Histoire socialiste/Consulat et Empire/20

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Jules Rouff (p. 410-439).

CHAPITRE V

LA CAMPAGNE D’ALLEMAGNE

Le désastre de la Grande Armée dans les plaines de Russie, le passage au sein de l’Allemagne déjà frémissante de ces hordes misérables, derniers débris d’escadrons jadis invincibles, les bruits qui couraient sur l’épuisement de la France et sur les résolutions insensées de l’empereur n’avaient pas peu contribué à modifier singulièrement les sentiments que nourrissait à notre égard la Confédération du Rhin, cette utopie politique dont Napoléon avait assumé la réalisation si dangereuse. Le prestige, intact jusque là, de nos armes victorieuses avait seul maintenu l’équilibre d’une alliance que les peuples germaniques ne subissaient qu’avec rage ; le déclin de la fortune de Napoléon devait inévitablement marquer un réveil des volontés nationales allemandes, dont les princes devaient être impuissants à maîtriser l’essor.

Les prodromes de cette ardeur unanime, de cet élan libérateur ne se firent point attendre : pendant que l’empereur s’abandonnait aux projets qui devaient un peu plus tard parachever la ruine de la nation, tandis qu’il étudiait fiévreusement les moyens de faire surgir de nouvelles armées pour de nouvelles campagnes, le bruit de la défection du général d’York se répandait. Tandis que Macdonald, duc de Tarente, s’efforçait de maintenir dans les corps prussiens le respect de l’alliance contractée, le général d’York, profitant du mécontentement unanime, et sûr de l’enthousiaste assentiment de l’armée qu’il commandait en qualité de second de Macdonald, signait avec le général russe Diebitsch La convention de Tauroggen, aux termes de laquelle il prenait l’engagement d’observer pendant soixante jours une neutralité absolue à l’égard de la Russie. Cet acte d’indépendance et de fierté nationales suscita dans les rangs prussiens une joie légitime : il eut pour effet d’accentuer d’une manière plus sensible le recul de nos troupes et la démoralisation du haut commandement ; c’est en effet peu de temps après la convention de Tauroggen que Murat abandonna l’armée sous le prétexte que sa présence était nécessaire à Naples. Ce fut ensuite au tour de Schwartzenberg, qui pactisa avec les Russes et se retira en Galicie, où il se garda bien d’engager de nouvelles hostilités. Pendant ce temps, le prince Eugène s’efforçait de rétablir un peu d’ordre dans les rangs informes des armées dont le commandement, par suite du départ étrange de plusieurs chefs, venait de lui échoir. Toutefois, Lauriston, Macdonald, Victor et Reynier commandaient encore en Allemagne les derniers débris de leurs corps d’armée respectifs, réunis non loin des rives de l’Elbe.

Les défections successives des alliés, l’agitation nationale en Allemagne, les dangers qui pouvaient résulter du mécontentement unanime des esprits au sein de la nation venaient de découvris à Napoléon toute l’étendue du péril qu’il ne pouvait surmonter qu’à l’aide d’un de ces prodigieux coups de force auxquels il avait déjà accoutumé le monde. Dans cette fièvre de l’Europe insurgée contre la rage despotique du vainqueur d’Iéna, un retard, une défaillance, les conseils même de la raison eussent été au plus haut point préjudiciables à l’issue de l’entreprise aventureuse qu’il était désormais irrémédiablement contraint d’engager. Traiter eût été à peu près impossible alors : l’aveu même de la défaite fût sorti des propositions de paix, et les conditions offertes par les vainqueurs pour garantir celle-ci eussent à coup sûr anéanti Le prestige impérial. Ainsi les circonstances de la situation présente mettaient Napoléon dans l’obligation de recourir à de nouvelles mesures de violence, qui devaient avoir, hélas ! pour résultat d’épuiser plus définitivement encore ce qui restait des forces vives de la nation. Au moyen de communications officielles faites aux journaux sur le ton impérieux des proclamations qui jadis consacraient ses victoires, Napoléon fit savoir que plusieurs guerres nouvelles allaient être bientôt entreprises ; que les litiges politiques dont la solution avait été retardée seraient incessamment réglés, fut-ce au prix de nouveaux actes de coercition, et que, dans quelques mois, une force de 300 000 hommes se répandrait sur les principaux points de l’Allemagne pour y faire respecter le nom français.

Pour arriver à la réalisation de ces projets dont l’audace est encore un objet de stupéfaction, il fallait d’énormes ressources en hommes et en argent ; Napoléon mit tout en œuvre pour se les procurer : un sénatus-consulte en date du 1er septembre 1812 avait déjà ordonné la levée immédiate de 140 000 hommes qui composaient la conscription de 1813 ; une décision du Sénat prise le 11 janvier 1813 ; donna au ministre de la guerre 100 000 hommes pris sur les conscriptions de 1809, 1810, 1811, 1812 et qui constituèrent les cent premières cohortes de la garde nationale. Enfin, 150 000 hommes formant la conscription de 1814 furent mobilisés et durent partir immédiatement. Des mesures très sévères furent dictées contre ceux qui tentaient de se soustraire aux obligations militaires : les réfractaires furent poursuivis, traqués dans les bois, où ils s’étaient réfugiés, par des détachements qui avaient mission de les ramener de force ; on cite maints exemples de réfractaires qui crurent trouver dans les mutilations physiques qu’ils s’infligèrent le moyen d’échapper à la loi : ils avaient pensé se rendre inutilisables ; il n’en fut rien, on ne les laissa point en repos et ils furent placés dans les différents services afférents à l’armée.

L’absence de vaisseaux dans les ports permit d’autre part d’utiliser les marins qui furent groupés en compagnies et formèrent un contingent de troupes excellentes. Enfin, pour simuler un enthousiasme unanime de nature à dissiper la lassitude du pays ; à renouveler dans les cœurs l’amour de la victoire et la fièvre des conquêtes, à donner aux nouvelles troupes la flamme et l’héroïque folie de leurs aînées, les cohortes de la garde nationale furent incitées à rédiger, à l’adresse du gouvernement, de chaleureuses exhortations tendant à leur enrôlement immédiat dans les cadres de l’armée active. Cette belliqueuse ardeur qu’on pouvait interpréter, en raison de l’unanimité de ses témoignages, comme un sentiment de fierté et de cohésion nationales, n’était qu’un subterfuge habile dont les effets furent précisément ceux qu’on en attendait. À force de lire ou d’entendre les suppliques ardentes où d’obscures légions de gardes nationaux protestaient, par la voix de leurs chefs, de leur passion et de leurs espérances, et demandaient en grâce qu’on leur permît de courir aux avants-postes, à force d’enthousiasmes factices de cette nature, l’opinion publique, sans rendre à nouveau à Napoléon la confiance qu’elle lui avait, hélas ! si légèrement et si souvent donnée, parut lui revenir un peu.

