Histoire socialiste/Consulat et Empire/21

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Jules Rouff (p. 440-474).

LA FRANCE INTÉRIEURE

CHAPITRE PREMIER

LES MŒURS ET LES INSTITUTIONS

Depuis longtemps déjà, nous nous sommes laissés entraîner à travers l’Europe, à la suite des armées impériales ; nous voudrions revenir maintenant à l’histoire intérieure de notre pays, tâcher de saisir quelques détails de sa vie intime, et reposer nos yeux sur des tableaux moins répugnants que ceux de tant de champs de bataille ensanglantés.

Pendant que le canon tonnait un peu partout, pendant que des milliers et des milliers d’hommes s’offraient en holocauste à l’ambition effrénée du conquérant, l’existence nationale n’était point pourtant suspendue : malgré les terribles saignées de la conscription, malgré les continuelles hécatombes exigées par la frénésie de Napoléon, il restait des paysans pour remuer le sol de France, il restait des ouvriers pour peupler les usines. Nous ne voudrions oublier ni les uns ni les autres, et, si haut que parle la poudre à cette époque, elle ne doit pas nous empêcher de prêter l’oreille aux gémissements timides du prolétariat, de connaître les maux dont il souffrit, de savoir, autant que de rares documents le permettent, ce que lui rapportait de bien-être la gloire napoléonienne.

Mais auparavant, débarrassons-nous, aussi rapidement que possible, de l’exposé, pourtant nécessaire, des événements politiques qui, depuis Tilsitt jusqu’à la guerre de Russie, constituèrent ce que nous pourrions appeler la vie officielle de la France.

Au lendemain de Tilsitt, Napoléon paraissait résolu à laisser le pays reprendre haleine après les terribles chevauchées d’Iéna, d’Eylau et de Friedland. « J’ai fait assez le métier de général, dit-il à Cambacérès, je vais reprendre avec vous celui de premier ministre. » Et cette déclaration pacifique ne contribua pas moins que les victoires récentes à assurer à Napoléon un accueil triomphal quand, au mois de juillet 1807, il revint s’installer au palais de Saint-Cloud. L’enthousiasme populaire s’affirma par des illuminations, des cris, des vivats ; l’enthousiasme officiel, par des discours dont la platitude doit être soulignée, tant elle décèle, chez la haute bourgeoisie du temps, de méprisable bassesse.

Écoutez Lacépède, le président du Sénat, qui prostitue sa dignité de savant dans des louanges hyperboliques : « Tels sont, dit-il, après l’énumération des hauts faits de son maître, tels sont les prodiges pour lesquels la vraisemblance aurait exigé des siècles, et pour lesquels peu de mois ont suffi à Votre Majesté ! Sire, tous nos vœux sont remplis. On ne peut plus louer dignement Votre Majesté : votre gloire est trop haute ; il faudrait être placé à la distance de la postérité pour découvrir son immense élévation »

Séguier, président de la Cour d’appel, trouve moyen de renchérir encore : son allégresse de valet bien rétribué lui souffle ce singulier jargon : « Napoléon n’a jamais voulu que la paix du monde, il a toujours présenté la branche d’olivier à ses provocateurs qui l’ont forcé d’accumuler les lauriers. Napoléon est en dehors de l’histoire humaine : il appartient aux temps héroïques, et il n’y a que l’amour qui puisse s’élever jusqu’à lui. »

Le monde des finances exprimait sa joie à sa façon, en faisant monter de 92 à 93 francs la rente qui était à 12 francs au 18 brumaire, puis à 60 et 70 après Austerlitz.

Nous verrons bientôt combien cette popularité était fragile et artificielle, mais elle ne s’en affirmait pas moins avec tapage, on le vit bien à la fête du 15 août, et Napoléon, momentanément débarrassé de soucis extérieurs, se sentant solidement assis sur son trône impérial, put songer en toute tranquillité aux affaires intérieures de la France. Ses intentions furent solennellement proclamées à l’ouverture de la session du Corps législatif, où l’empereur parla avec attendrissement du bonheur de « ses peuples », auxquels il décernait un certificat de bonne conduite et auxquels il promit dans l’avenir une prospérité sans bornes.

L’empereur ne songeait pas moins à la félicité des membres de sa propre famille et, à cette époque (août 1807), eut lieu le mariage de Jérôme, son frère, devenu roi de Westphalie, avec la fille du roi du Wurtemberg. Pour réaliser cette union, il ne s’agissait que de répudier la femme légitime, Mlle Paterson, dont Jérôme avait eu un enfant ; mais les princes s’embarrassent-ils seulement de scrupules, bons seulement pour le vulgaire ?

Là-dessus, la cour émigra à Fontainebleau, tandis que le Corps législatif donnait, par une délicate flatterie, le nom de Code Napoléon au Code civil issu des principes formulés par les assemblées révolutionnaires. Mais les législateurs d’alors n’avaient cure de la vérité historique. Ils étaient d’ailleurs surtout occupés de créer des emplois honorables et lucratifs aux membres du Tribunat qui allait être supprimé, et la Cour des comptes fut instituée surtout pour répondre à une si louable préoccupation.

Morituri te salutant ! Les membres du Tribunat ne manquèrent pas aux traditions d’antique servilité à l’adresse du César, et l’un d’eux se chargea, en recevant le senatus-consulte qui supprimait l’institution, de remercier l’empereur pour une mesure si admirable

« Je suis certain, messieurs, dit Carrion Nisas, d’être l’interprète fidèle des mouvements de vos cœurs en vous proposant de porter au pied du trône, pour dernier acte de votre honorable existence, une adresse qui frappe les peuples de cette idée que nous avons reçu l’acte du Sénat sans regrets pour nos fonctions publiques, sans inquiétude pour la patrie, et que les sentiments d’amour et de dévouement au monarque qui ont animé le corps vivront éternellement dans chacun de ses membres. »

Tant d’humilité valait bien quelques sinécures ; on ne les ménagea pas aux tribuns.

Cependant la cour, à Fontainebleau, s’amusait par ordre : chasses et réceptions se multipliaient, au milieu d’une étiquette insupportable, sous l’œil malveillant de l’empereur, brutal avec les hommes, grossier avec les femmes exigeant de tous servilité et souplesse d’échine, imposant à tous et à toutes de carnavalesques exhibitions d’uniformes variés, de livrées fastueuses. Mme de Rémusat a fait dans ses Mémoires une peinture pittoresque de cette cour froide et muette, plus triste que digne, où se lit sur tous les visages une expression d’inquiétude ; c’est un silence terne et contraint an théâtre, où il est défendu d’applaudir : dans les salons, où chacun craignait de s’entendre dire quelque parole désobligeante.

Les vieillards les plus respectables, les savants les plus illustres n’étaient point à l’abri de la grossièreté du maître, et Arago, dans l’histoire de sa jeunesse, raconte une scène qui eut lieu lors d’une réception des membres de l’Institut :

« L’empereur s’arrêta tout à coup devant Lamarck, déjà illustre par tant de belles découvertes. Le vieillard lui présenta un livre : « Qu’est-ce cela ? dit brusquement Napoléon ; c’est votre absurde Météorologie, c’est cet ouvrage dans lequel vous faites concurrence à Mathieu Lensberg, cet annuaire qui déshonore vos vieux jours. Faites de l’histoire naturelle et je recevrai vos productions avec plaisir. Ce volume, je ne le prends que par considération pour vos cheveux blancs. — Tenez ! », et il passa le livre à un aide de camp. Le pauvre Lamarck qui, à chacune de ces paroles offensantes, essayait inutilement de dire : « C’est une histoire naturelle que je vous présente eut la faiblesse de fondre en larmes. »

Pour supporter pareille humeur, la vieille noblesse, la race des courtisans de l’ancien régime était la plus empressée : « L’ancienne noblesse, dit Chateaubriand, affluait toujours à la cour, et l’empereur lui continuait sa préférence. D’abord il la trouvait plus souple, plus serviable que la classe bourgeoise et les hommes de la Révolution. Ensuite les nobles possédaient encore les plus grandes fortunes, et exerçaient par là une influence qui ne devait pas rester hors du gouvernement. »

Cette noblesse ancienne, Napoléon ne voulut pourtant pas lui laisser toute la place : il lui fallait aussi une noblesse nouvelle dont lui-même serait le créateur et le maître indiscuté. Pourquoi donc Bonaparte n’aurait-il pas créé des titres, tout comme, les rois d’antan ? Le droit de faire des nobles n’était-il pas un des privilèges du pouvoir souverain ? La noblesse impériale fut donc créée.

L’institution de l’ordre de la Légion d’honneur, sous le consulat avait été le premier pas dans la formation d’une nouvelle aristocratie ; c’est ce que met en pleine lumière M. Rais dans son livre : La représentation des aristocraties, que nous avons déjà cité.

Berlier, au Conseil d’État, avait fait la réflexion que « l’ordre proposé conduit à l’aristocratie ». Et le premier consul, qui n’en était plus à s’émouvoir d’une violation aux principes de 1789, de répondre : « Je ne crois pas que le peuple français aime la liberté et l’égalité ; les Français ne sont pas changés par dix ans de révolution. Ils n’ont qu’un sentiment : l’honneur. Il leur faut des distinctions… On a tout détruit, il s’agit de recréer. »

Et on passa outre les objections de Chauvelin, qui disait au Tribunat :

« La Légion d’honneur renferme tous les éléments qui ont fondé parmi tous les peuples la noblesse héréditaire : on y trouve des attributions particulières, des pouvoirs, des honneurs, des titres et des revenus fixes. Presque nulle part la noblesse n’a commencé avec tant d’avantages. »

Elle commençait en effet.

Le second pas de Napoléon dans cette voie fut fait en 1806, après le traité de Schœnbrunn et la déchéance des Bourbons de Naples, quand, le 31 mars, le Sénat reçut communication de divers décrets, parmi lesquels la principauté de Neufchâtel était conférée en toute propriété et souveraineté au maréchal Berthier. Un autre décret érigeait en même temps en duchés, grands fiefs de l’empire, la Dalmatic, l’Istrie, le Frioul, etc., etc. dont Napoléon proposait de donner l’investiture, pour être transmis héréditairement, par ordre de primogéniture aux descendants mâles de ceux en faveur de qui il en aurait disposé. Six autres grands fiefs turent institués dans le royaume des Deux-Siciles.

Le troisième pas fut fait par le sénatus-consulte du 10 août de la même année, ainsi conçu dans son article 5 : « Quand Sa Majesté le jugera convenable, soit pour récompenser de grands services, soit pour exciter une noble émulation, soit pour concourir à l’éclat du trône, elle pourra autoriser un chef de famille à substituer ses biens libres pour former la dotation d’un titre héréditaire que Sa Majesté érigerait en sa faveur, réversible à son fils né ou à naître, et à ses descendants en ligne directe, de male en mâle, par ordre de primogéniture ». C’était la création des majorats, régularisée plus tard, en 1807, par l’introduction de cette disposition dans le Code civil devenu le Code Napoléon.

