Histoire socialiste/Consulat et Empire/15

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Jules Rouff (p. 303-340).

L’EMPIRE DE 1807 À 1815

CHAPITRE PREMIER

LE BLOCUS CONTINENTAL

Napoléon n’ayant pu atteindre directement la puissance de l’Angleterre, va chercher à la frapper par une formidable guerre économique.

À n’en point douter, les conséquences politiques et économiques du blocus pesèrent lourdement sur les destinées de l’épopée napoléonienne, et on ne saurait s’aventurer dans le dédale des négociations diplomatiques et des expéditions militaires, encore moins essayer de pénétrer la vie industrielle et commerciale de notre pays pendant la période de 1807 à 1814, sans se livrer tout d’abord à une étude un peu sérieuse de cette question douanière.

Depuis longtemps déjà, une lutte sans merci était engagée entre Napoléon et l’Angleterre, et une haine, aveugle comme toutes les haines, grandissait et s’exaspérait sans cesse entre ces deux, formidables puissances qui, pourtant, faillirent un jour se compléter l’une par l’autre.

Car — c’est un détail curieux à noter en passant — un caprice du sort aurait pu mettre au service de la nation anglaise le génie redoutable qui devait plus tard lui porter et en recevoir de si rudes coups : il semble en effet incontestable qu’à une certaine époque de sa jeunesse, Bonaparte fit des démarches pour entrer dans la marine britannique, et un historien anglais, M. Goshen, a récemment découvert dans les archives de l’Amirauté la lettre originale, la requête adressée à cet effet par le futur empereur des Français, alors étudiant à Brienne.

On ne lui fit pas de réponse, et la dédaigneuse inattention d’un scribe obscur, chargé de la correspondance, eut ce jour-là sur l’évolution des choses humaines et sur les destinées du monde une bien curieuse et décisive influence.

Ce serait sans doute grossir démesurément ce détail historique que de voir en une blessure d’amour-propre la cause première de cette haine qui devait entraîner Napoléon à de si funestes colères. Bien d’autres raisons devaient, hélas ! contribuer à le jeter dans une politique qui, il faut bien le dire, était traditionnelle en France depuis de longues années.

La lutte entre l’Angleterre et la France avait commencé des 1688, lors de la néfaste intervention de Louis XIV pour rétablir Jacques II sur le trône. Depuis, les épées n’avaient jamais été définitivement remises au fourreau. La Hague, Fontenoy, Hastembeck, le traité de Paris (1763), qui nous enlève le Canada, Yorkstown, Hondschoote, Toulon, Malte furent les reprises les plus fameuses de ce duel gigantesque qui, commencé vers la fin du xviie siècle, laisse encore, après des fortunes diverses, les adversaires en présence à l’aube du xixe.

Conclue sans désir de conciliation, sans sincérité ni d’un côté ni de l’autre, la paix d’Amiens ne pouvait avoir qu’une éphémère durée, le temps seulement de reprendre haleine pour de prochains combats. Et voilà que de nouveau la lutte reprend, d’abord sournoise, puis à visage découvert.

Dès cette époque, Napoléon, déjà grisé par tant de victoires, s’imaginait que le vol de ses aigles pourrait aisément franchir les mers, comme il avait franchi les Alpes, et le camp de Boulogne devint le théâtre où fut réglée la mise en scène d’une imminente expédition contre l’Angleterre : mise en scène pour laquelle aucun moyen ne fut négligé. Ne trouve-t-on pas au musée de Boulogne-sur-Mer un des modèles de la médaille qui devait être frappée à Londres, après la descente d’Angleterre. Elle porte d’un côté une tête laurée et, de l’autre, un Hercule étouffant un Antée entre ses bras, avec ces mots : « Descente en Angleterre » ; exergue : « Frappée à Londres en 1804 ».

Tout avait été prévu, et le triomphe fut d’autant plus bruyant qu’il célébrait une victoire future. Hélas ! cette victoire s’appelle Trafalgar, où s’engloutit notre flotte, et les lauriers furent pour Nelson.

Dès lors, il apparut à Napoléon que c’était une folle entreprise de prétendre anéantir directement la puissance britannique, et l’idée lui vint de la ruiner par contre-coup. Subjuguer l’Europe tout entière pour l’entraîner dans une formidable ligue contre l’Angleterre, tel fut le plan de grandiose démence qui va maintenant germer dans le cerveau impérial.

Là ne s’arrêtaient d’ailleurs pas ces rêves ambitieux et fous. Plus d’une fois, il exprima l’idée de reconstituer et d’étendre encore l’ancien empire d’Orient, de porter ses armes jusque dans les Indes et de s’y faire proclamer César. Que dis-je, César ? Dieu ! Et le duc de Raguse, dans ses Mémoires, nous laisse entrevoir un coin bien curieux de cette âme insatiable.

« J’en conviens, disait un jour l’empereur, en 1804, ma carrière est belle et j’ai fait mon chemin ; mais quelle différence avec l’antiquité. Voyez Alexandre ! Après avoir conquis l’Asie et s’être annoncé aux peuples comme le fils de Jupiter, tout le monde le crut ».

Et, visiblement, l’espoir d’un tel culte se mêlait de façon précise à l’expression du regret d’être encore au rang des mortels.

Même à son lit de mort, Napoléon, toujours aveugle, ne consentit jamais à convenir de sa prodigieuse erreur, et, à Sainte-Hélène, parlant du « blocus continental », il proclamait encore qu’un tel projet était le plus vaste qu’il ait jamais conçu.

Vaste, il l’était certes : nous allons voir s’il eut d’autres mérites.

Mais il convient de remarquer auparavant que du moins son originalité doit être contestée : depuis longtemps, en effet, les idées de protectionnisme à outrance étaient en circulation : les tentatives avaient été nombreuses, de sévères mesures de prohibition et les taxes douanières dirigées contre l’importation anglaise font leur apparition dans notre histoire dès le xiie siècle. En 1172, un décret de Henri II stipule que les draps fabriqués avec des laines anglaises seront brûlés. À dater du règne de François Ier, des luttes de tarifs se mêlent à toutes les querelles politiques entre la France, l’Angleterre, la Hollande etl’Espagne. En 1572, René de Birague, garde des sceaux, se montre partisan convaincu des mesures de protection. Les États généraux de 1614 se déclarent fort hostiles à la liberté des échanges extérieurs.

Sous Louis XIV, se développe la doctrine économique qui prend le nom de colbertisme, et qui devait un jour ou l’autre enfanter les excès du blocus continental.

Et déjà, à cette époque, on sent s’exercer sur les gouvernements la pression d’une opinion volontairement égarée ; disons-le même à sa louange, Colbert fit preuve de clairvoyance en montrant une certaine réserve dans l’application de ses théories : il éprouvait quelque défiance à l’égard des commerçants et industriels, si empressés à solliciter des mesures prohibitives.

« Tous les éclaircissements, dit-il dans une lettre adressée à M. de Saizy, que vous prendrez près des marchands seront mêlés de leurs petits intérêts particuliers qui ne tendent ni au bien général du commerce, ni à celui de l’État[1] ! »

Mais la pente était glissante, et on s’y laissa d’autant plus entraîner que de l’autre côté du détroit les mêmes impatients appétits se manifestaient. Lorsqu’en 1713 un projet de traité de commerce, atténuant pour les deux pays les mesures restrictives, fut présenté au Parlement anglais, commerçants et industriels organisent une vigoureuse campagne contre l’entente pacifique. Ils vont jusqu’à exploiter la crédulité populaire, à menacer de fermer les manufactures si le traité était signé.

Dès lors le mouvement ne s’arrêta plus : aux États généraux, les cahiers de Rouen et d’Étampes réclamaient la guerre contre l’Angleterre, plutôt qu’un traité quelconque, d’avance, proclamé ruineux. En 1793, la Convention nationale recommence la guerre de tarifs et un décret va jusqu’à menacer de vingt ans de fer les importateurs de produits manufacturés en Angleterre, en Écosse, en Irlande. Le Directoire reste fidèle à cette politique, et une loi du 31 octobre 1700 reproduit à peu près les mêmes dispositions, sauf en ce qui concerne la pénalité, que le décret de la Convention.

Et cette loi est présentée comme une panacée souveraine, capable de remédier à tous les maux. Écoutez plutôt ce passage de l’exposé des motifs :

« Voulez-vous ranimer votre commerce, relever vos manufactures, rétablir vos ateliers ? Voulez-vous priver nos ennemis de leur plus grande ressource pour nous faire la guerre ? Voulez-vous forcer le gouvernement britannique à traiter sincèrement de la paix ? »

C’est au traité d’Amiens qu’aboutissent ces appels grandiloquents : on sait ce qu’il dura.

Napoléon ne fut donc pas l’innovateur de cette politique douanière, à laquelle toutefois il devait donner une singulière ampleur, essayant de réaliser, en semant la teneur par toute l’Europe, le plan timidement conçu par des précurseurs moins osés.

Son premier souci fut de convaincre le tsar Alexandre de la nécessité d’une alliance contre l’Angleterre ; et il parvint à persuader au souverain russe que l’opiniâtreté des Anglais à maintenir leur prépondérance maritime était la cause de tous les maux du monde civilisé ; que la France, ayant perdu ses colonies, sa navigation et la plus grande partie de son commerce, avait été poussée malgré elle à des agrandissements ; qu’il fallait conquérir la liberté des mers sur l’Angleterre en excluant sévèrement ses vaisseaux et ses marchandises des ports de l’Europe ; qu’alors ce qu’il pouvait y avoir d’onéreux dans le système continental cesserait de soi-même, et que toutes les occupations industrielles prendraient un nouvel essor, tandis que la paix générale serait garantie par l’union des deux puissances prépondérantes.

Et c’est ainsi qu’à Tilsitt fut arrêtée la ligne de conduite des deux empereurs. Napoléon n’avait toutefois pas attendu cet accord pour prendre les premières mesures, et c’est à Berlin, le 19 novembre 1800, qu’il rendit le fameux décret organisant le blocus.

Rappelons les dispositions principales de ce décret.

L’exposé en est violent et dénonce l’Angleterre comme n’observant pas le droit des gens suivi universellement par les peuples policés, et ayant une conduite digne en tous points des premiers âges de la barbarie. Le voici :

« Nous, empereur, des Français, roi d’Italie, etc., considérant,

« 1° Que l’Angleterre n’admet point le droit des gens suivi universellement par tous les peuples civilisés ;

« 2° Qu’elle répute ennemi tout individu appartenant à l’État ennemi, et fait en conséquence prisonniers de guerre, non seulement les équipages des vaisseaux armés en guerre, mais encore les équipages des vaisseaux de commerce et des navires marchands, et même les facteurs du commerce et les négociants qui voyagent pour les affaires de leur négoce

« 3° Qu’elle étend aux bâtiments et marchandises du commerce et aux propriétés des particuliers le droit de conquête, qui ne peut s’appliquer qu’à ce qui appartient à l’État ennemi ;

« 4° Qu’elle étend aux villes et aux ports de commerce non fortifiés, aux havres et aux embouchures des rivières le droit de blocus qui, d’après la raison et l’usage de tous les peuples policés, n’est applicable qu’aux places fortes ; qu’elle déclare bloquées des places devant lesquelles elle n’a pas même un seul bâtiment de guerre, quoiqu’une place ne soit bloquée que quand elle est tellement investie qu’on ne puisse tenter de s’en approcher sans un danger imminent ;

« Qu’elle déclare même en état de blocus des lieux que toutes ses forces réunies seraient incapables de bloquer, des côtes entières et tout un empire ;

« 5° Que cet abus monstrueux du droit de blocus n’a d’autre but que d’empêcher les communications entre les peuples, et d’élever le commerce et l’industrie de l’Angleterre sur la ruine de l’industrie et du commerce du continent ;

« 6° Que tel étant le but évident de l’Angleterre, quiconque fait sur le continent le commerce des marchandises anglaises favorise par là ses desseins et s’en rend complice ;

« 7° Que cette conduite de l’Angleterre, digne en tout des premiers âges de la barbarie, a profité à cette puissance au détriment de toutes les autres ;

« 8° Qu’il est du droit naturel d’opposer à l’ennemi les armes dont il se sert et de le combattre de la même manière qu’il combat, lorsqu’il méconnaît toutes les idées de justice et tous les sentiments libéraux, résultat de la civilisation parmi les hommes :

« Nous avons résolu d’appliquer à l’Angleterre les usages qu’elle a consacrés dans sa législation maritime.