Enfin, comme si les sacrifices exigés par l’empereur n’étaient point suffisants, comme si la nation voulait encore offrir à ce minotaure insatiable de nouveaux holocaustes, les conseils municipaux de France, en sus des trois cent cinquante mille hommes qui formaient la nouvelle armée de Napoléon, décidèrent de lever et d’équiper autant de cavaliers que le leur permettraient leurs ressources en hommes et en argent. Ces offres furent en partie réalisées ; il advint, que pour un grand nombre, la promesse dépassa les moyens, tant la nation, opprimée et meurtrie, avait épuisé le fonds même de sa vitalité. Le Moniteur, organe officiel de l’Empire, inséra, sans en égarer une seule, les adresses obséquieuses et serviles par lesquelles les municipalités provinciales annonçaient la charge qu’elles venaient ainsi de s’imposer à nouveau, pour l’amour du souverain et de la gloire que celui-ci avait répandue sur la patrie. La France, cependant, n’était pas dupe des sentiments affectés d’où naissaient ces coupables bassesses ; si la foule plaçait encore tout son espoir dans ces bataillons nouveaux, hétérogènes, médiocrement équipés, mais dont tous présageaient la vaillance, la bravoure et l’héroïsme, elle n’en gardait pas moins contre le tyran des ressentiments auxquels la spontanéité et la franchise populaires donnaient de temps en temps une force singulièrement dramatique. Parfois, dans les rues, des colères éclataient soudain, des cris séditieux partaient, dont l’audace laissait deviner toute l’étendue des souffrances de la nation ; des femmes lançaient publiquement des injures à l’adresse de celui qu’elles acclamaient jadis, lorsque le bruit d’un triomphe l’avait précédé.

Insensible au mécontentement du peuple, à la lassitude de ceux-là mêmes qu’il avait cru s’attacher par des bienfaits et des honneurs, Napoléon s’absorbait tout entier dans l’étude des plans qu’il comptait mettre à exécution ; à tout instant, il songeait à de nouvelles tactiques, à des moyens stratégiques différents de ceux qui l’avaient fait triompher, à de nouveaux modes d’organisation et de répartition de la force armée.

Ce qui l’inquiétait, dans l’avenir réservé à ses nouveaux contingents c’était le peu d’homogénéité des éléments qui les composaient : de frêles

D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.
enfants de dix-huit ans mal préparés aux privations, aux misères d’une campagne, coudoyaient les vieux soldats insensibles qui avaient traversé l’Europe derrière l’héroïque emblème des aigles victorieuses. Napoléon s’efforça de remédier aux surprises funestes que tant de dissemblances permettaient d’escompter ; il entoura les jeunes conscrits de grognards ; il insista partout sur le mélange de ces deux éléments, qui eut pour effet de faire naître une certaine cohésion dans les troupes.

D’autre part, malgré tant d’activité, malgré tant de zèle dépensé à la réorganisation de l’armée, son prestige de chef et de tacticien décroissait, sans qu’il en eût conscience. Sa popularité et le magnétisme que sa présence seule suffisait à déterminer dans les rangs des troupes étaient demeurés les mêmes ; mais ses maréchaux, mécontents de ne pouvoir connaître enfin la quiétude dont ils avaient besoin pour jouir de leurs privilèges, ne secondaient que médiocrement ses incroyables efforts ; au cours de la campagne d’Allemagne, leur lassitude se transformera en faiblesse, en mutinerie, en indifférence ; pour quelques autres, elle provoquera la trahison.

Loin de l’inciter à raisonner, à chercher des solutions susceptibles de retarder les conflits imminents, l’exceptionnelle gravité des circonstances présentes ne faisait qu’exaspérer Napoléon dans ses volontés d’absolutisme. Confiant dans l’Autriche, sans qu’il eût d’autres raisons que sa parenté pour en croire certaine l’alliance, convaincu que les désastres de Russie n’avaient que passagèrement ébranlé le respect imposé jusque-là à l’Allemagne, persuadé que le bruit dont il entourait déjà son offensive, ne ferait qu’augmenter les hésitations des alliés, Napoléon restait fermement attaché à la politique de domination universelle qui allait le perdre. Moralement abandonné par ses lieutenants, incertain des qualités militaires de ses nouvelles troupes, incapable de réorganiser, au milieu d’une crise si profonde, des services tels que ceux de l’intendance, dont l’incurie et le désordre auront bientôt sur l’armée les plus lamentables effets, l’empereur, par la magie des illusions, demeurait néanmoins assuré de la victoire. Il comptait sans le furieux réveil des libertés nationales germaniques, meurtries par ses volontés insatiables ; il comptait sans l’habileté et la ténacité de Mettecnich, sans l’audace soudaine d’Alexandre. L’une des raisons de sa confiance fut enfin cette crédulité déplorable qu’en autocrate absolu il apportait aux alliances conclues avec les souverains étrangers. Il ne songeait pas que les peuples secouent parfois le joug de ceux qui leur commandent et submergent sous le flot de leurs colères les volontés de ceux qui croient les conduire. Les atermoiements de Frédéric-Guillaume, ses craintes et ses protestations paraissaient à Napoléon les meilleures garanties de fidélité qu’il pût souhaiter tenir. Mais déjà, derrière le souverain prudent et timoré, la Prusse exaltée se levait pour opposer un démenti terrible à ces serments d’obéissance, et pour reconquérir son autonomie et ses libertés.

Depuis longtemps, le joug de la tyrannie napoléonienne exaspérait les esprits en Europe, et il n’était point d’année, plus particulièrement en Allemagne, qui n’apportât un fort contingent d’adhésions à la cause de la liberté par la révolution. C’était au cœur même de ces multiples États germaniques, inféodés de force à la domination française, que germaient et se développaient, avec le plus d’ardeur, ces courageux désirs d’unité et d’autonomie nationales. Les exactions des armées impériales, les déprédations infligées aux habitants, sous la forme administrative, par le gouvernement français, les spoliations de toute nature et le sentiment, unanimement éprouvé, du désordre apporté dans le monde par Napoléon avaient fait naître un frénétique besoin de délivrance qui enflammait les plus timides. Ce fut la défection d’York de Wartenburg qui mit le feu aux poudres ; l’effervescence nationale, mal contenue, éclata et trouva, pour se manifester au grand jour, des formes imprévues et multiples ; des pamphlets virulents et remplis de haine contre les Français et leur despote, des proclamations belliqueuses, des chansons satiriques se répandirent rapidement sur les territoires germaniques. Le gouvernement prussien, dans les débuts de ce mouvement, fit de son mieux pour étouffer ces provocations et tenta de se rendre maître de l’insurrection ; mais il lui fallut peu de temps pour prendre conscience de son impuissance.

Le désaveu que Frédéric-Guillaume, fort inquiet de la situation, infligea au général d’York ne ramena guère le calme dans les esprits ; les diplomates s’efforcèrent d’atténuer la gravité des incidents qui préparaient déjà un conflit inévitable entre l’Allemagne et la France, mais leurs tentatives n’eurent que d’assez médiocres effets. C’est ainsi que, dans le louable souci de dissoudre la crise présente, notre ambassadeur à Berlin, M. de Saint-Marsan, envoya au gouvernement français plusieurs appréciations empreintes d’un optimisme que les moindres incidents quotidiens légitimaient fort peu. Il assurait au département des affaires étrangères en France que l’alliance avec l’Allemagne était solide ; c’était, il est vrai, à peu près dans le temps où Frédéric-Guillaume protestait en termes pathétiques de son attachement à la France et parlait de mettre en jugement York, qu’il venait d’ailleurs de destituer de son commandement, fort solennellement, mais sans nulle efficacité.

Les prévisions d’une solution pacifique de la crise étaient cependant inadmissibles, en raison des divergences de sentiments qui séparaient, extérieurement au moins, Frédéric-Guillaume de son peuple. Le souverain, fort bien renseigné d’ailleurs sur l’opinion publique, paraît bien n’avoir point caché les éventualités que les faits permettaient de prévoir, et Saint-Marsan rapporte un entretien qu’il eut, vers cette époque, avec le roi de Prusse, qui s’était exprimé à peu près dans ces termes : « La plupart de mes sujets sont, il est vrai, indisposés contre les Français, et c’est assz naturel » ; et il ajoutait un peu plus loin : « Dites à l’empereur que pour des sacrifices pécuniaires, je ne peux plus en faire… Au reste, dans les circonstances actuelles, il est heureux que la Prusse soit tranquille, car s’il y avait une insurrection dans ce pays, ce serait l’étincelle qui embraserait toute l’Allemagne.