Enfin, le 12 mars 1808, l’archichancelier Cambacérès vint lire au Sénat les statuts relatifs aux titres et aux majorats, en les faisant précéder d’un exposé de principes qu’il est édifiant de retenir :

« S’il était encore, dit-il, des doutes à résoudre, j’aurais recours à l’expérience des siècles et à l’autorité d’un de nos plus grands publicistes, Montesquieu, qui a considéré l’existence et le maintien des distinctions héréditaires comme entrant en quelque façon dans l’essence de la monarchie. Les prééminences qu’une telle institution établit, les rangs qu’elle détermine, les souvenirs qu’elle transmet sont l’aliment de l’honneur, et cet honneur est en même temps le principe du gouvernement sous lequel la force du caractère national nous a ramenés.

« Jamais les distinctions dont il s’agit n’auront eu de source plus pure, les titres ne serviront désormais qu’à signaler à la reconnaissance publique ceux qui se sont signalés déjà par leurs services, par leur dévouement au prince et à la patrie. L’Europe, témoin de nos convulsions politiques, admire les ressources du génie qui a amené l’heureuse issue : elle est couverte de nos trophées et son estime accueillera les noms auxquels la bienveillance de notre auguste souverain daignera ajouter un nouveau lustre.

« Le motif principal de leurs dispositions (de ces statuts) a été de donner à l’institution qu’elles ont en vue un principe d’utilité et de conservation, de tarir autour d’elle les sources de dépérissement ; d’extirper par le caractère des titres impériaux les dernières racines d’un arbre que la main du temps a renversé et qui ne pouvait renaître que sous un prince aussi grand par ses lauriers qu’il l’est par sa puissance. »

Et après ces explications amphigouriques et embrouillées, d’où l’on cherche en vain à extraire un sens précis, l’archichancelier terminait par une déclaration singulière, dont on mesurera avec stupéfaction l’impudence :

« Le nouvel ordre de choses n’élève point de barrières entre les citoyens. Les nuances régulières qu’il établit ne portent point atteinte aux droits qui rendent tous les Français égaux en présence de la loi : elles renferment au contraire les mêmes droits puisqu’elles servent la morale, puisqu’elles guident l’opinion qui s’égare souvent, au défaut des démarcations fondées sur des motifs honorables. »

Le rétablissement de la noblesse présenté comme une confirmation des droits d’égalité proclamés par la Révolution ! Voilà ce que Cambacérès peut oser devant un Sénat qui sait tout écouter et tout approuver.

Dès lors, le titre de prince et d’altesse sérénissime fut concédé aux titulaires des grandes dignités de l’empire, et les fils aînés eurent droit au titre de duc à la condition de jouir d’un majorat de deux cent mille livres de revenu. Les ministres, sénateurs, conseillers d’État, présidents du Corps législatif et archevêques reçurent le titre de comte. Ce titre pouvait être transmis si le titulaire pouvait justifier d’un revenu de trente mille francs. Les présidents et membres des collèges électoraux de département, les premiers présidents et procureurs généraux, les évêques et les maires de trente-sept

(D’après une gravure de la Bibliothèque Nationale).
villes eurent le titre de baron, avec la faculté de le transmettre en justifiant d’un revenu de quinze mille francs.

Les membres de la Légion d’honneur eurent droit au titre de chevalier, avec faculté de le transmettre en justifiant d’un revenu de trois mille francs. L’empereur se réserva en outre le droit d’accorder aux généraux, préfets, officiers civils et militaires et, en général, à tous les citoyens, tous les titres qu’il jugerait convenable.

Quant aux anciens nobles, ils ne devaient porter leurs titres qu’avec l’autorisation impériale.

Toute cette organisation de la noblesse impériale est, comme on le voit, basée non seulement sur le rétablissement des titres, mais plus encore sur la reconstitution des grandes fortunes. Cambacérès parlait tout à l’heure de services rendus ; mais cela ne suffit pas : il faut avoir des revenus, et l’hérédité des titres n’est accordée qu’à la condition de justifier de quelques milliers de livres. Là se manifeste clairement la pensée de Napoléon, qui voulait se constituer comme soutien de toutes les classes possédantes, et dresser entre lui et le peuple toute une hiérarchie de parvenus dont le rang était mesuré par le chiffre des rentes.

À la vérité, ces rentes étaient souvent constituées par le souverain lui-même qui manifesta fréquemment sa faveur par de fastueuses dotations.

Jusqu’en 1810, il y eut 5 716 dotations, représentant une somme totale de 32 463 817 francs !

21 maréchaux reçurent ensemble 6 176 000 francs. 217 généraux se partagèrent environ 7 autres millions.

Veut-on quelques chiffres ?

Lannes reçut 328 000 francs de revenu et un million d’argent. Davoust, 410 000 francs de revenu et 300 000 francs d’argent. Berthier, 405 000 francs de revenu et 500 000 francs comptant. Ney, 227 000 francs de revenu et 300 000 francs.

4 936 donataires, sous-officiers, soldats se partagèrent 8 416 000 francs.

C’était, on le voit, une véritable curée, une dilapidation effrénée à laquelle n’eussent point résisté les deniers publics, si Napoléon n’avait mis à contribution les pays conquis, volant sans vergogne l’or et les terres des vaincus. Pour ne citer que quelques exemples, l’empereur s’était réservé en Pologne vingt millions de domaines ; en Hanovre, trente millions ; six millions en Westphalie ; trente millions en Italie.

Et tout cela servait à contenter l’appétit insatiable de ses créatures qui allaient former dans notre pays une nouvelle caste aussi dominatrice et aussi insolente que les anciennes, abolies par la Révolution.

À cette préoccupation de Napoléon de créer une aristocratie d’argent, il faut rattacher encore la création des sénatoreries qui, dès le Consulat, devenaient le germe d’une aristocratie territoriale. Ces sénatoreries, constituées par le sénatus-consulte du 11 nivôse an XI, étaient des propriétés composées d’une maison et de domaines nationaux, d’un revenu annuel de 20 à 25 000 francs, sortes de fiefs attribués à certains sénateurs transformés en agents du pouvoir, en inspecteurs, en policiers. Et ce furent des hommes comme Kellermann qui acceptèrent ces fonctions déshonorantes et qui reçurent sans révolte des lettres comme celle-ci, datée de 1806 :

« Monsieur Kellermann, nous désirons que vous vous rendiez dans votre sénatorerie avant le 1er prairial, pendant trois mois consécutifs ; que vous parcouriez tous les départements qui en forment l’arrondissement.

« L’objet apparent de votre voyage et de votre séjour sera de connaître la situation, la nature, l’état et la valeur des biens dont votre sénatorerie a été dotée.

« L’objet important sera de me fournir des renseignements sûrs et positifs sur tout ce qui peut intéresser le gouvernement, et, à cet effet, de m’adresser un mémoire tous les quinze jours de chaque chef-lieu de votre département.

« Vous sentez que sur cette mission particulière le secret doit être inviolable ; si elle était connue, toutes les lumières vous fuiraient, les hommes honnêtes s’interdiraient toute communication avec vous et vous ne rapporteriez que des dénonciations, de l’intrigue et de la malveillance.

« D’un autre côté, les fonctionnaires publics, qui sont généralement dignes de notre confiance, seraient avilis et découragés, et ces missions extraordinaires, qui doivent éclairer le gouvernement, ne seraient que des inquisitions odieuses et des moyens de désorganisation.

« 1° Vous connaîtrez quels sont le caractère, la conduite, le talent des fonctionnaires publics, soit de l’ordre administratif, soit de l’ordre judiciaire ;

« 2° Quels sont les principes et l’influence des ecclésiastiques ;

« 3° Quels sont les hommes qui marquent par leur caractère, leur fortune, par leur ascendant sur le peuple de toutes les parties de votre arrondissement ; à quel ordre de gens ils appartiennent.

« Vous dresserez des états circonstanciés de toutes les informations relatives aux personnes ; vous appuierez votre jugement sur des faits réels et bien constatés, et vous enverrez ces états.

« 4° Vous rechercherez quelles sont les dispositions des citoyens dans les différentes classes et dans les différents cantons relativement :

« 1° Au gouvernement ;

« 2° À la religion ;

« 3° À la conscription ;

« 4° À la taxe d’entretien des routes ;

« 5° À la perception des impôts directs ;

« 6° Vous observerez s’il y a des conscrits fugitifs, quel peut en être le nombre, s’il y a quelque mouvement à craindre ;

« Quel est le service de la gendarmerie ?

« Quels sujets s’y distinguent par leur zèle ou s’y font remarquer par leur négligence ?

« Quelle est la quantité et la nature des délits, si ce sont des délits isolés ou le résultat d’attroupements ?

« Quelle est l’opinion générale sur l’institution des jurés ?

« Quels sont ses effets sur les jugements éventuels ?

« 7° Vous examinerez quel est l’état de l’instruction publique, soit dans les écoles primaires, soit dans les écoles secondaires, soit dans les lycées ?

« 7° À quelles causes tiennent le succès ou la langueur de ces établissements ? Vous dresserez un état des hommes qui s’y distinguent par leur talent et de ceux qui n’ont point mérité la confiance publique.

« 8° Vous étudierez l’état de l’agriculture, du commerce et des fabriques. Quels sont les hommes qui se distinguent par des lumières ou des succès dans ces différentes branches ?

« 9° Quel est l’état des subsistances et quelle est l’apparence de la récolte prochaine ? etc., etc.

« Sur ce, je prie Dieu de vous avoir en sa sainte garde.

« Napoléon.

« Saint-Cloud, le 8 germinal an XIII. »

Voilà quel rôle était réservé à Kellermann, à un maréchal de France, au vainqueur de Valmy.

Il est curieux, en passant, d’examiner la composition de ces petits fiefs impériaux et l’origine des biens qui servirent à les constituer. Voici l’exemple de la sénatorerie de Nancy :

Meuse. — Verdun. — Verdun : La maison d’habitation sénatoriale et ses dépendances. (Ci-devant palais épiscopal — Dugny : Terres, prés et vignes sans bâtiments. (Émigré Jeantin) ; — Lanthère : La ferme de Lanthère, bâtiments et terre. (Pré, succession Tabouillol, veuve Lalance, ascendante d’émigré) ; — Guicroy : Ferme de Pierre-ville, bâtiments et terre, 208 Ha. 99 a. à 40 fr. (Émigré J. Marlot.)