« Les dispositions du présent décret seront constamment considérées comme principe fondamental de l’empire jusqu’à ce que l’Angleterre ait reconnu que le droit de la guerre est un et le même sur terre que sur mer ; qu’il ne peut s’étendre ni aux propriétés privées, quelles qu’elles soient, ni à la personne des individus étrangers à la profession des armes, et que le droit de blocus doit être restreint aux places fortes réellement investies par des forces suffisantes. »

Après de tels considérants, on n’est plus surpris de constater la rigueur des dispositions suivantes :

« 1° Tout commerce et toute correspondance avec les Îles Britanniques sont interdits ;

« 2° Tout individu sujet de l’Angleterre, de quelque état ou condition qu’il soit, qui sera trouvé dans les pays occupés par les troupes françaises ou alliées, sera fait prisonnier de guerre ;

« 3° Tout magasin, toute marchandise, toute propriété, de quelque nature qu’elle puisse être, appartenant à un sujet de l’Angleterre seront déclarés de bonne prise ;

« 4° Le commerce des marchandises anglaises est défendu et toute marchandise appartenant à l’Angleterre ou provenant de ses fabriques ou de ses colonies est déclarée de bonne prise ;

« 5° Aucun bâtiment venant directement de l’Angleterre ou des colonies anglaises ou y étant allé depuis la publication du présent décret ne sera reçu dans aucun port. »

Ce décret n’était d’ailleurs que la riposte à un décret du gouvernement britannique déclarant fictivement bloqués tous les ports français depuis Brest jusqu’aux bouches de l’Elbe.

On n’allait pas s’arrêter en si beau chemin.

L’Angleterre répond, à son tour, au décret de Berlin par des ordres datés du 11 novembre 1807, qui obligent tous les bâtiments neutres à venir toucher à Londres, à Malte ou en d’autres lieux soumis à la domination anglaise pour y faire vérifier leur cargaison et acquitter des taxes énormes, équivalentes en moyenne à 25 % de la valeur.

Dans la voie de l’arbitraire, Napoléon était tout disposé à s’engager à la suite de son ennemi et le décret de Milan fut rendu le 17 décembre 1807. En voici les dispositions :

« Tout bâtiment, de quelque nature qu’il soit, qui aura souffert la visite d’un vaisseau anglais, ou se sera soumis à un voyage en Angleterre, ou aura payé une imposition quelconque au gouvernement anglais, est par cela seul déclaré dénationalisé, a perdu la garantie de son pavillon et est devenu propriété anglaise. Les dits bâtiments sont déclarés de bonne prise. »

Ajoutez à cela un règlement du 11 janvier 1808 qui récompense la délation en promettant le tiers du produit de la vente du navire et de la cargaison à tout homme de l’équipage ou passager qui déclarerait au chef de douane qu’un bâtiment entrant dans un port français a touché en Angleterre ou subi la visite d’un vaisseau anglais, et vous aurez une idée du régime ainsi fait au commerce international.

Que devenait le droit des neutres en pareille occurrence ?

Mais, hâtons-nous de le dire, — et nous venons d’ailleurs de le constater — la première atteinte à ces droits des neutres venait de l’Angleterre, dont la théorie sur ce point spécial fut toujours d’une inconcevable brutalité. Pour s’en rendre compte, il suffit de lire un très curieux ouvrage paru à Stockholm

(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)
en février 1813, sous les auspices du prince royal de Suède, et qui fut répandu à profusion en Angleterre. L’auteur, un poète de quelque mérite, A. W. Schlegel, ne dissimule point sa haine contre Napoléon et prononce en faveur de l’Angleterre un plaidoyer véhément : il n’est pas difficile de reconnaître que l’écrivain est inspiré directement par les hommes politiques anglais et que les théories émises par lui sont le reflet très exact des opinions qu’on lui suggère.

Le devoir de l’historien est assurément de s’efforcer vers une impartialité aussi complète que possible et nous aurons assez souvent l’occasion de maudire la néfaste et insatiable ambition de Napoléon, les désastreuses conséquences de son exécrable politique, pour ne pas quand il est juste de le faire, invoquer à son profit des témoignages importants. Or, s’il est vrai, comme nous l’avons dit déjà, que le blocus continental fut le point de départ d’odieuses expéditions militaires et la cause d’une suite de guerres meurtrières qui ensanglantèrent l’Europe, il est équitable de reconnaître, par contre, que les provocations britanniques poussaient l’empereur dans cette voie et que la responsabilité des événements incombe aussi, dans une large mesure, aux belliqueuses tendances de l’Angleterre.

Nous en trouvons la preuve dans l’ouvrage de Schlegel, dont nous venons de faire mention.

D’abord, voici l’aveu que la guerre était souhaitée de l’autre côté du détroit.

« Il était facile de voir, dit Schlegel, que le danger pour l’Angleterre n’était pas dans la guerre, mais dans la paix, que Bonaparte ne considérait celle-ci que comme une trêve utile pour augmenter et exercer sa marine ;… qu’il créerait ainsi en peu d’années une force maritime capable de tenir tête à celle de l’Angleterre, et qu’alors elle se verrait menacée d’une invasion dans ses foyers. »

Et, plus loin, cet argument qui tend à démontrer la nécessité pour l’Angleterre de continuer la guerre maritime sans interruption :

« La supériorité de la marine anglaise, en nombre et en manœuvres, est telle, que leurs antagonistes croient avoir remporté un triomphe, lorsqu’une de leurs escadres s’est échappée d’un port et en a atteint heureusement une autre, en se glissant le long de la côte… En vain Bonaparte fait-il construire nombre de vaisseaux de guerre, en vain a-t-il établi une conscription maritime : aussi longtemps que les Anglais continuent la guerre sans interruption, qu’ils ne se lassent pas de bloquer tous les ports importants, ils n’ont rien à craindre ; les marins français ne peuvent pas se former, faute d’expérience et ces immenses préparatifs sont comme des écoles de natation à sec. »

Quant aux procédés à employer dans cette guerre maritime, quant aux droits des neutres, dont nous parlions tout à l’heure, voici ce que Schlegel en pense et son opinion, je le répète est incontestablement la même que celle qui inspire les ordres du Conseil britannique.

« Pour juger à fond cette question des neutres, dit Schlegel, il ne faut pas perdre de vue la nature de la guerre maritime : elle se fait principalement pour les intérêts du commerce ; elle deviendrait tout à fait illusoire, s’il n’était pas permis d’attaquer, par tous les moyens, la navigation commerciale de l’ennemi. C’est ce qui a autorisé l’usage de s’emparer de toutes les propriétés particulières des sujets ennemis, exposées sur mer, ou même de les détruire (ce qui, dans la guerre terrestre, est réprouvé comme une barbarie).

« De deux puissances belligérantes sur mer, la plus faible sera naturellement portée à favoriser les neutres qui peuvent lui rendre les services les plus importants. Les vaisseaux marchands sont-ils confisqués dans ses ports, faute d’escadres assez nombreuses pour les protéger ? Les neutres deviennent ses commissionnaires : ils font le transport des marchandises entre la mère-patrie et les colonies, si on le leur demande, entre les deux pays ennemis même ; et les sujets de la puissance qui a recours à eux ne perdent par cet expédient que les profits du fret, en conservant ceux du commerce.

« Ce serait donc un excellent métier que celui de neutre dans une guerre maritime, si les puissances belligérantes étaient dupes de ces prétendus droits de neutralité, au point de n’y mettre aucune restriction.

« Leurs flottes se morfondraient dans des croisières infructueuses, tout au plus elles livreraient quelque combat à l’ennemi pour l’honneur de leur pavillon : mais tous les profits de la guerre seraient pour des États qui n’en auraient pas voulu partager les risques.

« Il est inutile, pour éclaircir cette matière, de remonter aux principes du droit naturel, dont les décisions sont souvent vagues sans le concours du droit positif fondé sur les traités, et surtout insuffisantes pour des relations aussi compliquées que celles du commerce entre les nations civilisées. Les droits de la neutralité ne pourront donc être limités que par le conflit entre les désavantages réciproques et ceux d’une rupture. Pour les puissances belligérantes, il s’agira de savoir s’ils doivent préférer la guerre déguisée que leur font les neutres à une guerre ouverte ; pour les États neutres, s’il vaut mieux soumettre leur navigation à quelque gêne, ou l’exposer tout entière. »

« On accorde généralement aux belligérants maritimes le droit d’empêcher l’importation de contrebande de guerre chez l’ennemi, et celui de bloquer un ou plusieurs de ses ports, ce qui, en cas de contravention, implique la confiscation des bâtiments neutres. Il ne s’est élevé de dispute que sur le droit d’enlever des propriétés ennemies sur les vaisseaux neutres et par conséquent de les visiter, et sur le blocus des côtes. »

« Pendant la guerre d’Amérique, la neutralité armée proclama le principe « que le pavillon couvre la marchandise ». L’Angleterre ne reconnaîtra jamais ce principe, et elle a raison de ne pas le faire : cette prétention poussée à la rigueur, non seulement mettrait les puissances belligérantes à la discrétion des gouvernements neutres pour ce qui regarde la contrebande de guerre, mais elle pourrait servir à conduire dans des vaisseaux de transport neutres des troupes de débarquement en pleine sécurité jusque sur les côtes ennemies. Le blocus d’une côte ne diffère en rien de celui d’un port que par l’étendue de la mesure. Si on a les moyens de la prendre, pourquoi n’en aurait-on pas le droit ? »

La citation paraîtra peut-être un peu longue ; mais elle était utile à faire et particulièrement édifiante : elle témoigne d’un étonnant cynisme dans l’exposé de la doctrine, seulement basée sur les droits du plus fort. Quel dédain pour les droits naturels et pour le droit des gens, quel mépris suprême pour toute autre considération que celle du désavantage ou du profit !

Et voilà comment se règlent les destinées des peuples jetés les uns sur les autres par des gouvernants dont l’intérêt est la seule règle de conduite et auxquels des scrupules de moralité apparaissent comme une duperie.

Proclamons-le toutefois, à l’honneur de la nation anglaise, il n’y avait pas unanimité dans ces tendances belliqueuses et il faut se souvenir avec reconnaissance des protestations de Fox qui, plus d’une fois, dénonça avec indignation les hypocrisies de ses compatriotes, et flétrit les appétits jamais satisfaits des marchands affamés d’or.

« Je suis certain, disait-il en 1802, que les manufactures anglaises l’emporteront quand la lutte s’établira entre elles et les manufactures françaises. Qu’on les laisse donc essayer leurs forces : mais c’est à Manchester et à Saint-Quentin que la lice est ouverte… Une partie de notre commerce souffre : cela est possible : mais cela s’est vu à toutes les époques… Les industries développées par la guerre doivent rentrer à la paix dans des limites plus étroites. Que faire à cela ? Devons-nous verser le sang de la nation anglaise pour la cupidité de quelques marchands affamés d’or ! »

À rapprocher ces sages paroles des clairvoyants avis que nous avons trouvés plus haut dans la bouche de Colbert.

