Histoire socialiste/Consulat et Empire/16

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Jules Rouff (p. 340-360).

CHAPITRE II

LES GUERRES D’ESPAGNE

Lorsque sur son rocher de Sainte-Hélène, Napoléon, aux dernières années de sa vie, jeta vers le passé un suprême regard, essayant de juger ses propres actes et de prononcer un arrêt historique sur son œuvre, il s’écria, dit-on, que la guerre d’Espagne était une des plus grandes fautes de sa politique.

Il n’était pas besoin, en vérité, d’une profonde perspicacité pour arriver à une telle constatation ; comment l’empereur déchu aurait-il pu se dissimuler à lui-même les conséquences désastreuses d’une guerre qui porta le premier coup à son prestige de conquérant jusque-là invincible.

Certes oui, ce fut une grande faute, mais faute inévitable, toutefois, que l’impitoyable logique des événements devait irrésistiblement le pousser à commettre.

Nous avons déjà montré, dans le chapitre précédent, que l’erreur décisive fut l’établissement du blocus continental ; une fois celle-là commise, toutes les autres devaient en découler naturellement et entraîner Napoléon à une longue série de campagnes pénibles et néfastes, où allait peu à peu pâlir son étoile.

Mais il se lança dans cette aventure avec une particulière légèreté, négligeant pour la première fois peut-être les plus élémentaires précautions, ignorant tout de ce pays où il s’apprêtait à lancer ses armées. Il ne connaissait ni la topographie du futur théâtre de la guerre, ni surtout les dispositions, les mœurs et le caractère du peuple auquel il allait se heurter. On cite ce mot qui témoigne d’un aveuglement étrange : « Si cela devait me coûter 80 000 hommes, disait-il, je ne le ferais pas, mais cela ne m’en coûtera pas plus de 12 000 ».

Et puis, au lendemain de Tilsitt, Napoléon s’illusionnait complètement, se croyant encore désiré, attendu, appelé par les peuples impatients de s’émanciper. Pourtant une grande clarté s’était faite dans toutes les consciences à ce sujet, et Sainte-Beuve, en quelques mots, a marqué le nouveau sentiment qui venait soudain de grouper les résistances.

« Napoléon représentait, dit-il, la Révolution dans son principe d’égalité et de réformes civiles, mais nullement dans son essor de liberté. De là, il se dessaisit d’une arme, terrible : la propagande libérale et républicaine. Dès lors les peuples appelés par lui à secouer le joug ne sentaient plus que la honte de la défaite et l’aiguillon de la vengeance. »

Entrée triomphante des Français dans la Ville de Madrid.
(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)

Jamais, en effet, les Espagnols ne consentirent à considérer Napoléon comme une manière de libérateur venu pour détruire la monarchie absolue ; avec une singulière perspicacité, ils l’accusèrent dès le début de vouloir seulement substituer un despotisme à un autre ; ils traitèrent toutes ses promesses, toutes ses proclamations de comédie.

Comédie ! le mot a été retenu par Michelet, qui l’applique à toutes ces affaires d’Espagne, qualifiées par le grand historien de « détestable comédie italienne et de mauvais imbroglio » ; comédie tragique en tout cas, où tous les acteurs jouèrent un rôle odieux et répugnant, et où il y eut comme une émulation de vilenie et de trahison ; seul, comme toujours, le peuple y montra de la grandeur, du désintéressement et de l’héroïsme : c’est assez dire qu’il fut cyniquement dupé au dénouement. Nous allons essayer de retracer hâtivement les grandes lignes de ce drame, que nous comprendrons sans doute mieux si nous prenons la précaution de jeter d’abord un rapide coup d’œil sur le théâtre de l’action et de faire un peu connaissance avec les principaux personnages qui vont se trouver aux prises.

D’un voyage en Espagne, nous avons gardé une impression profonde et qui contraste singulièrement avec les riantes illusions de paysages gracieux, de gaie lumière, de sites ensoleillés que nous avions au départ. À peine a-t-on franchi les dernières pentes des Pyrénées, de l’autre côté de notre frontière, qu’on pénètre dans une vaste et interminable plaine, desséchée et lugubre, où le soleil apparaît moins comme un bienfaisant fécondateur que comme un redoutable fléau ; les yeux cherchent en vain, pour se reposer, un coin de verdure ou l’ombre accueillante de quelques arbres ; le désert s’étend indéfiniment sans une pousse d’herbe, sans que le moindre feuillage vienne en atténuer la désespérante monotonie, désert aux tons rougeâtres et sévères, qui n’a certes point l’enivrante clarté des sables africains. Et l’on roule ainsi sans jamais voir surgir ces villages coquets et attirants, ces maisonnettes paisibles qui donnent à notre terre de France un charme incomparable.

Si nous sortons de cette plaine morne et hostile, c’est pour pénétrer peu à peu dans des cahots de rochers, dans des gorges grisâtres, parmi des hauteurs médiocres aux arêtes heurtées, à l’aspect revêche, aux escarpements brusques ; pas plus que dans la plaine on n’y rencontre l’invitation hospitalière d’un gazon fleuri ou d’un ombrage protecteur ; des ronces, des épines maigres, rabougries, brûlées par le soleil constituent l’unique végétation : la chèvre la plus affamée n’y trouverait point pâture.

Les villes ne sont guère plus réjouissantes que ces campagnes de deuil, et certaines, comme Burgos ou Valadolid, donnent au touriste je ne sais quel spleen dont il a peine à se débarrasser, spleen qui se transforme vite en une sorte de malaise, fait de frissons et d’angoisses, s’il pénètre à l’Escurial, ce monument terrible, qui semble être comme un témoignage de fanatisme et de désespérance, comme une glorification de la douleur et de la mort, palais grandiose, en vérité, mais qui ne pouvait abriter que des princes misanthropes et des moines tortionnaires.

Et il faut maintenant descendre bien avant vers les provinces méridionales, se rassasier du charme pénétrant de Grenade, se délasser dans les jardins de Séville, et rêver sur les blanches terrasses de Cadix pour sentir disparaître peu à peu l’impression désolante des premiers jours.

Sur ce sol dur, sur cette terre ingrate, parmi ces roches dénudées vit un peuple qui, lui aussi, a ses rudesses, ses emportements impossibles à dompter et qui refuse de s’assouplir ; peuple souvent cruel jusque dans ses plaisirs, peuple que la misère, pourtant si destructive d’énergie, n’a point encore maté, peuple habitué à la lutte et coutumier de l’effort depuis une longue suite de siècles, peuple rendu farouche par des invasions successives, péniblement repoussées ou subies sans résignation, et aussi par l’exaltation d’une foi religieuse qui ne s’affirma jamais par la bonté, la douceur et l’amour, mais uniquement par la tyrannie, la menace et les châtiments impitoyables.