Meurthe. — Toul. — Pagny : 12 Ha. 67 a. de pré. (Domaine de Pagny-sous-Prény) ; — Montmédy. — Luzy : Ferme de Luzy et dépendances contenant 33 Ha. 39 a. (S. A. S. Mgr. le prince Louis-Joseph de Bourbon-Condé, émigré) ; — Hinviller : 1° Ferme de Jolivet et dépendances, contenant 39 a. 45 c. (Ancien domaine de Lorraine) ; 2° Maison dite Maison voisine. (Idem) ; — Lunéville : Pré contenant 1 Ha 43 a. 6 c. (Pré, succession Nicolas Antoine, ascendant d’émigré) : — NancyLudres : Bois contenant 28 Ha. 54 a. 66 c. (Abbaye de Claulieu).

C’étaient, presque exclusivement, comme on voit, d’anciens biens nationaux inemployés, sur lesquels le gouvernement avait fait main basse. Napoléon ne tenait pas à morceler la propriété davantage, mais au contraire à reconstituer la grande propriété. Cela ressort de ce que nous venons de dire à propos du rétablissement de la noblesse, des énormes dotations faites, de la création des sénatoreries. Cette pensée se traduit encore par d’autres manifestations qu’on nous permettra d’indiquer. Jaurès, dans son étude si approfondie sur les biens nationaux et leur dispersion, a montré que si la démocratie rurale eut sa part du domaine ecclésiastique ou du domaine noble exproprié, la propriété pourtant ne fut pas si morcelée qu’on pourrait le croire, puisque la bourgeoisie, à elle seule, absorba près des cinq sixièmes du domaine de l’Église et une large portion du domaine des nobles. Il en résulte que Napoléon trouva cette bourgeoisie toute disposée à former un des échelons de la nouvelle aristocratie ; il la favorisa aussitôt en consacrant l’influence de la richesse territoriale dans les collèges électoraux, les administrations communales et départementales.

En bonne logique d’ailleurs, est-ce que la diffusion de la propriété pouvait être favorable à la continuité des expéditions militaires ? Est-ce que le paysan, amoureux de sa terre, ami du calme, ne serait pas devenu l’ennemi déclaré de la politique belliqueuse ?

Aussi, on peut constater que le morcellement de la propriété s’arrête dès que s’affirme l’influence gouvernementale de Bonaparte.

Cet arrêt ne se produit pas brusquement d’abord et ne se manifeste pas par des actes officiels : même nous avons sous les yeux des rapports de préfets qui célèbrent, avec une sorte d’enthousiasme, cette division de la propriété.

Voici, par exemple, ce qu’écrit M. Jean Debry, préfet du Doubs, dans son mémoire statistique sur ce département. (Imprimerie nationale an XII) :

« En l’an IX, il y avait dans le département 41 518 propriétaires de biens-fonds, chefs de famille ; on n’en comptait, en 1789, que 39 493. Cette augmentation du nombre des propriétaires est due au partage des biens communaux, à la vente des biens nationaux et à la suppression des ordres religieux.

« Le nombre des hommes vivant uniquement des produits de leurs biens-fonds était très borné en 1789 ; je ne puis en fixer le nombre, parce que je n’ai pu me procurer des données suffisantes ; mais tout porte à croire qu’il était au moins de moitié moindre que celui, de l’an IX ; le dernier nombre étant de 116, on peut penser que celui de 1789 n’excédait pas 50.

« Il était très rare alors de trouver des propriétaires de fonds assez considérables pour vivre de leurs produits, qui n’eussent pas aussi quelques rentes. Aujourd’hui, les remboursements qui ont été faits en papier pendant la Révolution empêchent les propriétaires de fonds de placer en rente l’excédent de leur revenu ; ils aiment mieux conserver leur argent sans produit, en attendant qu’il se présente une occasion de faire une acquisition, que de s’exposer à des chances, fort éloignées sans doute, mais qu’ils redoutent encore.

« Le nombre des individus vivant uniquement d’un revenu en argent est bien plus petit aujourd’hui qu’il n’était en 1789 : alors il existait beaucoup de petits propriétaires sans famille, qui, afin de doubler leurs revenus, vendaient leurs propriétés pour en placer la valeur à fonds perdus ; aujourd’hui, la crainte dont j’ai parlé plus haut éloigne toute spéculation de cette espèce. »

M. Marquis, préfet de la Meurthe, dans son mémoire statistique du département, imprimé en l’an XIII, explique d’une façon fort curieuse l’évolution de la propriété dans sa région :

« Le clergé y possédait beaucoup plus de biens que la noblesse, et les domaine fonciers des anciens ducs de Lorraine formèrent encore un article considérable ; le surplus des biens était, pour la plus grande partie, entre les mains des familles de robe ou de quelques rentier oisifs ; le peuple des campagnes n’avait généralement que de minces portions de terrain, qui méritaient à peine le nom de propriété : tout y était ou simple fermier ou manouvrier.

« Cependant, ce pays n’était pas, à beaucoup près, aussi fortement chargé de droits féodaux ni de contributions que la plupart des provinces de France ; mais les lois prohibitives de l’exportation tenant toujours le prix des grains à un taux trop bas, le fermier gagnait tout au plus de quoi élever sa famille, et le salaire du manouvrier ne lui fournissait que le plus étroit nécessaire ; aussi ne voyait-on que rarement s’élever des fortunes médiocres, et seulement parmi les baillistes des grandes propriétés des moines ou de quelques terres seigneuriales ; encore leurs fils s’empressaient-ils de quitter la campagne, et employaient-ils les économies de leurs pères à se procurer un état moins pénible dans les villes.

« Il fallait une révolution aussi étonnante que la notre pour tirer les habitants des campagnes de cette misérable situation ; mais il est peu de départements où elle ait occasionné un aussi grand bouleversement dans les propriétés.

« D’après les relevés exacts que j’ai fait faire des ventes des domaines nationaux, il résulte qu’il en a été vendu pour 59 millions, valeur réduite en numéraire : ce qui forme au moins les trois dixièmes de la valeur de la totalité des propriétés foncières. Tous ces biens ayant été divisés dans le plus grand détail, il n’est guère de fermiers et même de manouvriers qui n’aient pu en acheter : et les facilités que les lois accordaient de payer avec des valeurs très dépréciées leur ont procuré les moyens de se libérer avec les seules économies qu’ils ont faites sur les premières récoltes.

« D’un autre côté, la plupart des baux étant stipulés autrefois en numéraire, les fermiers ont fait un bénéfice énorme pendant tout le cours des assignats, au détriment des propriétaires sur qui tout le poids des réquisitions est encore tombé.

« Les communaux, qui étaient très nombreux en Lorraine, parce que les seigneurs auraient eu le droit d’en prendre le tiers si les habitants eussent consenti à la division, ont été presque tous partagés individuellement et mis en culture ; et les biens dont les seigneurs s’étaient emparés, à titre de blancs, dans les temps malheureux, ayant été restitués aux communes, ont accru considérablement la masse des objets à partager.

« Quand tous ces moyens ont été épuisés par les habitants des campagnes, il s’est établi un nouveau genre de spéculation qui a encore singulièrement contribué à la division des propriétés : c’est la vente au détail de beaucoup de termes matrimoniales ; la plupart des propriétaires, appauvris par les suites de la Révolution, ont été forcés de tourner leurs vues vers des branches d’industrie qui pussent leur procurer un meilleur revenu que ces fermes ; des compagnies en ont acheté une très grande quantité et ont fait un bénéfice prodigieux par des reventes en menu détail. Ce gain est encore rarement au-dessous de 40 à 50 %, quoique le prix en gros des biens susceptibles d’être détaillés soit à peu près doublé depuis quelques années.

« Ainsi, non seulement le nombre des propriétaires s’est beaucoup multiplié, mais encore la plupart de ceux qui n’avaient qu’un misérable bout de champ ou de vigne ont aujourd’hui assez de propriétés pour faire subsister leur famille pendant toute la durée de l’année, et, s’ils travaillent pour les fermiers, c’est seulement parce qu’ils ont besoin d’eux pour cultiver leurs terres qu’ils augmentent continuellement. »

M. Colchon, préfet de la Moselle, exprime, lui, son étonnement d’une si grande multiplication des propriétaires. (Imprimerie nationale an XI) :

« J’ai donné tous mes soins à ce que le nombre des propriétaires fût déterminé avec exactitude. Il résulte de recensements faits qu’ils se sont accrus de 13 47.

« Cette augmentation m’a frappé, et j’ai craint d’abord d’avoir excédé la vérité pour avoir voulu l’atteindre avec trop de précision ; mais j’ai pensé qu’il pourrait bien n’y avoir pas d’exagération, en considérant l’immense quantité de domaines nationaux mis dans le commerce et vendus en détail par la République et par les acquéreurs, exemple suivi par beaucoup d’anciens propriétaires.

« Pour prévenir, d’ailleurs, ou pour écarter les doutes, j’ai cru devoir comparer les articles d’impôt foncier de 1789 avec ceux de l’an V et de l’an IX :

En 1789
95.186
En l’an V
130.318
En l’an IX
142.038

« L’accroissement des articles a donc été, jusqu’en l’an V, de 33 132 et de 11 720 depuis cette époque jusqu’en l’an IX. Or, leur multiplication pouvant avec raison être censée n’avoir d’autres causes que le morcellement successif des propriétés, qui lui-même est un indice certain de leur division entre un plus grand nombre d’individus, il est permis d’en conclure que les propriétaires ont dû s’accroître dans une proportion à peu près semblable : car, enfin, celui qui acquiert pour réunir à ses autres biens n’augmente pas le nombre des articles ; il ne fait qu’augmenter sa cotisation. C’est le propriétaire nouveau qui nécessite un nouvel article. »

M. Colchon n’est pas sans regretter un peu une telle diffusion de la propriété :

« La passion d’acquérir, dit-il, en attachant trop l’homme à ses foyers et à la terre, a été un obstacle au progrès de l’industrie. Les droits de parcours et de vaine pâture, les communaux en sont d’autres, parce qu’ils fournissent aux prolétaires les moyens d’élever et d’entretenir du bétail dont ils obtiennent une partie de leur nourriture et de leurs vêtements, sans que le besoin les contraigne d’y pourvoir par le travail. »

Et M. le préfet n’envisage pas sans effroi la perspective de ne plus pouvoir trouver suffisamment de manœuvres :

« Le sort des habitants des campagnes s’est amélioré, dit-il plus loin ; c’est entre eux que se sont répartis la plupart des domaines ecclésiastiques qui faisaient presque le tiers des propriétés de ce département : ils ont peu de besoins, et l’industrie y est languissante, pour ne pas dire nulle. Si donc l’on excepte les grandes usines, on ne peut point citer de manufactures belles et florissantes. Ce n’est pas faute de bras ; mais l’aisance, assez généralement répandue dans les villages, les éloigne du travail. On a même en quelque sorte à se féliciter que le luxe ait commencé à s’y insinuer, qu’on y fasse usage de nourriture et de vêtements moins grossiers, ainsi que des liqueurs fermentées : sans cet accroissement de dépenses, on aurait beaucoup de peine, il serait peut-être impossible de rencontrer dans plusieurs communes un journalier. »

En somme, MM. les préfets n’avaient pas encore reçu l’ordre d’avoir une opinion sur la question et ce n’est pas dans ces rapports que nous pouvons saisir la pensée du maître. Nous la trouvons infiniment mieux dégagée dans un mémoire adressé à la Société centrale d’Agriculture et qui fut couronné en séance publique le 15 juillet 1810. Pareille récompense n’eût point été accordée si l’auteur n’avait traduit fidèlement la pensée napoléonienne établissant les avantages de la grande propriété. Il s’agissait sans doute de justifier, par des raisons économiques, des préférences qu’on aimait mieux ne pas expliquer sur le terrain politique.

