand étonnement, en faiſant mille reflexions ſur la mauvaiſe fortune qui l’avoit fait tomber dans ce piege. Ce n’eſt pas qu’il ne fut paſſionnement amoureux de la beauté de Zarah, & qu’il ne fut même perſuadé qu’elle parviendroit un jour à un dégré éminent de fortune : mais il enrageoit de ſe voir attrapé, & forcé à faire une choſe malgré lui.

Cependant Zarah le voyant ſortir ſi bruſquement, & craignant que ce qui venoit de ſe paſſer ne le portat à quelque extrémité, le ſuivit dans la chambre prochaine, où l’ayant trouvé dans un excès de rage, capable de lui ôter la raiſon, elle ſe jetta à ſes piés avec une douleur mortelle, & lui dit fondant en larmes, m’abandonnez-vous déja, & mépriſez-vous ſi-tôt une conquête qui vous a ſi peu conté, ne ſerez-vous pas ſenſible à ma douleur ? Elle en auroit dit davantage, ſi l’excès de ſon deſeſpoir ne lui eût ôté la parole, & ſi le combat qui ſe paſſoit en elle, entre l’amour & le reſſentiment, ne l’eût ſait pâmer à ſes piés. Hippolite la releva & l’embraſſa avec une tendreſſe extrême, le tranſport de ſon amour ayant diſſipé l’extravagance de ſon emportement, de ſorte qu’il s’abandonna à tous les transports d’un amant aimé. Il ſeroit impoſſible d’exprimer la joie de Zarah en cet heureux moment, auquel le regardant avec des yeux enflamez d’amour, elle n’eut que le tems de s’écrier, oh Ciel ! oh Hippolite ! ſoutenez-moi dans l’excès du raviſſement qui me transporte. Clelie arriva dans ce moment, outrée d’un accident qui lui étoit arrivé, & ne ſut pas plutôt arrivée à la porte de la chambre, où étoient ces heureux amans, qu’elle entendit une voix qui ne lui étoit pas inconnuë, & le nom d’Hippolite ; Elle n’eut pas aſ ſez de retenue pour obſerver ce qui ſe paſſoit ; & s’avançant vers eux, quelle ſut ſa ſurpriſe lorſqu’elle reconnut que s’étoit Zarah & Hippolite. Traitre, s’écria-t’elle, peux-tu pouſſer ſi loin l’ingratitude ? Oſe-tu te ſervir de mon appartement pour m’outrager ? & ne pouvois-tu le faire, ſans me rendre témoin de ton infidelité ? Barbare, ajoûta-t’elle, eſt-ce ainſi que tu reconnois mes bienfaits ? Madame, répondit — il avec beaucoup de froideur & une preſence d’eſprit qui lui eſt toute particuliere, vous devriez nous entendre s’il vous plaît, nous ſerons venir ici des perſonnes qui juſtifieront notre conduite, & vous verrez comment nous nous défendrons. Ces paroles acheverent de la deſeſperer. Ô Ciel ! s’écria-t’elle, y eut-il jamais une impudence pareille, à quoi ceci aboutira-t’il ? En diſant cela elle ſe ſaiſit de ſon épée, ſans ſavoir où elle la devoit plonger, les trouvant également perfide. Enſin Zarah lui paroiſſant la plus criminelle, elle reſolut de la ſacrifier la premiere à ſon reſſentiment : Mais dans le moment qu’elle lui alloit percer le cœur ; Hippolite ſe jetta au devant d’elle, & reçut une legere bleſſure en lui ſaiſiſſant le bras. Ah traitre ! s’écria-t’elle en ſe jettant ſur lui, ce coup là n’étoit pas deſtiné pour toi, & tu n’auras pas le pouvoir de te vanger le premier.

À ces mots & au bruit qu’elle fit, Zeniſe & le Prêtre, qui ne s’étoient pas encore retirez, entrerent dans la chambre. Quelle ſut la confuſion de clelie à cette vuë, elle trembla depuis les piés juſqu’à la tête, & ſentit un redoublement de deſeſpoir qui éſaçoit tout ce que ſes penſées & la jalouſie avoit pu lui ſuggerer. Dieux ! s’écria-t’elle tranſportée de rage, de fureur & de deſeſpoir, quels fantômes ſont-ce-là ? d’où vient cette vieille ſorciere, & que cherche ce monſtre là ? Que viennent-ils de m’enlever ? Qu’ont-ils ſait de mon Hippolite ? En diſant cela, elle ſe mit à courir la chambre comme une forcenée. Le bruit qu’elle fit y attira tous ſes domeſtiques, qui s’imaginérent qu’il lui étoit arrivé quelque accident : mais ils ſe retirérent immediatement à la vuë d’Hippolite, qui avoit cauſé pluſieurs ſois de pareils deſordres dans la famille : Il se retira auſſi, voyant bien qu’il ne gagneroit rien ſur l’eſprit de clelie, dans la ſituation où il ſe trouvoit, & ſe contenta de la recommander aux ſoins de ſes Femmes.

La Cour ſut bien-tôt inſtruite de ce qui s’étoit paſſé en cette occaſion : La nouvelle en parvint même aux oreilles du Roi, qui ne fut pas faché du mariage d’Hippolite, qui le délivroit d’un rival qui lui avoit enlevé le cœur de la perſonne du monde qu’il aimoit le plus tendrement : Car ce Prince n’ignoroit pas l’infidelité de Clelie, qu’il ne pouvoit cependant s’empêcher d’aimer ardemment. Il envoya chercher Hippolite, qu’il felicita ſur ſon mariage, en l’aſſurant de la continuation de ſes bonnes graces. Hippolite en fut ſi ſurpris, qu’il héſita s’il devoit remercier Sa Majeſté de ces marques de ſa bienveillance, ou non, craignant que Clelie n’eut tout dit à ce Prince, & qu’il ne ſe moquât de lui : Mais il fut agreablement ſurpris, lorſque le Roi continuant toûjours ſur le même ton, lui dit, Que quoi qu’il ne connût pas celle dont il avoit fait choix, il ne laiſſoit pas d’être perſuadé qu’elle étoit parſaitement belle ; puiſqu’il ſavoit qu’il avoit le goût bon. Il ſouhaita de la voir, & fit des reproches honnêtes à Hippolite, en lui diſant que cela ne devoit pas l’inquieter, puiſque quand elle ſeroit auſſi aimable qu’il ſe la repreſentoit, il ne manqueroit pas de moderer ſes deſirs, ſans ſonger à envier le bien des autres, Clelie lui ayant ſuffisamment fait connoître ce qu’il devoit attendre des plus charmantes de ſon ſexe. Ces paroles firent craindre à Hippolite, que le Roi ne voulût lui reprocher. l’attachement qu’il avoit eu pour Clelie : mais au lieu de cela, ce Prince qui avoit de l’eſprit infiniment, & qui étoit fort agréable, ſe mit à plaiſanter & à le railler, en lui demandant, ce que ſeroient les perſonnes galantes, s’il falloit que leur engagement duraſſent autant que leur vie, ſans qui leur fut permis de changer lorſqu’elles ſentoient plus d’inclination pour un autre ; C’est un droit naturel, ajoûta-t’il, de diſpoſer de ſon cœur où l’on le juge à propos, & d’en revoquer le don avec la même liberté. On ſeroit bien malheureux ſi l’on n’avoit pas cette liberté, & vous n’ignorez pas Hippolite, continua le Roi, que c’est une maxime dont je fais gloire ; & que j’aurois, peut-être moins aimé Clelie, ſi elle n’eut pas été en cela de mon humeur. Je ſuis même perſuade que rien ne me plait plus en elle que ſon inconſtance. Je lui dis un jour que j’avois rêvé que je vous avois vû entre ſes bras, je vous y trouvai effectivement peu après. Pourriez-vous donc trouver mauvais Hippolite, que je fiſſe preſentement à votre égard, ce que vous fites alors au mien. Oui, ſans doute, Sire, repliqua-t’il, puiſque je ne le fis pas à deſſein que vous me rendiſſiés la pareille. Et bien, repondit le Roi prophetiquement, ſi ce n’est pas moi, ce pourra être un autre. Ce plaiſant dialogue fut interrompu par l’arrivée de Clelie, qui en commença un autre qui ne fut pas tout-à-fait ſi agréable. Elle avoit appris qu’Hippolite étoit avec le Roi, & comme elle avoit en tous tems l’accès libre auprès de ce Prince, elle entra d’un air majeſtueux & altier qui lui étoit fort naturel, lorſqu’elle étoit en colere, & s’adreſſant au Roi, lui dit, est-ce m’aimer, Sire, que d’entretenir & de favoriſer l’homme du monde qui m’a le plus ſenſiblement outragée ? Et vous perfide, dit-elle à Hippolite, comment oſez-vous vous preſenter aux yeux d’un Maître offencé ? Il ſeroit aſſez difficile de repreſenter la ſurpriſe, la crainte & la confuſion que ces paroles donnérent à Hippolite, qui connoiſſoit l’aſcendant que cette belle avoit ſur l’eſprit du Roi, lequel nonobſtant la bonne humeur où il étoit, & ſans examiner les raiſons de l’emportement de Clelie, s’écria, Perſide ſans honneur & ſans foi, oſez-vous me faire des reproches ? Eſt-ce ainsi que vous reconnoiſſez les obligations que vous m’avez & ce que j’ai fait pour vous ? Enſuite il l’accabla de reproches, & Hippolite ſe retira en triomphe.