Mais la fièvre de l’or, la rapacité capitaliste ne connaissent point d’obstacles et ne se laissent point arrêter par des arguments d’ordre sentimental ; Fox ne devait pas être écouté et les excitations de Pitt avaient bien plus d’écho dans l’opinion publique, toujours très disposée à applaudir ceux qui flattent ses passions.

Ce n’est certes pas du côté de Napoléon qu’on pouvait attendre la modération, d’autant plus que, comme les industriels anglais, les manufacturiers français témoignaient d’une égale impatience. Encore un coup, nous ne sommes point suspects d’indulgence excessive pour Bonaparte, mais il serait contraire à la vérité historique de faire peser sur lui la responsabilité des événements.

C’est un historien anglais, Seeley, qui fit la remarque suivante dont on ne saurait contester la justesse : « Napoléon fut, à un haut degré, l’œuvre des circonstances et, tandis qu’il semblait dominer son époque, il a été en réalité dominé et fourni par elle. On est, en général, porté, ajoute-t-il à exagérer l’importance de la personnalité et du libre arbitre dans les affaires d’ici-bas. La personnalité exerce sur nous une influence fascinatrice : nous percevons en quelque sorte bien plus distinctement des actes que nous pouvons attribuer à une seule individualité remarquable que des actes semblables dont la responsabilité est partagée entre plusieurs personnes dont les unes sont obscures et les autres absolument inconnues. »

C’est la même idée que nous trouvons sous la plume puissante de Tolstoï, quand, dans la Guerre et la Paix, il définit le rôle des prétendus grands hommes.

« Les prétendus grands hommes, s’écrie-t-il, ne sont que les étiquettes de l’histoire ; ils donnent leurs noms aux événements sans même avoir, comme les étiquettes, le moindre lien avec le fait lui-même. Aucun des actes de leur soi-disant libre arbitre n’est un acte volontaire ; il est lié a priori à la marche générale de l’histoire et de l’humanité et sa place y est faite à l’avance de toute éternité. »

Et Napoléon semble bien avoir eu lui-même la perception de cette sorte de fatalité historique quand, à Saint-Hélène, parlant d’un auteur qui jugeait son œuvre, il disait : « il parle de moi comme si j’étais une personne ! Je ne suis pas une personne, je suis une chose. »

Tout cela signifie que la volonté d’un homme, si haut placé fût-il, même au-dessus des trônes, joue un rôle bien effacé en comparaison des mille ressorts divers qui impriment sa direction à l’évolution des choses.

Et, pour en revenir au blocus continental, cela veut dire qu’on commettrait une lourde erreur en attribuant à la seule volonté impériale un régime douanier auquel devait fatalement aboutir la marche des phénomènes économiques.

Nous avons dit tout à l’heure, avant l’ouverture de cette parenthèse que, si les industriels anglais souhaitaient la continuation de la guerre avec la France, les industriels de notre pays sollicitaient depuis longtemps la guerre de tarifs dont les décrets de Berlin et de Milan furent la consécration définitive.

Un exemple, parmi tant d’autres, doit être cité : il prouvera du même coup de quelle façon Napoléon inspirait l’opinion des chambres de commerce et avec quel empressement celles-ci répondaient à ses sollicitations. Voici deux pièces que nous avons trouvées dans un carton des Archives nationales. La première est une lettre de l’empereur datée de Milan, le 17 décembre 1807, et adressée à Crétet, ministre de l’Intérieur.

« Monsieur Crétet, vous trouverez ci-joint un décret relatif à l’Angleterre. Avant de le publier, vous écrirez une circulaire à toutes les chambres de Commerce pour leur faire sentir les conséquences funestes qu’aurait pour l’avenir cette nouvelle législation de l’Angleterre, si elle était passée sous silence ; qu’il vaut mieux s’interdire tout commerce, n’importe pendant combien de temps, que de le faire au profit et sous la législation anglaise. Enfin, vous les exciterez à la course, qui, dans l’arbitraire que les Anglais ont établi, est notre seul moyen d’approvisionnement. Sur ce, je prie Dieu qu’il vous ait en sa sainte-garde. »

Signé : Napoléon.

M. Crétet s’empresse d’exécuter les ordres de Napoléon, et voici la réponse que fait aussitôt la chambre de Commerce de Marseille, rassemblée en toute hâte.

« Extrait du Registre des Délibérations de la Chambre de Commerce de Marseille. Bureau du 30 décembre 1807

« La Chambre de Commerce, assemblée en vertu de la convocation extraordinaire faite par M. le conseiller d’État, préfet, président, par suite des ordres de son Excellence le ministre de l’Intérieur, a pris la délibération suivante :

« La séance étant ouverte, M. le Président a donné connaissance à la Chambre d’un décret impérial contenant de nouvelles mesures contre le système maritime de l’Angleterre, rendu à Milan le 17 décembre 1807, et a remis à la Chambre une lettre de son Excellence le ministre de l’Intérieur du 24 de ce mois, relative aux dispositions arrêtées par le gouvernement britannique, en date du 11 novembre dernier, qui assujétissent les bâtiments des puissances neutres, amies et même alliées de l’Angleterre, non seulement à une visite par les croiseurs anglais, mais encore à une station obligée en Angleterre et à une imposition arbitraire de tant pour cent sur leur chargement, qui doit être réglée par la législation anglaise. »

« La Chambre après avoir entendu la lecture de cette lettre et du décret impérial et ouvert la discussion sur leur contenu :

« Considérant que les dispositions arrêtées par le gouvernement britannique sont destructives du commerce et de l’industrie, et attentatoires à l’indépendance et à la souveraineté de toutes les nations, qu’aucune puissance ne pourrait se soumettre à une aussi odieuse tyrannie, sans se déshonorer aux yeux de la génération présente et de la postérité ; qu’il appartient au restaurateur de la gloire nationale et au défenseur des droits de tous les peuples du continent de venger l’Europe d’une violation aussi éhontée du droit maritime et du droit des gens ; qu’aucun sacrifice, aucune privation ne coûteront aux négociants de Marseille pour concourir aux vues magnanimes de Sa Majesté l’Empereur et Roi ; qu’ils s’empresseront, par leur exemple et par leurs conseils, de rappeler les consommateurs aux produits des matières indigènes et des fabriques nationales, d’ouvrir au courage de nos marins la carrière des armements en course, d’entretenir l’indignation générale contre la piraterie britannique et de consacrer, avec l’énergie que commande l’honneur national, toutes leurs facultés au rétablissement de la liberté des mers ;

« Délibère unanimement de prier Son Excellence le ministre de l’Intérieur d’être, dans cette grande circonstance, auprès de Sa Majesté l’Empereur et Roi, l’interprète des sentiments d’amour, d’admiration et de dévouement de la Chambre et du Commerce de Marseille ;

« Et que la présente délibération sera affichée dans la Bourse.

« Certifié conforme : Le Secrétaire de la Chambre.

Signé : Capus. »

Mais, pour mieux comprendre encore l’action persistante exercée par les industriels sur les résolutions de Napoléon, il faut lire quelques pages très curieuses des mémoires de Richard, dit Richard-Lenoir, mémoires dans lesquelles il raconte, avec une franchise un peu cynique les diverses étapes de sa fortune et de sa ruine.

Tour à tour garçon de café, commis, marchand, contrebandier, commerçant et industriel, Richard se vante d’avoir été le protégé de Joséphine et d’avoir conquis les bonnes grâces de l’empereur. Il va nous raconter certaine séance du conseil privé où fut agitée la question de la prohibition des toiles à impression et de la mousseline et nous allons y saisir sur le vif la façon dont les intéressés savaient présenter à l’empereur les arguments les plus propres à flatter ses secrets désirs.

L’auteur des mémoires nous rappelle d’abord que, sous le Consulat, Bonaparte avait pris des engagements formels à l’égard des fabricants :

« Les filatures s’étaient montées de toutes parts comme par enchantement, dit Richard-Lenoir, et déjà toutes les voix demandaient la prohibition des tissus étrangers. MM. Audelet Goupil fils firent, à ce sujet,un mémoire qui seconda beaucoup le nôtre. Le moment était arrivé de demander à l’empereur l’exécution des promesses du premier consul. »

« Déjà, depuis quelques années, l’empereur soumettait au Conseil d’État la question de l’importation ; elle était encore fort douteuse et fort incertaine, lorsqu’au commencement de février, nous fûmes appelés un matin dans le cabinet de l’empereur. »

« M. Oberkamp, M. Féret, son gendre, et M. Collin de Sussy, ancien administrateur des douanes, nous avaient précédés, et déjà la discussion était fort animée, lorsque nous arrivâmes.

« — Ah ! ça, messieurs, nous dit l’empereur dès qu’il nous aperçut, vous me demandez définitivement la prohibition des toiles à impression et des mousselines.

« — Nous rappelons à Votre Majesté ce qu’elle a bien voulu nous promettre il y a trois ans.

« — Mais c’est un monopole que vous voulez établir.

« — Nous voulons, au contraire, appeler tout le commerce à participer aux bienfaits de la mesure sollicitée par nous.

« — Vos établissements sont assez considérables sans doute pour que vous soyez plus intéressé que tout autre à tuer les fabrications anglaises.

« — Oui, Sire ; mais nous avons déjà gagné une assez belle fortune pour que l’on puisse voir autre chose maintenant dans nos travaux que l’amour du gain.

Et Richard s’efforce de démontrer à l’empereur la pureté et le désintéressement de ses intentions.

J’imagine que Napoléon dut mettre quelque sarcasme dans la réponse qu’il fit au plaidoyer du filateur.

« — Allons messieurs, dit-il, je vois avec plaisir que je me trompais sur vos intentions : vous ne voulez pas accaparer une branche d’industrie.

« — Au contraire, nous voulons appeler tous nos confrères à partager les avantages qu’elle présente. Cela est si vrai, Sire, que nous espérons que M. Oberkamp lui-même se fera filateur et fabricant.

« — Réellement, Monsieur Oberkamp, reprit l’empereur en se tournant vers lui, peut-on imprimer sur des toiles de fabrique française ?

« — Oui, Sire.

« — Monsieur Richard, pourquoi tenir à la prohibition ? Ne vient-on pas d’établir un droit de 50 % ? me dit encore Sa Majesté ; cela équivaudrait à la prohibition ; n’est-il pas vrai, M. de Sussy ?

« — Nul doute, Sire, qu’un tel droit ne soit aussi protecteur que la prohibition, répondit M. Collin.

« Ce droit fera la fortune de la douane et des contrebandiers, sans servir les intérêts de la France, repris-je alors. »

Suit alors une étrange explication qui témoigne comment Richard était expérimenté dans la pratique de la contrebande. L’estimable Industriel n’ignore rien de la façon d’acheter les commis de douane et de frauder l’État ; il établit même une sorte de statistique de la moralité administrative et démontre triomphalement que le nombre des prévaricateurs est très suffisant pour assurer aux contrebandiers un appréciable bénéfice.

M. Collin, l’administrateur des douanes, se scandalise fort de cette argumentation et proteste. La scène devient alors vraiment amusante.

« — Vous défendez vos employés avec raison, lui dit l’empereur, car, du moment où vous doutez, ils ne le seraient plus ; cependant MM. Richard et Lenoir peuvent avoir des documents plus positifs que les vôtres.

(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)

« Et il souriait en nous regardant.

« — Sa Majesté n’a point oublié que nous étions contrebandiers avant de nous faire fabricants, répondis-je, et nous savons positivement comment se traitent ces sortes d’affaires ; une fois les lignes franchies, toute marchandise est censée avoir acquitté les droits et peut se vendre publiquement ; comment retrouver alors la trace de la fraude ?