L’auteur du mémoire est M. Pichon qui s’exprime ainsi :

« L’importante question d’économie politique des avantages ou des inconvénients des grandes propriétés, qui est encore indécise, ou plutôt contestée par beaucoup d’agronomes, paraîtrait presque résolue dans l’étendue de l’arrondissement de Boulogne.

« Les propriétés trop divisées, possédées par plusieurs particuliers, ne suffisent point à leurs besoins ; les terres en sont partout, en général mal

(D’après un document de la Bibliothèque Nationale).
tenues. Les propriétaires, étant pour la plupart des hommes de peine, vont travailler à la journée dans les grandes fermes ou dans les ateliers des villes et des bourgs. Ils font labourer leurs champs par des étrangers, avec des chevaux de louage ; aussi les façons sont-elles négligées ; le défaut d’engrais s’aperçoit à la médiocrité des récoltes. La totalité des grains est consommée dans les familles. Le manque presque absolu de ressources se fait apercevoir à l’extérieur et au dedans des petites propriétés. Les maisons paraissent toujours en ruines ; si l’on y multiplie des animaux, ce ne sont que des poules, ou tout au plus de chétifs dindons. Les vaches, réduites à l’herbe des grandes routes, y sont d’une maigreur extrême. Les plantations y sont presque nulles, les chemins vicinaux impraticables ; les fossés versent leurs eaux de toutes parts ; et si l’on traverse, un vendredi, les communes où les petites propriétés sont les plus multipliées, on n’y rencontre que des mendiants.

« C’est à tort qu’un pense que la culture doit être plus soignée, et par conséquent plus productive dans un terrain plus circonscrit. Cela peut être vrai chez quelques hommes industrieux et actifs ; mais comme ils ne forment point le plus grand nombre, l’on peut assurer, par expérience, qu’en général la misère, l’ignorance et l’indolence habitent les petites propriétés.

« Visitez une grande ferme : son aspect annonce l’aisance et l’industrie ; les terres sont tenues avec soin ; les labours exécutés par des valets et des chevaux qui appartiennent au fermier, ne laissent rien à désirer ; les engrais abondent de toutes parts ; de vastes bâtiments recèlent les récoltes, dont la plus grande partie sert à l’approvisionnement des marchés des villes. L’ouvrier, quel que soit son métier, trouve toujours de l’occupation dans les grandes propriétés ; les femmes, les enfants même, y portent leurs bras, et si les travaux de tous enrichissent le grand propriétaire, il nourrit à son tour ses voisins. Rien n’égale la beauté des plantations, le bon état des clôtures : les abris, les fossés, les chemins semblent n’avoir jamais besoin de réparations ; les troupeaux y sont nombreux et composés d animaux choisis ; la basse-cour est aussi productive que peuplée ; le gros bétail est dans le meilleur état et les attelages sont formés des meilleures juments qui donnent de très beaux poulains. Enfin, s’il s’opère des améliorations dans l’agriculture et l’économie rurale, si cette branche importante de la richesse des nations tend chaque jour davantage au perfectionnement, c’est dans les grandes propriétés que l’on trouve à la fois la cause et les moyens de ces progrès ; on chercherait vainement ailleurs. »

Nous n’avons pas à discuter ici la valeur de cette thèse au point de vue économique : nous en voulons seulement conclure que se produisant peu de mois après la distribution des dotations dont nous avons parlé, et tant d’autres faits, elle confirme notre assertion, à savoir qu’il rentrait dans le plan impérial de consolider son gouvernement par l’appui d’une aristocratie territoriale, de rétablir, en définitive, petit à petit, un état de choses que la Révolution avait eu tant de peine à démolir. Et ceci est intéressant à faire comprendre alors que, pendant que nous écrivons, les représentants du parti bonapartiste s’efforcent encore de faire croire que la tradition napoléonienne est conforme à l’esprit de la grande Révolution.

Mais cette longue digression nous a bien éloignés de la Cour de Fontainebleau où les courtisans ne respiraient guère que lorsque le maître en disparaissait pour un voyage ou pour une nouvelle campagne.

En novembre 1807, Napoléon se mit en route pour une rapide tournée en Italie, se faisant acclamer à Milan, réglementant en quelques jours l’administration vénitienne, se heurtant à Mantoue contre l’inébranlable volonté de son frère Lucien qui refuse le trône de Portugal, puis revenant à Milan pour y signer le fameux décret du blocus continental que nous avons étudié plus haut.

De retour en France, le 1er janvier 1808, l’empereur s’installe aux Tuileries, très préoccupé des affaires d’Espagne qui l’obligent bientôt (avril 1808) à partir pour Bayonne où vont s’accomplir les événements que l’on sait, et d’où il ne rentre qu’au mois d’août en passant par Rochefort, La Rochelle, Niort, Nantes, Angers, Tours et Orléans, partout accueilli avec d’officielles acclamations.

Nous disons officielles, car les masses populaires restèrent silencieuses, et déjà à cette époque il semblait y avoir dans l’opinion publique une grande lassitude et une inquiétude croissante. On la peut surprendre dans les manœuvres de bourse où les boursiers exploitent cet état d’esprit en faisant descendre la rente à 70 francs, alors qu’elle était montée — nous l’avons vu — à 92 francs, au lendemain de Tilsitt.

Napoléon, furieux de cette manifestation financière, essaya d’arrêter cette dégringolade des rentes par des achats réalisés sur les fonds du Trésor de l’armée : il y réussit en partie et releva les cours à 80 francs. Mais le symptôme n’en est pas moins intéressant à retenir et l’on peut voir dans cette attitude des boursiers un indice de la transformation de l’opinion publique à l’égard de l’empereur.

Nous savons que celui-ci quitta de nouveau Paris au mois de septembre pour l’entrevue d’Erfurt, et que, rentré à Saint-Cloud le 18 octobre, il en repartit de nouveau, moins de quinze jours après, pour prendre la direction des affaires d’Espagne.

Mais avant son départ, il reçut du Corps législatif un avertissement bien timide, mais caractéristique et qui contraste assez heureusement avec la platitude irrémédiable du Sénat :

« La volonté du peuple français, disait cette assemblée de valets, est la même que celle de Votre Majesté. La guerre d’Espagne est politique, elle est juste, elle est nécessaire. »

Le Corps législatif, au contraire, fait entendre à mots couverts, il est vrai, mais pourtant assez clairs, cet avis : « Déjà vous abandonnez la France qui, depuis tant d’années vous a eu si peu de jours ; vous partez et je ne sais quelles craintes, composées par l’amour et tempérées par l’espérance a troublé toutes les âmes. »

Ah ! qu’en termes galants ces choses-là sont dites ! Elles sont dites pourtant et il est manifeste que Napoléon en garda quelque rancune. L’occasion ne se fit pas attendre d’une réplique insolente. Elle se produisit à l’occasion d’une réception aux Tuileries de la députation conduite par le président Fontanes.

Cette députation était venue apporter les remerciements de l’Assemblée législative à l’occasion de l’envoi d’une douzaine de drapeaux pris à Burgos et l’impératrice Joséphine, en l’absence de son impérial époux, se crut autorisée à haranguer les visiteurs : « Monsieur le président, dit-elle, je suis infiniment sensible à la démarche du Corps législatif et très satisfaite que le premier sentiment que Sa Majesté ait éprouvé après sa victoire ait été pour le Corps qui représente la Nation. »

« Le Corps qui représente la Nation ! » Cette malheureuse fin de phrase eut le don d’exaspérer l’empereur, qui s’empressa d’envoyer de Madrid une note fameuse, une rectification brutale et insultante.

« Plusieurs de nos journaux ont imprimé que Sa Majesté l’impératrice, dans sa réponse à la députation du Corps législatif avait dit qu’elle était bien aise de voir que le premier sentiment de l’empereur avait été pour le Corps législatif qui représente la Nation.

« Sa Majesté l’impératrice n’a pas dit cela ; elle connaît trop bien nos constitutions ; elle sait trop bien que le premier représentant de la Nation, c’est l’empereur, car tout pouvoir vient de Dieu et de la nation.

« Dans l’ordre de nos constitutions, après l’empereur est le Sénat ; après le Sénat est le Conseil d’État ; après le Conseil d’État est le Corps législatif ; après le Corps législatif viennent chaque tribunal et fonctionnaire public dans l’ordre de ses attributions. Car s’il y avait dans nos constitutions un corps représentant la Nation, ce corps serait souverain, les autres corps ne seraient rien et sa volonté serait tout.

« La Convention, même le Corps législatif, ont été représentants. Telles étaient nos constitutions alors ; aussi le président disputa-t-il le fauteuil au roi, se fondant sur ce principe que le président de l’Assemblée de la Nation était avant les autorités de la Nation. Nos malheurs sont venus en partie de cette exagération d’idée. Ce serait une prétention chimérique et même criminelle que de vouloir représenter la Nation avant l’empereur. Le Corps législatif, improprement appelé de ce nom, devrait être appelé Conseil législatif, puisqu’il n’a pas la faculté de faire des lois, n’en ayant pas la préparation. Le Conseil législatif est donc la réunion des mandataires des collèges électoraux.

Dans l’ordre de notre hiérarchie constitutionnelle, le premier représentant de la Nation est l’empereur et ses ministres agents de ses décisions ; la seconde autorité représentante est le Sénat ; la troisième, le Conseil d’État, qui a de véritables attributions législatives ; le Conseil législatif a le quatrième rang. Tout rentrerait dans le désordre si d’autres idées constitutionnelles venaient pervertir les idées de nos constitutions monarchiques. »

Quelle insistance orgueilleuse, quelle humiliante remise en place pour le Corps législatif qui se voyait ainsi dépouillé de toute prérogative.

Ce, n’était point la première fois d’ailleurs que Napoléon lui manifestait pareil dédain et qu’il lui refusait, en fait, le rôle de représentant de la Nation. Le Sénat complaisant n’avait-il pas reconnu qu’il pouvait nommer lui-même des députés, sur la simple présentation de Sa Majesté, toutes les fois qu’il y aurait urgence : dès 1806 un sénatus-consulte avait nommé neuf députés.