Georges Lecomte, dans son livre sur l’Espagne, a admirablement défini cette empreinte du catholicisme par les lignes décisives que voici :

« Quand la persécution catholique eut chassé les Arabes qui, las de la conquête, avaient donné un admirable exemple de tolérance et d’humanité, un grand silence se fit. Leurs cités opulentes se fermèrent comme si un fléau avait tout à coup terrassé les habitants. Les vainqueurs se verrouillèrent dans ces villes, désormais vides, pour y vivre une vie de renoncement et d’inactivité. Leur mysticisme farouche ne les rendait propres qu’à un effort sanguinaire. Le catholicisme fut en Espagne une religion d’épouvante. On dirait que ce peuple, longtemps opprimé, éprouvait comme une volupté de représailles en multipliant les tortures pour assurer la toute-puissance d’un dogme dont la conservation lui avait tant coûté. La foi catholique qui, pour l’âme d’autres peuples, avait été une source d’admirable développement, ne fut comprise par ces rudes hommes que dans son sens terrible, et suscita chez eux, non pas l’exaltation qui crée, mais le fanatisme qui tue.

« Tout l’art et l’industrie d’Espagne sombrèrent dans cette dévastation. L’Idée triomphante, qui avait commis la faute de tout exterminer, ne sut rien établir. Elle épuisa en massacres une énergie passionnée. »

Ce qu’une pareille empreinte venant compléter l’œuvre de la nature elle-même, pouvait donner au peuple espagnol de farouche énergie contre le César envahisseur, présenté par les prêtres comme l’Antéchrist, il est aisé de le concevoir, et ce fut, répétons-le, l’irrémédiable erreur de Napoléon de ne l’avoir pas compris et prévu.

Mais, encore une fois, Napoléon ne pouvait s’éclairer tant était inefficace sur sa volonté tout souci de moralité, tant l’orgueil et l’ambition avaient définitivement obscurci en lui toute faculté d’examen perspicace.

Sa morale, elle est tout entière contenue dans ce mot : « Il faut distinguer les actes du souverain, qui agit collectivement, de ceux de l’homme privé que rien ne gêne dans son sentiment ; la politique admet chez l’un et lui ordonne même des choses qui seraient sans excuse chez l’autre ».

« Un homme comme moi, disait-il un autre jour à Rœderer, se fout de la vie d’un million d’hommes. »

Et d’autres fois il rappelle avec complaisance qu’un de ses oncles, dès son enfance, « lui a prédit qu’il gouvernerait le monde parce qu’il avait coutume de mentir souvent. »

Quant à son ambition, lui seul a pu la caractériser par ce mot également rapporté par Rœderer :

« Si j’ai de l’ambition, dit-il, elle m’est tellement ancrée, si naturelle et si bien attachée à mon existence, qu’elle est comme le sang qui coule dans mes veines, comme l’air que je respire. »

Avec une pareille absence de scrupules et un appétit si effréné de conquête, l’image curieuse de Schlegel devait être promptement justifiée par les faits :

« Les plus favorisés parmi les princes européens, disait-il, peuvent tout au plus espérer de la part de Napoléon, la politesse de Polyphème. Ulysse ayant offert à celui-ci un vase rempli d’un vin précieux : « Mon ami, lui dit le cyclope reconnaissant, je te mangerai le dernier parmi tes compagnons. »

Ainsi en advint-il des princes espagnols ; leur servilité même fut inefficace à obtenir un délai de faveur.

Sur le trône était installé alors un couple royal sans honneur, digne de tous les mépris et prêt à toutes les vilenies.

Le roi Charles IV était faible, timoré, fourbe et égoïste, ne songeant jamais aux intérêts du royaume et seulement préoccupé de sauvegarder les siens propres, toujours disposé aux plus humiliantes compromissions, aux pires marchandages, l’échine souple et la conscience élastique.

La reine Marie-Louise de Parme, mauvaise épouse et mauvaise mère, était tout entière absorbée par sa passion pour son amant Godoï, n’ayant jamais pris soin d’éviter le scandale et affichant avec cynisme toutes les intrigues de sa vie déréglée.

Le vrai souverain était donc Godoï, amant de la reine et favori du roi, ce mari complaisant, enchanté de se débarrasser, au prix de son honneur conjugal, des soucis du pouvoir. Jamais peut-être un homme, un homme d’État n’a été autant que Godoï accablé par la haine de tout un peuple. Il y a peu d’exemples d’une impopularité aussi complète : le clergé comme la noblesse, la bourgeoisie comme le prolétariat, se trouvèrent unanimes à le mépriser, à le détester et à le maudire, et, en général, les historiens ne sont guère plus indulgents à sa mémoire que les contemporains ne le furent à sa personne.

Une pareille sévérité n’est peut-être pas tout à fait équitable et, sans prétendre réhabiliter le favori, nous avouons toutefois une certaine défiance à l’égard de ses acharnés détracteurs ; ce titre seul de « prince de la Paix » qu’il choisit de préférence à tout autre, nous prédispose à une vague sympathie. Il sut faire valoir à la cour, sans le moindre scrupule, dira-t-on, ses séductions de joli garçon et d’homme d’esprit et sa vertigineuse fortune fut surtout le prix de ses services d’alcôve. Entré dans les gardes du corps en 1787, petit gentilhomme obscur et pauvre, il attirait aussitôt les regards de la reine et aussi ses faveurs ; en 1788, il devenait adjudant-général, lieutenant et lieutenant-général, puis duc d’Alvidia et membre du Conseil d’État, enfin premier ministre en 1792 !

Qu’une si rapide élévation, due à des mérites où la chose publique est si peu intéressée, soit révoltante : nul ne le conteste, mais il nous paraît bien que la sévérité des jugements est bien moins inspirée par des considérations de moralité que par des rancunes politiques et religieuses.

Godoï eut l’imprudence de vouloir abaisser l’influence de l’inquisition, de lutter contre la tyrannie du clergé, de s’affranchir de l’ingérence de la papauté : il n’en fallait pas davantage pour déchaîner tant de colères et attirer une pluie d’anathèmes.

Napoléon qualifiait le « prince de la Paix » d’homme de génie. Sans pousser si loin notre enthousiasme, il nous paraît néanmoins certain que son activité fut inlassable et souvent bienfaisante.