Jenise, de ſon côté, étoit ravie d’avoir ſi bien marié ſa Fille, tout bien conſideré, car Hippolite étoit un brave guerrier, & fort eſtimé à la Cour : Il avoit ſervi long-tems ſous un Prince Voiſin, qui paſſoit en ce tems là pour avoir les meilleurs Generaux & les meilleures Troupes du monde. Et on le regardoit déja comme l’appui de la nation & comme un homme qui parviendroit aux premieres charges de la guerre, lors qu’on auroit beſoin de ſes ſervices. Son crédit augmentoit tous les jours à la Cour de ſorte que Zarah & lui y parurent avec un éclat qui leur attira bien-tôt l’envie des Courtiſans, qui ne pouvoient ſe laſſer d’admirer leur bonheur & leur élevation. Hippolite gagna même inſenſiblement les bonnes graces du Duc Albanio Frere du Roi, & heritier preſomptif de la Couronne, qui étoit un Prince guerrier, qui favoriſoit tous ceux qui étoient élevés à la guerre, & qui avoient du genie pour les armes ; il avoit été élevé lui même au milieu des allarmes, & quoi qu’il eut été obligé, par une fatalité inſurmontable, de quitter ſa Patrie, pour embraſſer un long & ennuyeux exil, il avoit toûjours retenu une forte inclination pour la guerre, ſe flatant qu’au cas qu’il parvint un jour à la Couronne d’Albigion, il ſauroit mieux profiter de la fortune, que n’avoit fait le Roi ſon pere, qui l’avoit perduë par la mauvaiſe conduite de ſes Troupes.

Cependant Zarah que nous continuerons toûjours de nommer ainſi, fut introduite au ſervice de la Princeſſe Albanie, ſeconde Fille du Duc, laquelle monta enſuite ſur le Trône d’Albigion. Cela lui donna le moyen de travailler à la Fortune d’Hippolite, dans la Famille d’Albanio, laquelle ne pouvoit manquer de ſucceder un jour à la Couronne. Elle ne manqua pas auſſi de s’inſinuer dans les bonnes graces de la jeune Princeſſe, qui étoit alors dans l’âge où les Femmes commencent à fixer leur affection, & de recevoir les impreſſions les plus durables, ſoit d’amour, ou d’amitié. Ce fut en ce tems là qu’Albanie lui découvrit l’inclination qu’elle avoit eue pour Mulgarvius jeune Seigneur des plus galants, des plus ſpirituels & des plus aimables de la Cour. Albanie avoit étoufé cette paſſion naiſſante dans ſon cœur, avant qu’elle pût trouver une perſonne à laquelle elle oſât conſier un ſecret de cette importance. Mais cette Princeſſe ayant trouvé en Zarah toutes les qualitez requiſes pour une Confidente, tant par ce qu’elle avoit obſervé en elle, que par le recit qu’elle lui avoit fait de ſa vie, & de la varité des incidens dont elle avoit été accompagnée juſqu’alors, ne fit aucun ſcrupule de lui apprendre les ſentimens qu’elle avoit eu pour Mulgarvius, & qui n’avoit été connu de perſonne juſqu’alors.

Mais Zarah qui ne ſongeoit qu’à ſes propres interêts, ſans ſe mettre en peine s’ils s’accordoient aux regles les plus ſeveres de l’honneur & de la vertu, reſolut ſur le champ de profiter de cette confidence, tant pour ſatisfaire ſon ambition, en communiquant une affaire de cette conſequence au Roi & à Albanio, que pour s’inſinuer dans l’eſprit de Mulgarvius, pour lequel elle avoit beaucoup d’inclination, & dont elle ſouhaitoit de paroître intime amie ; cependant elle avoit reſolu, & même pris ſes meſures pour empêcher le ſuccès dont il ſe pourroit flater, ſur les eſperances trompeuſes qu’elle avoit deſſein de lui donner, par rapport à la Princeſſe Albanie.

C’étoit une trahison, qui ſurpaſſoit toutes celles dont ſe fût jamais aviſée une femme, également eſclave de l’amour & de l’ambition : Car bien qu’elle fut entierement poſſedée par la derniere de ces paſſions, elle ne laiſſoit pas de poursuivre avec ardeur tout ce qui pouvoit contribuer à ſatisſaire la premiere ; ce qui a rendu ſa vie un tiſſu d’intrigues politiques.

La Princeſſe ne ſut pas plutôt retirée, que Zarah, l’eſprit rempli de la trahiſon qu’elle avoit meditée, ſe rendit à l’appartement du Roi, où la premiere perſonne qui s’offrit à ſa vuë ſut Mulgarvius qui étoit de Tour. Il lui demanda quelle affaire l’amenoit ſi tard à la Cour, & s’il y avoit quelque choſe en quoi il pût la ſervir ? Zarah ſe trouva un peu embaraſſée pour cacher ſon infidelité : cependant elle lui repondit d’un ton flateur, Vous ne devinerioz pas, Seigneur, la part que vous avez à ce qui m’occupe : Sachez que vous êtes plus heureux que vous ne pensez. La Princeſſe vous aime : Ne m’en demandez pas davantage à preſent. Il faut que je parle à Albanio, & l’on m’a dit qu’il eſt auprès du Roi. Comme elle achevoit ces paroles, le Duc entra dans la galerie où ils étoient. Zarah l’ayant aperçu le ſuivit, & lui dit qu’elle avoit quelque choſe à lui dire en ſecret. Dès qu’il eut appris que s’étoit au ſujet de la Princeſſe ſa Fille, il lui ordonna de le ſuivre dans le cabinet du Roi, d’où il venoit de ſortir. Mulgarvius qui avoit été temoin de cette entrevuë, en ſut inquiet, ne pouvant comprendre quelle affaire Zarah pouvoit avoir à une heure ſi induë auprès du Roi & d’Albanio. Cependant cette belle n’étoit pas peu occupée à s’exprimer, de maniere à ne donner aucun ſoupçon au Roi de ſon infidelité. „ Sire, lui dit-elle d’un air affecté, la Princeſſe ignore, & même eſt bien éloignée de ſoupçonner que j’aie découvert l’amour qui eſt entr’elle & Mulgarvius : & je n’aurois pû rendre ce ſervice à Votre Majeſté, en lui découvrant une choſe ſi importante à la Famille Royale & à tout l’État, ſi je n’avois rencontré ce Seigneur par hazard, comme l’a vû Votre Alteſſe, dit-elle, en ſe retournant vers Albanio.

J’avoue continua-t’elle, que j’avois obſervé depuis peu que la Princeſſe étoit plus penſive & plus melancholique qu’à l’ordinaire ; mais elle ne m’en avoit pas voulu apprendre la cauſe, & cela m’avoit donné lieu de ſoupçonner qu’elle étoit amoureuſe. Cependant j’aurois eu bien de la peine à deviner de qui c’étoit, ſi Mulgarvius ne me l’eut avoüé lui même. Comment s’écria le Roi avec beaucoup d’emportement, Mulgarvius a t’il l’audace d’avouer qu’Albine eſt amoureuſe de lui, ou vous a-t’il ſimplement dit qu’il étoit amoureux d’elle ? Je n’ignore pas qu’il a aſſez de vanité pour cela, mais il faudroit qu’il eut perdu le ſens, & qu’il eut une imprudence inexprimable, pour ſe vanter de l’inclination de la Princeſſe. La colere avec laquelle le Roi prononça ces paroles, fit trembler Zarah qui auroit voulu être bien loin de là, connoiſſant la fauſſeté de ce qu’elle venoit de dire. Mais le Duc qui étoit plus moderé que ſon Frere, augmenta ſa crainte, en lui demandant comment Mulgarvius avoit oſé lui communiquer un ſecret de cette nature ; vu le peu d’habitude qui paroiſſoit entr’eux, & la grande confiance qu’il ſavoit que le Roi & lui avoient en elle & en Hippolite. Cela acheva de démonter Zarah, ne ſachant où trouver une excuſe dans la conſuſion où elle ſe trouvoit : Mais l’excès de l’emportement du Roi la tira d’un pas ſi gliſſant. Mon Frere, s’écria-t’il à Albanio, il ne s’agit point de cela. Que l’on ordonne inſtamment à Mulgarvius de ſe retirer de la Cour, & qu’on obſerve de ſi près la Princeſſe, qu’on m’en puiſſe repondre.

Zarah ſe ſervit de l’occaſion, & ſe retira dans une grande conſternation les larmes aux yeux. Mulgarvius qui avoit attendu ſa ſortie avec la derniere impatience, s’en étant aperçu, & voulant proſiter de l’occaſion pour apprendre ce qui c’étoit paſſé dans le Cabinet du Roi, la ſupplia avec toute la tendreſſe d’un amant, de le tirer de peine, en lui apprenant ſi elle ne venoit pas de reveller au Roi & à Albania le ſecret de la Princeſſe ; car enſin Madame, lui dit-il, mon triſte cœur me le dit. Failoit-il avoir la cruauté de me dire que je ſuis aimé de la Princeſſe, puiſque vous aviez reſolu de me perdre ? Que ne me cachiez-vous plûtôt ce ſecret ? Enſuite il ſe plaignit de la ſeverité de ſon deſtin, & fit des reproches ſi paſſionnés à Zarah qu’on l’auroit plutôt pris pour ſon amant que pour celui d’Albanie. Toute remplie de trouble & de confuſion qu’elle fût, elle prêta l’oreille à la douceur attrayante de ſa voix, elle ſur touchée de ſon infidélité, & ne pouvant plus contenir ſa paſſion, s’écria, penetrée d’amour & de douleur, » Seigneur, vous êtes pendu, je me ſuis rendue malheureuſe. » À ces mots elle voulut le quitter, mais il l’arrêta. » Demeurez Madame, lui dit-il, je vous en conjure, apprenez-moi ce que vous venez de faire ou de dire à mon prejudice ou au vôtre, afin que je me juſtifie ſi je ſuis innocent, ou que j’implore la clemence du Roi ſi je ſuis coupable. Vous n’êtes que trop coupable, s’écria-t’elle, car vous aimez la Princeſſe, & moi je vous ai trahi l’un & l’autre, & me ſuis trahie moi-même. En achevant ces paroles elle s’arracha d’entre ſes bras & diſparut à ſes yeux, le laiſſant dans une ſurpriſe & une confuſion inexprimable, ne ſachant ce qu’il devoit faire ni penſer. Tantôt il s’imaginoit que c’étoit l’effet d’un transport d’amour en Zarah ; enſuite il ſe perſuradoit que cela pouvoit proceder de quelque choſe qu’Albanio avoit dit au Roi contre lui ; enfin flottant ainſi entre l’esperance & la crainte, il paſſa la nuit auſſi bien que Zarah ſans pouvoir fermer l’œil.