« — Pour moi, messieurs, je partage entièrement votre opinion ; la prohibition serait plus protectrice qu’un droit, quel qu’il soit ; car une maison qui jouit d’une grande confiance et qui se respecte ne fera plus de contrebande, puisque l’on pourra toujours saisir les marchandises étrangères ; n’importe le lieu ou le temps, partout où l’on en trouvera, tandis qu’avec un droit les maisons les plus respectables peuvent les emmagasiner. Du moment qu’on apporte chez elles ces marchandises, il n’y a pas de danger pour les détenteurs.

« — Puisque Votre Majesté comprend aussi bien le véritable point de vue de la question, nous ne pouvons douter que la prohibition ait lieu.

Pourtant l’empereur garde un doute et il se tourne vers Oberkamp qui, lui, imprime sur des toiles anglaises et envisage sans enthousiasme la prohibition de la matière première indispensable à son industrie. On s’en apercevra bien au ton quelque peu irrité de ses réponses.

« — Enfin, dit Napoléon, croyez-vous Monsieur Oberkamp, que dans fabriques françaises on travaille aussi bien que chez les Anglais ?

« — Oui, Sire ; mais je ne pense pas que jamais on puisse y faire les toiles à 45 sous l’aune ; et celles-là, qui servent à l’habillement du peuple, sont les plus indispensables.

« — Qu’en dites-vous, Monsieur Richard ?

« — J’offre à M. Oberkamp de lui fournir pour deux ou trois millions de ces mêmes toiles à 45 sous. Voilà mon unique réponse.

« — Eh ! bien, Monsieur Oberkamp ?

« — Sire, ce sont des paroles en l’air ; ces messieurs ne les tiendraient pas.

« — Je prends l’engagement devant Sa Majesté, ajoutai-je, de payer 500 000 francs de dédit, si, dans un temps fixé, je ne remplis pas mes engagements.

« — Voilà une grande affaire, messieurs, dit encore l’empereur en riant. Je suis charmé de vous avoir réunis pour cela, et je ne vous demanderai pas de commission.

« M. Oberkamp, poussé à bout, répondit assez froidement que ses magasins étaient remplis de marchandises, que, pendant plus de 18 mois, il ne pouvait rien nous commander. »

Voilà donc les deux industriels aux prises et on sent bien que sans la présence de l’empereur la discussion deviendrait encore plus aigre. Ah ! ni l’un ni l’autre ne songent plus à invoquer l’intérêt national : tous deux défendent avec âpreté leur cause personnelle. Et Richard-Lenoir triomphe bruyamment parce que visiblement l’empereur lui donne raison et qu’il le congédie par un sourire, tandis que M. Oberkamp ne recueille qu’un dédaigneux signe de tête.

L’heureuse fortune de Richard-Lenoir ne devait d’ailleurs pas être de longue durée et bientôt il allait devenir victime de la furie protectionniste : il avait poussé l’empereur dans une voie où personne ne pouvait plus l’arrêter. En effet, par un décret du 5 avril 1810, les droits d’entrée sur le coton furent portés à un taux formidable : les cotons de la Louisiane, de Géorgie et d’Espagne payaient 660 francs par quintal métrique, et tous les cotons longue soie, quelle que fût leur provenance, payaient 880 francs d’entrée par quintal métrique.

Et Richard-Lenoir nous exprime ses doléances avec une franchise dont la naïveté est presque touchante :

« Alors le gouvernement essayait de faire cultiver le coton dans les départements méridionaux ; il fallait donc entraver l’entrée pour favoriser sa culture ; mais aussi, de ce moment, mon intérêt particulier cessa de correspondre à l’intérêt général ; il me devint impossible, à ce prix, de faire manœuvrer mes six filatures… »

Escomptant toujours l’ancienne faveur de l’empereur, Richard-Lenoir va porter ses réclamations à M. Mollien, ministre du Trésor ; mais celui-ci le reçoit avec quelque sécheresse et se montre peu pitoyable aux épreuves de l’industriel : c’est ce qui ressort de la conversation suivante :

« M. Mollien. — Vous avez établi des fabriques hors de toute proportion, et vous portez la peine de vos vues gigantesques.

« Richard-Lenoir. — Ce que vous me dites, monseigneur, prouve que mes prévisions étaient justes, lorsque je promettais à l’empereur de suffire à la consommation si l’on consentait à prohiber les tissus étrangers. Jugez de ce que nous serions aujourd’hui, si nous avions la concurrence à soutenir, mais j’ai ouvert une mine dans laquelle le gouvernement puise sans songer à nous, et il ruine sans considération ceux qui l’ont enrichi en faisant continuellement monter le prix des marchandises premières par d’énormes impôts ».

Mollien n’était pas homme à se laisser émouvoir par de tels arguments et il se contenta d’inviter son interlocuteur à se défaire de plusieurs établissements. Il était alors dans les vues du gouvernement de substituer l’emploi du lin à celui du coton et c’était le tour de Richard-Lenoir d’être sacrifié.

Nous avons ainsi un premier exemple des effets économiques du blocus continental et de toutes les mesures douanières sur notre industrie nationale. Mais nous avons dû, pour suivre l’aventure personnelle de Richard-Lenoir, anticiper un peu sur l’ordre logique des événements. Qu’on nous permette de revenir en arrière et de montrer, après avoir reproduit les textes établissant le blocus continental, la façon dont ils furent appliqués.

La volonté de Napoléon s’imposa sous la forme la plus violente et la plus barbare qu’il soit possible d’imaginer. Comme, malgré la nuée de douaniers sur toutes les côtes, on s’était aperçu que des marchandises anglaises avaient pourtant pénétré sur le continent, des ordres impitoyables furent donnés. On fit partout des visites domiciliaires, on confisqua les denrées coloniales, on brûla les produits des manufactures. Avec une pompe ridicule et odieuse, en présence des autorités civiles et militaires, on célébrait, dans la plupart des villes, en Allemagne notamment, des autodafés d’un nouveau genre. Sur un immense bûcher, les marchandises saisies étaient empilées et la foule était conviée à venir assister à ces spectacles sauvages. Mais ce n’était pas par des cris de joie qu’ils étaient accueillis : l’indignation, au contraire, se faisait d’autant plus menaçante que la misère était grande et que les pauvres gens demeuraient inconsolables de voir jeter dans les flammes tant d’objets précieux dont ils étaient privés. Michelet raconte que des femmes du peuple, avec leurs enfants demi-nus, s’agenouillaient autour des bûchers où brûlaient les étoffes anglaises : « Pour Dieu ! donnez-les nous plutôt » ; à Danzig, en 1811, l’autodafé dura plusieurs jours et on estime à un million la valeur des marchandises ainsi sacrifiées.

Ayant ainsi organisé contre les produits anglais la croisade dans ses États, Napoléon ne s’entêtait pas moins à les proscrire dans son propre entourage, rudoyant fort les personnes de sa cour qui se risquaient à porter des tissus d’Outre-Manche. Les dames n’étaient certes pas à l’abri de ses coups de boutoir.

« Ce soir, écrit l’une d’elles, Napoléon était déchaîné contre toutes les femmes. Il nous a dit que nous n’avions pas de patriotisme, point d’esprit national ; que nous devions rougir de porter des mousselines ; que les dames anglaises nous donnaient l’exemple en ne portant que les marchandises de leur pays ; que cet engouement pour des mousselines anglaises est d’autant plus extraordinaire que nous avons en France des batistes qui peuvent les remplacer et qui font des robes beaucoup plus jolies ; que quant à lui il aimerait toujours cette étoffe préférablement à toute autre parce que, dans sa jeunesse, sa première amoureuse en avait une robe. »

Mais tant d’efforts de violence et de persuasion restaient vains et la contrebande prenait une considérable extension. C’est en vain que vingt mille douaniers s’escrimaient contre une véritable armée de contrebandiers, plus de cent mille hommes, en activité perpétuelle, favorisés par la population. Les bénéfices de la fraude étaient si considérables qu’ils encourageaient les plus audacieuses tentatives. Songez donc, pour ne parler que des denrées coloniales que la taxe sur le sucre brut était de 300 fr., de 400 fr. sur le sucre terré ; le cacao payait 1000 fr., le poivre 600 fr., la cannelle de 1 400 à 2000 fr. Il ne fallait pas entrer beaucoup de ces denrées pour réaliser une petite fortune. Comment l’administration aurait-elle pu contenir, même par les mesures les plus sévères, tant d’appétits éveillés ? Dès qu’il comprit son impuissance, Napoléon n’hésita pas : il prit le parti le plus simple, sinon le plus moral et résolut de s’emparer de la contrebande comme d’un monopole impérial en inaugurant le système des licences.

Voilà en quoi il consistait. Moyennant de fortes redevances, il fut permis à des bâtiments, même ennemis, d’importer en France des cotons, des denrées coloniales, des indigos, des cochenilles, etc., etc. Mais afin de masquer sous une apparence d’intérêt national l’illégalité d’un pareil trafic, on imposa à l’armateur, auquel la licence était accordée, l’obligation d’exporter des marchandises françaises pour une somme égale à celle des marchandises anglaises qu’il importait. Ainsi donc, si l’on voulait par exemple faire venir pour 500 000 fr. de cotons des Indes, il fallait commencer par exporter de France une valeur égale de marchandises diverses.

Mais ces marchandises étaient prohibées en Angleterre et aucun port ne s’ouvrait pour les recevoir : comme il était, en outre, impossible de les ramener en France, la nécessité s’imposait à l’armateur de les jeter à la mer.

Pour que l’opération fut rémunératrice, il fallait naturellement alors frauder sur la valeur réelle des produits exportés : pour cela la complicité des agents des douanes chargés de l’expertise était indispensable et la corruption la plus éhontée s’installa dans les mœurs administratives. Et puis se trouva encouragée de la sorte la fabrication d’horribles pacotilles destinées seulement à être jetées par dessus bord. On commença d’abord par consacrer à ce singulier négoce le rebut des manufactures et le lamentable trop-plein des arrières-boutiques : tous les vieux bouquins, les vieux habits brodés, les paperasses et les guenilles de toute nature servirent de cargaisons. Puis, quand les dernières loques furent expédiées et que les hottes des chiffonniers furent vides, il fallut bien fabriquer des objets spécialement affectés à l’usage en question. À Lyon, notamment, on fabriqua en grande quantité des taffetas et des satins destinés à l’Océan.

Est-il besoin d’insister pour faire comprendre l’immoralité désastreuse d’un semblable gaspillage, et les perturbations commerciales et industrielles qui devaient en résulter pour notre pays ?

Mais avant d’envisager plus complètement les conséquences économiques du blocus continental et des mesures douanières, nous voudrions d’abord exposer, le plus brièvement possible, les répercussions politiques, les bouleversements qui allaient en résulter sur tout le continent européen.

Napoléon et l’Angleterre sont aux prises et le monde entier devra prendre parti dans cette terrible querelle. Nul ne devra rester neutre dans ce formidable conflit qui va mettre à feu et à sang les plus puissants empires comme les États les plus inoffensifs. Jamais le règne de la force brutale ne s’était imposé avec plus d’impudence et de cynisme.