De son rôle, M. Gustave Hubbard a tracé une savante description dans son Histoire contemporaine de l’Espagne :

« Il faut, dit-il, en ceci, rendre justice au « prince de la Paix », le ministre dont la nomination caractérise principalement le règne de Charles IV ; loin d’arrêter, en ce qui dépendit de lui, le mouvement économique et intellectuel que Charles III avait voulu imprimer au peuple espagnol, il chercha à l’accélérer, par tous les moyens en son pouvoir ; il n’était pas hostile aux lumières, et il y eut pendant toute sa domination quelque chose de vraiment contradictoire et extravagant dans la ligne de politique intérieure qu’il chercha à suivre en face de la Révolution française ; d’un côté il prétendait réprimer toutes les tentatives des esprits entreprenants pour obtenir des modifications politiques dans le sens libéral ; de l’autre, il cherchait à mettre fin aux tyrannies de l’inquisition en ouvrant les portes de la patrie à Olavide, en supprimant les auto-da-fés et en diminuant la juridiction du tribunal inquisitorial…

« Une preuve du vrai désir qu’avait le « prince de la paix » d’arriver à l’émancipation intellectuelle du peuple espagnol, c’est que, d’accord avec Charles IV, il s’était franchement dévoué à la réforme de l’instruction primaire : engoué de la méthode de Pestalozzi et dominé par une profonde admiration pour les livres du professeur de Stanz et d’Yverdon, admiration qu’il avait fait partager à son souverain, il avait rêvé la transformation complète de l’enseignement en Espagne.

« Ce n’était certes pas dans la péninsule qu’il fallait prêcher le soin du corps quand il a toujours obtenu une attention prépondérante sur celui de l’esprit. Néanmoins, en invoquant le fameux précepte de mens sana in corpore sano, de nombreux gymnases avaient été institués, une école centrale et normale dite : Institut royal pestalozzien, avait été ouverte à Madrid, des disciples observateurs avaient été formés dans la capitale avec la mission de répandre le nouveau système d’enseignement dans toute la péninsule, et toutes les forces de l’État mises en mouvement dans ce but avaient déjà produit, dès 1808 des résultats d’une certaine importance.

« Peut-on oublier encore que de son époque date la création du corps des ingénieurs des chemins et canaux du royaume, celle de l’école spéciale destinée à les former, qui fut placée sous la direction de don Augustin de Bétancourt, et la première impulsion vraiment sérieuse donnée aux travaux publics en Espagne par ce célèbre ingénieur ?

« C’est encore lui qui fut le promoteur de l’école des sourds-muets, du corps des ingénieurs cosmographes pour l’étude de l’astronomie théorique et pratique, institutions qui sous des noms différents, fonctionnent aujourd’hui régulièrement en Espagne. Et, sans enlever à don Melchior de Fovellanos la gloire qui lui revient pour la création de l’Institut royal asturien, établi à Gijon pour l’enseignement des hautes mathématiques, de la minéralogie et de la navigation, il faut bien reconnaître que, sans les subsides de l’État, cette création eût été impossible et que le « prince de la Paix » dut intervenir plus d’une fois pour ménager en faveur de Fovellanos l’esprit de Charles IV, trop prévenu contre lui.

« Par malheur, le même ministre ne sut pas exécuter une grande mesure, dont il avait cependant compris l’absolue nécessité, s’il faut ajouter foi aux relations de ses mémoires : il ne sut pas arrêter le développement prodigieux du clergé régulier et particulièrement des ordres mendiants. Vers la fin du xviiie siècle, on comptait en Espagne plus de 50 000 hommes exploitant dans des maisons religieuses la piété des fidèles, vivant d’aumônes, corrompant les familles par leurs habitudes d’hypocrisie, de débauche et de paresse, et les maux provenant du terrible développement de cette gangrène sociale étaient arrivés à un tel état d’intensité, que tout progrès matériel était devenu impossible tant que ce fléau n’aurait point disparu. Le « prince de la Paix » raconte qu’il lui était venu à la pensée de disperser cette armée de moines mendiants dans les colonies pour en faire des propagandistes de la foi catholique et d’ériger les maisons religieuses, propriétaires de grands biens, en asiles spéciaux pour les lettres et les arts, spécialement pour l’industrie agricole, sous la protection directe du gouvernement. »

(Il y avait, au commencement du siècle, en Espagne, 2 051 maisons religieuses d’hommes, 1 073 de femmes, et le nombre total des individus des deux sexes montait à 92 727).

Certes, il est en effet regrettable que Godoï n’ait point mis plus d’énergie à débarrasser l’Espagne d’un pareil fléau, mais il faut au moins lui savoir gré de sa perspicacité. L’intention seule suffit d’ailleurs à liguer contre lui toute cette formidable armée de prêtres et de moines.

Il acheva encore de surexciter les colères par la suppression des courses de taureaux : la spada du torero et le crucifix du moine se trouvèrent alors réunis en une redoutable alliance contre l’audacieux favori.

Et, tandis que croissait l’impopularité de Godoï, l’enthousiasme aveugle de la foule allait de plus en plus à l’héritier du trône, à Ferdinand, prince des Asturies, ambitieux et haineux, jeune homme à l’âme encore plus affreuse que le visage, menteur et traître, fanatique et soumis, digne tout à fait des espoirs que plaçaient en lui les gens d’église et les pires réacteurs du royaume.

Tels étaient les personnages aux mains desquels les destinées de l’Espagne se trouvaient remises et contre lesquels Napoléon allait exercer tour à tour sa diplomatie et sa brutalité, profitant d’abord avec une suprême habileté des querelles de famille qui ébranlaient le trône et ne perdant la partie que pour avoir compté sans l’opiniâtre résistance d’un peuple dont il ignorait le caractère.

Il nous faut aborder maintenant l’exposition des faits, elle sera aussi brève que possible :

Nous avons vu déjà qu’au lendemain de Tilsit, Napoléon avait résolu de marcher contre le Portugal devenu un des principaux entrepôts du commerce britannique ; l’expédition fut précédée par le traité de Fontainebleau conclu avec Charles IV, auquel on promettait quelques provinces, et le titre d’empereur des Indes.

Aussitôt, dès le 17 novembre, Junot pénétrait en Portugal et atteignait en trois jours Lisbonne où il entrait avec quarante mille hommes.

En même temps, et sous prétexte de préparer des renforts pour Junot, Napoléon inondait de troupes les villes espagnoles, faisait occuper Pampelune et Barcelone et envoyait Murat jusqu’aux portes de Madrid (mars 1808) ; les généraux Dupont et Moncey avaient précédé ce dernier dans la péninsule.