L’avenir devait réserver bien d’autres avanies au Corps législatif de plus en plus recruté sans le concours des collèges électoraux par des sénatus-consultes successifs : le premier, du 21 décembre 1808, qui nomme 6 députés ; le second, du 5 juillet 1809, qui en nomme 12 ; le troisième, du 19 juin 1810, qui en nomme un ; le quatrième, du même jour, qui en nomme 25 ; le cinquième, du 23 février 1811 qui en nomme 10 ; le sixième, du 2 août 1812, qui en nomme 12. Et l’Assemblée de plus en plus asservie, se taisait toujours : mais son mécontentement n’en faisait que grandir davantage dans le silence forcé.

De même si l’opinion publique restait bâillonnée au point de ne pouvoir se manifester hautement, certains indices d’hostilité au régime impérial pouvaient être aperçus : on chuchotait dans les salons, dans les ateliers, dans les boutiques. Et, si étouffés que fussent les murmures, ils allèrent pourtant jusqu’à l’oreille de l’empereur qui revint fort courroucé d’Espagne (en janvier 1809), s’en prenant avec violence à Talleyrand et à Fouché, à son grand chambellan et au ministre de la police.

Mais quelques flagorneries officielles suffirent à le tranquilliser, et quand l’empereur eut entendu les Lacépède, les Defermon et les Séguier faire assaut de courtisanerie, il put se préparer en toute tranquillité à la nouvelle expédition d’Autriche.

« Vous nous avez accoutumés, Sire, disait Séguier, aux victoires, aux prises des villes et des royaumes. Quand vous partez, nous savons que vous reviendrez avec de nouvelles victoires et elles sont si rapidement acquises qu’à peine nous avons le temps de préparer nos félicitations… »

Ces félicitations, on se rappelle que Napoléon vint rapidement les rechercher à nouveau, au lendemain du traité de Vienne, c’est-à-dire en octobre 1809.

Il s’agissait alors pour lui de tirer le meilleur parti de la situation présente et d’asseoir sa dynastie sur des bases un peu moins fragiles. Se sentant exécré par l’Europe entière, impopulaire dans son propre empire où le clergé — nous l’avons vu — exploitait avec une habile énergie l’excommunication lancée par Pie VII. Napoléon songea qu’il lui fallait frapper les imaginations par un coup de théâtre pour le monde. Et quel coup de théâtre pour le monde de voir l’ancien petit officier d’artillerie partager le trône impérial de France avec une princesse issue d’unie des plus vieilles familles souveraines de l’Europe ?

Nous arrivons ainsi à l’affaire du divorce et au mariage autrichien.

« Le divorce de Napoléon, a dit Victor Duruy ; fut un divorce avec le bonheur ! » Et les gens superstitieux n’ont pas manqué de faire remarquer que depuis cette époque data pour l’empereur la période des revers. Il n’en fallait pas davantage pour attribuer à Joséphine un rôle d’ange gardien, de fée bienfaisante et de bonne étoile, singulièrement en discorde avec la vérité historique.

D’innombrables documents ont été récemment publiés qui montrent sous son vrai jour le ménage impérial, où les deux époux rivalisaient d’infidélités. Joséphine, au début de son mariage, n’aimait point Bonaparte qu’elle traitait avec un insultant mépris, qu’elle trompait avec une scandaleuse impudence.

Aussi l’idée de divorce entra-t-elle pour la première fois dès 1799 dans l’esprit de Bonaparte ; pendant son séjour en Égypte. Junot, à cette époque, venait de l’éclairer sur les écarts de conduite de Joséphine, et Bourienne, dans ses Mémoires, raconte la scène de colère qui suivit :

« Vous ne m’êtes point attaché, crie Bonaparte à Bourienne. Les femmes… Joséphine !… Si vous m’étiez attaché, vous m’auriez informé de tout ce que je viens d’apprendre par Junot : voilà un véritable ami. Joséphine ! Et je suis à six cents lieues… Vous deviez me le dire. Joséphine m’avoir ainsi trompé ! Elle !… Malheur à eux ! J’exterminerai cette race de freluquets et de blondins ! Quant à elle, le divorce : Oui, le divorce, un divorce public, éclatant ! il faut que j’écrive ! Je sais tout ! C’est votre faute ! Vous deviez me le dire. Si Joséphine est coupable, il faut que le divorce m’en sépare à jamais. Je ne veux pas être la risée de tous les inutiles de Paris ! Je vais écrire à Joseph ; il fera prononcer le divorce ! »

Bonaparte se calma pourtant, et Joseph n’eut point à intervenir, pour l’instant du moins.

Mais dès lors l’idée du divorce fit son chemin dans l’entourage de Bonaparte. Miot de Melito raconte qu’en 1800 « on bâtissait le plan d’une nouvelle constitution sur les bases de l’hérédité : on commençait déjà à parler du divorce et à le marier à diverses princesses ». Joséphine même en avait entendu parler, qui disait à Thibaudeau : « Les hommes les plus dangereux pour Bonaparte sont ceux qui veulent lui donner des idées d’hérédité et de dynastie, de divorce et de mariage avec une princesse ». Elle visait vraisemblablement alors Lucien et Joseph, les deux frères de Bonaparte, qui, l’un et l’autre, étaient ses ennemis. Le premier avoue d’ailleurs dans ses Mémoires qu’il fit à Napoléon des ouvertures au sujet d’un mariage éventuel avec l’infante Isabelle d’Espagne. Le second, en 1801, intervint pour conseiller le divorce.

Ni l’un ni l’autre ne furent tout d’abord écoutés ; toutefois, dans son livre sur le Divorce de Napoléon, M. Welschinger établit que, dès cette époque, la résolution de Bonaparte était prise, qu’il fallut l’énergique intervention de Pie VII pour obtenir que le mariage civil de 1776 fût consacré à l’église et que Joséphine fût admise au sacre. Encore, fait remarquer M. Welshinger, l’empereur s’arrangea-t-il de façon à vicier cet acte pour en rendre plus tard l’annulation possible.

L’idée du divorce se manifesta de nouveau avec plus de consistance encore pendant l’entrevue d’Erfurt, où Napoléon eut l’ambition d’un mariage avec une sœur du czar, projet aussitôt contrecarré par l’opposition formelle de la mère d’Alexandre.

Enfin la résolution définitive fut prise à Schœnbrunn, après la prise de Vienne ; elle était devenue inébranlable quand Napoléon reparut à Fontainebleau, le 20 octobre, et Joséphine le comprit aussitôt lorsqu’elle vit supprimer la porte particulière qui faisait jadis communiquer son appartement à celui de l’empereur.

C’est le 30 novembre que Napoléon se chargea lui-même de signifier sa volonté à Joséphine.

La chronique raconte que la scène fut émouvante, que Joséphine eut une attaque de nerfs, que Napoléon versa des torrents de larmes, et que le préfet du palais, appelé en toute hâte, trouva l’impératrice inanimée sur le tapis et l’empereur sanglotant sur le lit.

Après la scène intime eut lieu la scène officielle organisée aux Tuileries, sous la présidence de l’archichancelier Cambacérès. Là, en présence de toute la famille impériale, Napoléon lut un discours où il vantait son regret du sacrifice : « Parvenu à l’âge de quarante ans, dit-il, je puis concevoir l’espoir de vivre assez longtemps pour élever dans ma pensée et dans mon esprit les enfants qu’il plaira à la Providence de me donner. Dieu sait combien une pareille résolution à coûté à mon cœur : mais il n’est aucun sacrifice qui soit au-dessus de mon courage, lorsqu’il m’est démontré qu’il est utile à la France. »

À cette déclaration hypocrite, la victime bien stylée répondit par son consentement donné au divorce.

Il ne restait plus alors qu’à procéder aux dernières formalités : le Sénat s’empressa de prononcer le divorce civil, et nous avons vu plus haut comment fut obtenu le divorce religieux.

Napoléon était libre désormais de contracter une nouvelle union.

À cet effet, le conseil des ministres consulté se prononça à la majorité pour une union avec une princesse russe, et M. de Caulaincourt, l’ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg fut aussitôt chargé d’entamer des négociations. La cour de Russie accueillit les ouvertures de notre ambassadeur avec courtoisie, mais fit attendre sa réponse, posa des conditions, si bien que Napoléon, humilié de tant de tergiversations, se retourna brusquement vers François d’Autriche, qui accueillit avec empressement l’ambassadeur extraordinaire, Berthier, prince de Neufchâtel, arrivé en toute hâte pour présenter la demande officielle.

Quant aux démarches officieuses qui précédèrent, elles avaient été faites — la chose est d’une originalité trop curieuse pour être passée sous silence — par la divorcée de la veille, par Joséphine en personne ! M. Arthur Lévy, auteur de Napoléon intime, l’établit par une pièce irrécusable. Laissons-lui la parole :

« Un mois à peine après le divorce, dit-il, Joséphine, secondée par sa fille Hortense, faisait à Mme de Metternich des ouvertures en vue d’un mariage possible entre Napoléon et l’archiduchesse d’Autriche, et ce fut avec l’ex-impératrice que se continuèrent les négociations. La preuve de ce que nous avançons est officielle et irrécusable ; elle est dans les instructions envoyées de Vienne par le prince de Metternich à l’ambassadeur d’Autriche à Paris. Nous y laissons ceci : « L’ouverture la plus prononcée ayant été faite par l’impératrice Joséphine et la reine de Hollande par Mme de Metternich, Sa Majesté l’empereur d’Autriche n’en croit pas moins suivre cette voie nullement officielle et, par conséquent, moins compromettante, pour faire parvenir sans fard ses véritables intentions à la connaissance de l’empereur Napoléon. »

Une intervention si inattendue ne pouvait manquer d’être efficace, et on procéda sans retard aux cérémonies du mariage par procuration, qui eut lieu à Vienne, le 11 mars 1810.

Nous ne saurions nous attarder dans le détail ni des incidents pourtant assez drolatiques qui suivirent, ni des scènes assez piquantes, où Napoléon montra un tel empressement à préparer pour la France un héritier à sa couronne, qu’il n’attendit point, pour pénétrer dans la chambre de Marie-Louise, rougissante et confuse, la consécration définitive du mariage civil, fixée au 1er avril. Les tapis de Compiègne, témoins indiscrets de la première entrevue, durent pousser, dès cette nuit du 28 mars 1810, les exclamations de joyeux étonnement que recueillit plus tard un poète contemporain.