Le lendemain il reçut ordre du Roi de s’abſenter de la Cour, ce qui le jetta dans la derniere conſternation. Eſt-il poſſible, ſe diſoit-il, que Eon n’ait aſſez de mechanceté pour m’exposer à la colere du Roi, ſans ſujet & ſans provocation ? & ſe pouroit-il que Zarah en fût capable ? C’est ce que je ne ſaurois croire, c’eſt ce que je ne ſaurois concevoir, & c’est en même tems une choſe que je ne ſaurois jamais lui pardonner. De l’autre côté Zarah ayant fait reflexion ſur ce qu’elle avoit fait, & en craignant les ſuites, perſuada à Hippolite d’aller trouver le Roi le lendemain, & de lui repreſenter les choſes de maniere, qu’il lui fit prendre d’autres mesures à l’égard de Mulgarvius. Comme le Roi n’aimoit pas les affaires, il ajoûta foi facilement à une choſe qui le tiroit d’embaras. Il ſçut même bon gré à Hippolite, du tour qu’il donna à la choſe, & fut bien aiſe qu’il lui eut donné lieu de marquer à Mulgarvius l’estime qu’il faiſoit de lui, en le rappellant à la Cour. Un changement ſi ſoudain, fit faire mille reflexions à la Cour & à la Ville ſur la diſgrace & ſur le promt retour de ce Seigneur. Mais enfin le ſecret en fut éventé. Tout le monde apprit qu’il avoit oſé lever les yeux juſques à la Princeſſe Albanie ; qu’elle avoit approuvé ſa paſſion ; que Zarah en avoit été confidente ; & que cela ayant été rapporté au Roi, lui avoit cauſé la diſgrace de ce Seigneur. Cet Amant heroïque ne pardonna jamais cette trahiſon à Zarah, quoi qu’elle fit pour l’attirer dans ſes interêts, & qu’elle ſe ſervit de tous les artifices qu’une perſonne de ſon rang pût mettre en uſage, pour joüir du plaiſir de ſa converſation, en l’entretenant dans les bonnes graces de la Princeſſe, dont il eut toujours la vanité de ſe croire aimé. Cela l’obligea à garder des meſures avec Zarah en dépit de ſon reſſentiment & de ſon mauvais naturel.

Roland mourut peu après, & Albanio ſucceda à la Couronne. Hippolite étant ſon favori, Zarah n’eut plus beſoin de Mulgarvius pour parvenir à ſes fins, ſon credit & celui de ſon mari étant ſuffiſant pour obtenir tout ce qu’ils pouvoient ſouhaiter raisonnablement. Le Roi qui connoiſſoit le merite d’Hippolite lui donna une des premieres charges de ſon armée ; & Zarah ne manqua pas de ſon côté de travailler à l’élevation de ſa Famille, auſſi bien qu’à la ſienne. Car bien que ſa Sœur pût faire fonds ſur le credit de la Reine, dont elle poſſedoit les bonnes graces, elle ne laiſſa pas de contribuer beaucoup à faire obtenir à Onelio ſon mari, la Vice Royauté d’Iberie ; ce qui ne produiſit pas tout l’effet qu’elles s’en étoient promiſes. Elle ne manqua pas, non plus, pour prevenir tous les contretems qui pourroient arriver, d’engager de plus dans ſes interêts la Princeſſe Albanie ; laquelle ſelon toutes les apparences, devoit ſucceder un jour à la Couronne. Mais elle ne ſut pas, long-tems ſans concevoir de la jalouſie de quelques perſonnes, qu’elle craignit qui ne devinſſent trop puiſſantes, non ſeulement pour elle, mais même pour la Princeſſe. Et ne pouvoit ſouffrir ſur tout l’autorité que la Reine s’attribuoit, & particulierement la bonne intelligence qui regnoit entr’elle & Volpone, qui étoit ſa créature, & qu’elle voyoit que cette Princeſſe avoit entierement mis dans ſes interêts par des artifices auſquels elle n’ignoroit pas qu’un homme ambitieux & avare ne pouvoit reſiſter. Pour en prevenir les ſuites, elle s’appliqua à mettre de la meſintelligence entre la Reine & Albanie, ayant l’oreille de l’une & de l’autre. Elle engagea même adroitement Hippolite & Volpone dans ſon deſſein, en leur ſaiſant entendre que cela étoit neceſſaire pour le bien de l’Etat, & pour aſſurer la ſucceſſion de la Couronne à Albanie. Eſſectivement il y avoit lieu de craindre le danger qu’elle tâchoit de leur inſinuer : mais cela ne procedoit pas tant de la cauſe pour laquelle elle vouloit les animer contre la Reine, que de ce qu’elle ſavoit que cette Princeſſe n’approuvoit pas l’influence qu’elle avoit ſur les actions d’Albanie, laquelle communiquoit tout ce qu’on lui diſoit à Zarah, qui en faiſoit part de ſọn côté à Hippolite & à Volpone. Cela les obligeoit à ſe tenir continuellement ſur leur garde de crainte que la Reine par ſon adreſſe & par ſes inſinuations", ne leur alienat l’affection d’Albanie, & qu’elle ne lui donnât de ſes créatures pour l’engager dans ſes interêts, & lui perſuader que le Roi ſon Pere l’aimoit uniquement, dans un tems où l’on travailloit à la priver de l’eſperance qu’elle avoit de ſucceder à la Couronne, en la rendant elle même l’inſtrument de ſa propre ruine.

La Cour avoit fait tous ſes efforts pour engager Albanie à favoriſer les deſſeins du Roi : mais Zarah, Hippolite & Volpone' en avoient toujours empêché l’effet juſques à ce qu’on leur fit part du ſecret & qu’on les eût engagés, à force de recompenſes & de liberalités, à tenir la Princeſſe dans l’ignorance des grands deſſeins que l’on avoit projetté. Il y avoit en ce tems là à la Cour un nommé Solano, diſciple de Machiavel, lequel étoit ſecretement dans les interêts de Zarah, & qui ne s’étoit pas encore déclaré juſques alors. Le Roi reſolut de ſe ſervir de ce ruſé politique, lui fit mille careſſes & lui confia tous les ſecrets de ſon cœur ; de ſorte que rien ne ſe faiſoit plus ſans lui. En un mot Solano gouvernoit le Roi, avec un empire auſſi abſolu, que celui que Zarah avoit ſur l’eſprit d’Albanie. On ne formoit aucun deſſein ſans le communiquer à ce Miniſtre, & rien ne s’executoit ſans qu’il en eut la direction. Il avoit les principes de Zarah & la politique de Volpone : Il étoit capable de vendre ſon Maître à beaux derniers comptans, de changer de Religion par politique & de trahir ſa Patrie pour le moindre avantage. S’il eut ajouté à toutes ces belles qualités là, celle d’un eſprit vindicatiſ : ſes ennemis auroient eu lieu de trembler ; en voyant les miracles qu’il étoit capable de faire. Mais comme les Legiſlateurs de Grece ne ſe contentoient pas d’entendre la Philoſophie ſans la mettre en pratique ; il reſolut de ſuivre les preceptes des Stoïciens, en aſſujettiſſant ſes paſſions avant de prendre le timon des affaires, pour y preſcrire des regles de Gouvernement.

Les obligations que le Royaume d’Albigion a à ce grand homme, ſont trop grandes pour les pouvoir reconnoître, le merite de ſa politique ſurpaſſant de beaucoup la ſatisſaction que la Nation en a reçûë, quoi qu’il ait entrepris la choſe du monde la plus hardie, pour s’attirer les benedictions de tous les peuples de ce Royaume, & pour exciter l’envie & l’admiration de tout l’univers par des Revolutions ſurprenantes & inouyës. Auſſi ſaudroit-il être barbare, pour tâcher de ternir la gloire d’un politique, qui a rendu Albigion ſi ſameuſe en cette ſcience depuis ce tems là.