Le mécontentement et l’exaspération des esprits, dans les pays d’outre-Rhin, asservis et presque ruinés par l’inique tyrannie de la domination française, ne se répandaient pas seulement en manifestations publiques. Spontanément, des révoltes individuelles s’associaient, se groupaient, mêlaient à leurs espérances collectives et si légitimes des esprits incertains ou timides. C’est ainsi que se formèrent de très nombreuses sociétés secrètes au sein desquelles on mûrissait les projets de délivrance nationale ; la plus célèbre de ces associations politiques fut assurément le Tugendbund, dont les ramifications étaient innombrables et qui comptait des adhérents partout.

Il n’est pas inutile, à propos du début de l’agitation nationale en Prusse de rappeler que, déjà en 1800, Jérôme Bonaparte, placé par Napoléon sur le trône de Westphalie, exprimait les inquiétudes que lui causait, avec raison, l’effervescence du sentiment national de ce peuple. Napoléon, selon son habitude, répondait aux objurgations de son frère par des assurances de tranquillité que les événements devaient, peu de temps après, cruellement démentir, puisque Jérôme, en 1809 et en 1810, eut à déjouer les complots et les soulèvements qu’avaient fomentés Katt, Doernberg et ce fameux Schill dont le fougueux Arndt fit, sans hésiter, un héros de bravoure et d’intrépidité.

Il fallut peu de temps, en 1813, pour que la Prusse devînt le théâtre d’une révolte intellectuelle unanime ; nous signalions à l’instant la puissante influence des sociétés secrètes à cette époque ; il faudrait pouvoir s’étendre aussi sur le rôle joué, dans cette conflagration générale des esprits, par les universités, et, en particulier, par celles d’Iéna, de Greifswald et de Berlin, où professaient des maîtres illustres dont l’enseignement était tout vibrant de patriotisme. Parmi ceux-ci, Humboldt et Schlegel sont, je crois, les plus justement célèbres.

Dans le même temps où le baron de Stein et le ministre Scharnhorst, sur le rôle desquels nous aurons bientôt à revenir, déployaient, l’un dans la réorganisation de l’administration et du pouvoir central, l’autre dans l’exécution d’un programme de réformes militaires remarquables, une intelligence et un zèle en tous points excellents, Frédéric-Guillaume fondait, en 1810, l’Université de Berlin qui devait, à l’heure de la lutte suprême, exercer une influence prépondérante sur l’esprit de ceux qui venaient se nourrir de ses enseignements. Il va sans dire que des penseurs éclairés, des hommes d’un goût sûr et d’un patriotisme intelligent avaient puissamment contribué à cette initiative d’un souverain jusque-là si timoré et fort hostile à certains libéralismes. Guillaume de Humboldt, que nous citions tout à l’heure, fut, durant la période d’élaboration de cette grande création, l’un des conseillers les plus avisés du roi. Fichte, qu’il faut tenir avec Schelling et Hegel pour le meilleur des disciples de Kant, fut promu recteur de l’université où l’on appela comme professeurs, entre autres, Schleiermacher, Hubeland, Reil, Klaproth.

Ainsi les plus puissantes organisations d’État avaient apporté au relèvement du sentiment et du besoin de l’autonomie nationale un concours très efficace ; mais il serait profondément injuste, à ce propos, de méconnaître l’action incessante, habile ou chaleureuse, exercée dans ce sens par deux très remarquables ministres de Frédéric-Guillaume, le baron de Stein et Scharnhorst, et par les plus notoires littérateurs romantiques de cette époque, Moritz Arndt, Collin, Ruckert, Max de Schenkendorf et Koerner.

Le baron de Stein, en qui l’on voit à bon droit le plus judicieux réformateur de la Prusse, était devenu ministre de Frédéric-Guillaume en octobre 1807. Le souverain semble, à ce propos, s’être laissé forcer la main, car, si le nouveau ministre avait déjà, en arrivant au pouvoir, la faveur de l’opinion publique, il n’avait guère la sympathie du roi, et l’intelligence et les succès de ses réformes ne la lui concilièrent pas davantage dans la suite. Des esprits indulgents et certains sociologues trop empressés ont voulu voir en Stein un précurseur du collectivisme d’État. C’est aller, ce me semble, trop vite et trop loin. Il est vrai que Stein se montra, dès l’abord, partisan de la centralisation du pouvoir par l’État ; cette prédilection pour ce qui n’était chez lui qu’un mode plus rationnel de souveraineté et d’administration politique ne saurait valider l’appréciation que je rappelais plus haut. D’ailleurs, les réformes dont il faut attribuer l’esprit, l’initiative et la réalisation à Stein suffisent amplement à sa juste renommée. On lui doit d’avoir fait promulguer, en 1807, l’édit par lequel le roi abolissait la sujétion héréditaire et rendait libre de toute contrainte administrative ou fiscale la transmission des propriétés foncières. Grâce à lui, les franchises communales furent rendues, l’année d’après, aux villes prussiennes. Enfin, à l’époque même où sa démission était demandée pour raisons politiques, Stein réformait radicalement le corps administratif de l’État par la suppression de la Direction générale, à laquelle il substituait des gouvernements régionaux hiérarchiquement soumis au contrôle d’un conseil d’État, qui devait être le meilleur appui de la monarchie. Stein, du même coup, supprima les privilèges consentis depuis des temps immémoriaux à certaines provinces, et fit à peu près disparaître ainsi ce qui restait des vieilles organisations féodales.

Ce que Stein avait fait dans l’administration civile, tout l’ordre qu’il avait apporté dans la répartition, l’homogénéité et la consolidation du pouvoir, Scharnhorst pensa le réaliser dans l’armée. Nous ne saurions, sans excéder dans une large mesure les limites imparties à ce travail, nous étendre sur les détails et le caractère des réformes de Scharnhorst, mais il nous paraît néanmoins qu’il est fort utile d’en exposer les grandes lignes, puisque c’est aux réalisations de ces mesures que les succès de la Prusse, vers 1813, doivent être, en partie, attribués.

Jamais œuvre urgente ne fut en effet, accomplie dans un temps plus propice et avec plus d’efficacité ; la situation de l’armée prussienne, dans les premières années du siècle, était déplorable. On tolérait, dans l’organisation des contingents, des abus qui rendaient toute unité, toute cohésion impossibles ; des trafics frauduleux et des faveurs achetées à prix d’or étaient les moindres tares de l’organisation militaire prussienne. Pour remédier à un pareil état de choses. Scharnhorst, peu sympathique d’ailleurs aux capitaines ignares, fats et belliqueux qui formaient le meilleur du corps des officiers prussiens, dut déployer une énergie d’autant plus tenace, que chacun de ses projets, très libéraux en général, allait à l’encontre des privilèges dont jouissaient l’aristocratie et les chefs militaires. Scharnhorst, qui désirait l’abolition des exemptions réservées aux riches, ne put obtenir cet édit, mais il provoqua des mesures assez nombreuses et qui eurent pour effet de donner à l’armée une autonomie et une organisation plus rationnelles.