Pour la seconde fois, en moins de quarante ans, le peuple de France voyait ainsi une « Autrichienne » installée sur le trône ; après Marie-Antoinette, Marie-Louise, aussi peu dignes l’une que l’autre de sympathie et d’estime. L’histoire fut impitoyable pour la première ; elle ne saurait être moins sévère pour la seconde qui, suivant une expression forte, fut également au-dessous de sa prospérité et au-dessous de ses malheurs. Épouse sans cœur, mère sans tendresse, impératrice sans dignité, elle ne fut jamais qu’une
(D’après un document de la Bibliothèque Nationale).
femme évaporée, seulement préoccupée de jouissances matérielles, introduisant sa livrée dans l’alcôve impériale, et faisant main basse, à l’heure de la chute, sur les bijoux et l’argenterie, sur l’or, l’argent et les diamants de la couronne. Il fallut que le gouvernement provisoire de 1814 fit courir après elle, pour retrouver à Orléans, dans les bagages de la fugitive, dix-huit millions de francs, de la vaisselle d’or, et les fameux diamants de la couronne ! On retrouva, dissimulée dans un sac à ouvrage, la poignée d’une épée où était incrusté le premier joyau nommé « le Régent ».

Ce qu’avait payé la France pour la joie de posséder quatre ans une pareille souveraine, un curieux document nous en donnera une idée[1]. M. de Vitiolles constate, dans une lettre de 1814, qu’il y avait 2 800 personnes attachées, en France seulement, à la maison de Bonaparte, ayant ensemble six millions d’appointements.

Voici le budget personnel de l’impératrice en 1812.

Budget de 1812.
Traitement des dames d’honneur, d’atour, du palais, et du chevalier d’honneur
346 000
Appointements et frais de bureau des secrétaires du commandement, des dépenses et de la dame d’honneur
33 000
Garde-robe, toilette et cassette de Sa Majesté
600 000
Par décret subséquent
83 000
Gages des femmes de chambre, de garde-robe, d’atour, valets de chambre, coiffeur, filles et garçons de garde et d’habillement
47 660
Pour achats de diamants et bijoux destinés à être donnés en présents
660 390
Pour achats de dentelles
187 134
Pour le costume du quadrille de Sa Majesté
24 756
—————
1 981 940

La maison du roi de Rome, alors âgé d’un an, était inscrite au budget pour les sommes suivantes :

Traitement de la gouvernante
40 000
———— des deux sous-gouvernants
24 000
Secrétaire des commandements
6 000
Frais de bureau
6 000
Secrétaire de la gouvernante
3 000
Frais de bureau
6 000
Médecin
15 000
Chirurgien
12 000
Trois femmes de chambre
9 000
Nourrice du roi
2 400
Habillement et entretien de la nourrice
5 000
Nourrices retenues
2 400
Surveillante des nourrices retenues
1 500
3 berceuses
7 200
2 femmes de garde-robe
3 000
3 filles de garde-robe
3 000
2 huissiers
7 600
4 valets de chambre
13 600
Habillement des huissiers et valets de chambre
4 200
Maître d’hôtel
3 000
Tranchant
1 800
2 garçons de garde-robe
2 160
Habillement de ces garçons
800
Garde de l’impératrice
61 000
Entretien de la garde-robe, toilettes et atours des enfants de France
20 000
Maison de retenue des nourrices
13 000
Cassette du roi
33 990
Dépenses imprévues
30 000
Gratifications aux nourrices retenues et à la personne chargée de tenir leur maison
15 000
——————
Total
351 740


Ajoutez à cela le chauffage, compté 416 000 francs, et le service des cuisines, offices et cours, compté un million, songez que l’argent en 1813 avait beaucoup plus de valeur qu’aujourd’hui.

La République, « la Gueuse », comme disent volontiers les bonapartistes contemporains, coûte vraiment un peu moins cher à entretenir.

Mais revenons au lendemain du mariage : les nouveaux époux se réfugièrent au château de Compiègne pour y passer les premiers jours de la lune de miel ; ils n’en sortirent que pour un voyage en Belgique et dans les départements du nord, d’où ils revinrent à Saint-Cloud dans la soirée du 1er juin.

À son retour, Napoléon apprit les imprudentes négociations entamées à son insu par son ministre de la police, Fouché, qui, grâce à l’intermédiaire du Hollandais Labouchère et du spéculateur Ouvrard, tentait d’amener une entente avec l’Angleterre : la colère de l’empereur fut extrême, et Fouché, brutalement révoqué, alla dans le gouvernement de Rome ensevelir sa rancune, en attendant l’heure propice de la vengeance.

Les mois qui suivirent furent employés à la spoliation de la Hollande, que nous avons narrée plus haut ; à la surveillance de la situation toujours critique en Espagne ; à des fêtes organisées à l’occasion de la grossesse de l’impératrice, annoncée triomphalement.

L’opinion publique se félicitait de cette prolongation inusitée d’une période relativement pacifique, mais restait inquiète à la perspective de nouvelles campagnes que faisaient prévoir des préparatifs militaires et des charges de conscription plus lourdes que jamais. C’est, en effet, au mois de décembre 1810 que fut organisée la conscription maritime en vertu de laquelle les gens des cantons littoraux de trente départements se trouvaient réservés désormais pour le service de mer. Dix mille conscrits de chacune des classes de 1813, 1814, 1815, 1816 furent immédiatement mis à la disposition du ministre de la marine : c’étaient des enfants de treize à seize ans qu’on arrachait ainsi à leur famille pour les transporter sur les vaisseaux de l’État. En même temps, un autre sénatus-consulte mettait à la disposition du ministre de la guerre 130 000 hommes de la conscription de 1811.

Cette fois, la population parut lasse d’être si fréquemment décimée et, dès le mois de février 1811, le nombre des réfractaires s’augmenta dans d’énormes proportions : dans les départements du centre, de l’ouest et du midi, près de 80 000 hommes tentèrent d’échapper par la fuite dans les bois, dans les montagnes, aux recherches des colonnes mobiles envoyées à leur poursuite. Nous avons cité plus haut la page véhémente où Chateaubriand dénonce les méfaits des garnisaires, plus redoutés des paysans que l’étranger envahisseur : le pays tout entier vivait dans la terreur. On l’invita pourtant officiellement à se réjouir : plus de larmes dans les chaumières, plus de deuil dans les familles : un fils est né à Napoléon ; qu’importe alors si aux foyers des pauvres gens manque le conscrit envoyé à la mort prochaine.

C’est le 20 mars 1811, à huit heures du matin, que naquit aux Tuileries l’enfant chétif, le pauvre petit aiglon souffreteux et déplumé qui porta tour à tour les titres pompeux de roi de Rome et de duc de Reichstag.

L’accouchement fut laborieux, raconte M. Arthur Lévy : l’enfant resta près de sept minutes sans donner signe de vie. Napoléon jeta les yeux sur lui, le crut mort, et ne prononça pas une parole. Enfin le nouveau-né poussa un cri et l’empereur vint embrasser son fils. Aussitôt cent coups de canon annoncèrent à la foule qu’un héritier était né pour le trône impérial et la joie se manifesta en tapageuses clameurs. Nous avons donné déjà quelques échantillons de la bassesse des courtisans, de la platitude des personnages officiels. Faut-il dire que la naissance du roi de Rome fut un nouveau prétexte à dithyrambes pour tous les brûleurs d’encens ?

Les poètes rivalisèrent de lyrisme dans leurs odes, leurs cantates, leurs stances et leurs chansons.

Casimir Delavigne se fait grandiloquent :

Quel auguste appareil, quels pompeux sacrifices !
Aux autels de son Dieu, dans les saints édifices,

La France est à genoux.

Quel immense concours assiège ces portiques !
Ministres du Seigneur, redoublez vos cantiques,

Ô temples, agrandissez-vous !


Esménard farde sa muse et s’écrie sottement :

Voici que dans les airs, sur la ville étonnée,
Deux aigles font voler le char de l’hyménée :
La Victoire et l’Amour, s’y tenant par la main,
Veillent sur un berceau, espoir du genre humain !

Un chansonnier écrit ce couplet stupide qui déshonorerait un mirliton :

Y allons boire à la santé
De Fanfan, l’espoir de la France
Et chantons à l’unisson :
Vive Louise et Napoléon !

Mais que furent ces pitoyables rimes auprès des harangues officielles ! Le 21 mars, tous les membres du Sénat, du Conseil d’État furent introduits dans la chambre du nouveau-né et s’inclinèrent jusqu’à terre devant le marmot vagissant. Le président du Sénat et l’ancien girondin Defermon adressèrent même des discours à ce bébé d’un jour : et c’est la gouvernante, Mme de Montesquiou, qui répondit au nom de l’impérial poupon.

On avait à cette époque perdu jusqu’au sens du ridicule.

Le Corps législatif n’eut, comme bien on pense, aucune difficulté à se mettre à l’unisson : à la séance d’ouverture, son président Montagnon proclama que « la France n’avait qu’un sentiment au cœur, celui du bonheur de son maître, bonheur cimenté par la naissance du prince impérial ». Puis une députation de vingt-cinq membres composée du président, des deux vice-présidents, de deux questeurs et de vingt législateurs fut chargée d’aller offrir à Sa Majesté le roi de Rome l’hommage du respect, de l’amour, de la fidélité du Corps législatif.

Pourtant, malgré toutes ces flagorneries des corps constitués, malgré le faste des fêtes officielles qui se succédaient à Trianon où l’on singeait les usages de la vieille monarchie, l’opinion publique restait nerveuse et inquiète, tant elle sentait prochaine, inévitable, imminente, une guerre avec la Russie. Nous avons vu combien était légitime une pareille appréhension.

Mais nous avons trop souvent parlé jusqu’ici de cette « opinion publique », malgré tout clairvoyante, pour ne pas expliquer pourquoi elle fut si complètement impuissante à influencer, d’une manière quelconque, la marche des événements. Et cela nous conduit à dire quelques mots du régime tyrannique institué par Napoléon.

Jamais, peut-être, à aucune période de notre histoire, la liberté ne fut plus brutalement étranglée.

Et quelle hypocrisie parfois ! Dans sa remarquable histoire du premier Empire, M. Ernest Hamel rapporte un curieux incident qui montre à quel point Napoléon savait, par des déclamations pompeuses, mentir sans vergogne à la réalité des choses :

« Au mois de janvier 1806, un individu nommé Lagarde, chef de division au ministère de la police, voyant qu’en toutes choses on en revenait aux errements de l’ancien régime, avait cru devoir frapper d’une estampille portant ces mots : « Vu et permis l’impression et la mise en vente » une collection des œuvres de Colin d’Harleville. En apprenant ce fait à Munich, l’empereur ne put contenir son indignation. Attenter aux droits de la pensée !

Il n’en pouvait revenir.

« Il n’existe point de censure en France », fit-il écrire au Moniteur. « Nous retomberions dans une étrange situation si un simple commis s’arrogeait le droit d’empêcher l’impression d’un livre ou de forcer son auteur à y supprimer quelque chose. La liberté de la pensée est la première conquête du siècle. »

La liberté de la pensée ! Quelle impudence d’oser seulement en parler ! Quel blasphème dans une pareille bouche !

La liberté de la pensée ! Nous allons voir ce qu’il en avait déjà fait, et avec quel cynisme il devait plus tard la violenter encore.