Il ne fut plus guère permis alors à la famille royale de se méprendre sur les projets de Napoléon, et Charles IV, craignant de tomber aux mains des troupes de son « cher allié », essaya de quitter précipitamment son palais d’Aranjuez pour se réfugier en Andalousie, obéissant ainsi aux conseils pressants du « prince de la Paix ». Le peuple vit dans cette tentative d’évasion une preuve de trahison et l’émeute ne tarda pas à devenir menaçante ; elle envahit l’hôtel de Godoï, faillit l’écharper et vint gronder si formidablement autour du palais royal que Charles IV, pour sauver ses jours, crut opportun d’abdiquer le 19 mars en faveur de son « bien aimé fils », proclamé roi sous le nom de Ferdinand VII. Et le malheureux peuple espagnol applaudit, s’imaginant la patrie sauvée !

L’illusion fut courte.

Quelques jours après, en effet, Murat faisait son entrée à Madrid, refusant de reconnaître le nouveau roi : les moins perspicaces purent alors prévoir que Napoléon ne tarderait plus à mettre officiellement la main sur ce trône.

Pour arriver à ses fins, l’Empereur résolut d’employer les plus astucieux procédés et trouva en Murat et en Savary deux agents perfides à souhait : le premier devait s’efforcer de créer un mouvement d’opinion en faveur de la France : « Montrez au peuple, aux magistrats, aux bourgeois prescrivait Napoléon, l’état de tranquillité et d’aisance dont la France jouit sous mon règne, malgré les guerres où elle est toujours engagée ; montrez-leur les avantages qu’ils pourraient retirer d’une régénération politique, c’est-à-dire tâchez de les amener à demander eux-mêmes un souverain à la France. »

De son côté, Savary devait mettre sa rouerie au service d’une mission plus délicate encore et qui consistait à attirer Charles IV et Ferdinand VII dans le traquenard organisé à Bayonne.

À Ferdinand VII, Savary promit que l’Empereur, en le voyant, n’hésiterait pas à le reconnaître comme roi d’Espagne et le jeune prince n’hésita pas à passer la Bidassoa pour se présenter au château de Massac où Napoléon avait établi sa résidence et où il fut reçu non en roi, comme il l’espérait, mais en prince des Asturies.

Quant à Charles IV et à sa femme, il ne fut pas malaisé de les attirer au piège ; eux-mêmes demandaient à venir à Bayonne pour plaider leur cause et ils arrivèrent le 30 avril 1808 au palais qui leur avait été préparé.

Dès lors, Napoléon tenait dans ses serres d’oiseau de proie toute la famille royale, il ne devait pas les laisser échapper. Tout de suite, d’ailleurs, il jeta bas le masque et proclama énergiquement ses intentions de déposséder de la couronne les Bourbons d’Espagne.

Nous ne pouvons entrer dans le détail des intrigues qui se jouèrent entre ces augustes personnages, rivalisant les uns et les autres d’infamie et de bassesse. Pourtant Ferdinand VII, sommé de céder ses droits au trône, résistait avec opiniâtreté ; il fallut, pour obtenir sa signature, organiser une dernière scène plus odieuse et plus tragique que toutes les précédentes.

Un soulèvement qui se produisit à Madrid le 2 mai fournit du même coup à Murat l’occasion d’assouvir sa furie sanguinaire (les Madrilènes furent par centaines exécutés sans jugement, pendant la nuit), à Napoléon le prétexte cherché pour brusquer les événements.

Charles IV, la reine Marie-Louise, Ferdinand VII furent aussitôt mandés et Napoléon les mit en présence. Alors une scène à la fois burlesque et

D’après un document de la Bibliothèque Nationale.
honteuse éclata. Le père reprocha au fils d’être l’auteur responsable des troubles de Madrid, et le somma de remettre la couronne à celui qui seul pouvait la porter, c’est-à-dire à Napoléon. La reine Marie-Louise couvrit à son tour son fils d’injures le menaçant du poing, tandis que Charles brandissait sur lui sa canne levée : elle fit plus même : elle accusa son fils d’avoir voulu l’assassiner, et perdant toute pudeur et toute mesure, elle alla jusqu’à crier à Ferdinand, en présence du vieux mari inconscient et résigné : « Tu n’es qu’un bâtard, tu n’es que le fils de ma honte, non l’héritier d’Espagne. »

Napoléon assistait impassible à cette scène scandaleuse : il ne sortit de son calme que pour adresser froidement à Ferdinand cette déclaration : « si ce soir vous n’avez pas abdiqué, vous serez traité en fils rebelle et en complice de l’insurrection. »

De telles paroles étaient claires et sinistres ; Ferdinand, suant de peur, céda enfin et remit son abdication à Charles IV qui lui-même s’empressa d’abandonner tous ses droits à l’empereur. Le château de Chambord, une rente viagère de sept millions et demi furent, pour le vieux souverain, le prix de ce marché infâme ; le château de Navarre et un million de revenu furent la part de Ferdinand.

Telle fut l’entrevue de Bayonne d’où sortirent déshonorés les acteurs de ce drame abominable, drame que Chateaubriand sut flétrir de ces paroles justes et sévères : « Il n’est pas besoin de monter sur des tréteaux et de se déguiser en histrion lorsqu’on est tout puissant et qu’on n’a pas de parterre à tromper ; rien ne sied moins à la force que l’intrigue. Napoléon n’était pas en peine et pouvait être franchement injuste ; il ne lui aurait pas plus coûté de prendre l’Espagne que de la voler. »

Moins d’un mois après (le 6 juin), Napoléon proclamait son frère Joseph roi d’Espagne et celui-ci faisait, le 7 juillet suivant, son entrée à Madrid ; mais déjà l’insurrection bouleversait tout le royaume.

Dès le mois de mai, les Asturies étaient entrées en pleine révolte, bientôt imitées par la Galicie, le royaume de Léon et la vieille Castille. L’Andalousie se souleva à son tour et une junte réunie à Séville déclara la guerre à la France ; la population, surexcitée par la furie patriotique, massacre le marquis del Soccoro, capitaine-général soupçonné de tiédeur. En Estramadure, le capitaine de la Torre périt également pour avoir hésité à s’associer à l’insurrection. L’Aragon, elle, tressaillait tout entière au souffle enflammé de Palafox qui jurait de mourir plutôt que de rendre Saragosse.