À côté de l’incessante action, de l’habile et énergique tactique de Stein et Scharnhorst, à côté des résultats acquis et des transformations fondamentales dues à leur intelligence, à leur patriotisme et à leurs conceptions libérales, l’influence des littérateurs romantiques et des idéologues allait aussi, un peu plus tard, contribuer dans une très large mesure, au relèvement intellectuel et national de cette Allemagne, dont le courage, l’héroïsme et la probité trouvèrent leur plus forte expression au sein des luttes suprêmes de 1813. Nous avons rapidement esquissé le rôle moral des universités prussiennes durant les années qui précédèrent la campagne contre Napoléon : le rôle que jouèrent, dans le même temps, individuellement et avec une passion dont l’éclat surprend encore par sa puissance et sa sincérité, les plus fameux penseurs et les meilleurs écrivains nationaux, n’eut certes pas une moindre importance.

On a coutume, lorsqu’on considère dans son ensemble, cette période patriotique de la littérature allemande, de citer au premier rang de ceux qui l’ont illustrée, Ernest-Moritz Arndt le plus populaire assurément de tous ces modernes Tyrtées. Arndt qui devait si fortement contribuer à la restauration du sentiment national et de l’orgueil chauvin dans l’âme allemande, était né en décembre 1769 à Schoritz. En 1792, il se rendit à Iéna où il devint un auditeur attentif de Fichte, à l’Université. Envoyé en qualité de professeur de philosophie à l’Université de Greifswald, vers 1805, il entreprit, l’année suivante, la publication de la première partie d’un ouvrage intitulé l’Esprit du temps, qui, par ses tendances nettement patriotiques et son esprit de révolte, lui valut l’inimitié de Napoléon. Pour fuir un courroux qui ne tardait guère à se manifester par des mesures d’ostracisme plus ou moins justifiées, Arndt dut, sans plus attendre, se réfugier en Suède ; il n’y fit guère qu’un séjour de deux ou trois années et nous le retrouvons vers 1812, plus ardent que jamais, auprès du baron de Stein, alors à Pétersbourg ; il utilise les loisirs que lui laisse sa situation de secrétaire à l’achèvement d’un Catéchisme du soldat allemand, qui est en quelque sorte un manuel d’énergie belliqueuse et une exhortation rude au culte de la patrie et de la gloire des armes. Mais le rôle de Moritz Arndt ne devient véritablement prépondérant qu’au moment où Frédéric-Guillaume, enfin résolu à secouer le joug français, lance son fameux Appel au peuple qui devait être le point de départ d’une mobilisation générale immédiate. Pour réveiller la passion, pour enflammer les cœurs et les rendre plus insatiables dans la victoire et le triomphe, Arndt compose des odes, des chansons : brûlantes de patriotisme, toutes remplies de l’espérance des victoires prochaines, et que redisent bientôt ceux qui s’enrôlent en masse pour se grouper sous les aigles royales. Les plus timides, entraînés par ces refrains vibrants de frénésie, se rangent parmi les plus impétueux, et le nom d’Arndt est sur toutes les lèvres. Cependant, ces improvisations lyriques, ces chants héroïques, ces résolutions exprimées avec une si fière ardeur n’ont que d’assez médiocres mérites littéraires ; elles ne puisent point leur éclat au sein d’idées profondes ou dans les ressources d’une langue imagée, mais leur sincérité et leur pathétique ferveur sont incomparables et légitiment encore à nos yeux l’émotion si profondément vraie qu’elles faisaient naître dans tous les cœurs.

Dans son Histoire de la Littérature allemande, Heinrich, fort judicieusement, dépeint la nature et la qualité de l’inspiration des littérateurs que l’exceptionnelle gravité de la situation mêle à la vie publique et s’exprime sur celui que familièrement on appelait le père Arndt, dans les termes suivants qui serviront de conclusion aux lignes que nous lui avons consacrées :

« Les œuvres de Moritz Arndt n’ont qu’un seul mérite : la force ; qu’un seul attrait : l’amour sincère de son pays. C’est un esprit de second ordre, loyal, tenace, assez borné, une barre de fer qui frappe amis et ennemis, sans le moindre souci des blessures qu’elle peut faire, pourvu que le coup ait été asséné par devant et porté en ligne droite. »

L’ascendant que ces œuvres rudes, saines et orgueilleuses exerçaient directement sur les âmes contemporaines fut la condition même de la popularité d’Arndt. Pour ce qui est des mérites littéraires de ce poète patriote, il vaut mieux s’abstenir : on les chercherait vainement dans les œuvres grandiloquentes de l’auteur des Chants de guerre, alors que plusieurs autres écrivains contemporains, violemment mêlés à l’agitation politique de l’Allemagne et moins favorisés par la renommée, sollicitent l’attention et l’estime des lettrés par l’énergique noblesse de leurs inspirations, par des dons souvent remarquables et par l’expression d’un sentiment poétique dont l’ampleur, la gravité sincère et l’émotion rappellent parfois celles des plus grands esprits.

Parmi ceux-ci, Collin se distingue par son enthousiasme tour à tour guerrier et religieux qui n’est point sans analogie avec l’inspiration belliqueuse et mystique où s’abandonnaient souvent maints chanteurs héroïques de l’Allemagne médiévale. Max de Schenkendorf qui ne survécut que peu d’années aux triomphes qui marquèrent la libération définitive des territoires germaniques, l’emportait sur le précédent par la profondeur de ses pensées et par la vérité robuste des sentiments qui les nourrissent, tandis que Rückert, qui ne cache point une prédilection fréquente pour des effets oratoires, inattendus et terrifiants à la manière des métaphores ou des images apocalyptiques, exhalait son ressentiment contre ceux de ses compatriotes qui n’aspiraient point à la liberté et subissaient sans révolte le joug de l’étranger.

« Et toi, s’écrie quelque part Ruckert, qu’écris-tu donc, poète ? En lettres de flamme je retrace ma honte et celle de mon peuple qui ne veut pas songer à la liberté. »

Entre tous ces tempéraments exaltés, bouillonnants, rongés du désir d’entraîner les masses et les individus dans la lutte suprême, fiers, et convaincus, souvent, de la gravité et de l’héroïsme du rôle qu’ils ont assumé devant le siècle et l’histoire, l’âme la plus parfaite, la plus fougueuse et la plus chevaleresque en même temps que la plus sensible et la plus éclairée, est assurément celle de Kœrner. Disciple de Schiller, Kœrner garda longtemps l’empreinte du maître qui avait ému et fortifié sa jeune intelligence ; des historiens ont même constaté entre l’auteur des Brigands et le héros intellectuel du soulèvement national de profondes similitudes de caractère. Kœrner, dont le cœur nourrissait une passion perpétuelle, participa en qualité d’officier à la campagne de 1813. Ce fut au cours de ces luttes que les émotions éprouvées et les sentiments altiers de la grandeur nationale lui procurèrent ses inspirations les plus fortes et les plus colorées. Les soirs, au bivouac, à la lueur vivace des feux nocturnes, après une longue journée vécue dans le tumulte, l’ivresse et la frénétique fureur de la bataille, Kœrner improvisait ou composait ces chants célèbres puissants et simples, qui versaient dans le cœur de ses compagnons harassés le précieux réconfort d’une inlassable espérance. C’est au long de ces dramatiques veillées au sein même de la nation en armes, que Kœrner composa ce recueil fameux : La Lyre et l’Épée, qu’une seule pièce universellement répandue : Le Chant de l’Épée, suffit à immortaliser.

La digression que nous a paru nécessiter l’exposé de la situation politique intérieure de la Prusse, avant 1813, et de divers mouvements intellectuels, particuliers ou collectifs qui furent l’origine de sa régénération héroïque, cette digression, disons-nous, ne saurait s’étendre plus loin, et sa longueur même nous contraint de revenir plus rapidement à l’historique des événements politiques que nous avions à peu près arrêté à la défection du général d’York de Wartenburg et aux mesures prises par Frédéric-Guillaume pour apaiser le ressentiment conçu à ce sujet par le despote français.