C’est l’Angleterre qui, sans attendre que les stipulations arrêtées à la paix de Tilsitt soient en voie d’exécution, commence à mettre la main sur le Danemark dont la neutralité se trouve soudainement violée. Le 8 juillet, avaient été échangées les dernières signatures entre le Czar et Napoléon et il avait été entendu qu’on forcerait le Danemark à adhérer au blocus continental. Mais, quelques jours après, une puissante escadre, commandée par l’amiral Gambier et transportant les troupes britanniques sous les ordres du général Cathcard, franchit le détroit du Sund et vint jeter l’ancre dans la baie d’Elseneur Sans la moindre déclaration préalable d’hostilité, le prince régent, alors en résidence à Kiel, fut sommé de livrer sa flotte et la forteresse de Kronenbourg. Le prince régent ne put que protester contre une telle violation du droit des gens et refuser d’entrer en pourparlers : aussitôt l’armée anglaise débarque, enveloppe Copenhague par le nord et par le sud et dresse ses batteries. Le 1er  septembre, le bombardement commença et dura cinq jours.

Plus de 2 000 habitants périrent, plusieurs rues furent entièrement brûlées et la ville, à moitié détruite, capitula le 7 septembre. Les Anglais y pénétrèrent aussitôt, se livrant à un scandaleux pillage, enlevant de l’arsenal tout ce qui était transportable, saccageant le reste, puis se retirèrent assez brusquement, emmenant avec eux la flotte danoise composée de 16 vaisseaux de guerre et d’un grand nombre de petits bâtiments.

En présence d’un si monstrueux acte de piraterie, le prince régent n’hésita pas à se faire l’allié de Napoléon et à collaborer activement au blocus continental : ce fut d’ailleurs la ruine commerciale du petit royaume, entraînant bientôt la ruine financière de l’État et la banqueroute.

Au coup de main sur le Danemark, Napoléon avait d’ailleurs riposté dès les premières semaines par une vigoureuse action contre la Suède. Le roi s’enfuit honteusement au premier mouvement de nos troupes et abandonna Strassund, à la merci du maréchal Brune qui y entra le 20 août 1807 ; quelques jours après, le 3 septembre, notre armée s’empara de l’île de Rugen où le roi s’était réfugié.

Là ne s’arrêtaient pas les effets immédiats du blocus continental.

En Italie, Napoléon s’empresse de le faire prévaloir contre toutes les mauvaises volontés et deux États récalcitrants ne tardent pas à subir le poids de sa colère : la Toscane et les États pontificaux.

À Livourne, en Toscane, les Anglais avaient installé un entrepôt de marchandises : le général Miollis reçut l’ordre d’investir la ville sans plus tarder. Rome était pour les Anglais le centre de leur diplomatie européenne : le pape fut mis en demeure d’adhérer au blocus continental, d’admettre vingt-quatre cardinaux français au sacré collège et de fermer ses ports et, comme Pie vii proclamait sa volonté de rester neutre, le général Lemarrois le 28 août 1807, prit, au nom de l’empereur, possession des provinces d’Ancône, ne Macerata, de Fermo et d’Urbin : le général Miollis, quelques mois après, entrait à Rome (février 1808.)

Si Rome était le centre de la diplomatie anglaise, Lisbonne était un des plus importante entrepôts du commerce britannique ; il fallait donc frapper le Portugal ; le régent fut sommé, lui aussi, d’entrer dans le blocus continental, de déclarer la guerre à la Grande-Bretagne, de confisquer les marchandises anglaises, d’arrêter les Anglais et de saisir leurs propriétés. Le régent était tout disposé à faire, du moins en apparence, toutes les concessions demandées, mais Napoléon se prévalut d’un refus opposé à l’une de ses conditions et Junot reçut l’ordre de pénétrer en Espagne avec 25 000 hommes et de se diriger, à marches forcées, vers Lisbonne où il entra le 30 novembre. Ce fut le début, dans la péninsule ibérique, de la longue et terrible guerre dont nous dirons plus loin les tragiques péripéties.

Mais poursuivons, sans nous attarder, le tableau de ce bouleversement européen. En Allemagne, la tyrannie napoléonienne se fait particulièrement brutale : au lendemain de Tilsitt, en novembre 1807, l’empereur place son frère Jérôme sur le trône de Westphalie et il oblige le duc de Mecklembourg, les États thuringiens, le roi de Saxe à entrer dans la Confédération du Rhin, cette confédération dont il se disait seulement le protecteur, mais où il parlait en maître absolu. L’application du blocus continental y fut particulièrement violente et les autodafés, dont nous parlions plus haut, s’allumèrent en même temps à Francfort, à Stuttgard, à Bade, à Munich, à Dresde et à Leipzig ; il se produisit alors, sur le sucre et le café, une hausse formidable qui exaspérait la population : loin de profiter du régime prohibitif, l’industrie, gênée par les tracasseries douanières, périclite de plus en plus ; les produits d’exportation comme les grains, les bois, les chanvres et les laines ne peuvent plus sortir des ports de Hambourg et de Brême et le mécontentement va grandissant du Rhin à l’Oder, faisant présager aux observateurs perspicaces le prochain déchaînement d’un irrésistible mouvement patriotique.

Dès octobre 1807, l’Autriche est également sommée de prendre parti contre l’Angleterre et M. de Metternich est obligé de signer à Fontainebleau une convention par laquelle François II s’engage à rompre toutes relations avec la Grande-Bretagne. Mais la cour autrichienne ressentit vivement l’humiliation qui lui était ainsi infligée et se consacra dorénavant à la préparation d’une revanche : c’était encore de ce côté la guerre prochaine, et elle éclata, comme nous le verrons, en 1809, obligeant Napoléon à abandonner précipitamment les champs de bataille de l’Espagne.

Nous sommes loin d’en avoir fini avec les conséquences du blocus continental et nous devons aborder maintenant, au risque d’anticiper un peu sur l’ordre chronologique des événements, la question de Hollande.

En 1806, par un odieux abus de sa force. Napoléon avait étranglé la République batave, érigé la Hollande en royaume et placé sur le trône Louis, son troisième frère.

Pour être juste, il faut reconnaître que celui-ci prit au sérieux son rôle et qu’il s’efforça de soutenir les intérêts de se nombreux sujets, se refusant à demeurer exclusivement l’exécuteur aveugle des volontés de Napoléon. Par une telle attitude, par le zèle qu’il mit à développer la prospérité commerciale du royaume, par sa hâte à faire exécuter d’importants travaux de dessèchement et d’organisation du régime des eaux, par sa sollicitude pour les savants et les artistes, par sa résistance aux exigences de Napoléon, relatives à la conscription et malgré les légitimes préventions des Hollandais, il mérita le plus noble qualificatif qu’un homme puisse ambitionner : on l’appela le « bon » roi Louis.

C’était plus que suffisant, par contre, pour s’attirer la haine de l’empereur et des querelles violentes éclatèrent entre les deux frères. La colère de Napoléon ne connut plus de bornes en présence de la résistance que manifesta la Hollande à l’application du blocus continental.

Pour une nation aussi essentiellement commerçante, le blocus était, plus que pour toute autre, une cause de ruine. Aussi, la fraude prit-elle dans les États de Louis un développement d’autant plus rapide qu’elle pouvait compter sur la complicité du gouvernement. Même à la cour, les dames affectaient de porter des costumes exclusivement fabriqués avec des étoffes d’origine anglaise. Dès lors, la Hollande, considérée comme en état de rébellion contre la volonté impériale, n’allait pas tarder à payer de son indépendance une attitude si frondeuse. Louis fut mandé à Paris dans les derniers jours de novembre 1809 ; pendant plusieurs mois, il y subit, sans pouvoir repartir, les insolentes admonestations de son terrible frère et finit par consentir, sous la menace, au traité du 16 mars 1810, par lequel il cédait à l’Empire la Zelande et le Brabant, c’est-à-dire toute la rive gauche du Wahal, et s’engageait à entretenir six mille Français, tant fonctionnaires que douaniers, aux frais du trésor hollandais. Rentré dans Amsterdam, sa capitale, Louis ne put se faire illusion sur les intentions de Napoléon et il essaya de détourner l’orage par une lettre en même temps énergique et persuasive dont voici un intéressant passage :

« Si vous voulez consolider l’état actuel de la France, disait-il, et obtenir la paix maritime ou attaquer heureusement l’Angleterre, ce n’est point par des mesures semblables à celles du blocus que vous y parviendrez ; ce n’est pas en détruisant un royaume érigé par vous ; ce n’est pas en affaiblissant vos alliés et en ne respectant ni leurs droits les plus sacrés, ni les premiers principes du droit des gens et de l’équité ; mais, au contraire, en faisant aimer la France, en consolidant et renforçant des alliés aussi sûrs que vos frères. »

Mais que pouvaient des paroles si sages contre l’ambitieux entêtement de Napoléon ? Coup sur coup, nous allons assister d’abord au morcellement, puis à l’annexion complète de la Hollande. Le 24 avril 1810, le Sénat vote la réunion à la France de tous les pays situés sur la rive gauche du Rhin, depuis les limites du département de la Meuse jusqu’à la mer, et un décret du 26, qui rend hâtivement exécutoire cette délibération, arrache à la Hollande le quart de sa population et ses places les plus importantes : Berg-op-zoom, Bréda, Bois-le-Duc, Nimègue, Gorcum et Gerturidenberg : un nouveau département est créé sous le nom de Bouches-du-Rhin.

(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale).

Cela sert de prétexte à un voyage de l’empereur dans ses nouvelles provinces qu’il parcourt avant d’arriver à Ostende, d’où il écrit à Louis, le 20 mai, une lettre étrangement comminatoire :

« Le sort en est jeté, disait-il, vous êtes incorrigible. Vous ne voulez pas régner longtemps. »

Et la menace allait s’exécuter sous le plus futile prétexte.

Ce fut à propos d’une dispute entre le cocher de M. de Larochefoucauld, ambassadeur de France, et un habitant d’Amsterdam : la foule prit parti contre le cocher et le houspilla d’importance, et, parce que le domestique de M. de Larochefoucauld reçut ainsi quelques horions, Napoléon feignit une vive indignation et déclara ne plus vouloir d’ambassadeur de Hollande à Paris : l’amiral Verhuel reçut l’ordre de quitter la capitale dans les vingt-quatre heures.

Maintenant les événements vont se précipiter : un décret du 5 juin mutile de nouveau la Hollande et lui prend les îles Walcheren, Sud-Beveland, Nord-Beveland, Shaaven et Tholen pour former le département des Bouches-de-l’Escaut ; la reine Hortense abandonne son mari et quitte Amsterdam pour venir s’installer à Plombières et, en même temps, les troupes françaises reçoivent l’ordre d’envahir le royaume et de marcher sur Amsterdam. Louis songea d’abord à résister et à organiser dans ses États une défense désespérée : mais, trahi et découragé par ses conseillers, il se résigna à abdiquer, le 1er juillet, en faveur de son fils, qu’il remit, au pavillon royal de Harlem, entre les mains du général Bruno. Deux jours après, il sortit du palais à minuit, sauta dans une voiture et s’enfuit précipitamment jusqu’en Bohême.

Ainsi débarrassé d’un frère détesté, Napoléon ne tint aucun compte des volontés du corps législatif hollandais, qui venait de proclamer roi le fils aîné de Louis, sous le nom de Louis II, et, le 9 juillet, il fit paraître un décret par lequel la Hollande était déclarée réunie à la France.

Quant à son neveu ainsi dépossédé, Napoléon le consola par de publiques embrassades, accompagnées d’un discours étonnant :

« N’oubliez jamais, dit-il au jeune prince, dans quelque position que vous placent ma politique et l’intérêt de mon empire, que vos premiers devoirs sont envers moi, vos seconds envers la France ; tous vos autres devoirs, même ceux envers les peuples que je pourrais vous confier ne viennent qu’après ! »

Les devoirs envers les peuples ! Qui donc s’en souciait alors en cette période barbare où les nationalités s’imposaient à coups de canon ?

Soumise au régime napoléonien, la Hollande connut alors ses plus mauvais jours : humiliée dans sa fierté, ruinée par le blocus continental, décimée par la conscription, terrassée par des mesures vexatoires, réduite au silence par une censure tyrannique, elle parut se résigner ; mais la haine emplissait tous les cœurs et n’attendait qu’une occasion de se manifester.