Mais pour reprendre le ſil de notre Hiſtoire, Solano étant également bien dans les bonnes graces du Roi & de la Reine, tous les Princes étrangers lui ſaiſoient leur cour, de même qu’ils l’ont ſait depuis à Hippolite. Comme ce Favori diſtingué gouvernoit abſolument toutes les affaires que l’on deliberoit au Conſeil, & toutes celles qui ſe paſſoient ailleurs, & qu’il ne faiſoit nullement ſa cour à Albanie, cela empêchoit Zarah de pouvoir penetrer dans ſa conduite miſterieuſe : Elle avoit un chagrin mortel de vivre dans l’inaction & dans l’ignorance au milieu de toutes les Cabales que l’on formoit de tous côtés ſans ſa participation, car Volpone & Hippolite n’avoient pas la moindre connoiſſance des deſſeins cachés de Solano, qui agiſſoit avec une ſubtilité, qui fit tomber le Roi même dans le piege qu’il lui avoit tendu par une trahiſon ſans exemple. Zarah voyant donc le train que prenoient les affaires, & que l’on travailloit à exclure Albanie d’une Couronne qu’elle ſe flatoit de porter, reſolut de traverſer de toute ſa puiſſance les deſſeins de Solano, qu’elle avança au contraire au dernier point par ce moyen.

Elle alla trouver ; Albanie, à l’inſtant, avec toute l’ardeur que la vengeance & la jalousie peuvent inſpirer à une femme outrée. » Madame, dit-elle à la Princeſſe, preparez-vous à entendre la facheuſe nouvelle que mon devoir m’oblige de vous apprendre. Vous êtes perduë & Solano eſt l’auteur de votre ruine. Je ne doute pas que vous ne connoiſſiez les triſtes conſequences du procedé du Roi votre Pere, qui tâche de vous priver de l’eſperance que vous aviez de parvenir un jour à la Couronne d’Albigion. Jamais on n’oüit parler d’une choſe pareille à celle que conſeille Solano. Le Roi n’écoute plus les conſeils de Salopius, de Volpone ni d’Hippolite. Ne voyez donc plus la Reine, Madame, je vous en conjure. Je ſerai courir le bruit qu’elle vous a inſultée depuis la naiſſance du Prince de Cambrio ; le peuple ne manquera pas de vous plaindre & de vous proteger. Quittez la Cour ; pretendez que le Roi vous mépriſe & retirez-vous dans quelque lieu populaire pour votre ſureté. La Cour eſt trop occupée pour s’apercevoir de votre retraite, s’il eſt vrai que le Prince Aurantio s’avance à la tête d’une Armée, pour s’oppoſer aux déſſeins du Roi.

Mais Zarah, répondit la Princeſſe, quel danger ai-je à craindre pour me retirer de la Cour ? Le Roi n’a-t’il pas beaucoup d’amitié & de tendreſſe pour moi ? Ne m’a-t’il pas même ſait preſent aujourd’hui de deux cens mille florins qu’il a tiré de la Treſorerie ? Helas Madame qu’eſt-ce que cela, au prix de la Couronne dont il vous prive ? De plus il n’y a pas de ſureté pour vous à reſter à la Cour, dans un tems où la Nation paroit diſpoſée à la revolte, & à abandonner le Roi votre Pere. Eſt-ce là une raiſon valable, repliqua Albanie, pour l’abandonner & devenir la premiere rebelle contre lui ? Dois-je mettre mon Frere Aurantio ſur le Trône à mon prejudice, de crainte de m’en voir privée par le Roi mon Pere. Mais outre cela, comment pouvés-vous me perſuader de quitter le Roi, puiſqu’Hippolite eſt obligé de l’accompagner, & par ſa charge & par ſon devoir ? Et la reconnoiſſance ne devroit-elle pas vous engager dans ſes interêts, puiſqu’il a ſi genereuſement contribué aux vôtres. Il faut avouer, Madame, reprit Zarah qu’on ne ſauroit mieux me convaincre de mon devoir : mais permettez-moi s’il vous plaît à mon tour, de vous faire reſſouvenir du zele que vous avez toûjours fait paroître pour la Religion de votre Païs, laquelle il faut que vous abandonniez ſi vous reſtez auprès du Roi. Vous n’ignorez pas auſſi, Madame, continua-t’elle, que je haïs Aurantio & que je n’aime pas la Princeſſe ; ce n’eſt que votre interêt ſeul qui me fait agir. Je vais chercher Hippolite, Volpone & Salopius, pour tâcher de leur perſuader de quiter le Roi lorſqu’il y ſongera le moins. Croyez-vous leur pouvoir perſuader, dit Albanie, une lâcheté & une ingratitude pareille ? Et oſeriez-vous entreprendre de porter votre mari à trahir ſon Maître & ſon Roi ? Quant à Volpone & à Salopius je ne les ai jamais regardés que comme des Courtiſans, des Politiques, des Joueurs & par conſequent des Trompeurs : mais quant à Hippolite c’eſt un homme d’épée, qui doit avoir plus d’honneur que trahir ſon Prince. Et bien Madame reprit Zarah, ſi vous avez tant d’égard pour l’honneur, j’eſpere que vous ne ſongerez plus à ſucceder à là Couronne d’Albigion.

Elles ſe ſeparerent là-deſſus, & l’on apprit peu après qu’Hippolite a voit abandonné le Roi, & lui avoit écrit une Lettre d’excuſe, par laquelle il paroiſſoit qu’il n’avoit fait cette demarche ni par un motif d’interêt, ni d’honneur, mais purement par un principe de Religion, comme Zarah l’avoit dit à la Princeſſe. Cette nouvelle fut bientôt ſçûë de tout le monde, & fut le ſujet du diſcours & de l’admiration de toute la Cour. Tout le monde fut ſurpris de la defection d’Hippolite. Les uns croyoient que c’étoit une feinte pour voir & pour découvrir la diſpoſition de l’armée, & les autres ſuppoſoient que c’étoit qu’il avoit reçu quelque mécontentement du General Duraceo. Mais enfin, on apprit qu’il n’avoit abandonné ſon Maître que pour embraſſer les interêts du Prince Anvantio. Les amis du Roi firent mille imprécations contre lui : L’Armée l’accabla de reproches, & tout le monde le mépriſa, de ſorte qu’il fut obligé de ſe retirer pendant quelque tems, de peur d’irriter trop la pulace, laquelle quoi qu’animée contre le Roi ſon Maître, ne pouvoit digerer l’infidelité d’une perſonne qui lui devoit ſa fortune.

Zarah de ſon côté s’étoit éloignée du tumulte, après avoir perſuadé, avec bien de la peine, à la Princeſſe Albanie de ſe retirer avec elle. Cependant comme les esprits étoient animez, tant par le mauvais maniement des affaires dirigées par Solano, que par la marche des Troupes d’Aurantio, qui s’avançoient à grandes journées, les peuples ſe rendoient en foule auprès d’Albanie, qu’ils regardoient comme la protectrice de leurs droits & de leur liberté. Enſin Zarah s’applaudiſſoit en ſecret d’être parvenue à ſes fins, en renverſant tous les projets de Solano, qu’elle entendoit maudire d’un chacun, & que l’on accuſoit de tous les maux où l’Etat ſe voyoit expoſé, auſſi bien que le Roi, que beaucoup de gens de bien plaignoient, perſuadé que ſes Miniſtres avoient abuſé de ſon autorité, & particulierement ceux par leſquels il ſe voyoit mépriſé. Bien que Zarah fut ravie d’entendre tout le mal qu’on diſoit de Solano, la compaſſion que l’on marquoit pour le malheur du Roi, la touchoit de trop près pour en ſouffrir le cours, ſans faire connoître à tout le monde l’inhumanité avec laquelle Albanio & la Reine ſa femme avoient trairé toute la Nation en general & Albanie en particulier. Cela eut tout l’effet qu’elle en pouvoit attendre ; tout le monde s’empreſſa à faire paroître à l’envie l’eſtime qu’on avoit pour la Princeſſe, en lui faiſant tous les honneurs dûs à ſa naiſſance, & à ſon merite. Peu après cela Albanio deſeſperé de l’infidelité de ceux, auſquels il s’étoit le plus confié, prit la fuite, apprenant qu’Aurantio s’avançoit en diligence ; après avoir conſulté Solano, étant bien éloigné de le croire infidele, quoi que ce fut lui qui l’eut trahi auprès d’Aurantio. Cependant avant de quitter ſon Royaume, il reſolut de faire un dernier effort ſur l’eſprit d’Hippolite ; Mais dans le tems qu’il le faiſoit chercher, il reçût une Lettre de ſa part, qui acheva de le déſeſperer, & lui fit precipiter ſa fuite, & ſa retraite d’Albigion pour toûjours.

Zarah ne manqua pas de profiter d’une occaſion ſi favorable de flater Albanie. „ Madame lui dit-elle, avec des larmes ſeintes, le Roi votre Pere, s’eſt enſin vû reduit à abandonner ſa Couronne, nonobſtant toute ſa Juſtice., & la tendreſſe qu’il avoit pour vous. Solano qui vous a toujours été ſuſpect, eſt cauſe de tous ſes malheurs. Votre Frere Aurantio eſt en poſſeſſion de ſon Palais à Lodunum, & tout le peuple lui offre la Couronne d’une commune voix. Vous devriez vous taire, Zarah, dit la Princeſſe, puiſque vous auriez dû prevoir les conſequences du conſeil que vous me donnâtes de me rendre ici. Madame, répondit-elle, je ne croyois pas qu’Aurantio aſpirât à la Couronne, ni qu’Albanio dût ſe voir obligé de prendre la fuite. Je croyois ſeulement qu’on le reduiroit à la raiſon, & que l’on vous rendroit Juſtice. Un Meſſager, arriva ſur ces entrefaites, lequel apprit à Albanie, que Solano, que tout le monde ſuppoſoir le plus ſincere de tous les Serviteurs du Roi, avoit été celui qui l’avoit trahi auprès d’Aurantio, auprès duquel il étoit alors, s’étant déclaré publiquement en ſaveur de ce Prince. Zarah apprenant à quel point elle s’étoit trompée, en ce qu’elle avoit ſait pour s’oppoſer aux deſſeins de Solano, en ſut outrée de maniere qu’elle ne pûr s’empêcher de déclamer contr’elle même. La Princeffe furpriſe d’un pareil emportement, dont elle ne pouvoit comprendre la caufe fe retira & la laiffa en pleine liberté d’évaporer fa colere. Foible Zarah : s’écria-t-elle, incapable de fontenir le poids des grandes chofes qui te font destinées, eft-il poffible que tu n’aye pu penetrer les deffeins, ni découvrir la trahison de Solano ? Ne devois-tu pas favoir qu’un homme comme lui élevé à la Cour & dans les affaires, a toujours des deffeins oppofez à ceux qu’il fait paroître, & qu’il ne fait jamais éclater fes veritables fentimens. Infenfée, est-ce donc pour cela qu’Hippolite a trahi fon bienfaiteur ? Est-ce pour cela que Volpone a perdu fa dupe ? Eft-ce pour cela que j’ay fait agir Albanie ? Et enfin, eft-ce-là ce que je m’étois promis ? Non conçois une haine mortelle contre moi-même ; & je hais encore mille fois davantage Auranrio qui eft la caufe de tous mes maux.