Nous avions, à ce propos, signalé la vanité des édits de rigueur pris par le roi de Prusse contre le commandant en rébellion, qui sans souci du châtiment dont il était officiellement menacé, ne devait guère se départir de l’attitude qu’il venait de prendre avec tant d’éclat. Ne devait-il pas peu de

(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale).
temps après, organiser avec plus de zèle et d’activité les contingents qu’il avait à sa disposition, prendre ouvertement garnison dans Kœnigsberg et contribuer à chasser les Français de Pillau, place forte qui leur avait été récemment concédée.

Désirant se soustraire à la surveillance dont il se sentait l’objet de la part des Français en résidence à Berlin, Frédéric-Guillaume, au mois de mars 1813, se rendit à Breslau. Il y fut entouré, dès son arrivée, par les plus passionnés défenseurs de l’autonomie nationale, et les manifestations quotidiennes de l’opinion publique ne purent lui donner le change sur les sentiments du peuple. Les événements se précipitaient d’ailleurs, et entraînaient le souverain qui ne laissait pas de concevoir de vives inquiétudes sur l’issue des entreprises où l’engageaient les volontés unanimes. Cependant, à la suite de négociations conduites par un certain Knesebeck, un traité (convention de Kalish) fut signé le 28 février 1813 avec la Russie, aux termes duquel cette nation apportait à la Prusse son concours jusqu’à rétablissement de ses anciennes frontières. La Prusse s’engageait d’autre part à réunir aux armées russes un contingent de 80 000 hommes qui devaient coopérer à la lutte. Il avait fallu d’ailleurs, pour décider Frédéric-Guillaume à cette transaction qui devait le sauver, les vives instances du baron de Stein et de Scharnhorst.

Les Français avaient évacué Berlin à la grande joie des patriotes allemands, qui ne doutaient plus de la fortune de leurs armes. En maints endroits, toutefois, de nouvelles protestations, plus violentes que jamais, s’élevaient contre nos agents et nos troupes qui venaient d’enrichir à nouveau l’incroyable série de leurs déprédations au moyen de réquisitions insensées et brutales.

Quarante-huit heures avant la proclamation du fameux « Appel au Peuple », que suivirent immédiatement les édits organisant la landwehr et notifiant la mobilisation, et la déclaration de la guerre, le tsar Alexandre entrait solennellement à Breslau, résidence de son nouvel allié. Frédéric-Guillaume et le tsar échangèrent des serments et, le jour même, des démonstrations hostiles eurent lieu devant la maison de l’ambassadeur de France. Une note exposant les griefs du gouvernement prussien à l’égard de la France fut envoyée le 17 mars et, peu de temps après, M. de Krusmarck, ambassadeur de Prusse à Paris, rédigeait, sur les ordres de son gouvernement, un libelle à l’adresse de Bassano, ministre des affaires étrangères, relatant, avec beaucoup de courtoisie dans les expressions, les motifs pour lesquels l’entente était devenue tout à fait impossible ; il faisait allusion, en première ligne, à certains engagements politiques pris par Napoléon, et non observés, et aux innombrables exactions commises par les Français sur les territoires prussiens.

Ce fut également à la date du 17 mars que Frédéric-Guillaume prononça, d’une manière éclatante, la rupture avec la France, au moyen de l'Appel au peuple, message pathétique dont le retentissement allait être universel et qui ne s’adressait pas seulement à la Prusse, mais à la Silésie, à la Lithuanie, au Brandebourg et à la Poméranie. Des proclamations analogues, où se faisaient jour, parmi de pompeux lyrismes oratoires, les plus nobles sentiments, furent lancées à peu près dans le même temps aux autres peuples de l’Allemagne, et notamment à la Saxe, par Koutouzof et Witgenstein.

Nesselrode et Stein, mandataires des souverains russe et prussien, signèrent, deux jours après, le 19, à Breslau, un traité dont l’importance ne saurait échapper à ceux qui recherchent, dans leurs premiers principes, les origines de l’unité germanique ultérieurement réalisée. Entre autres clauses où l’esprit de Stein donnait toute la mesure de son intelligence organisatrice et de sa perspicacité, il était dit, dans cette convention, que les territoires repris au cours des luttes qui s’engageaient contre Napoléon seraient soumis au contrôle de deux administrations centrales, l’une militaire, composée des chefs alliés, l’autre civile, et représentées chacune par deux gouverneurs pour chaque province. Il est assurément inutile d’insister sur l’extrême importance politique de cette application d’un nouveau mode de gouvernement, dans lequel le pouvoir civil dépendait d’un conseil central d’administration que Stein considérait, selon l’expression très juste de M. H. Vast comme « un instrument » pour la destruction des souverainetés particularistes et la réalisation de l’unité germanique.

Huit jours après la signature de ce traité qui réglementait des conquêtes que l’on tenait pour certaines, on enregistrait l’entrée des Prussiens à Dresde et le recul simultané des troupes d’Eugène. Cette victoire qui concordait avec les négociations russes et prussiennes eut un vif retentissement. À la même date, de Krusemarck et de Hatzfeld redemandaient leur passeport et faisaient tenir à de Bassano la note diplomatique de rupture à laquelle nous avons précédemment fait allusion.

Ce fut en quelque sorte pour répondre aux griefs ainsi formulés par la Prusse, et qui n’étaient, hélas ! que trop justement fondés, que de Bassano donna, le 1er avril 1813, lecture au Sénat d’un mémoire où il interprétait, dans un sens tout différent bien entendu, l’attitude de l’ancienne nation alliée. Bassano n’avait point d’ailleurs à faire la part de l’orgueil national germanique et il prétendit, dans ce factum, n’exposer que les hésitations, puis les trahisons de Frédéric-Guillaume.

La rupture officielle avec la Prusse et la nouvelle des hostilités engagées sur certains territoires allemands permirent à Napoléon d’exiger la levée des contingents nouveaux. Le Sénat, qui n’avait point pour habitude de contrecarrer les intentions du maître, acquiesça, et, le 3 avril, décida l’appel aux armes de 180 000 hommes. Napoléon prit, à l’égard des troupes mises ainsi à sa disposition, certaines mesures d’organisation ; il confia la régence à Marie-Louise et quitta Paris pour prendre le commandement des armées.

Nous avons dit, au début de cet exposé des principaux événements de la campagne d’Allemagne, quelle confiance Napoléon gardait dans son alliance avec l’Autriche, quelles illusions il se faisait sur l’efficacité des liens de parenté qui l’unissaient à François II. Le mariage qu’il avait conclu était, à ses yeux, la condition inéluctable de l’amitié des deux peuples. Cependant des événements de second plan, sur lesquels on n’a point coutume de s’arrêter, auraient dû éclairer, bien avant 1813, Napoléon sur les sentiments de l’Autriche. La froideur avec laquelle cette nation avait collaboré à la campagne de Russie n’était-elle point déjà le signe d’un relâchement évident ? La réponse faite par Napoléon, à l’issue de la campagne de Russie, en janvier 1813, à M. de Bubna qui venait proposer la médiation de l’empereur François II, soucieux de clore l’ère des conflits européens, avait vivement indisposé les Autrichiens. Contre toute évidence, Napoléon, soutenant le bien fondé de toutes ses prétentions, avait déclaré qu’il n’était prêt à aucune concession et qu’une paix basée sur la reconnaissance de l’indépendance de l’Allemagne était absolument inacceptable. L’échec de la diplomatie autrichienne, en une circonstance où l’intérêt commandait à Napoléon la conciliation, l’entente et l’abandon de ses présomptions insolentes, avait affecté François II et refroidi ses intentions pacifiques.