Cette audacieuse spoliation eut, en outre, pour effet d’écarter les dernières sympathies qui restaient encore en Europe à Napoléon, et le czar Alexandre, en particulier, interpréta comme une provocation ces perpétuelles extensions du territoire français. Il y avait déjà longtemps, d’ailleurs, que l’alliance française apparaissait, en Russie, comme une intolérable duperie. Ici encore les résultats du blocus continental n’avaient point tardé à se faire sentir et à transformer en continuels désaccords les cordiales relations nouées à Tilsitt.

L’entente s’annonçait pourtant comme profonde et durable. Nous avons vu déjà qu’à Tilsitt les deux empereurs rêvaient de partager le monde : en échange des espoirs que lui donnait Napoléon, Alexandre s’engageait à observer le blocus et à fermer ses ports à l’Angleterre. Un peu plus d’un an après, la fameuse entrevue d’Erfurt (septembre 1808), destinée à resserrer des liens d’amitié déjà si étroits, aboutit, semble-t-il, à un résultat diamétralement opposé, et l’éclat des fêtes, la somptuosité du cadre furent insuffisants à dissimuler les premiers symptômes de discorde. Déjà les deux souverains essayaient de se duper l’un l’autre et la troupe du Théâtre français qu’illustrait alors Talma, n’était pas la seule à jouer la comédie. En apparence, les empereurs s’accablaient de témoignages d’affection et de fidélité : dès le premier jour, en entrant l’un et l’autre dans la petite ville saxonne, splendidement pavoisée et parée, ils échangeaient une fraternelle accolade en présence des rois, des princes, des ducs, des hauts diplomates, accourus en foule et, rivalisant de flagorneries et de bassesses, Alexandre et Napoléon affectaient l’un et l’autre la tranquillité d’âme et la joie d’être réunis ; le soir, au théâtre, le czar soulignait d’une sensationnelle poignée de main le fameux vers d’Œdipe :

L’amitié d’un grand homme est un bienfait des dieux.

Pendant la journée, Napoléon faisait semblant d’oublier tout soin politique et de se complaire aux débats littéraires et philosophiques, s’entretenant avec Wieland, un grand écrivain allemand, et témoignant à Goethe, le génial poète, une courtoise déférence.

« Voilà un homme ! » s’écria-t-il la première fois que lui fut présenté l’auteur de Faust et de Werther ; et, tout aussitôt, il songea, du reste, à tirer parti d’un si flatteur hommage, essayant d’obtenir du poète, en échange, un plaidoyer éloquent en faveur de César :

« Il faudrait écrire une pièce, disait-il, où la mort de César fût dépeinte de manière plus digne et plus grandiose que Voltaire ne l’a fait ; il faudrait montrer au monde que César eût fait son bonheur et que tout eût été bien autre si on lui eût laissé le temps d’exécuter ses projets magnanimes. »

C’était le 18 brumaire que Napoléon demandait de magnifier ainsi, sous prétexte de réhabiliter la mémoire de César,

Mais les fêtes et les représentations officielles, les réceptions des littérateurs et des savants n’occupaient point toutes les heures et si tout marchait à souhait, en public, au théâtre comme sur la scène diplomatique, l’on se disputait fort dans les coulisses.

Il y avait entre les empereurs d’orageux entretiens, où Napoléon se laissait aller à des emportements du plus mauvais goût, jetant son chapeau à terre et le piétinant avec rage. C’est que, malgré l’insistance du César français, Alexandre ne voulait point consentir à prendre, vis-à-vis de l’Autriche, une attitude menaçante.

Néanmoins, le 12 octobre, un traité fut signé par lequel on décidait de proposer solennellement la paix à l’Angleterre, sur la base d’une reconnaissance des annexions déjà réalisées par les deux contractants.

En somme, c’était un demi-échec pour Napoléon qui voulait entraîner son allié dans une action contre l’Autriche ; le czar ne se laissa pas faire et, quelques mois plus tard, quand Napoléon marcha sur Vienne, il ne lui apporta même pas le moindre concours.

À ce premier grief s’ajouta bientôt le mécontentement causé par l’inobservation du blocus continental dont la Russie souffrait cruellement. Des observations furent faites à Alexandre par ordre de Napoléon ; mais, au lieu d’en tenir compte, le czar riposta par la promulgation d’un tarif qui atteignait surtout le commerce français en frappant d’une taxe de 80 roubles le tonneau de vin et en prohibant entièrement l’entrée des eaux-de-vie et des objets de luxe. Ordre était donné de brûler toute marchandise introduite en fraude. Dès lors, la querelle s’envenima : Napoléon proclama qu’il préférait recevoir un soufflet sur la joue que de voir brûler les produits de l’industrie et du travail de ses sujets.

« Mais, répondit Alexandre, j’imite seulement vos procédés à l’égard des marchandises d’origine anglaise. »

Et les récriminations, se faisant ainsi de plus en plus violentes de part et d’autre, on ne pouvait tarder d’en arriver aux pires extrémités : la question polonaise acheva, comme nous le verrons ultérieurement, de mettre le feu aux poudres et la campagne de 1812 fut l’aboutissant d’une alliance qui ne parut jamais sans nuage.

Que si, ayant achevé cette rapide revue des perturbations européennes causées par le blocus continental, nous portons nos regards plus loin encore, nous constaterons que, par delà l’océan Atlantique, la répercussion ne fut pas moindre ; le Nouveau-Monde, lui aussi, devait en ressentir les effets.

Les États-Unis se seraient fort accommodés d’une neutralité qui leur assurait la prospérité commerciale et ne souhaitaient rien tant que d’accaparer le mouvement maritime du monde, tandis que la France et l’Angleterre aux prises s’épuisaient en campagnes ruineuses. Le président Jefferson fit les plus louables efforts pour conserver à son pays une situation si privilégiée ; mais ce fut en vain, et l’acharnement de la lutte entre les deux puissances européennes devint si formidable que, risquant de recevoir des coups des deux côtés, les États-Unis se décidèrent à prendre parti : ils mirent leur amitié aux enchères offrant à celle des deux rivales qui leur accorderait des avantages exceptionnels d’interdire les port américains au commerce de l’autre. Napoléon accepta le marché, et les États-Unis défendirent l’importation des marchandises anglaises. L’Angleterre avait, du reste, été particulièrement empressée à prendre contre les États-Unis des mesures vexatoires, à exercer le droit de visite de façon brutale, à enlever, sur les vaisseaux américains les matelots anglais qui s’y pouvaient trouver. En juin 1807, une frégate anglaise n’hésita même pas à ouvrir le feu sur une frégate américaine trop lente à exécuter ses ordres.

Dès lors, Jefferson fit adopter, par le Congrès en décembre 1802, un bill d’embargo qui ne fut d’ailleurs pas maintenu, mais qui acheva d’exaspérer les passions des deux côtés de l’Atlantique. Les quelques années qui suivirent furent employées à des négociations en vue d’une solution pacifique à laquelle tenait beaucoup le président Madison, successeur de Jefferson ; mais pas plus que Napoléon, l’Angleterre n’avait alors assez de sang-froid pour se prêter à des tentatives de conciliation, et la guerre entre la Grande-Bretagne et les États-Unis fut déclarée le 18 juin 1812. Elle fut longue et meurtrière, et parfaitement inutile d’ailleurs, car le traité de Gand qui la termina, le 24 décembre 1814, resta muet sur le conflit économique qui avait nécessité l’ouverture des hostilités.

Et maintenant, après avoir rappelé qu’à la faveur de cette interminable guerre entre la France et l’Angleterre, cette dernière avait peu à peu mis la main sur la plupart de nos possessions coloniales, et que, du vaste empire dont elle était maîtresse soixante ans auparavant, la France ne gardait plus que des bribes de territoires clairsemés, après avoir indiqué que la Guadeloupe fut livrée le 6 février 1810, que les Anglais occupèrent la Réunion, le 8 juillet, et l’Île-de-France, le 3 décembre de la même année, que nos établissements de l’océan Indien, de l’Inde et des Antilles furent ainsi ruinées, nous voici parvenus au bout de la première partie de notre tâche : l’examen aussi simplifié que possible des conséquences politiques du blocus continental.

Et tout de suite une réflexion s’impose après ce rapide coup d’œil jeté sur l’univers ainsi bouleversé.

Évoquons le souvenir de toutes les exécrables guerres qui ont laissé, hélas ! des marques sanglantes à presque toutes les pages de notre histoire nationale : nous trouverons les causes les plus diverses à ces barbares conflits qui précipitent les peuples les uns contre les autres : nous verrons les querelles religieuses et les rivalités dynastiques entraîner les empereurs, les rois et les princes dans de terribles mêlées, nous verrons des coalitions formidables se former pour écraser la France révolutionnaire, nous verrons, par contre, celle-ci entraînée hors de ses frontières par l’appel des peuples qui veulent s’émanciper ; toute la première période des campagnes napoléoniennes peut être considérée comme la conséquence inévitable du gigantesque élan que la Révolution avait donné à ses fils.

Mais, avec le blocus continental, nous entrons pour la première fois dans le cycle des guerres capitalistes, nous disons pour la première fois dans l’histoire moderne, car Rome et Carthage, aux temps antiques, connurent des conflits analogues.

Jaurès, en des pages éloquentes et décisives, a montré, dès le début de son étude sur la Révolution, Le rôle prépondérant joué, dans la chute de l’ancien régime, par la bourgeoisie, d’autant plus impatiente de pouvoir politique qu’elle avait déjà, par sa puissance industrielle, financière et commerciale, fortement ébranlé la prédominance de la féodalité immobilière. Il a, par des exemples frappants, des documents irréfutables, établi la prospérité toujours grandissante des villes industrielles à la veille de 1789 ; il a, soulignant l’incroyable aveuglement de Taine, prouvé combien cette force d’une bourgeoisie riche, ambitieuse et active se fit irrésistible, mise au service de la pensée révolutionnaire.

Au lendemain de cette révolution qu’elle sut confisquer à son profit — d’autant plus facilement, hélas, que le prolétariat n’avait pas encore sa conscience de classe — la bourgeoisie capitaliste résolut de tirer de sa victoire tout le parti possible.