Partout moines et prêtres entraînaient les masses populaires et transformaient en guerre religieuse, plus meurtrière et plus cruelle que toutes les autres, le soulèvement insurrectionnel : le crucifix en main, ils déchaînaient le fanatisme et poussaient les foules aux pires excès. À Valence, c’est un chanoine sanguinaire, nommé Calvo, qui organise les massacres dont Michelet trace un tableau saisissant :

« Un peu plus de trois cents Français s’étaient réfugiés dans la citadelle. Calvo va les trouver, les voit épouvantés des cris du peuple et leur promet de les protéger. Cette promesse les tire de leur asile et aux portes ils sont massacrés. Il y eut là une scène qui dépasse la Saint-Barthélémy elle-même. Des gens humains avaient apporté des reliques révérées à Valence. Les dévots massacreurs furent émus et dès lors ne tuèrent plus sans avoir vu leurs victimes confessées. On devine la scène, inexorable mélange des admonestations charitables et des absolutions à des gens qui râlaient sous le poignard ?

À la première nouvelle de tous ces événements successifs, Napoléon s’empressa d’envoyer des renforts dans la péninsule : l’expédition fut désastreuse : tandis qu’en Aragon le général Lefebvre-Desnouettes se trouvait arrêté par l’héroïque résistance de Palafox, le général Dupont allait, en Andalousie, se couvrir de honte par le sac de Cordoue et la capitulation de Baylen. À Cordoue, les soldats français se livrèrent à un brigandage effréné, pillant, brûlant les maisons, dévalisant les caisses publiques et les églises.

Puis, menant des troupes chargées de butin, traînant derrière lui des fourgons remplis d’objets précieux, le général Dupont se replia sur Andujar d’où il devait se diriger sur Madrid.

C’est en marchant sur cette capitale que dans les terribles défilés de la Sierra-Morena il livra son corps d’armée et porta par une capitulation déshonorante le coup décisif au prestige français en Espagne.

Surpris avec ses 17 000 hommes par l’armée d’Andalousie, placée sous les ordres du général suisse Redinz et de l’émigré Compigny, Dupont n’opposa pas la moindre résistance : non seulement il se rendit sans avoir lutté, mais même il laissa comprendre dans la capitulation le corps du général Vedel, pourtant hors d’atteinte. La signature de cette capitulation eut lieu le 22 juillet : l’acte stipulait que les deux généraux et leurs troupes seraient transportés en France. Mais la junte de Séville refusa d’enregistrer la capitulation et la colère des Espagnols ne connut plus de bornes quand furent découverts dans les sacs des soldats, les objets pris au pillage de Cordoue. Dès lors les prisonniers français parcoururent le plus douloureux calvaire qu’il soit possible d’imaginer : les mauvais traitements et les outrages les suivirent d’étape en étape : quatre-vingts d’entre eux sont massacrés par la populace à Lebija ; les autres poursuivirent leur route tandis que les femmes leur crachent au visage et que les enfants leur jettent de la boue. Enfin, ils arrivent sur les pontons de Cadix, puis à l’île de Cabrera où ils vont endurer mille supplices et où la plupart périrent dans les angoisses de la faim, dans les tortures de la soif, brutalisés et martyrisés par d’impitoyables ennemis. Sur les 17 000 hommes qui rendirent leurs armes à Baylen, trois mille à peine revirent les côtes de France après six ans de souffrances indicibles.

C’est ainsi que toujours les malheureux enfants du peuple paient de leur sang, de leur dignité, de leurs larmes, les criminelles folies des conquérants ambitieux.

Tandis que Dupont perdait son corps d’armée dans les défilés de la Sierra Morena, Junot en Portugal subissait lui aussi un terrible échec et devait signer à Cintra, le 21 août 1808 une autre capitulation qui, pour être moins humiliante que celle de Baylen, ne fut pas moins cruelle à l’amour-propre de l’empereur.

Celui-ci avait pleuré de rage à la nouvelle du désastre de Baylen ; il comprit, en apprenant la défaite de Junot que, son étoile pâlissait, qu’un suprême effort devait être tenté pour réhabiliter devant l’Europe la réputation de nos armées jusqu’alors considérées comme invincibles, et qu’il devait, lui, prendre en personne la direction des opérations.

C’est ce qu’il fit à son retour d’Erfurt, tranquillisé momentanément du côté du nord, par son alliance avec le tsar Alexandre, du côté de la Prusse par le traité qu’il venait de signer le 8 septembre avec le prince Guillaume.

Ce traité lui donnait précisément l’occasion d’évacuer les provinces prussiennes et de ramener vers l’Espagne les phalanges aguerries de la Grande Armée.

Toutefois, comme il redoute un peu de lassitude chez les vainqueurs d’Iéna, d’Austerlitz et de Friedland, l’empereur va multiplier les proclamations enflammées et organiser, sur toute la longue route qui conduit en Espagne, de théâtrales manifestations. Il s’agit de chauffer l’enthousiasme populaire, de faire croire aux soldats qu’ils portent en eux la fortune de la patrie et de l’Empire, et qu’ils sont poussés vers les Pyrénées par les clameurs de l’opinion publique.

Un décret daté du mois de septembre et adressé au ministre de l’Intérieur est curieux à noter pour qui veut avoir une idée de l’art d’organiser des manifestations spontanées.

« Je désire, disait Napoléon, que vous engagiez les préfets des départements qui sont sur la route à avoir des soins particuliers pour les troupes et à entretenir par tous les moyens le bon esprit qui les anime et leur amour de la gloire. Des harangues, des couplets, des spectacles gratis, des dîners, voila ce que j’attends des citoyens pour les soldats qui rentrent vainqueurs. » Quelques jours après, Napoléon se préoccupe des moindres détails et écrit les lignes que voici :

« Faites faire à Paris des chansons que vous enverrez dans les différentes villes ; ces chansons parleront de la gloire que l’armée a acquise, de celle qu’elle va acquérir encore, et de la liberté des mers qui sera le résultat de ses victoires, Ces chansons seront chantées aux dîners qui seront donnés. Vous ferez faire trois sortes de chansons afin que le soldat n’entende pas chanter les mêmes deux fois. »

Napoléon, lui, excellait au couplet héroïque et, quand l’armée passa à Paris, il lui adressa, à la revue du Carrousel, ce véhément appel où triomphe l’hyperbole :

« Soldats, j’ai besoin de vous : La présence hideuse du léopard souille les continents de l’Espagne et du Portugal ! Qu’à votre aspect il fuie : portons nos aigles triomphales jusqu’aux colonnes d’Hercule ; là aussi nous avons des outrages à venger… Soldats ! tout ce que vous avez fait, tout ce que vous ferez encore pour le bonheur du peuple français et pour ma gloire, sera éternellement dans mon cœur ! »

Partout les ordres de l’empereur furent exécutés ; et ce fut une marche triomphale à travers la France : les compliments, les harangues se succédèrent et les chansons, suivant la recommandation impériale, célébrèrent les victoires passées et futures. Citons comme échantillon cette strophe d’Arnault :

L’honneur vient encor vous tenter
Nos drapeaux qu’a vus la Vistule
L’honneur vous dit de les planter
Sur les deux colonnes d’Hercule
Courez affranchir ce détroit
Voisin de l’Africain sauvage,
Borne d’un monde trop étroit
Pour l’élan de votre courage.