D’autre part, Metternich, avec une incroyable duplicité et une incomparable intelligence des moindres événements, commençait contre Napoléon et la domination française une campagne dissimulée, très habile et singulièrement efficace. Il déclarait d’abord à notre ambassadeur à Vienne. Otto, que le langage provocateur de Napoléon, notamment lors de l’ouverture du corps législatif, ne laissait pas d’aggraver la situation de la France à l’égard des autres nations européennes. Il ajoutait que l’Autriche ne manquerait pas de seconder nos efforts et que la France, avec cet appui, pouvait maintenir sous sa domination la meilleure part de ses conquêtes, les frontières du Rhin, le plus grand nombre des territoires italiens acquis à notre influence, les villes hanséatiques.

À l’encontre des sages avis de l’Autriche et des intentions cauteleuses de Metternich, Napoléon n’émettait que des prétentions insoutenables qui déconcertaient par leur arrogance ; à aucun moment il ne concevait que la paix pût régler un différend politique : la solution radicale, c’était l’appel aux armes, l’invasion, tout le meurtrier cortège de la guerre. En réponse aux avances autrichiennes, Napoléon proposa à François II une action de concert, fit appuyer ces désirs par un nouvel ambassadeur à Vienne, M. de Narbonne, ancien diplomate de la monarchie, et échoua. Pendant ce temps, Metternich, utilisant pour l’Autriche les avantages incontestables que présentait déjà pour elle la nouvelle coalition, prodiguait ses sympathies aux chefs du mouvement antifrançais, faisait secrètement réorganiser les contingents autrichiens et s’efforçait de discréditer Napoléon dans l’esprit des alliés demeurés fidèles.

Napoléon, en présence des nouvelles alarmantes qui venaient chaque jour d’Allemagne, avait compris qu’il importait d’agir sans retard. Eugène, successivement refoulé, avait traversé l’Oder, puis l’Elbe. En outre des évacuations de Berlin et de Hambourg, Davout venait de quitter Dresde où la brutalité des vengeances exercées par ses soins sur les plus beaux monuments de la ville avait exaspéré les habitants. Enfin la nouvelle de la défection des souverains de Saxe, de Bade, de Bavière et de Wurtemberg venait d’arriver. En réponse aux notes pressantes par lesquelles Napoléon demandait à ses alliés le concours de leurs armes, la Confédération du Rhin, malgré les hésitations et les inquiétudes que faisait naître l’improbable issue de la campagne engagée, s’était déclarée dissoute ; le roi de Saxe, pour se dérober aux exigences de Napoléon, venait de se rendre précipitamment à Prague, avec sa cavalerie, se plaçant ainsi sous la protection de l’Autriche. Cette fuite, comme nous le verrons un peu plus loin, n’était qu’un atermoiement inutile et ne devait guère avoir d’efficacité pour le malheureux monarque.

Napoléon avait quitté Paris le 13 avril 1813, au soir ; trois jours après, il fut à Mayence, où lui parvint la nouvelle du ressentiment de l’Autriche, qui venait d’ailleurs de faire connaître son intention d’exiger, durant tout le passage à travers ses États, le désarmement des troupes de Poniatowski, rappelées de Pologne par l’empereur. Celui-ci donna libre cours à l’indignation que lui suggérait cette mesure, à l’exécution de laquelle il s’opposa d’ailleurs avec la plus grande violence, et que le cabinet de Vienne rapporta peu de temps après.

Le 26 avril, Napoléon prit le commandement des quatre corps d’armée, que dirigeaient respectivement Ney, Bertrand, Marmont et Oudinot. Les forces françaises et les forces alliées étaient à peu près égales ; il y avait environ 200 000 hommes du côté des Français, répartis d’une part dans les quatre corps que nous venons de mentionner et, d’autre part, dans les troupes d’Eugène et de Davout, qui s’élevaient ensemble à 90 000 hommes.

Les Russes et les Prussiens formaient un contingent d’environ 210 000 hommes, dans lesquels il fallait comprendre 30 000 Suédois fournis par Bernadotte.

Witgenstein, auquel des généraux qui s’étaient illustrés pendant la campagne de Russie avaient été adjoints : Miloradovitch, Wintzingerode, Gortchakof et Barclay de Tolly, commandait en chef les troupes russes. Les contingents prussiens avaient à leur tête Blücher.

Ce fut à Weissenfels que les Français prirent contact avec l’ennemi, le 1er mai, dans la matinée ; cette rencontre fut tout à l’honneur de nos jeunes troupes qui, avec une prodigieuse intrépidité, bousculèrent les Russes et neutralisèrent l’effort de leur cavalerie. Bessières, qui commandait la cavalerie française, fut emporté par un boulet. Cette perte causa un vif mais éphémère chagrin à l’empereur, que la belle vaillance de ses nouvelles troupes avait réconforté. On se remit en route dans la direction de Leipsig, et un combat terrible se livra, le 2 mai, dans les plaines de Lützen. Il n’y avait pas loin de 100 000 hommes de chaque côté. Ney et Witgenstein furent tout d’abord aux prises ; les troupes de Bertrand, de Macdonald et d’Oudinot, l’artillerie du général Drouot entrèrent bientôt en lutte avec l’ennemi, et cette effroyable mêlée ne prit fin qu’avec la nuit. De part et d’autre, les pertes avaient été considérables. Plus de quarante mille hommes, tant Russes et Prussiens que Français, étaient hors de combat. Les alliés s’étaient retirés sans trop de désordre et, malgré l’insuccès final de leurs tentatives, leur défaite ne valait point les commentaires éloquents de Napoléon. Il est vrai que les troupes françaises s’étaient vaillamment comportées et avaient paru infatigables, ardentes et aguerries, tout comme les bataillons qui s’étaient trouvés à Iéna et à Austerlitz.

Quelques jours après la bataille de Lützen, Napoléon, précédé d’Eugène qui commandait l’avant-garde et avait dû repousser maintes attaques inopinées, entrait à Dresde que le czar et Frédéric-Guillaume venaient d’évacuer. Maître de cette partie de la Saxe et souverain incontesté, pour le moment, de la ville, Napoléon résolut d’y rappeler le craintif monarque réfugié à Prague. Celui-ci n’osa prolonger sa rébellion, et il s’en revint avec ses troupes que l’empereur fit aussitôt incorporer dans les cadres français.