Il y avait longtemps déjà, nous l’avons vu en parlant du colbertisme, qu’elle s’efforçait d’entraîner la monarchie dans le système du protectionnisme à outrance ; elle ne manqua point, nous l’avons aussi constaté, d’exercer une pression identique sur la Convention et sur le Directoire. Mais c’est en Napoléon qu’enfin elle trouva l’homme capable de mener jusqu’aux plus violentes et plus folles conséquences l’application intégrale du système protecteur. La bourgeoisie capitaliste ne ménagea d’ailleurs pas ses applaudissements et ses encouragements à celui dont elle attendait tant de complaisances. Les actes de barbarie que nous avons signalés, ces autodafés sauvages, où furent livrés aux flammes des millions de marchandises saisies, excitaient surtout l’enthousiasme des chambres de commerce et des chambres consultatives d’agriculture : les félicitations arrivaient en foule, et on lira avec intérêt ces lignes extraites d’une adresse envoyée par la chambre de commerce d’Amiens : « Sire, vos fidèles sujets, les membres de la chambre de commerce d’Amiens, organes des fabriques et du commerce du département de la Somme, viennent vous exprimer leur respectueuse reconnaissance pour votre décret du 18 du mois d’octobre. (Ce décret portait création des cours prévôtales de douanes, et décidait que les marchandises saisies seraient impitoyablement brûlées). La chambre de commerce d’Amiens s’enorgueillit aujourd’hui d’avoir demandé, dans un mémoire adressé le 24 février 1810 à son Excellence le ministre de l’Intérieur, le renouvellement de l’arrêt du Conseil du 6 janvier 1730. Cet arrêt ordonnait que les marchandises prohibées seraient lacérées et brûlées. Vous avez réalisé nos vœux. Les fabriques françaises n’auront plus à redouter maintenant, non seulement en France, mais même dans les pays étrangers, la concurrence des fabriques anglaises dans la consommation de leurs produits… »

Nous pourrions multiplier à l’infini les citations de textes semblables ; nous avons, plus haut, rapporté plusieurs pages des mémoires de Richard Lenoir : tout démontre que, d’une part, Napoléon était enchanté de trouver dans les requêtes des gros industriels un prétexte à satisfaire son ambition effrénée ; que, d’autre part, la bourgeoisie capitaliste cherchait depuis longtemps à entraîner notre pays dans des guerres de tarifs qui devaient fatalement aboutir à de meurtrières campagnes militaires. Et il arriva, dès lors cette chose extravagante : tandis que les spéculateurs s’enrichirent, une industriels, des commerçants acquirent de grosses fortunes, se firent construire de splendides hôtels et reconstituèrent d’énormes propriétés immobilières, les masses populaires étaient réduites à la misère par la rareté des denrées, la cherté de tous les produits nécessaires à l’existence, et ce furent pourtant ces dernières qui, alimentant les armées impériales, se firent décimer pour emplir les coffres-forts capitalistes.

Extravagante ! disons-nous ; mais non, en vérité. Les pauvres gens du commun, après avoir jonché de cadavres tous les champs de bataille du monde pour satisfaire l’orgueil ou le fanatisme des princes, ne faisaient, en somme, que rester fidèles aux traditions séculaires ; seulement, ils allaient dorénavant se faire tuer au service des rois de l’usine et des barons de la finance.

Les guerres économiques inaugurées au blocus continental ne cesseront plus désormais d’ensanglanter tout le xixe siècle ; et, quand l’Europe trop meurtrie semblera lasse de massacres, c’est vers les continents lointains que la bourgeoisie capitaliste organisera des expéditions et exigera des tueries ; l’aube même du xxe siècle se lèvera sur de terribles conflits, voulus à Cuba et aux Philippines par les grands sucriers, imposés dans l’Afrique du Sud par les trafiquants d’or, suscités aux confins de la Chine par la spéculation cosmopolite, si bien que se trouve, hélas, réalisée avec une singulière précision la parole prophétique de Blanqui :

« Lorsqu’il a organisé la misère et la mort dans son propre pays, le capitaliste court aux plages les plus lointaines porter l’ivrognerie, le vol, le brigandage et l’assassinat. Après la traite des noirs, la traite des jaunes. Il a fait de la race blanche un légitime objet d’exécration pour les quatre cinquièmes du genre humain. »

Peut-on dire, au moins, pour en revenir au blocus continental, que les riches négociants et les gros industriels profitèrent largement de cette politique violente et que des flots d’or amenés en notre pays compensèrent dans une certaine mesure les flots de sang qui coulaient par toute la terre ?

Mais non ! et c’est une constatation qu’il faut faire tout de suite : à de rares exceptions près, le régime prohibitionniste, d’un côté et de l’autre de la Manche, ne tarda pas à devenir funeste pour ceux-là mêmes qui l’avaient sollicité.

Il nous faut encore ici entrer dans quelques détails et rechercher, après les conséquences politiques du blocus, ses répercussions économiques.

Schlegel, dont nous avons cité déjà l’ouvrage si curieux s’exprime là-dessus en termes très formels qu’il faut reproduire : hélas, les occasions ne sont pas fréquentes qui nous permettent de trouver l’expression de l’opinion publique, si impitoyablement muselée sur la presque totalité du territoire européen.

Schlegel, rappelons-le, écrit en 1813 ; son témoignage, par conséquent, est précieux à retenir :

« Les admirateurs de Bonaparte, dit-il, comme défenseurs officieux de cet anathème général contre le commerce anglais, soutiennent qu’il doit tourner à l’avantage du commerce intérieur et de l’industrie agricole et manufacturière du continent ; ils se fondent sur ce que l’Angleterre a elle-même une quantité de lois prohibitives sur l’importation de l’étranger. Il faut d’abord remarquer que l’exportation aussi est anéantie par le système continental, puisque celle pour l’Angleterre est interdite par le décret de blocus, et qu’il n’y a point de marine pour protéger le reste de la navigation des pays qui sont en état d’hostilité contre elle. Le transport par terre à de grandes distances est tellement coûteux qu’il rend le débit de beaucoup d’espèces de productions absolument impossible, et les canaux qui doivent suppléer à la navigation extérieure ne sont jusqu’ici que de magnifiques projets. Ensuite les mesures prohibitives à l’égard de l’importation, prises avec les précautions et les modifications convenables, peuvent avoir un bon effet, lorsque dans un pays il y a déjà un mouvement progressif d’industrie et de prospérité ; car il est clair qu’il faut des capitaux disponibles ou du moins des épargnes pour améliorer l’agriculture et l’exploitation des productions naturelles, pour fonder des manufactures et les perfectionner ; rien de tout cela ne se fait sans de grandes avances. Mais quand les villes maritimes, naguère si opulentes, sont totalement ruinées par la fermeture de leurs ports ; quand toute espèce d’industrie est écrasée par le poids des impôts : quand la guerre, moins économe de la vie humaine que jamais, fait continuellement des saignées à la population, et enlève chaque année une grande partie de la jeunesse aux travaux utiles ; alors la prohibition subite et générale des importations auxquelles on s’était habitué depuis longtemps ne peut conduire qu’à des résultats fâcheux. Les manufactures indigènes, délivrées de la concurrence, fourniront des marchandises chères et de mauvaise qualité : une cherté artificielle et disproportionnée avec les moyens d’acquérir s’étendra sur toutes les denrées ; ne pouvant plus atteindre aux jouissances accoutumées, tout le monde se résignera aux privations ; le défaut de consommation diminuera la recette des impôts indirects, et forcera le gouvernement d’en rehausser le tarif, ou, s’il est possible, d’en inventer de nouveaux ; la misère et la dépopulation augmenteront dans une progression effrayante. Aussi la France et tous les pays soumis à son régime s’appauvrissent-ils à vue d’œil. Que l’on compare la Hollande d’aujourd’hui avec ce qu’elle était avant 1795 ! Après tout ce qu’elle avait souffert, la réunion à la France lui a porté le coup par la banqueroute publique ; car c’est ainsi qu’il faut nommer la réduction de la

(D’après un document de la Bibliothèque Nationale).
dette nationale au tiers consolidé, non pas à raison des capitaux, mais des intérêts. Dix-huit ans ont suffi pour dissiper les richesses accumulées par la sagesse et l’énergie politique, par l’économie et l’activité commerciale pendant plus de deux siècles. Le nord de l’Allemagne, en général plus distingué par une culture soignée que par la fertilité du sol, avait acquis un haut degré d’aisance par des administrations éclairées et une longue paix. Depuis quarante ans, ce pays n’avait été le théâtre d’aucune guerre ; il resta tranquille même pendant celles de la Révolution jusqu’en 1806. Les villes hanséatiques étaient plus florissantes que jamais, parce que le commerce, expulsé de la Hollande, s’y réfugia en grande partie. Dans l’espace de six années, à compter de la guerre de Prusse, ou de neuf depuis l’occupation du Hanovre, tout le nord de l’Allemagne a été ruiné de fond en comble. Un calculateur exact s’est attaché à prouver que, malgré la prétendue prospérité des finances, dont les ministres de Napoléon font parade, un déficit existe dans ses recettes qu’il est constamment forcé de combler par des entreprises guerrières, n’osant pas diminuer son état militaire, et ne pouvant pas l’entretenir avec les moyens de son propre trésor…

« En résumé, termine Schlegel, les suites infaillibles du système continental pour chaque État qui s’y livre, sont : la ruine du commerce et de l’industrie, des impôts accablants, le renversement de toutes les formes constitutionnelles, des guerres interminables pour le compte d’autrui, aussi dispendieuses que meurtrières, des armées devenues étrangères à leur patrie, et toutes prêtes à tourner leurs armes contre leurs concitoyens ; des princes incapables de protéger, doués d’un pouvoir sans bornes pour opprimer leurs sujets, et tremblant à leur tour devant le maître ; enfin, au milieu de la terreur, de la misère, de l’ignominie, l’obligation d’ériger des arcs de triomphe et de chanter les hymnes de l’adulation.

Le morceau est vigoureux et le tableau saisissant. Mais, à la vérité, on le sent écrit par un homme dont la plume est peu soucieuse de rester impartiale et nous avons besoin de contrôler des assertions si véhémentes.

La plupart, disons-le, résisteront au plus scrupuleux examen et, dans l’ordre économique comme dans l’ordre politique, nous constaterons les désastreux effets du blocus continental. Toutefois, le réquisitoire de Schlegel pèche par deux côtés : d’abord parce qu’il néglige d’indiquer la responsabilité de l’Angleterre dans le régime douanier imposé à l’Europe entière ; ensuite parce qu’il laisse tout à fait de côté certaines conséquences plus favorables du système prohibitif.

Les bons résultats en furent relativement rares, nous en convenons volontiers ; encore importe-t-il de les signaler pour demeurer tout à fait équitable.

Certains progrès industriels furent réalisés en France grâce au régime institué qui surexcitait certaines initiatives et favorisait l’effort des inventeurs.

D’abord, nous l’avons vu, l’industrie du coton prit un rapide essort en 1812, le nombre des broches dépasse un million avec une production de prés de onze million de kilogrammes. Il y a 70 000 métiers à tisser et le commerce du coton peut être évalué à 190 millions de francs : prospérité d’ailleurs éphémère, car nous avons vu, par l’exemple de Richard-Lenoir, que les droits prohibitifs finirent par tellement raréfier la matière premiers qu’il fallut fermer les usines et que la ruine succéda à la prospérité. Le tissage des laines se développe aussi avec quelque rapidité et, à Sedan, 18 000 ouvriers sont employés sur 1 550 métiers, tandis qu’à Carcassonne 9 000 ouvriers fabriquent plus de 12 000 pièces de drap.

La fabrication du lin était non moins active, et Saint-Quentin, Valenciennes, Cambrai et Douai connurent de beaux jours.

La même époque fit naître aussi la préparation de la garance et du bleu de Prusse.

Mais des efforts inouïs furent surtout mis en œuvre pour remplacer le sucre de canne si formidablement taxé : on chercha le sucre partout où il pouvait être : dans le miel, dans les châtaignes, les pommes de terre, le maïs, le mûrier, dans le varech, les pommes et les poires, dans les cerises, les prunes, les figues et les raisins.

Le sucre de raisin eut même son heure de vogue et fut très encouragé : en 1810 et 1811, deux millions de kilogrammes furent fabriqués.

Mais son usage disparut bientôt, car il produisait une mélasse désagréable, impossible à cristalliser.

C’est alors que fut ouverte, en 1810 également, la première fabrique de sucre de betterave, installée dans le département du Doubs par un sieur Scié profitant des essais de Delessert à Passy.

À cette nouvelle, la joie de Napoléon devient débordante, il croit l’Angleterre vaincue :

« Quel coup porté à cette nation si fière de son monopole et de ses colonies, s’écrie-t-il. » et il court décorer Delessert, de ses propres mains.

Aussitôt des primes sont accordées au sucre de betteraves dont la culture s’étend rapidement à 32 000 puis à 100 000 hectares ; des écoles spéciales de fabrication sont établies à Pantin, à Douai, à Strasbourg, à Castelnaudary, à Wachenheim et bientôt plus de quarante fabriques s’élèvent sur toute l’étendue de l’Empire.