Cependant Aurantio qui s’étoit établi à Lodunum, fit prier Albanie de revenir à la Cour, où Zarah eut le chagrin de voir careſſer, (par l’homme du monde qu’elle haïſſoit le plus,) ſon rival en diſſimulation & en politique. Elle en penſa crever de dépit ; mais enfin aiant conſideré que ſon chagrin n’avançoit pas ſes aſſaires, elle reſolut de ſuſciter un competiteur à Solano, pour tâcher d’éluder & de rénverſer tous les deſſeins d’Aurantio. Elle reçut en ce tems là, une addition ſenſible à ſa douleur. On ſit venir Aurantio Sœur d’Albanie, que l’on fit couronner conjointement avec le Prince ſon Mari, Roi & Reine d’Albigion. Ce fut un coup auſſi mortel qu’imprevu pour la pauvre Zarah, & qu’elle ne put prevenir avec toute ſa malice ; de ſorte qu’elle s’eſtima la plus miſerable de toutes les créatures. Mais comme elle avoit un eſprit remuant & inſatigable, elle reſolut de ne ſe donner aucun repos, qu’elle n’eut aſſouvi ſa vangeance ſur elle même, ou ſur ſes Ennemis. Le nouveau Roi favoriſa. ſon deſſein, en mettant dans ſon Conſeil Salopius, homme auſſi propre pour le trahir, que Solano, qui avoit ruiné ſon Predeceſſeur. Cela rendit la vie à Zarah qui ſavoit que ; Salopius étoit homme d’eſprit & fort, intriguant. Comme il avoit été autrefois amoureux d’elle, elle ſe flata que ſa paſſion n’étoit pas ſi abſolument éteinte, qu’il ne fût facile de la ralumer ; ſur tout ſachant qu’il avoit naturellement beaucoup plus d’amour que de probité. Outre cela, elle n’ignoroit pas qu’il avoit en ſecret beaucoup de bonne volonté pour Albanio, choſe dont il lui ſeroit, facile de tirer beaucoup d’avantage.

On ſorma en ce tems là, le deſſein de penetrer en Gaulia, par le chemin de Duneccleſia place de la derniere importance au Roi d’Albigion, qui étoit en guerre avec le Roi de ce Païs-là, ami d’Albanio, & qui tâchoit de le remettre ſur le Trône. Cette affaire fut conduite le plus ſecretement du monde, n’ayant été communiquée qu’à Salopius & à Hippolite, que le premier avoit recommandée à Aurantio, comme une perſonne propre à exécuter cette grande entrepriſe, & à aſſiſter ce Prince de ſon Conſeil ? Hippolite étant effectivement bon Soldat, & homme de tête. Comme Aurantio étoit perſuadé, que ce Seigneur étoit autant dans ſes interêts qu’aucun des autres Officiers, qui étoient employés auprès de ſa perſonne, il lui communiqua tout le plan de ce deſſein, en lui recommandant de ne le reveler à perſonne, ſous quelque pretexte que ce fût. Cependant Zarah qui étoit toûjours alerte pour ſavoir tout ce qui ſe paſſoit, afin de s’en ſervir, ayant obſervé qu’on tramoit quelque choſe d’extraordinaire à la Cour, où Hippolite ſe rendoit plus ſouvent qu’il n’avoit accoûtumé elle ſe ſervit de l’aſcendant qu’elle avoit ſur ſon eſprit, pour découvrir le fonds de cette affaire, & elle réuſſit ; ce Seigneur ayant mieux aimé s’expoſer au hazard de ſon Prince, qu’à ſouffrir des importunités perpetuelles de ſon épouſe, quoi qu’aux dépens de ſon propre honneur.

Zarah ayant obtenu de cette maniere ce qu’elle ſouhaitoit, alla trouver Salopius, bien aſſurée qu’il ne lui refuſeroit pas les moyens de faire ſçavoir cette nouvelle à ſa ſœur Onelie, qui étoit à la Cour d’Albanio. Seigneur, luy dit-elle, en l’abordant d’un air flateur, » Je ſuis ravie de voir une perſonne de votre merite au timon des affaires, puiſque cela vous donne lieu de faire paroître les grands tallens que vous avez reçûs du Ciel, & de rendre ſervice à vos amis. Comme vous avez toûjours paſſé pour l’homme du monde le plus galant & le plus obligeant, & que j’en ay fait l’épreuve en pluſieurs occaſions, je ſuis perſuadée que vous ne croirez pas que je ſonge à vous flater en cette occaſion. Madame, reprit-il, le veritable moyen de me convaincre que vous ne me flatez pas, eſt de faire une nouvelle épreuve de ce bon naturel ; & de voir juſqu’à quel point il peut s’étendre pour votre ſervice. Ce que j’ay à vous demander, continua-t-elle, n’eſt qu’une bagatelle, quoyque je n’ignore pas qu’il ne vous eſt pas permis de m’accorder la grace de tranſmettre à ma Sœur Onelie, qui eſt à la Cour d’Albanio, la connoiſſance de quelques petites affaires Domeſtiques. Cependant comme je ſçai bien auſſi que vous conſervez toûjours quelque conſideration pour ce malheureux Prince, & que vous ne ſauriez croire, avec raiſon, que je puiſſe avoir la penſée de donner des informations à une Cour, au banniſſement de laquelle je n’ay pas peu contribué, j’espere que vous ne me refuſerez pas ce plaiſir, d’autant plus que vous n’ignorez pas que mes interêts ſont joints de telle maniere à ceux d’Albanie & les ſiens aux changemens qui ſont arrivez ici, qu’il n’y a aucun lieu de ſoupçonner que je puiſſe avoir un deſſein contraire au Gouvernement preſent.

L’ardeur avec laquelle Zarah accompagna ces paroles, fit juger à Salopius qu’il y avoit plus de miſtere en ce qu’elle ſouhaitoit, qu’il n’avoit cru d’abord. Cela l’oblige à faire quelques difficultez, pour tâcher de penetrer un peu plus avant dans ces veritables ſentimens ;  ; & trouvant que cela ne faiſoit que l’animer davantage, il ne douta plus qu’il ne fut bien fondé dans ſes conjectures. Il fut même ravi qu’une perſonne comme elle, entreprit une choſe, qu’il ne ſouhaitoit cependant pas qu’elle crût qui lui fut agreable. Il lui accorda donc ce qu’elle ſouhaitoit, avec un plaiſir ſecret d’avoir découvert ſon intention, ſans qu’elle put ſoupçonner la part qu’il y prenoit : Et comme il la connoiſſoit mieux que perſonne, il n’avoit garde de lui confier aucun ſecret, à moins qu’il ne fut indiſpenſablement neceſſaire pour la conſervation de ſon honneur & de ſes interêts. Car quoi qu’elle fut capable de ſacrifier ſon honneur à ſes interêts, elle n’étoit pas d’humeur à abandonner ceux-ci, ſi ce n’étoit pour gratifier la noble paſſion de la vengeance, ſi chere à ſon ſexe ; & en particulier à ſa perſonne.