L’armée d’Espagne, forte d’environ 250 000 hommes, fut divisée en huit corps placés sous les ordres des maréchaux Victor, Soult, Moncey, Lefèvre Mortier, Ney et des généraux Gouvion-Saint-Cyr et Junot. La campagne commença tout de suite avec vigueur et les troupes de l’indépendance essuyèrent des revers successifs : Moncey refoulait les Espagnols sur Léon en leur faisant 12 000 prisonniers, tandis que Lefèvre s’emparait le 1er novembre de Bilbao après avoir mis en déroute les troupes unies du général La Romana et du général Blake.

Sur ces entrefaites, Napoléon venait prendre en personne la direction des opérations ; et, le 5 novembre, il arrivait à Vittoria et le 10 il s’emparait avec Soult de la ville de Burgos où il établissait son quartier général.

Il s’agissait maintenant pour l’empereur de s’ouvrir la route de Madrid : la tâche lui fut d’abord facilitée par la bataille d’Espinosa où l’armée d’Estramadure subit le rude et meurtrier assaut des corps de Victor et de Lefèvre, puis par celle de la Tuleda (23 novembre) où le maréchal Lannes qui avait fait sa jonction avec Moncey, écrasa les troupes ennemies commandées pourtant avec une énergie désespérée par Castanos et Palafox.

Une dernière et redoutable étape restait à franchir pour arriver aux portes de Madrid : le terrible défilé de la Somo-Sierra, où les Espagnols avaient résolu de tenter une suprême résistance et où ils s’étaient fortifiés dans une position d’apparence inexpugnable. Napoléon, qui parfois était économe du sang de ses soldats, trouva l’occasion bonne de confier à ses auxiliaires polonais le soin de franchir les premiers ce terrible passage où quatre hommes de front seulement pouvaient s’engager. « Je vous laisse l’honneur de passer avant ma garde impériale » dit avec un noble geste le magnanime empereur à l’escadron composé de jeunes gens arrivés la veille de Varsovie. Il n’en fallut pas davantage pour enflammer l’ardeur de ces combattants novices, impatients de gloire, qui se précipitèrent en avant. Le défilé fut franchi et les Espagnols durent abandonner la place. Mais quelle boucherie ! Neuf hommes seulement de cette héroïque phalange polonaise survécurent à ce fait d’armes dont Napoléon, volontairement oublieux, ne daigna jamais mentionner l’importance.

Quoi qu’il en soit, la route de Madrid était libre désormais, et l’empereur put y entrer le 4 décembre, malgré un essai de résistance de la population et de la garnison, vite terrorisées d’ailleurs par de terribles menaces.

À peine installé dans la capitale, Napoléon parle en maître et lance une proclamation insultante pour les vaincus : « Si vous ne répondez pas à ma confiance, écrit-il le 7 décembre, il ne me restera qu’à vous traiter en provinces conquises et à placer mon frère sur un autre trône. Je mettrai alors la couronne d’Espagne sur ma propre tête et je saurai la faire respecter des méchants : car Dieu m’a donné la force et la volonté nécessaires pour surmonter les obstacles ! »

Une soumission apparente fut le résultat de ce comminatoire appel à la confiance et Joseph, revenu à Madrid parmi les bagages de son frère, reçut le serment de fidélité des bourgeois et des fonctionnaires madrilènes.

Mais il restait à conquérir l’Espagne que n’avait certes pas réussi à pacifier la marche rapide de Napoléon vers Madrid : de tous côtés les troupes ennemies se reformaient, Palafox était toujours maître de Saragosse, La Romana guerroyait en Galicie, et Venezas dans la Manche, tandis que les troupes anglaises, sous les ordres des généraux Moore et David Baird, traversaient le Douro et venaient, le 22 décembre, camper en vue du corps d’armée du maréchal Soult.

À cette nouvelle, Napoléon prend aussitôt la résolution de marcher sur les Anglais : il quitte Madrid, les rencontre à Medina Del Rio Secca, les oblige a rétrograder, les poussant jusqu’à Benavente d’abord, puis enfin jusqu’à Astorga où il entra le 1er janvier 1809 après avoir infligé à Moore une sanglante défaite.

Mais à peine arrivé à Astorga, Napoléon apprend que l’Autriche est en ébullition, qu’une guerre imminente se prépare, et qu’on espère prendre la revanche d’Austerlitz à la faveur de la diversion d’Espagne. Aussitôt l’empereur abandonne en Espagne le commandement à Soult et regagne précipitamment Valladolid puis Paris.

Nous aurons ultérieurement l’occasion de l’y retrouver mais il importe, pour garder quelque méthode dans le récit des événements, de rester en Espagne et d’achever le résumé succint des opérations militaires qui s’y poursuivent.

Livrés à eux-mêmes, les généraux de Napoléon qui s’exécraient les uns les autres, ne tardèrent pas à compromettre par leurs rivalités l’issue de la campagne. Toutefois, Soult continuant à poursuivre les Anglais les accula bientôt à la Corogne le 10 janvier : le maréchal français espérait même les réduire à une capitulation, mais pendant une nuit obscure le général Moore blessé à mort réussit à faire embarquer ses troupes, laissant aux mains de l’armée française une foule de blessés, des munitions et vingt canons. Pendant ce temps Lannes battait à Ucles une division espagnole et mettait de nouveau le siège devant Saragosse où l’intrépide Palafox était enfermé avec les débris de son armée vaincue à Tudela. La ville ne succomba que le 20 février après une résistance demeurée fameuse dans les fastes militaires. Ce fut une lutte grandiose et terrible à laquelle on ne peut songer sans un frémissement d’horreur. Il fallut prendre une à une chaque maison transformée en citadelle où les femmes, fanatisées par des moines brandissant le crucifix se faisaient tuer à côté des hommes. On mit le feu aux quatre coins de la ville, on fit sauter à la mine des quartiers tout entiers : pourtant les assiégés refusaient de se rendre.

Quand enfin la soumission fut faite, il ne restait plus que dix-huit mille des cinquante mille défenseurs accourus sous le commandement de Palafox ; celui-ci était malade à toute extrémité et chaque jour des centaines de victimes mouraient dans les rues d’épidémies déchaînées par les émanations effroyables des cadavres qu’on ne prenait même plus la peine d’enterrer.