Ainsi débuta en Europe cette industrie sucrière qui devait, en moins d’un siècle, se développer avec un si prodigieux élan qu’au commencement du xxe siècle, l’Amérique est à son tour obligée de se protéger contre l’invasion du sucre de betterave comme l’Europe s’était jadis fermée à la pénétration du sucre de canne. N’avons-nous pas vu, il y a un an à peine, les États-Unis frapper d’un droit exorbitant l’importation des sucres russes dont la production surabondante menaçait d’écraser son marché ?

Mais, pour quelques industries favorisées (nous reviendrons ultérieurement avec plus de détails sur la situation industrielle, de la France sous le premier Empire) que de misères et de ruines furent amenées par le blocus continental !

Notre commerce extérieur subit tout naturellement une brusque débâcle et les chiffres sont édifiants dans leur brutale éloquence : alors que l’ensemble de nos échanges représentait, en 1806, 933 millions dont 456 millions d’exportations, il tombe en 1812 à 640 millions dont 383 millions d’exportations.

En 1808, la misère en France est terrible : au mois de juin, le préfet des Bouches-du-Rhône signale au ministre de l’Intérieur que cette misère est due au défaut de travail par suite de la rareté des matières premières, par suite aussi de l’agiotage sur les denrées coloniales.

« Le renchérissement subit et extraordinaire du coton, écrit-il, a suspendu la filature et la fabrique et plonge dans la misère au moins dix mille individus qui n’ont aucun autre moyen d’existence. »

C’est qu’en effet des spéculations opérées sur la place de Marseille avaient produit sur les denrées coloniales une hausse aussi exorbitante que rapide : la même marchandise avait été vendue plusieurs fois dans le même jour avec des bénéfices considérables et les opérations de jeu bouleversaient scandaleusement le marché.

Une lettre du préfet de Marseille datée du 11 juin 1808 en témoigne. La voici, telle que nous en avons pris copie aux Archives nationales :

Monseigneur,

« Des spéculations faites sur la place de Marseille ont produit depuis 15 jours dans les prix des denrées coloniales une hausse aussi exorbitante que rapide : la même marchandise a été vendue plusieurs fois dans le même jour à de gros bénéfices. Ces opérations n’étaient plus qu’un jeu scandaleux auquel on se livrait avec une publicité scandaleuse.

« Ce jeu s’est étendu depuis trois jours jusqu’au riz, dont le prix est monté de 20 francs le quintal à 38 francs ; il se propageait à Aix et dans plusieurs villes de la ci-devant Provence et menaçait d’atteindre les légumes secs, les pâtes, les grains et cætera.

« Cet état de choses a occasionné de vives inquiétudes parmi les consommateurs et de la rumeur de la part du peuple ; il a excité la sollicitude de MM. les maires d’Aix et de Marseille et de M. le commissaire général de police, qui m’ont demandé de leur indiquer les mesures propres à faire cesser ces abus.

« Cette matière est extrêmement délicate : la cherté des denrées coloniales, quoique produit par des spéculations éhontées, avait un prétexte dans la rareté progressive de ces denrées, dont l’importation est nulle depuis plusieurs mois.

« Mais la hausse du prix du riz, qui peut être considéré dans ce pays comme un objet de première nécessité pour le peuple ne pouvait pas être fondée sur les mêmes prétextes ; l’extension des spéculations aux grains de légumes secs pouvait avoir d’ailleurs des résultats fâcheux.

« Cependant, convaincu que des mesures d’autorité et publiques seraient encore pires que le mal, j’ai répondu aux autorités locales qu’elles devaient s’en abstenir et se borner à surveiller les auteurs des spéculations, à les mander, à les menacer et à me dénoncer, pour être punis par mesure de haute police, ceux d’entre eux qui seraient coupables de manœuvres capables de compromettre la tranquillité publique.

« L’emploi de ces mesures a déjà produit un bon effet sur le prix du riz, il est tombé de 38 francs le quintal à 23 francs.

« Je continuerai à vous informer de l’état de la place à cet égard. La situation sous le rapport des subsistances est d’ailleurs rassurante.

« Si Votre Excellence avait des instructions particulières à me transmettre, je la prie de me les faire connaître, afin que je puisse m’y conformer, dans le cas où les abus que je viens de lui signaler se reproduiraient. »

« Le Conseiller d’État, Préfet des Bouches-du-Rhône,

Signé : Thibaudeau. p. »

Dans un rapport du ministre de l’Intérieur daté du 27 décembre 1808, nous lisons les lignes suivantes :

« Certaines villes manufacturières se trouvent dans une situation pénible à cette heure, par suite de la rareté des cotons : Troyes, Rouen, Amiens sollicitent des travaux de terrassement pour occuper une portion de la population oisive et indigente. »

Une autre note de l’Intérieur du 17 janvier 1811 contient ce passage :

« Les spéculations en denrées coloniales sont la cause principale des faillites multiples qui ont eu lieu depuis plusieurs mois et dont les causes sont les suivantes : hausse des matières premières, diminution de la consommation, manque de crédit. »

Une troisième note est ainsi conçue :

« Les denrées coloniales éprouvent un surenchérissement si rapide que l’on ne pourrait plus s’expliquer comment il se trouve des acheteurs de coton de Fernambouc de 11 à 12 francs la livre, de sucre de 5 à 6 francs, et de café à 8 francs, si l’on ne remarquait très bien que le bénéfice énorme fait sur des denrées est devenu l’objet d’un agiotage dans lequel on voit mêlés des gens de toutes les classes, ce qui ne ressemble pas mal au commerce bizarre qui se faisait du temps des assignats. Sans doute ces denrées sont rares, mais les prix ne sont pas en rapport avec la disette qu’on en éprouve.

« Cette manie d’acheter des denrées par spéculation pourra parcourir encore beaucoup de degrés, mais on ne saurait y remédier.

« En mettant ces considérations sous les yeux de Sa Majesté, le ministre se permet de lui faire remarquer que s’il était possible de frapper de quelque crainte les hommes cupides qui se livrent sans frein, non au commerce, mais au monopole des denrées coloniales, on leur inspirerait quelque prudence, et que peut-être se hasarderaient-ils moins, d’abord à garder en magasin, et ensuite à payer trois ou quatre capitaux pour un. Mais, en indiquant ce remède, le ministre convient qu’il ne sait ce qu’il faudrait faire ou ce qu’il faudrait dire. Il sait par dessus tout que Votre Majesté seule pourrait trouver et réaliser de semblables ressources. Jusque-là, il faut se résigner à voir le désordre subsister et probablement s’accroître ».

Et la misère allait grandissant encore de jour en jour pour aboutir à la terrible crise de 1811, où la classe ouvrière connut ses pires souffrances, et l’industrie nationale ses plus redoutables épreuves. Les maisons les plus solides en apparence ne vivaient que de crédits fictifs, et les débouchés étaient toujours insuffisants pour les produits fabriqués qui encombraient le marché ; à Paris, à Lyon, à Marseille, à Rouen, Lille, Amiens, Mulhouse et Saint-Quentin les faillites succédaient aux faillites, et les banqueroutes jetaient La panique sur toutes les places ; les prêts consentis en grand nombre par le gouvernement aux industriels prêts à sombrer, demeuraient inefficaces, aussi bien que les commandes de soieries adressées en toute hâte par ordre de l’Empereur. Le désastre fut immense, et, sauf pour quelques spéculateurs éhontés, qui édifiaient des fortunes sur la misère publique, le système du blocus fut, à cette époque, pour l’ensemble de la nation, un exécrable fléau ; il apportait en même temps d’interminables guerres à l’extérieur, la ruine et le désespoir à l’intérieur ; ce furent les premiers bienfaits de la politique capitaliste qui venait d’être inaugurée.

Les effets de ce régime prohibitionniste furent-ils aussi désastreux pour l’Angleterre ? Cela ne paraît pas douteux, et la meilleure réponse à la question se trouve dans une belle page, que nous détachons pour le lecteur, d’une remarquable étude écrite par M. Sajous dans l’Histoire générale de MM. Lavisse et Rambaud.

« Pendant les premières années de cet étrange régime, dit l’historien, le commerce britannique en avait autant profité que souffert. La contrebande des soi-disant neutres ou des smoglers anglais pénétrait quelquefois sur les côtes de France, largement et puissamment sur les côtes de la Hollande, de la Russie et de l’Allemagne du Nord. La guerre d’Espagne et la complète possession de l’Océan ouvraient aux manufactures anglaises l’immense débouché des colonies espagnoles. Aussi la production industrielle loin de se ralentir n’avait cessé de s’activer. Mais elle se surchauffait sans prudence, augmentant le paupérisme, en même temps que l’extrême richesse.

« Voici comment : les bras, loin de manquer, fourmillaient dans les centres industriels, par suite d’une natalité abondante que ne compensaient pas, comme sur le continent, les vides opérés par la grande guerre, si peu de vrais soldats anglais figuraient dans l’armée royale, essentiellement irlandaise et mercenaire ! Or, c’était une époque d’implacable individualisme économique. Le fabricant profitait de la situation pour abaisser les salaires et, afin de s’enrichir plus vite, plus vite encore, produisait au delà des commandes.

Mais de quoi vivaient ces ouvriers si nombreux, si mal payés ? D’un pain horriblement cher. Les propriétaires, les gros fermiers voulaient gagner, eux aussi, et ils gagnaient en effet ; jamais la terre n’avait rendu autant d’argent ni ne s’était aussi bien vendue. Pourquoi ? parce que le blé continental n’arrivait plus et que le blé national se vendait deux fois plus cher que pendant la courte durée de la paix d’Amiens. Inévitable effet de la guerre, dira-t-on ! Soit, mais disons-le à la honte des classes aisées, maîtresses du Parlement et de la loi, si les prix venaient à baisser, un droit très fort sur le blé continental ou américain servait à les relever…

« Aussi rien de plus horrible dans l’histoire économique que la situation du peuple anglais dans l’hiver de 1811 à 1813. Aux causes déjà indiquées était venu s’ajouter un redoublement d’irritation des ouvriers contre l’emploi redoublé des machines qui, réclamant moins de bras, faisaient baisser encore les salaires.

« Alors éclatèrent les séditions des luddistes ou briseurs de machines, séditions qui firent couler le sang et que l’on réprima, à York, par exemple, en pendant douze émeutiers le même jour. Les crimes se multipliaient par suite de la détresse générale, et l’élévation de la taxe des pauvres soulagea moins les misérables qu’elle n’acheva d’écraser les classes moyennes. Tout le monde souffrait. »

Un pareil réquisitoire pourrait paraître suspect de partialité sous la plume d’un socialiste ; mais il prend une singulière autorité sous celle d’un historien, qui dépeint une situation sans autre souci que d’établir la vérité, et les méfaits du capitalisme, pour être ainsi exposés sans passion, n’en sont dénoncés qu’avec plus de force.

Ainsi donc, des deux côtés du détroit, les masses populaires endurent d’indicibles souffrances, et la misère sévit au foyer de l’ouvrier anglais comme elle désole la chaumière ou le pauvre logement du travailleur français. Seuls, quelques spéculateurs profitent du conflit qu’ont exigé les industriels insatiables ; partout le sang coule à flot ; partout la ruine et partout le deuil.

Et l’orgueil des victoires, même chèrement payées, ne viendra plus que rarement offrir une misérable compensation à tant de désastres accumulés ; nous touchons en effet à la période du déclin de la puissance napoléonienne, et la guerre d’Espagne, où nous allons entrer, va marquer le premier arrêt de l’aigle dans son vol audacieux.

  1. Voir Amé, Les tarifs de douane.