Les hostilités furent suspendues pendant quelques jours, à partir du 16 mai ; Napoléon, qui souhaitait trouver dans un combat décisif l’éclat dont ses armes avaient grand besoin, était secrètement peu favorable aux négociations engagées de nouveau par l’Autriche pour le rétablissement de la paix en Europe. De plus, l’empereur ne pouvait concevoir que François II continuât à lui proposer des concessions — inévitables en fait — qu’il s’obstinait à tenir pour déshonorantes. Il sentait en même temps que la fortune avait cessé de seconder ses efforts ; les avantages d’un armistice lui semblaient d’autre part fort importants ; les délais consentis pour tenter d’aboutir à un accord, profitable, peut-être pour lui, lui permettaient en tout cas d’agir efficacement, de concentrer de nouvelles troupes, de réorganiser d’autres contingents. Ce fut pour ces raisons que, tout en refusant d’adhérer aux conditions de la médiation autrichienne, il dépêcha Caulaincourt auprès d’Alexandre. Pendant l’absence de l’envoyé français, il y eut dans l’armée un immense espoir, on crut à la paix ; on ne pouvait supposer, puisque les troupes venaient de remporter de récents avantages, de prouver que leur héroïsme valait celui de leurs aînées, que le czar resterait sourd aux propositions de Napoléon. Cependant plusieurs jours s’écoulèrent sans que le czar fît connaître sa réponse, et Napoléon, ne voulant point qu’on interprétât son attente comme une lassitude, donna l’ordre de reprendre la marche en avant. Le 19, les Français se trouvèrent en face de l’armée ennemie à Bautzen ; durant toute cette journée, Napoléon reconnut la situation des troupes russes et prussiennes. Celles-ci, commandées par Blücher, celles-là sous Wittgenstein, avaient été fort habilement réparties sur des positions inexpugnables, soit qu’elles fussent cantonnées dans des espaces entourés de marais, soit qu’elles fussent adossées à des pentes escarpées. Près de 150 000 Français allaient se mesurer avec un nombre supérieur d’alliés.

À midi, le 20 mai, Napoléon donne l’ordre à Oudinot d’attirer l’attention de plusieurs corps russes, tandis que Macdonald et Marmont attaquent vigoureusement l’ennemi sur toute la ligne de la Sprée. La journée se termine par un succès pour nos troupes, qui s’emparent d’un certain nombre de positions primitivement occupées par les Prussiens et les Russes. Pendant la nuit, sur l’ordre de l’empereur, Ney opère avec ses troupes un mouvement tournant qui doit avoir pour effet de permettre, dès l’aube, une attaque par surprise contre l’ennemi. Dans l’instant où Ney engage vivement ses troupes. Marmont, Oudinot, Macdonald et Bertrand entrent en ligne ; une lutte furieuse bouleverse de part et d’autre les ordres de combat : plusieurs fois des cohues de Français ou d’alliés qui s’étaient emparés de certaines positions en sont à nouveau délogées. Enfin, la frénésie et l’inlassable ardeur de nos troupes l’emportent une fois de plus ; les champs jusque-là disputés avec tant d’apreté nous restent acquis, et la retraite des Prussiens et des Russes commence. Mais là encore, il ne s’agit point d’une débandade confuse, mais d’une marche rétrograde habilement conduite, qui va contraindre nos troupes à d’autres efforts et à de nouvelles poursuites souvent infructueuses et fertiles en surprises. Il était environ trois heures de l’après-midi lorsque le combat prit fin ; la journée avait été particulièrement meurtrière, 30 000 hommes étaient morts ou blessés, tant alliés que Français, et si Napoléon n’hésitait point à vanter la valeur et l’héroïsme déployés par nos troupes dans cette nouvelle victoire, il envisageait nettement les difficultés chaque jour plus graves et les périls que suscitaient ces reculs incessants d’un ennemi qui se dérobait prudemment et se gardait de prendre une offensive qu’il savait lui devoir être funeste le plus souvent.

Ce fut dans l’un des engagements rapides qui suivirent la retraite des alliés, le 22 mai, à Reichenbach, que périrent Kirchener et Duroc. La disparition de ce dernier, qui avait été l’un des plus fidèles et des plus constants familiers de Napoléon, causa à l’empereur un vif chagrin.

Mais ses afflictions n’étaient guère de nature à distraire longtemps Napoléon des fins qu’il poursuivait avec une énergie dont la tension perpétuelle, cause de tant de triomphes, allait provoquer tant de calamités nouvelles. Pour l’instant, il fallait poursuivre l’ennemi, rendre la victoire de Bautzen plus significative en infligeant aux alliés des défaites successives. Napoléon s’avança jusqu’à l’Oder, fit réoccuper plusieurs places fortes, reprit la presque totalité de la Silésie, et rétablit l’influence française. Alexandre et Frédéric-Guillaume, en présence des succès rapides de l’empereur, modifièrent leurs intentions primitives et firent connaître qu’ils se prêteraient volontiers à des négociations. Metternich, pendant ce temps, déployait une prodigieuse activité, multipliant ici les assurances des sympathies de l’Autriche à l’égard de Napoléon ; donnant là des gages de l’attachement de l’Autriche à la cause des peuples coalisés et préparant très habilement l’armement des troupes de François II. Ce fut également par l’entremise de Metternich, qui voyait dans cette convention la possibilité d’organiser plus solidement la coalition générale de l’Europe contre la France, que les négociations proposées par les souverains russe et prussien aboutirent, le 4 juin 1813, à la signature d’un armistice de deux mois, accepté par Napoléon. Cette convention de Pleswitz allait singulièrement servir les vœux de Metternich ; elle constituait, de la part de Napoléon, une erreur funeste, dont les déplorables effets n’allaient point se faire attendre.

L’empereur croyait vivement, cependant, à l’efficacité de cette suspension d’hostilités dont il comptait profiter pour la réorganisation de ses armements, de sa cavalerie, pour l’incorporation dans les cadres qu’il avait autour de lui de nouvelles recrues et de contingents en retard. Persistant au fond plus que jamais dans ses desseins belliqueux, il souhaitait, dès la fin de l’armistice, étonner l’Europe par le bruit d’une victoire fougueuse, et mater ainsi de nouveau les peuples en désordre. Il ne doutait point, en songeant aux débuts, heureux en somme, de cette campagne, qu’un tel coup ne fût possible ; soucieux toutefois d’en préparer habilement l’exécution, il s’essaya, durant l’armistice, à la ruse, comptant bien à tort sur la faiblesse et la timidité de ses ennemis. Dans le dessein de faire connaître au monde et surtout à la coalition que sa confiance dans l’issue des événements l’autorisait à des allures désinvoltes, il fit venir de Paris les meilleurs comédiens du Théâtre-Français, et parut prendre, lors des représentations où ceux-ci interprétèrent les pièces spirituelles ou dramatiques de leur répertoire, un vif plaisir.

Napoléon avait installé son quartier-général dans la capitale de la Saxe, à Dresde, d’où il lançait, avec une audace qui ne se démentait point, les nouvelles les plus optimistes sur l’état de ses affaires ; à l’entendre, la situation n’avait rien que de fort rassurant, et la rapidité avec laquelle il pressait l’exécution des ordres relatifs à l’armée n’était, à ce qu’il déclarait, qu’une manière d’insister avec plus d’assurance pour le rétablissement de la paix. Cela ne l’avait d’ailleurs point empêché d’envoyer à Davoust des instructions sur l’urgence qu’il y avait à réprimer sans merci la révolte des villes hanséatiques, et plus particulièrement de Hambourg. Davoust exécuta les ordres de l’empereur, et sans aucun souci des exactions et des abus de pouvoir qu’il commettait, rétablit pour un temps la domination française.

Nous avons dit à l’instant avec quel zèle et quelle activité fébrile Napoléon poussait l’organisation de ses troupes et la fortification de certaines places. Depuis la signature de l’armistice, les alliés ne montraient pas moins d’inquiétude et d’empressement à rassurer le concours efficace des peuples demeurés jusque-là étrangers à la lutte, mais qu’un même ressentiment

(D’après un document de la Bibliothèque Nationale).
animait contre Napoléon. Le 14 juin, à la suite de ces efforts, la Russie et la Prusse signaient avec l’Angleterre le traité de Reichenbach par lequel ce dernier peuple, désireux de coopérer à la coalition, s’engageait à verser aux deux autres puissances une somme d’à peu près 100 millions, destinés à faciliter leur offensive prochaine contre la France.