Peu de tems après, Aurantio apprit, que ſon beau projet avoit été découvert & trahi, & que ſon expedition n’avoit produit aucun éfet. Il envoya chercher immediatement Salopius & Hippolite, qui l’aſſurerent de leur innocence, & d’avoir gardé inviolablement le ſecret, qu’il leur avoit confié ; bien que la conſcience d’Hippolite lui reprochât ce qu’il avoit dit, & celle de Salopius ce qu’il avoit fait. Cependant Aurantio ne pouvoit ſe conſoler de voir échouer une ſi belle entrepriſe, par l’infidelité de ſes Miniſtres, & qu’on put lui reprocher de n’avoir pas mieux connu les perſonnes qu’il avoit employées. Auſſi jamais Prince ne fut plus mal ſervi que lui. Plus il changeoit de Miniſtres, plus il avoit lieu de ſe plaindre. Il croioit tantôt attirer dans ſes interêts les amis d’Albanio, en les employant mais ils le trahiſſoient ; & lorſqu’il ſe ſervoit des ennemis de ce Prince, ils ne travailloient à rien qu’à leur propre interêt. De l’autre côté Hippolite n’avoit aucun repos, lorſqu’il faiſoit reflexion ſur la mauvaiſe opinion que le Roi devoit avoir de lui. Rempli de conſuſion & de rage, il alla trouver Zarah, & s’écria tranſporté de colere à ſa vuë, Madame, quel démon vous porte à travailler continuellement à ma ruïne, par vos lâaches deſſeins ? Ne m’avez-vous pas déja fait aſſez de mal, en me perſuadant d’abandonner Albanio, pour ſatisfaire votre vengeance implacable ſans y ajouter ce que vous venez de faire, pour me perdre dans l’esprit d’Aurantio. C’est vous qui avez fait ce coup là. Il n’y avoit que vous qui le puiſſiez faire ; & il n’y avoit même que vous qui l’oſat entreprendre. Ce Prince ne m’a-til pas comblé d’honneurs, auſſi bien qu’ Albanio ? Et avez vous enfin réſolu d’en ternir tout le luſtre ? Si le Ciel ne me retenoit en ce moment, je crois que je ſerois capable de faire quelque choſe qui nous rendroit l’un & l’autre à jamais miſerable. En diſant cela il ſe retira, & la laiſſa en proye à ſes remords. Elle ne laiſſa pourtant pas de perſiſter dans ſon premier deſſein. Rien ne pouvoit la conſoler d’avoir réduit Hippolite à la neceſſité de ſervir Aurantio, & cependant elle étoit au déſeſpoir ; des juſtes reproches qu’on pouvoit faire à ſon Mari, quoi qu’elle ne put ſe repentir d’y avoir contribué, en le trahiſſant. Sa colere même lui étoit aſſez indifferente, mais elle avoit du chagrin de le voir éloigné de la perſonne d’Aurantio, & des affaires, parce que cela la privoit de la connoiſſance de ce qui ſe paſſoit. Elle étoit ſi éloignée de ſe repentir de ce qu’elle venoit de faire qu’elle réſolut, pour ne reſter pas en ſi beau chemin, & pour ſçavoir ce qui ſe paſſoit, de faire amitié avec Solano, nonobſtant l’averſion naturelle qu’elle avoit pour lui. Pour réuſſir dans ce deſſein, elle envoya chercher Aranio, qui étoit des amis de ce Seigneur, & ils eurent une conference enſemble, où l’amour fut de la partie.

Salopius qui connoiſſoit le prix du ſervice qu’il avoit rendu à Zarah réſolut de ſe ſervir d’elle à ſon tour, dans une choſe où il n’y avoit pas moins d’infidelité. Il ſe déguiſa pour cet éfet, & ſe rendit à l’appartement de cette belle, dès que la nuit fut venuë, habillé à peu près de la même maniere qu’Aranio le devoit être. Étant arrivé à la porte de l’appartement, il y trouva un vieux More, qu’il pria de dire à Zarah, qu’un de ſes intimes amis ſouhaitoit de lui parler dans la Chambre de repos qu’il avoit choiſie, comme la plus propre pour executer ſon deſſein. Le vieux More s’acquitta de la commiſſion qu’on lui avoit donnée ; & Zarah perſuadée que c’étoit Aranio, ſe rendit au lieu de l’aſſignation, ſans examiner davantage, qui étoit celui qu’elle alloit trouver. Si elle eut fait la moindre reflexion ſur ce meſſage, elle ne ſe ſeroit pas expoſée avec tant de facilité ; veu que ce n’étoit pas la coûtume de ſon Galant d’en uſer ſi familierement avec elle, ni de la voir dans cette Chambre là. Mais les perſonnes amoureuſes ne ſont pas ſi circonſpectes. Elle ſçavoit pourtant bien qu’Aranio devoit venir plus tard. Cependant comme elle ſouhaitoit ſa venuë, & qu’elle attendoit l’heure avec impatience, elle ſe rendit, avec empreſſement, au lieu où on l’attendoit. Ceux qui ont aimé n’ignorent pas qu’il n’y a rien de plus difficile que d’avoir de la prudence en ſes ſortes d’occaſions là ; & qu’on n’y regarde pas de ſi près. L’amoureuſe Zarah ſe laiſſa donc conduire aveuglement, où elle croyoit que l’Amour l’attendoit ; Elle emprunta même les aîles de ce Dieu, pour ſe rendre plûtôt dans la Chambre où le More avoit laiſſé Salopius. Il n’y avoit point de lumiere ; mais cela ne la ſurprit pas, parce qu’on n’avoit pas accoutumé d’en apporter lors qu’Aranio la venoit trouver. Notre Amant qui l’attendoit avec impatience, la prit par la main & la conduiſit au bout de la Chambre ou pour ne point perdre de tems, il l’embraſſa avec tant d’ardeur qu’il lui laiſſa à peine la force de ſe défendre. Zarah trouvant cette action trop violente pour Aranio, commença à entrer en méfiance, & fit tous ſes efforts pour s’oppoſer à ſon deſſein ; après lui avoir laiſſé toute ſorte de liberté juſques là. Ce procedé ſi different de la tendreſſe qu’elle lui avoit marqué à ſon arrivée, ne permit pas à Salopius de douter qu’elle ne l’eut pris pour un autre : De ſorte que craignant de manquer ſon coup, il fit auſſi de ſon côté ſes derniers efforts, & remporta la victoire. Il n’eut pas plûtôt obtenu ce qu’il ſouhaitoit, qu’il voulut ſe retirer ſans rien dire : Mais elle l’arrêta, voulant connoître celui qui en avoit uſé ſi familierement avec elle. Salopius, ne pouvant ſortir de ſes mains, lui dit, Madame, j’eſpere que vous ne regretterez pas l’heureux moment que je viens de paſſer avec vous, puiſque je l’ai preferé à mon honneur & à ma vie, que j’ai exposée pour vous rendre ſervice. Ces paroles firent fremir Zarah, laquelle outre qu’elle étoit remplie de confuſion, de ce qui venoit d’arriver, & de ce qu’elle venoit d’entendre, craignoit encore que Salopius n’eut découvert ſon ſecret. Cela l’obligea à diſſimuler encore un peu, pour lui ôter la penſée qu’elle eut compris ce qu’il vouloit dire, en l’état où elle ſe trouvoit. Pour l’amour de Dieu, répliqua-t’elle, apprenez-moi qui vous êtes, & ceſſez d’épouvanter une pauvre Femme, à laquelle vous avez fait par ſurpriſe, une injure mortelle ! Madame, lui dit-il, avec toute la douceur que l’amour peut inſpirer, je vois bien que je ſuis plus heureux que vous n’avez eu deſſein de me rendre, quoi que je vous aie toûjours aimée ; que je ſois votre eſclave, & que je vous ſois entierement dévoué. Acceptez donc Madame, je vous supplie le ſacrifice que vous offre votre Salopius. Oh Ciel ! s’écria Zarah, eſt-ce vous, Seigneur ? Falloit-il vous ſervir d’une voye ſi extraordinaire, pour obtenir de moi une faveur ! Madame, répondit-il, ſi toute la paſſion qu’un homme peut avoir pour la plus aimable de toutes les Femmes, n’eſt pas capable de juſtifier la faute que j’ai commiſe contre vous, vous devez au moins la pardonner, en conſideration de ce que j’ai fait pour vous, & dont mon ame eſt encore remplie de honte & de confuſion, quoi qu’il n’y ait rien que je ne ſois capable de faire pour vous rendre ſervice. Cependant ſi l’injure que je vous ai faite, eſt telle que je n’en puiſſe obtenir la rémiſſion, je ſaurai me punir moi-même, & en achevant ces paroles, il voulut ſe retirer. Non, non, s’écria-t’elle en l’arrêtant, ne vous en allez pas ; je ne ſaurois ſouffrir qu’une perſonne comme vous me quitte avec une mauvaiſe opinion de moi, ni que vous puiſſiez croire que j’ignore le prix de votre amitié. Salopius ſurpris de la douceur de cette réponſe, s’écria, je vous adore, Madame, & mon Amour durera autant que ma vie. Il eſt vrai que j’ai commis un crime innocent à vôtre égard, mais vous devez vous en prendre à vos charmes divins. Je vous aime plus qu’on n’a jamais aimé : Que deviendrois-je ſi vous n’aviez pitié de moi ? Ce dialogue continua ainſi, juſques à ce que Zarah, eut aſſez recouvré ſes eſprits pour lui demander des nouvelles de la Cour. Salopius ne manqua pas de lui apprendre tout ce qu’elle ſouhaitoit de ſçavoir. Il lui dit que le Roi étoit tellement irrité contre elle, qu’il avoit réſolu d’obliger Albanie à la chaſſer, ſous peine d’encourir ſon indignation, & de s’expoſer à être envisagée comme ennemie de l’Etat, en protegeant une perſonne qui l’avoit trahi. Cela toucha ſi ſenſiblement Zarah, qu’elle en perdit tout le plaiſir qu’elle avoit trouvé en la compagnie de Salopius, qui lui étoit ſi neceſſaire pour venir à bout de ſes deſſeins.