À cette époque d’ailleurs, la guerre dans toute la Péninsule prend un caractère de sauvagerie répugnante : de part et d’autre, on ne faisait pour ainsi dire plus de prisonniers ; d’effroyables tueries se succédèrent où les deux ennemis grisés, affolés par l’odeur du sang et de la poudre se livrèrent à de terribles excès.

Soult et Ney poursuivaient leur campagne de Portugal avec des fortunes diverses, victimes surtout de leur jalousie respective, prêts l’un et l’autre à se trahir mutuellement.

Le premier après avoir réussi à s’emparer de Porto à la suite d’une grande victoire, dut cependant évacuer la ville, repoussé par l’expédition anglaise qui venait de débarquer à Lisbonne (22 avril) sous les ordres de Vellesley. Le second entraîné par la retraite de son collègue dut à son tour abandonner la Galicie, laissant Victor et Sebastiani se débattre sur la frontière du Portugal. Malgré les victoires de Medelleri et de Ciudad Real, ces deux derniers généraux furent bientôt obligés de se replier sur Madrid.

Mais la capitale elle-même se vit à son tour menacée par les armes Anglo-Portugaises et Espagnoles qui commandées par Vellesley et Bensfort s’avancèrent jusqu’aux environs de Talevera.

Là, malgré l’infériorité numérique des troupes françaises, l’armée ennemie aurait pu être prise entre deux feux et anéantie si le maréchal Soult avait exécuté l’ordre à lui donné par Jourdan, de se jeter sur les derrières des troupes alliées.

Mais Soult ne voulait point servir ainsi la gloire d’un rival et refusa d’obéir : si bien que Jourdan dut sans lui, engager la bataille qui resta indécise et que chacun s’attribua comme une victoire : Vellesley y gagna le titre de duc de Wellington, mais y perdit huit mille hommes. Les pertes du côté français furent au moins égales (11 août 1809). Cela n’empêcha pas le roi Joseph de faire chanter un Te Deum solennel à Madrid pour rendre grâce à Dieu d’une si efficace protection !

Nous ne pourrions, sans sortir du cadre qui nous est assigné, entrer dans tous les détails de cette guerre péninsulaire qui se poursuit encore pendant les années 1810, 1811, 1812, 1813 et 1814, avec de successives alternatives de succès et de revers. Nous ne pouvons qu’en mentionner les épisodes les plus marquants.

L’année 1810 fut employée presque tout entière à conquérir l’Andalousie : là encore d’abominables cruautés furent commises et le sang coula à flot dans les malheureuses provinces espagnoles.

Une nouvelle campagne en Portugal fut ensuite organisée sous la direction de Masséna ; celui-ci ne réussit même pas à passer le Tage, lui aussi victime de la jalousie de Soult qui lui refusa des renforts. L’expédition se termina au mois de mai par l’abandon de notre dernière place en Portugal, la petite ville de Almeida que Brenier fit sauter avant de rallier le gros des troupes.

Les seuls succès remportés par les Français en 1811 furent les victoires successives de Suchet en Catalogne, victoires qui valurent à ce général, après la prise de Valence, le titre de duc d’Albufera. L’année 1812 marque pour l’armée d’occupation française le commencement des persistantes débâcles. Marmont est battu à Ciudad-Rodrigo, Soult à Badajoz par Wellington ; Jourdan venu pour mettre l’accord entre les deux maréchaux toujours en rivalité — c’est une tradition constante chez les lieutenants de Napoléon — ne trouve que des armées sans approvisionnements, démoralisées et décimées : le reste de l’année coûta l’Andalousie aux Français encore une fois trahis par Soult toujours en révolte contre les instructions qui lui parvenaient.

Avec l’année 1813, la situation s’empira d’autant plus qu’au lieu d’envoyer les renforts nécessaires, Napoléon au contraire, en péril de son côté, rappelle des troupes en toute hâte. Aussi le roi Joseph est-il contraint d’évacuer Madrid et de se retirer à Valladolid. Wellington essaya de couper la retraite, mais si meurtrière que fut pour nous la bataille de Vitoria, elle permit cependant à nos troupes, cruellement éprouvées d’ailleurs, de passer la Bidassoa et d’atteindre la frontière française.

Un mouvement offensif que tenta Soult vers Pampelune fut empêché par Wellington qui nous tua encore huit mille hommes aux environs de Saint-Sébastien. La ville prise par les Anglais fut brûlée et mise à sac (31 août).

En 1814, l’invasion menace la France de tous les côtés à la fois : c’en est fini des conquêtes, l’heure des terribles expiations a sonné et Soult poursuivi

(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale).
par Wellington abandonne successivement Bayonne et Toulouse où les royalistes accueillent les Anglais avec des cris de joie et des acclamations : le patriotisme des porteurs de cocardes blanches ne se manifeste-t-il pas toujours ainsi (12 avril). Le 18 avril Napoléon abdiquait à Fontainebleau ; la guerre d’Espagne était terminée comme les autres par l’humiliation de notre pays qui s’était livré avec tant d’aveuglement et de coupable abandon à toutes les criminelles fantaisies d’un César.

Et maintenant que nous avons fini la nomenclature des principaux événements militaires, nous voudrions retracer à grands traits la vie intérieure de la nation espagnole si éprouvée et meurtrie par l’invasion étrangère.

M. Hubbard, dans l’ouvrage si érudit et si vibrant que nous avons déjà cité, a résumé sous une formule saisissante les conséquences des tragiques perturbations qui secouèrent la péninsule de 1807 à 1814. « Napoléon, dit-il, avait été vaincu, mais l’esprit de révolution avait triomphé. »

Pas définitivement hélas ! puisque nous constatons plus loin le retour triomphant de Ferdinand qui personnifie si déplorablement la réaction cléricale la plus odieuse.

Mais quand même il est intéressant de constater toujours avec M. Hubbard que :

« Après tant de siècles d’une foi aveugle et réfléchie, la parole allait être donnée à la raison, à la philosophie ; les esprits n’allaient plus se refuser systématiquement à l’étude des graves questions qui avaient agité l’opinion en France au xviiie siècle. »

« L’adoration de la royauté, le prestige du trône, la ferveur catholique, la soumission à l’autorité, la crainte de l’inquisition, l’exacte pratique des cérémonies du culte, le goût de l’intrigue, la haine du travail, la passion du jeu et de la loterie, tous les traits saillants de l’ancien caractère espagnol dominaient bien encore dans la majorité de la population : mais d’autres types s’étaient fait jour, d’autres mœurs s’étaient révélées. Un noyau de patriotes avait commencé à se former dans toutes les villes et dès lors on pouvait pressentir que les décrets de la royauté allaient désormais être examinés et analysés avec un soin minutieux.