Écoutez-le au Conseil d’État déclarer la guerre à l’idéologie, écoutez cette haineuse diatribe contre la pensée elle-même :

« C’est à l’idéologie, à cette ténébreuse métaphysique qui, en recherchant avec subtilité les causes premières, veut sur ces bases fonder la législation du peuple, au lieu d’approprier les lois à la connaissance du cœur humain et aux leçons de l’histoire, qu’il faut attribuer tous les malheurs qu’a éprouvés notre belle France. Ces erreurs devaient et ont amené effectivement le régime des hommes de sang. En effet, qui a proclamé le principe d’insurrection comme un devoir ? Qui a adulé le peuple, en le proclamant à une souveraineté qu’il était incapable d’exercer, qui a détruit la sainteté et le respect des lois en les faisant dépendre, non des principes sacrés de la justice, de la nation, des choses et de la justice civile, mais seulement de la volonté d’une assemblée d’hommes étrangers à la connaissance des lois civiles, criminelles, administratives, politiques et militaires ? Lorsqu’on est appelé à régner sur un État, ce sont des principes constamment opposés qu’il faut suivre. »

Si la pensée libre lui paraît aussi haïssable, On comprend que, pour la mieux maîtriser, Napoléon devait essayer de briser son instrument La plus précieux : l’imprimerie.

C’est même le Conseil d’État qu’il choisit pour confident sur ce point : il s’exprime ainsi dans une séance de 1807 :

« La société ne doit que la mort à quiconque s’arme pour la déchirer. L’imprimerie est un arsenal qu’il importe de ne pas mettre à la portée de tout le monde… Il m’importe beaucoup que ceux-là seuls puissent imprimer qui ont la confiance du gouvernement. Celui qui parle au public par l’impression est comme celui qui parle dans une assemblée, et certes, personne ne contestera au souverain le droit d’empêcher que le premier venu harangue le peuple… »

L’effet de semblables dispositions ne se fit pas attendre : un décret du 5 février 1810 institua un directeur général de l’imprimerie. En vertu de ce décret, tout imprimeur ou tout libraire dut être muni d’un brevet et assermenté. Le nombre des imprimeurs fut fixé dans chaque département ; à Paris, on le réduisit à soixante. Nul ne put être admis au brevet et au serment d’imprimeur ou de libraire qu’après avoir justifié de son attachement à la police et au souverain. Tout imprimeur était tenu d’inscrire, par ordre de date, sur un livre coté et paraphé par l’administration, le titre et le nom de l’auteur de chaque livre qu’il avait l’intention d’imprimer. Le directeur général pouvait ordonner, si bon lui semblait, la communication et l’examen de l’ouvrage. Sur le rapport de censeurs choisis par lui, il indiquait à l’auteur les changements ou suppressions jugées convenables, et, sur le refus des auteurs de consentir à ces changements ou à ces suppressions, il pouvait ordonner la saisie des feuilles imprimées. Tout cela sans préjudice des poursuites et peines judiciaires dans le cas où, par aventure, un livre mal pensant aurait échappé aux investigations administratives.

La moindre infraction à cette législation draconienne pouvait entraîner, pour l’imprimeur ou le libraire, le retrait du brevet, c’est-à-dire la ruine.

Voilà pour la liberté de penser manifestée par le livre !

Contre la liberté de la presse, les mesures restrictives se succèdent avec une violence inouïe. « Si je lâche la bride à la presse, dit un jour Napoléon, je ne resterai pas trois mois au pouvoir. » Il ne lâcha pas la bride à la presse : il lui mit un bâillon.

Sous le Consulat déjà, la censure des journaux fut instituée, leur nombre réduit à 14 pour Paris, sous prétexte qu’ils étaient « des ennemis de la République ». Au début de l’Empire, il n’y avait plus à Paris que quatre journaux quasi-indépendants : le Citoyen, le Mercure de France, le Journal des Débats et le Publiciste. Quelques citations vont nous permettre de juger sans retard du sort qui leur était réservé[2].

D’abord une note qui concerne le Journal des Débats :

« On a le droit d’exiger qu’ils (les journaux) soient entièrement dévoués à la dynastie régnante et qu’ils combattent tout ce qui tendrait à donner de l’éclat ou à ramener un souvenir favorable aux Bourbons. Je suis disposé à conserver le Journal des Débats, si l’on me présente pour mettre à la tête de, ce journal un homme en qui je puisse avoir confiance, et pour rédacteurs des hommes sûrs, qui soient prévenus contre les manœuvres des Anglais et qui n’accréditent aucun des bruits qu’ils font répandre… Toutes les fois qu’il parviendra une nouvelle désagréable au gouvernement, elle ne doit point être publiée jusqu’à ce qu’on soit tellement sûr de la vérité qu’on ne doive plus la dire, parce qu’elle est connue de tout le monde. Il n’y a point d’autre moyen d’empêcher qu’un journal ne soit point arrêté. »

Une lettre de Napoléon adressée à Fouché, le 4 août 1804, exprime les sentiments de l’empereur à l’égard du Citoyen :

« Ce détestable journal paraît vouloir ne se vautrer que dans le sang. Voilà huit jours de suite qu’il ne nous entretient que de la Saint-Barthélemy. Quel est donc le rédacteur de ce journal ? Avec quelle jouissance ce misérable savoure-t-il les crimes et les malheurs de nos pères ! Mon intention est qu’on y mette un terme. Faites changer le directeur de ce journal ou supprimez-le, et, sous quelque prétexte que ce soit, défendez qu’on emploie ce style dégoûtant et bas de la Terreur, qui avait au moins un but, celui de défricher les institutions existantes. Que, sous aucun prétexte, il ne se mêle de religion… »

Deux autres lettres, sur le même objet, méritent d’être enregistrées. La première est d’avril 1805, à Fouché.

« Réprimez un peu plus les journaux ; faites-y mettre de bons articles. Faites comprendre aux rédacteurs du Journal des Débats et du Publiciste que le temps n’est pas éloigné où, m’apercevant qu’ils ne sont pas utiles je les supprimerai avec tous les autres et n’en conserverai qu’un seul… Mon intention est donc que vous fassiez appeler les rédacteurs du Journal des Débats, du Publiciste, de la Gazette de France pour leur déclarer que s’ils continuent à n’être que les truchements des journaux et des bulletins anglais et à alarmer sans cesse l’opinion, en répétant bêtement les bulletins de Francfort et d’Augsbourg, sans discernement et sans jugement, leur durée ne sera pas longue ; que le temps de la Révolution est fini et qu’il n’y a plus en France qu’un parti ; que je ne souffrirai jamais que mes journaux disent ni fassent rien contre mes intérêts ; qu’ils pourront faire quelques petits articles où ils pourront montrer un peu de venin, mais qu’un beau matin on leur fermera la bouche. »

Autre lettre : « Remuez-vous donc un peu plus pour soutenir l’opinion. Dites aux rédacteurs que, quoique éloigné, je lis les journaux ; que, s’ils continuent sur ce ton, je solderai leur compte ; qu’en l’an VIII je les ai réduits à 14… Dites-leur (aux rédacteurs) que je ne les jugerai point sur le mal qu’ils auront dit, mais sur le peu de bien qu’ils n’auront pas dit… Oiseaux de mauvais augure, pourquoi ne présagent-ils que des orages éloignés ? Je les réduirait de quatorze à sept, et je conserverai, non ceux qui me loueront, — je n’ai pas besoin de leurs éloges — mais ceux qui auront la touche mâle

Bataille de Leipsick, le 18 Octobre 1813.
(D’après un document de la Bibliothèque Nationale).
et le cœur français, qui montreront une véritable attache pour moi et mon peuple. »

Mais ce n’était pas seulement le contenu des journaux qui horripilait Napoléon : leur titre même suffisait à lui porter ombrage ; aussi le Citoyen dut-il, en 1805, prendre le titre de Courrier français ; le Journal des Débats dut s’appeler le Journal de l’Empire.

L’asservissement ne lui paraissant pas assez complet, une idée nouvelle se manifeste dans une lettre adressée le 6 mars à Talleyrand :

« Mon intention, écrit-il, est que les articles politiques du Moniteur soient faits par les Relations extérieures. Et quand j’aurai vu, pendant un mois, comment ils sont faits, je défendrai aux autres journaux de parler politique autrement qu’en copiant les articles du Moniteur. »

On ne s’arrêta point dans la voie de l’arbitraire : à mesure que la popularité de l’empereur allait décroissante, que ses fautes se multipliaient, que sa fortune chancelait, Napoléon éprouvait davantage encore le besoin de mettre des entraves à l’expression de l’opinion, si modérée fût-elle. Au mois d’août 1810, il avait décidé que, dans les départements autres que celui de la Seine, il n’y aurait qu’un seul journal, et quel journal ! une feuille publique rédigée sous l’œil de la préfecture.

Au commencement de 1811, il avait divisé la propriété du Journal de l’Empire (ancien Journal des Débats) en vingt-quatre actions, dont huit furent attribuées à la police pour salarier certains écrivains de bonne composition ; il se réserva les seize autres parts pour en gratifier ses créatures.

La mesure prise à l’égard du Journal de l’Empire ayant paru bonne et fructueuse, l’empereur réunit, en septembre de la même année, sous le nom de Journal de Paris, le Courrier de l’Europe, le Journal du Soir, le Journal du Commerce, la Feuille Économique et le Journal des Curés. Il divisa également ce journal en vingt-quatre actions auxquelles il assigna la même destination. Quelques jours après il autorisa la publication de treize feuilles scientifiques, mais en leur interdisant formellement la moindre exclusion dans le domaine de la politique. Enfin, le 26 septembre, il rendit un décret aux termes duquel la publication d’une feuille périodique d’affiches, d’annonces, et d’avis divers était autorisée dans quatre-vingt-seize villes de l’empire. Dix-neuf villes, où des feuilles analogues se publiaient déjà, pouvaient les conserver à la condition de se conformer aux prescriptions du nouveau décret. Le ministre de l’Intérieur eut seul le droit de régler le format et la justification de ces feuilles, auxquelles il fut absolument défendu de publier aucun article, non seulement de nouvelles politiques, mais de simple littérature ![3]

Croirait-on que de semblables mesures paraissaient encore insuffisantes : le ministre de la police Savary se croyait par surcroît obligé à veiller de près sur les valets de plume qui seuls gardaient le droit d’écrire sous cette odieuse tyrannie. Fouché lui-même nous raconte la façon de procéder de son successeur.