Ce ſut en ce tems là, que le Roi envoya Aurantie à la Princeſſe ſa Sœur, pour tâcher de lui perſuader de ne plus employer Zarah à ſon ſervice, & pour lui en apprendre les raiſons. Mais Zarah avoit eu la précaution d’inſinuer à Albanie, que la Reine ſa Sœur la devoit venir trouver, à la ſollicitation du Roi, pour tâcher de la porter à renoncer au droit qu’elle avoit de pretendre à la Couronne ; ou tout au moins à faire une choſe qui lui ſeroit préjudiciable, auſſi-bien qu’à ſa poſterité : Que pour parvenir à cette fin, on devoit l’engager à ſe défaire d’elle, ſous quelque pretexte, qu’elle avoit appris qu’on avoit inventé contre elle, pour faciliter ce deſſein. De ſorte que lors que la Reine ſe rendit au Palais d’Albanie à la Campagne, où elle demeuroit en ce tems-là, on lui dit qu’elle n’étoit pas viſible. Cela toucha ſenſiblement la bonne Reine, qui aimoit tendrement Albanie, & qui avoit beaucoup d’affection pour tous ſes ſujets. Mais le Roi qui étoit naturellement emporté, quoi qu’il eut l’adreſſe de gouverner & de cacher ſa paſſion, plus qu’homme du monde dans l’adminiſtration publique des affaires, n’oublia jamais ce refus, pendant tout le cours de ſon Regne. Et bien qu’il ne put venir à bout de ſes deſſeins, par rapport à Zarah, il s’en vangea, en donnant des marques viſibles de ſon reſſentiment à Albanie & en négligeant longtems Hippolite. Zarah ne manqua pas auſſi de ſon côté à ſe venger du Roi, en découvrant une ſeconde fois l’entrepriſe qu’il avoit formé contre Briſcia, laquelle eut un auſſi mauvais ſuccès que la premiere, les ennemis en ayant été avertis à tems. Ce contre-tems donna même quelque atteinte à la réputation d’Aurantio : Qui ne voioit que trop, qu’il étoit environné de bien des gens qui s’étudioient auſſi-bien que Zarah, à faire avorter toutes ſes entrepriſes, & à le rendre odieux au peuple, qui commençoit déjà à murmurer contre ſon Regne. Il s’en trouvoit même, qui loüoient la conduite des perſonnes que la Cour ſoupçonnoit de trahison, en révellant ce qui ſe paſſoit dans le Conſeil.

Enfin Aurantio vit bien qu’il ne pourroit rien faire, ſans employer les perſonnes qui traverſoient ſes deſſeins, & qui d’ailleurs étoient très-capables de le ſervir dans le maniement des affaires publiques, par leur capacité & par leur experience. Outre cela Salopius n’agiſſoit plus qu’avec beaucoup d’indifference, & refuſoit tout ce que le Roi ſouhaitoit de lui. Cependant, ce Prince ne le ſoupçonnoit en aucune maniere d’infidelité, bien qu’il l’eut trahi, étant trompé par le peu d’empreſſement qu’il faiſoit paroître pour les affaires, ce qui ne procedoit pourtant que de la paſſion qu’il avoit pour les plaiſirs, outre qu’il aimoit trop Albanio, pour bien ſervir Aurantio. Solano s’étant allié en ce tems là, à la Famille d’Hippolite, travailla à le remettre dans les bonnes graces du Roi, lequel trouvant en lui toutes les qualitez requiſes pour le ſervir utilement, le rétablit dans ſon Conſeil & dans ſon Armée. Peu après cela, Volpone qui venoit pareillement de s’allier à la Famille de Zarah, fut auſſi employé dans les affaires les plus ſecretes, de ſorte que cette Dame n’avoit plus lieu de craindre, ni de ſonger à la vengeance. Cependant elle n’avoit pas encore ce qu’elle ſouhaitoit ; la vuë d’Aurantio la chagrinoit, car quoi que la Reine fut morte, elle craignoit toûjours que quelque accident ne traverſât la Succeſſion d’Albanie à la Couronne, ſur quoi elle fondoit toutes ſes eſperances. Enſin la fortune qui l’avoit favorisée dans toutes ſes entrepriſes, ne voulut plus la tenir en ſuſpens, la mort d’Aurantio remplit tous ſes vœux, en élevant Albanie ſur le Trône d’Albigion.

Zarah diſpoſa alors de toute choſe à ſa volonté. Elle eut de quoi ſatisfaire ſon avarice & ſon ambition. Tout le monde la flatoit & lui faiſoit la Cour, pendant que les formalitez de la grandeur d’Albanie, la privoient des plaiſirs ſecrets Zarah goûtoit au milieu d’une foule de Courtiſans idolâtres.

Elle ſe vit en quelque maniere Maîtreſſe du Gouvernement de l’Etat. On ne pouvoit obtenir ni graces ni récompenſes qu’en s’addreſſant à elle. Ce n’étoit que par ſon canal que les bontez de la Reine ſe répandoient ſur ſes ſujets ; Les ſiecles paſſez nous ont fourni des exemples de cette nature ; & la poſterité en pourra encore voir, mais jamais de ſemblables. Car l’on peut dire ſans exageration, qu’Albanie s’ôta la Couronne de deſſus la tête pour la poſer ſur celle de Zarah. Cette grande élevation & le pouvoir qu’elle avoit à la Cour, lui fit donner le nom de Reine Zarah parmi les Etrangers, qui ignoroient la conſtitution du Roiaume d’Albigion, où les Rois ont accoûtumé de placer leurs Favoris ſur le Trône : Cela ne manqua pas de lui ſuſciter beaucoup d’ennemis parmi la Nobleſſe ambitieuſe, qui étoit jalouſe de ſa grandeur. La vénalité des Charges dont elle s’attribua tout le profit, lui attira auſſi la haine de tous les Courtiſans les plus conſiderables, & les plus dangereux de ſes ennemis furent Roffenſis & Mulgarvius, qui n’avoient pas oublié la piece qu’elle leur avoit faite.

Les Miniſtres & les Favoris s’accordent rarement, les premiers ayant pour but le bien de l’Etat & la ſatisfaction de leur Prince ; au lieu que les autres ne ſongent qu’à s’enrichir & à s’élever ſur les ruïnes de leur Patrie ; de ſorte qu’ils ſont roûjours oppoſez, & par conſequent, lors que les Favoris fleuriſſent l’Etat languit, car les perſonnes de ce caractere ne ſongeant qu’à ſe nuire mutuellement, négligent toutes les affaires pour en venir à bout.

Ceux-ci, quoi que d’un eſprit altier, étoient trop ſages pour ſe declarer ouvertement la guerre, & pour découvrir leur foible, en faiſant connoître les avantages qu’on avoit ſur eux. De l’autre côté, Albanie étoit auſſi trop prudente, d’un humeur trop douce & trop prévoyante, pour le déclarer en faveur des uns, au préjudice des autres. Et comme elle avoit outre cela, beaucoup d’eſtime pour Roffenſis & pour Mulgarvius, & qu’elle n’ignoroit pas la haine de Zarah contre ces deux Seigneurs, qu’elle jugeoit ſeuls capables de la traverſer dans ſon eſprit, elle ne l’encourageoit aucunement à dire quoi que ce fut à leur préjudice.

Hippolite de ſon côté ſe vit élevé au plus haut point de grandeur & de gloire, où puiſſe parvenir un ſujet. Il faut cependant avouer qu’il s’en eſt rendu digne par ſes ſervices : Il étoit également eſtimé à la Cour & parmi le peuple : Tout le monde fut ravi que la Reine eut confirmé le ſage choix d’Aurantio : Il n’y avoit perſonne qui ne dit du bien d’Hippolite & qui ne convint de ſon merite : Les Etrangers le régardoient comme s’il eut été Roi d’Albigion, & on lui rendoit à l’armée les mêmes honneurs qu’on a accoûtumé de rendre aux têtes Couronnées : Ainſi comblé d’honneur dans la Patrie, accompagné par tout de la Victoire, il triompha de tous des Heros de ſon tems. Il ne fut pas moins heureux dans ſa Famille ; Volpone ſon plus proche allié, étoit auſſi abſolu dans les Conſeils, que lui à la tête de ſon armée. La Nation fleuriſſoit & s’enrichiſſoit ſous ſon miniſtere : Les Soldats trafiquoient dans leurs tentes & les Matelots dans leurs cahutes, les Marchands ne ſongeoient plus à s’enrichir dans les Païs étrangers, ils négocioient avec plus de ſeureté avec le Gouvernement : La Reine étoit aſſiſe à ſon aiſe ſur ſon Trône, & ne ſentoit point le poids de ſa Couronne, tout le monde envioit le bonheur & la tranquilité de la Nation, ſous le Regne fortuné de Zarah & de Volpone.

Mais il s’éleva un orage qui en interrompit le cours ; les Eccleſiaſtiques d’Albigion conçurent de la jalouſie d’une puiſſance qui ſembloit vouloir ſapper les fondemens de la leur ; que les plus habiles gens du Païs, eſtimoient le principal appui de la paix & de la tranquilité future d’Albigion. Ils ſe mirent ſur cela à exclamer dans leurs Chairs, contre ceux qui violoient leurs droits & leurs privileges, & à exhorter leurs Auditeurs à demeurer fermes dans les principes de la Religion, que leurs Peres leur avoient enſeignée & procurée au prix de leur ſang. Ils eurent même la hardieſſe de déſigner en tous lieux & dans leurs Aſſemblées publiques, les perſonnes qu’ils ſavoient qui étoient les Auteurs des maux qu’ils ſouffroient, & de ceux dont ils étoient menacez, au préjudice de l’Etat.

Ce procedé où l’on pretendoit que Zarah & Volpone avoient beaucoup de part, cauſa de grands changemens dans le Miniſtere, & de grandes animoſitez parmi le peuple, dont l’emportement alla ſi loin par dégrés, qu’ils penſerent aſſommer ceux qui tâchoient de défendre la Réligion de l’Etat, que les autres s’efforçoient de décrier en turlupinant ſes plus fidelles défenſeurs, d’une maniere honteuse pour les rendre odieux à la populace : Mais ce stratagême infernal, au lieu de produire l’effet qu’ils s’en étoient promis, ne ſervit qu’à faire eſtimer & cherir davantage par toutes les perſonnes ſages & déſintereſſées qui ne ſe laiſſoient pas aveugler par les préjugés, ceux dont ils tâchoient de ternir la réputation & la gloire. de ſorte qu’ils ſeront peut-être même un jour, le fleau de ces Politiques imprudens, qui voudroient preſentement leur ôter un bonheur, qu’ils leur ont autrefois procuré. eux mêmes.