« Au milieu de l’ébranlement causé par l’invasion étrangère, en l’absence de toute action des représentants du principe monarchique, l’élément démocratique avait saisi le pouvoir dans toutes les capitales de province et s’était partout présenté comme le véritable boulevard de l’indépendance nationale. »

Quelques rapides constatations des faits ne tarderont pas à justifier ces lumineuses appréciations.

Le 25 septembre 1808 une junte suprême composée de députés de toutes les juntes ou assemblées locales, s’assembla à Aranjuez sous la présidence de Florida Blanco. Parmi ses membres on remarquait la présence de Jocellanos, de Palafox et de Rozas : quelques mois plus tard, à l’arrivée de Joseph à Madrid, elle se transporta à Séville où son autorité fut reconnue par la presque unanimité de la nation. Même le Conseil de Castille composé de vingt-cinq hauts magistrats dut à la fin se soumettre à son ascendant. Mais cette junte perdit son temps à de vaines questions d’étiquette, prenant pour elle-même le titre de Majesté et décernant à son président, celui d’altesse. Au début d’ailleurs, cette junte semblait animée d’un violent esprit de réaction : elle rétablit l’inquisition supprimée, on se le rappelle, par Godoï et interdit la circulation des imprimés ; mais bientôt, pour s’attacher les sympathies des masses populaires, elle comprit la nécessité de faire quelques réformes et sous la pression de l’opinion publique se résigna à convoquer les Cortès générales pour l’année suivante.

Malgré cela, l’opinion restait défiante et la junte déchirée par des discussions intestines, se décida le 28 janvier 1810 à remettre le pouvoir entre les mains d’un Conseil suprême de régence composé de cinq personnes.

Ce Conseil, imbu de tous les préjugés de l’ancien régime se mit aussitôt à persécuter les anciens membres de la junte favorables aux réformes, bannissant les uns, emprisonnant les autres, et résolut d’ajourner l’ouverture des Cortès.

Mais ces mesures rétrogrades exaspérèrent les juntes provinciales qui insistèrent pour la réunion des assises nationales. L’agitation fut telle que le Conseil de Régence ne put résister davantage et qu’il rendit un décret ordonnant l’élection des députés et la réunion des Cortès pour le mois d’août suivant dans l’île de Léon.

La base de l’élection était une sorte de suffrage universel à trois degrés : tout électeur concourait à élire la junte de la paroisse qui elle-même choisissait les juntes de districts : celles-ci nommaient les juntes provinciales d’où sortaient enfin les députés définitivement élus.

Les Cortès s’ouvrirent à Cadix le 24 septembre et tout de suite les cléricaux réacteurs profitèrent du trouble et de l’hésitation de la première séance pour imposer aux nouveaux élus le serment de fidélité à la religion catholique et à la monarchie.

Mais bientôt l’assemblée se reprit et Torrero, député d’Estramadure, proposa un projet de loi visiblement inspiré par le souffle révolutionnaire qui, quelques années auparavant, avait enflammé les âmes de l’autre côté des Pyrénées. D’après ce projet, connu sous le nom de décret du 24 septembre, les Cortés se déclaraient dépositaires de la souveraineté nationale, affirmaient que les trois pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire ne pouvaient rester dans les mêmes mains, proclamant enfin la responsabilité de toute personne exerçant le pouvoir exécutif.

Une telle attitude, nettement conforme aux traditions de la grande Révolution, ne pouvait manquer de soulever des colères et le conflit éclata que aussitôt entre les Cortès et le Conseil de régence qui donna sa démission le 27 octobre et fut remplacé par trois nouveaux régents. Dès lors, l’effort se poursuivit vers la réalisation des réformes : les questions les plus passionnantes furent soulevées et la liberté trouva d’éloquents défenseurs, dont le plus ardent fut Arguelles.

En face des libéraux, les réactionnaires s’organisent et font une opposition désespérée à toutes les tentatives de réformes, usant presque constamment d’un argument redoutable et déclarant attentatoires au dogme catholique les mesures les plus timides.

Toutefois la résistance de ces enragés réacteurs se brisa contre l’opiniâtre volonté des libéraux et quand, en 1811, les Cortès se transportèrent à Cadix, ce fut pour y accomplir de grandes et belles choses : les droits seigneuriaux sont incorporés à la couronne, le vasselage est supprimé, les privilèges de chasse, de pèche, de fourneaux, de pacage, de pâturage sont abolis et, sous les coups répétés de l’orateur Berreros, les derniers vestiges de la féodalité s’écroulent.

Ainsi fut votée la constitution de l’an XII dont nous ne pouvons exposer les détails, mais qui déclarait le service militaire obligatoire pour tous, qui reconnaissait en principe la liberté de la presse et promettait d’assurer le développement de l’instruction publique par la propagation des écoles primaires.

C’était là, n’est-il pas vrai, un magnifique résultat, d’autant plus admirable que l’assemblée délibérait en face de l’invasion étrangère et que naturellement les adversaires des réformes exploitaient contre elles les passions patriotiques, en essayant de faire croire que l’honneur national espagnol était intéressé à repousser tout ce qui venait de France, les idées, comme les armées !

Hélas ! il y réussirent bientôt avec d’autant plus de facilité que les Cortès avaient reculé devant le plus terrible ennemi qu’ils avaient à combattre. Pour n’avoir point voulu rompre avec l’Église, les libéraux espagnols préparaient le retour offensif de la réaction et de nouvelles épreuves pour leur malheureux pays.

Toutes ces épreuves, celles d’hier comme celles d’aujourd’hui, ne viennent-elles pas de ce que l’Espagne aura toujours son sort étroitement rivé à celui de la religion catholique : « Étrange préoccupation, s’écrie avec force M. Hubbard, que celle d’un blessé adorant l’épée qui le frappe. »

Les agissements des moines et des prêtres finirent enfin par prévaloir et, sous la pression de l’opinion publique égarée, la dissolution des Cortès est prononcée et des élections ont lieu qui donnent une majorité redoutable à l’élément réacteur.

Réunis à Madrid le 5 janvier 1814, les nouveaux Cortès se bornent à négocier le retour de Ferdinand VII qui, au mois de mars suivant, rentre en Espagne, décidé à briser toute l’œuvre d’émancipation accomplie en son absence ! Mais quand même, nous le disions plus haut, il resta quelque chose de l’effort révolutionnaire accompli, et sinon les institutions, du moins quelques âmes en gardèrent l’empreinte ineffaçable.