« Savary crut qu’il arriverait à être influent et puissant s’il avait une cour, des créatures, des parasites, des gens de lettres embrigadés à sa table et à ses ordres. Alors s’organisèrent dans les salles à manger de la police les fameux déjeuners à la fourchette présidés par Savary et où se réunissaient habituellement les publicistes à gages qui correspondaient avec l’empereur et les journalistes qui aspiraient à recevoir des directions et des gratifications. C’était là que Savary, excité par des traits d’esprit de commande et par les fumées d’un large déjeuner, leur intimait ses ordres sur la tendance que chacun devait donner à sa littérature de la semaine. »

Eh bien, si invraisemblable que cela paraisse, on s’inquiétait encore, non de ce qui se pouvait écrire (les précautions étaient bien prises), mais même de ce qui se pouvait penser : et des courtisans pleins de zèle imaginaient des procédés de distraire l’attention publique. Lisez plutôt cette proposition curieuse qui rappelle, par une analogie frappante, l’histoire fameuse de la queue du chien d’Alcibiade. Elle émane de Lemontez et elle est datée du 24 mai 1812 :

« Il y a dans ce moment une grande disette de nouvelles littéraires et théâtrales. C’est le meilleur aliment pour les oisifs de Paris, et quand ils en sont privés, leurs conjectures s’exercent sur la politique. L’Espagne prend la place du Théâtre français, la Russie celle de la musique et le gouvernement devient le point de mire de tous ceux qui causent parce qu’ils n’ont rien de mieux à faire. Une discussion un peu vive sur des objets d’art et de littérature serait excellente en ce moment. Il me parait facile de l’établir par le moyen des journaux ; mais malheureusement ils paraissent tous faits sur le même moule et n’excitent aucun intérêt. En faisant prendre à chacun un rôle, on peut établir une lutte d’opinions qui amuse singulièrement le public et qui suffise pour faire les frais de toutes les conversations des salons. La discussion qui a existé entre M. Geoffroy et Dassault dans le Journal de l’Empire a non seulement occupé le public de Paris, mais, d’après tous les renseignements que j’ai reçus, elle a produit beaucoup d’effet dans les départements. L’abonné qui a lu l’attaque attend la réponse avec impatience ; chacun prend parti pour ou contre ; les oisifs discutent, les beaux esprits écrivent et cette diversion de l’opinion produit les plus heureux effets.

« Il y a aujourd’hui un objet sur lequel on enflammerait aisément tous les esprits : c’est la musique. Il n’y a personne à Paris qui ne s’en mêle ; ceux qui ne la savent même pas en raisonnent et ce ne sont pas les moins passionnés. La musique italienne et la musique française sont en présence. Le Conservatoire de musique a ses prôneurs, l’Opéra-Bouffe a ses fanatiques. Au premier signal, des flots d’encre vont couler et il y aura combat à outrance entre l’harmonie et la mélodie. Si Votre Excellence approuve l’idée que j’ai l’honneur de lui soumettre, je ferai commencer les hostilités dans le Journal de l’Empire par un amateur de la musique cisalpine, et je préviendrai confidentiellement M. Lacretelle pour qu’un champion de la musique française se présente armé de pied en cap dans la Gazette de France. Cette petite guerre pourra durer quelque temps et faire un peu de diversion à la grande. »

Savary écrit au bas : « Approuvé très fort. »

Retenez la date de cette note (25 mai 1812) ! Presque le même jour l’ambassadeur de Russie demanda ses passeports et la guerre commence où plus de 300 000 Français devaient périr ! Mais les sujets de Napoléon n’ont point le droit de se préoccuper de ces désastres faciles ? à prévoir : à ceux qui ne marchent pas à la mort, on ne permet de discuter que sur les mérites comparés du Conservatoire et de l’Opéra-Bouffe.

Telle fut la liberté de la presse sous Napoléon : de la censure théâtrale, de l’asservissement de la littérature, de la persécution contre les écrivains indépendants, nous reparlerons plus tard. Mais pour en finir avec le point qui nous occupe actuellement, il nous reste à parler de la liberté individuelle, telle qu’elle était comprise par l’homme du 18 brumaire.

Tous les citoyens étaient livrés sans défense aux fantaisies d’une police que dirigeaient avec l’absence de scrupules qu’on devine des Fouché et des Savary. Encore Napoléon la trouva-t-il trop peu tyrannique et les notes rédigées à Sainte-Hélène, par le baron Gourgaud, nous montrent avec quel cynisme l’empereur proclamait son droit à l’espionnage sur chacun de ses sujets :

« La police de Paris, disait-il, fait plus de peur que de mal. Il y a chez elle beaucoup de charlatanisme. Il est très difficile de savoir ce qu’un homme fait chaque jour. La poste donne d’excellents renseignements, mais je ne sais si le bien est compensé par le mal. Les Français sont si singuliers qu’ils écrivent souvent des choses qu’ils ne pensent pas et ainsi on est induit en erreur ; lorsqu’on viole le secret des lettres, cela donne de fausses préventions. La Valette convenait parfaitement à cette place (de directeur des postes). J’avais aussi Laforêt, qui était l’homme de M. Talleyrand. On ne peut lire toutes les lettres, mais on décachetait toutes celles des personnes que j’indiquais et surtout celles des ministres qui m’entouraient. Fouché, Talleyrand n’écrivaient pas, mais leurs amis, leurs gens écrivaient et, par une lettre, on voyait ce que Talleyrand ou Fouché pensait. M. Malouet rédigeait toutes les discussions qu’il avait avec Fouché et, par là, on connaissait les paroles de ce dernier. Les ministres ou employés diplomatiques étrangers, sachant que c’était à moi qu’étaient renvoyés les paquets, écrivaient souvent des lettres, pensant que je les lirais ; ils disaient ce qu’ils voulaient que je susse sur le compte de M. Talleyrand.

« Si je ne m’étais méfié de l’impératrice ou du prince Eugène, La Valette n’eût pas été bon pour les surveiller, il ne me parlait pas d’eux, leur était tout acquis.

Mme de Bouille était une de mes femmes de police, elle me faisait chaque jour des rapports. Elle est à présent chez la duchesse de Berry, et je suis sûr qu’elle informe le roi de tout ce qui s’y dit et s’y passe. De pareilles gens sont bien méprisables.

« Cette lecture des lettres à la poste exige un bureau particulier : les gens qui y sont employés sont inconnus les uns des autres ; il y a un graveur qui y est attaché et il a sous la main toutes sortes de cachets tout prêts. Les lettres chiffrées, dans quelque langue qu’elles soient, sont déchiffrées, toutes les langues traduites ; il n’y a pas de chiffre introuvable, avec quarante pages de dépêches chiffrées. Cela me coûtait six cent mille francs.

« C’est Louis XIV qui a imaginé ce système. Louis XV s’en servait pour connaître les amourettes de ses sujets. Je ne saurais dire au juste quels services cela m’a rendus, mais j’estime que cela nous aidait beaucoup ; aussi, un jour où je reprochais à Fouché que sa police ne savait rien, il put me répondre : « Ah ! si Votre Majesté me donnait le paquet de la poste, je saurais tout ! »

Napoléon était injuste pour sa police : il put cependant en constater l’efficacité lors de la première conspiration du général Malet, dont la répression va nous donner la mesure du respect que montra le régime impérial pour les libertés garanties par la Constitution.

Cela se passait au mois de juin 1808 : une poignée de républicains, de ceux qui n’avaient point encore perdu la ferveur des traditions révolutionnaires, résolurent de réveiller la conscience de la France, si vite oublieuse, si longtemps engourdie. L’âme du complot était un vieux jacobin nommé Eve Demaillot, qui trouva de zélés compagnons de lutte. C’étaient Harent, Guyot et Ricord, anciens députés à la Convention ; Baude, Blanchet, Gariot, Delavigne, Baudemont, Baunot, Jacquemont, Liébaut, Rigomer, Bazin, Suidre, Lemare, Poilpée. Il faut garder la mémoire de ces noms que l’histoire, souvent ingrate, a laissés dans la pénombre pour ne se rappeler que le général Malet. Le plan de la conspiration était mûrement étudié, les détails soigneusement prévus ; une proclamation était rédigée qui devait être envoyée par Malet dans tous les régiments de l’armée française :

« Soldats, y disait le général, nous n’avons plus de tyran ! Ivre d’orgueil et transporté de folie, c’était peu pour lui d’avoir, par des guerres perfidement suscitées, couvert le Levant et le Nord de débris, de sang et de deuil, il se précipite vers le Midi, trompe, trahit, fait prisonnier notre allié le plus fidèle et, violant tous les droits de l’hospitalité, il accable, assassine une nation confiante et généreuse. Mais dans son désir insensé il a causé lui-même sa perte. Le Sénat, en proclamant la déchéance du tyran et l’abolition de sa ridicule dynastie, a répondu à la juste impatience et au vœu fortement prononcé de tous les Français !… Je compte sur la bonne harmonie qui doit régner entre les citoyens et vous. Vive la République ! »

La proclamation ne fut naturellement jamais envoyée ; un général nommé Lemoine ayant trahi les conjurés, en indiquant la date fixée pour l’exécution du plan, un autre général policier, Guillaume, ayant livré les noms des conspirateurs.

Tous furent successivement arrêtés les uns après les autres, mais comme on ne voulut point faire de bruit sur cette affaire et que Napoléon refusa de laisser se produire au grand jour d’un procès retentissant, les griefs que les conjurés n’auraient point manqué d’adresser au régime impérial, Demaillot, Malet et leurs compagnons virent se fermer sur eux les cachots de l’empire sans qu’un jugement régulier eût été rendu contre eux. C’était la Bastille restaurée. Que disons-nous ? La Bastille ! Mais non, huit bastilles !

En 1810, en effet, le nombre des prisons d’État était porté à huit : les châteaux de Saumur, d’Ham, d’If, de Landkroun, de Pierre Chatel, de Fenestrelle, de Campiono et de Vincennes. Les lettres de cachet étaient rétablies par le décret du 3 mars en vertu duquel un individu pouvait être détenu par une décision rendue en conseil privé, sur le rapport du Grand Juge, ministre de la Justice ou du ministre de la Police.

Pourquoi tant de prisons, d’ailleurs ?

« L’Europe entière, dit Mme de Staël, ne devenait-elle pas une prison ! », une prison où chacun n’avait même plus le droit à l’honneur, puisque les articles 163 et suivants du Code pénal, en restaurant les dispositions les plus odieuses des lois de Rome, de Louis XI ou de Richelieu, punissaient de peines impitoyables ceux qui, ayant eu connaissance d’un complot, ne l’auraient point révélé dans les 24 heures !

Voilà à quel degré d’asservissement était descendu le peuple de France, de quel prix il payait les bulletins de victoire qu’un maître orgueilleux daignait lui adresser en échange de tant de sang répandu, de tant de dignités ensevelies !

Cette servitude s’étendait sur la pensée elle-même sans arrêter cependant le mouvement des sèves qui montaient toujours, comme d’une terre généreuse, de l’intelligence de la France.

  1. Voir Le Cabinet noir, par M. le comte d’Hérisson.
  2. Voir Welschinger, La censure sous Napoléon.
  3. Voir Hermel : Histoire du Premier Empire.