Enfin, au cas qu’on éloigne Mulgarvius & Roffenſis des affaires & du Miniſtere, qui ſçait quel pourra être le ſort de Volpone & de Fuimus ? Obornius étoit auſſi puiſſant qu’eux, ſous le Regne de Roland, & ce Prince avoit autant d’eſtime & de conſidération pour lui, qu’Albanie en peut avoir pour Volpone ; Cependant il n’oſa jamais expoſer ce ſage & juſte Miniſtre Favori, dans les rues de Lodunum, à la rage & à l’emportement de la multitude. Un Miniſtre ne ſauroit trop eſtimer le bonheur de n’être pas trop populaire ; c’eſt un ſecret dont perſonne ne s’eſt jamais ſervi plus utilement qu’Hippolite, lequel ne s’étant jamais rendu l’Idole du peuple n’a pas lieu de craindre d’en devenir un jour le ſacrifice.

Qu’importe que Danterius ait ſervi utilement l’Etat, ou fut obligé de s’en défaire pour pouvoir prendre le Gibier que Volpone pourſuivoit. Et quoique le Cambriam ſoit un animal plus traitable, ce n’eſt pourtant qu’un âne, dont les oreilles feront déloger les perdrix, au lieu de les conduire dans les filets. Mais Solano, le jeune Legat ſera bien-tôt de retour, chargé d’experience, & puis on n’aura plus beſoin de ces gens là.

Cependant, toutes ces intrigues là, & dans l’Egliſe & dans l’Etat, embaraſſoient extremement la bonne Reine Zarah : Car bien que ſa Maîtreſſe vécut encore, & qu’elle eut un empire abſolu ſur les cours de tous les ſujets, le fardeau du Gouvernement peſoit fort ſur les épaules de cette Favorite. Elle la ſoûtenoit comme un ſecond Attelas, ſans que les Albigeois luy en marquaſſent la moindre reconnoiſſance ? Ce païs ingrat, qui ne ſauroit jamais bien parler de ſes Protecteurs & de ſes Liberateurs ; ſemblable à un Cheval indomté, a toujours regimbé contre ceux qui ont oſé, le monter.

Rien ne chagrinoit plus Zarah que cet eſprit turbulent des Albigeois, qui ne pouvoient ſouffrir une monture de femme, n’ayant pas ou blié ce qui leur en avoit coûté ſous le Regne feminin de Roland. Mais ces difficultez-là ne ſurent pas capables de rebuter Zarah, qui réſolue de ſe ſervir des étriers de la renommée & de la bonne conduite d’Hippolite, pour en venir à bout, aved l’aſſiſtance de la verge de Volpone : Car bien que cetṭe vergene ſd ſit pas ſi bien ſentir que quelques autres, elle avoit l’art de chatouiller les Chevaux retiſs, & de lës réduire à la plus agréable allure du monde. Elle domta par ce moyen les meilleurs Chevaux d’Albigion. Enſin elle en ſit crever pluſieurs ; elle en eſtropia d’autres, & il s’en trouve encore dont elle ſe ſert utilement. Il y en avoit entr’autres deux des plus vigoureux, de poil noir, dont elle auroit pù tirer beaucoup de ſervice, & qu’elle mouroit d’envie de domter Mais ils ne voulurent jamais ſouffrir de monture, & on ne put venir à bout de leur mettre la bride en bouche. Il y avoit outre cela un Cheval blanc, de tous ceux de la Cour, celui dont on ſe flatoit de tirer le plus de ſervice : Elle ſçut le manier ſi adroitement qu’elle monta deſſus ; mais comme elle ſortoit du Palais, pour s’en ſervir dans une certaine expedition, il jetta par terre ſon Alteſſe ſi rudement, & la couvrit de tant de honte, qu’elle n’a jamais pû ſouffrir depuis un Cheval blanc. Il y en a même qui diſent, que cette averſion eſt ſi violente, qu’elle commence à haïr tout ce qui eſt blanc, même jusques au linge ; & particulierement les Manches de Linon.

Peu de tems après ces petites diſgraces, Zarah eut un chagrin inconcevable de voir l’eſtime que tous les bons Albigeois marquoient pour Mulgarvius, ce Seigneur ayant gagné l’oreille d’Albanie, & l’affection de tout le peuple. Et comme ſon merite & ſes belles qualitez lui donnoient beaucoup d’autorité, elle étoit au déſeſpoir de le voir dans l’indépendance, la flaterie & la perſuaſion étant abſolument inutiles pour le faire donner dans le paneau.

Elle en eut une douleur ſi ſenſible, & ſur tout de voir qu’il obſervoit ſoigneuſement à la Cour, toutes ſes actions, qu’elle s’en plaignit aigrement à Volpone. Ce Seigneur lui répondit avec beaucoup de ſoumiſſion, qu’on auroit ſoin d’y remedier, & de la contenter en peu de tems : Mais qu’il falloit qu’elle eut un peu de patience, ajoûtant à cela, que les habilles Politiques, c’eſt-à-dire ceux qui lui reſſembloient, avoient trouvé par experience que la paix & l’union conſerve un Etat ; que l’amour le ſoutient ; que l’ambition & la nouveauté le détruiſent, que la Moderation banit la haine & les querelles, & que la douceur ſupprime l’envie. Enfin continua-t-il, il ne faut pas oublier, entre toutes les qualitez éminentes que poſſede Albanie, cette vertu ſuprême de la Moderation, dont elle uſe également envers ſes amis & ſes ennemis, & que nous ſçavons l’un & l’autre qu’elle poſſede au ſouverain degré, & que rien n’a jamais été capable d’ébranler en elle. J’ay même obſervé que ceux qui en profitent, en ſont plus obligez à la fortune qu’à leur merite ; & que cette vertu agit plus par de certaines influences, que par le motif qui porte cette Princeſſe à preferer la miſéricorde à la ſeverité : J’entends ſa clémence ; qui ſert de regle à ſa vangeance & de bornes à ſa puiſſance, lorſqu’il s’agit de moderer la rigueur des Loix envers ceux qui ſont ſoumis à ſon obéïſſance.

Cette vertu eſt un éfet de ſa pieté & de la douceur de ſon eſprit. Au reſte la clémence eſt une qualité héroïque ; & la victoire qu’elle remporte ſur la paſſion agiſſante & effrenée qui lui eſt oppoſée, eſt la choſe la plus ſurprenante qui puiſſe proceder de ceux qui exercent cette vertu. Et cette victoire eſt aſſurément beaucoup plus glorieuſe que celle que l’on peut remporter par la force des armes.

Zarah l’interrompit en cet endroit, & lui dit, Seigneur, vous me faites ſouvenir d’un acte de cette vertu, qu’elle fit éclater il y a quelques jours, à ma requête en faveur de…… C’eſt cela même, répondit Volpone, qui a donné lieu à ce que je viens de dire : J’étois preſent lors que vous lui demandâtes le pardon de cette perſonne, & que vous l’obtintes ſi ſacilement par vôtre adreſſe & par vôtre éloquence, d’une ame toute diſpoſée à vous l’accorder par la vertu. C’eſt ſur cela que j’ay dit auſſi, que la clémence favoriſe également les amis & les ennemis, & que nous devons nous eſtimer bien heureux, lors que la ſortune nous ſait rencontrer en ceux à qui nous demandons des graces, plus de diſpoſition à nous pardonner, qu’il n’y a de merite en nous pour l’eſperer. Il est vrai que le diſcours que vous lui fites auroit pû toucher un Barbare ; parce que vous prîtes Albanie par un endroit qui vous étoit avantageux ; cependant vous n’auriez pas ſi bien réuſſi auprès d’un autre.

Seigneur, dit Zarah, je veux bien vous apprendre ce qui me fit entreprendre cette aſſaire. Je rencontrai par hazard la perſonne dont il s’agit, dans l’antichambre, où je me mis à raiſonner avec lui ſur le ſujet de ſa diſgrace, & lui trouvai beaucoup de moderation, & une grande tranquilité d’eſprit : Je lui parlai encore plus librement comme il alloit au Conſeil ; & ce fut ſur cela que j’entrepris de faire ſa paix auprès d’Albanie. Je m’y pris ainſi ; Madame, luy dis-je, ce n’eſt qu’un accident humain d’avoir de l’avantage ſur nos ennemis, mais c’eſt une vertu Divine de leur pardonner, lorſque nous les avons vaincus : C’eſt cela qui ſait préſerer la clémence à la rigueur. Pardonnez lui donc, Madame, & quand vous ne le voudriez pas ſaire en conſideration de celui qui vous à offenſée, ny pour l’amour de moi, qui ne mérite pas cette grace, vous devez le faire pour vôtre propre honneur ; puiſque cela vous ſera bien plus glorieux que de vous défaire d’un foible ennemi : Que dis-je, d’un ennemi ! je lui fais tort, puiſque je puis vous aſſurer qu’il forme autant de vœux pour vôtre proſperité, que vous avez de moyens pour le détruire : Outre cela, il eſt déja aſſez puni par le ſemors qu’il a de la ſaute qu’il a commiſe, & par la terreur que vous lui avez donnée. Interrompez donc le cours de vôtre indignation, & montrez en ne le puniſſant pas, que vôtre haine n’eſt pas implacable.

Fin de la premiere Partie.