D’autre part, l’Autriche que nous avons vue, à diverses reprises, se poser en médiatrice, n’avait point perdu tout espoir de conciliation. Metternich, âme perfide de ces négociations qui devaient au moment opportun provoquer la trahison de l’Autriche, se rendit à Opoçno auprès du tsar qu’il assura de la participation prochaine de son pays à la coalition. Cette coopération était néanmoins subordonnée à l’attitude de Napoléon auquel, pour la dernière fois, Metternich devait soumettre les propositions du règlement pacifique des hostilités par l’Autriche. Ces propositions de François II, sur le succès desquelles Metternich qui connaissait l’empereur ne gardait point d’illusions, consistaient dans la cession de la Suisse, de la Hollande, de l’Espagne, l’abandon de la Pologne, de la Confédération du Rhin et la reddition de toutes leurs libertés et privilèges aux villes hanséatiques. Metternich ne doutait point de l’accueil furieux qu’allait faire Napoléon à de telles conditions ; aussi bien avait-il contraint son souverain à préparer résolument l’Autriche aux éventualités d’une coopération à l’offensive triomphante de l’Europe contre la France. Ce fut le 28 juin 1813 qu’eut lieu à Dresde l’entrevue de Napoléon et de l’envoyé de François II. Cette rencontre est à tout jamais mémorable et mérite toute la place que les historiens lui accordent dans les fastes troublés et singulièrement tragiques à cette heure de la destinée impériale. La véhémence de Napoléon, le débordement de son orgueil blessé, le réveil rapide et l’indomptable élan de ses instincts dominateurs, toute l’ivresse ardente de son cœur insatiable et résolu se firent jour au long de cet entretien qui ne dura pas moins de huit heures et marqua l’avénement du plus douloureux instant de notre histoire. Napoléon tonnait contre l’Europe, majorait ses forces et ses ressources, se déclarait prêt à rouler de nouveaux canons jusqu’aux confins du vieux monde. La France n’avait-elle pas montré qu’elle était fertile en héros, en armées victorieuses ? l’Autriche ignorait-elle la fermeté et la force de celui qui promenait, de saison en saison, ses aigles souveraines à travers les peuples ? Napoléon laissa même échapper ces paroles terribles qui empruntent aux circonstances qui les provoquèrent un accent profondément dramatique et manifestent une fierté, une surhumaine énergie, une folie héroïque, un individualisme forcené et frénétique que devait exalter dans notre siècle, avec un éloquent enthousiasme, Frédéric Nietzche, le négateur des morales collectives.

Metternich déclarait : « La paix et la guerre sont entre les mains de Votre Majesté. Aujourd’hui vous pouvez encore conclure la paix ; demain peut-être il serait trop tard. »

Et Napoléon reprit : « Qu’est-ce donc qu’on veut de moi ? Que je me déshonore ? Jamais ! Je saurai mourir, mais je ne céderai pas un pouce de territoire. Vos souverains nés sur le trône peuvent se laisser battre vingt fois et rentrer toujours dans leurs capitales. Moi, je ne le puis pas, parce que je suis un soldat parvenu… J’ai grandi sur les champs de bataille et un homme comme moi se soucie peu de la vie d’un million d’hommes. »[1]

L’argumentation courtoise et pressante de Metternich n’obtint point gain de cause ce jour-là. Napoléon semblait incapable de maîtriser l’emportement que suscitait en lui cette assurance que les alliés le redoutaient moins qu’au temps d’Iéna. Cette première entrevue n’eut donc aucun résultat ; elle fut suivie cependant, deux jours après, d’une nouvelle rencontre au cours de laquelle l’empereur parut se rendre aux vœux pacificateurs de Metternich et négocia un nouvel armistice jusqu’au 10 août ; il s’engagea en outre à envoyer des représentants au congrès de Prague dans lequel l’Autriche devait à nouveau intervenir pour le règlement de la situation européenne. Si de telles intentions semblaient témoigner d’un désir loyal d’en finir avec l’épouvantable désordre des mêlées perpétuelles, les secrets desseins de Napoléon ne s’y rapportaient guère. En s’efforçant d’obtenir la prolongation de l’armistice, il n’avait, bien entendu, songé qu’au moyen de compléter ses effectifs et d’accroître les ressources de son offensive.

Le congrès de Prague s’ouvrit le 5 juillet 1813 ; la France y était représentée par Caulaincourt et Narbonne qui avaient reçu de l’empereur des ordres qu’il faut tenir pour insensés ou lamentables, tant ils affichent de mépris pour une situation dont les périlleuses conséquences nous préparaient déjà d’irréparables calamités. L’illustre Humboldt représentait à Prague la Prusse, et Anstetten, ancien émigré français, la Russie. Après d’inutiles et trop nombreuses controverses visant des formalités diplomatiques d’une bien médiocre efficacité, les congressistes se décidèrent à aborder la discussion des propositions autrichiennes que l’on peut résumer ainsi : abolition du grand-duché de Varsovie qui devait être divisé au profit de l’Autriche, de la Prusse et de la Russie, autonomie des villes hanséatiques, cession des provinces illyriennes, abandon de tous les droits français sur la Hollande et l’Espagne, rétablissement de l’indépendance des territoires prussiens, dissolution de la Confédération du Rhin et de la Confédération helvétique.

Comme on peut facilement s’en rendre compte, le patrimoine des conquêtes acquises à la France était encore singulièrement étendu, puisqu’il comprenait l’Italie avec Rome et Naples, la Belgique et les frontières du Rhin. C’étaient assurément là des concessions dans une certaine mesure inespérées, consenties par égard au prestige que nos victoires gardaient encore en Europe. Elles ne devaient pas, hélas ! ramener Napoléon à des conceptions plus raisonnables et lui faire envisager les bienfaits d’une situation assurant à la France le bénéfice de conquêtes stables et indiscutées ; Metternich d’ailleurs, qui pressentait avec une rare finesse le dénouement final des folies aventureuses et héroïques où Napoléon avait engagé nos armées, semblait peu disposé à mener à bien des négociations pacifiques où l’on faisait tant de cas d’un passé de succès qu’on légitimait solennellement.

L’entente s’était à peu près établie parmi les congressistes de Prague ; ne leur manquait plus, pour que leurs déterminations fussent validées, que la réponse de l’empereur les ratifiant. Mais celui-ci avait résolu de retarder le plus possible cette réponse qu’il comptait subordonner, non pas au sentiment de ceux qu’il aurait pu consulter à cet effet, mais à l’état de ses moyens d’offensive lors de la clôture de l’armistice.

Napoléon ne fit connaître que le 10 août, par l’intermédiaire du général autrichien Bubna, les objections qu’il opposait aux conditions de la convention proposée au congrès de Prague. Il prétendait n’abdiquer qu’un petit nombre de ce qu’il appelait ses droits et ne renonçait point à sa souveraineté sur la Hollande, les villes hanséatiques : il consentait d’abandonner, en outre de l’Espagne, les provinces illyriennes et le grand-duché de Varsovie. Quelques prétentieuses que fussent ces conditions nouvelles, elles n’en établissaient pas moins la réponse de Napoléon ; celle-ci, sans doute, était tardive et contenait assurément pour les alliés des clauses bien difficilement recevables après délibération ; néanmoins, elles indiquaient, d’une manière qui, pour n’être point sincère, n’en constituait pas moins une démonstration officielle, le désir de l’empereur de prolonger les négociations et de les faire aboutir. Metternich, dont l’habileté et la fourberie trouvèrent rarement plus belle occasion pour se manifester, prétendit que Napoléon avait outrepassé les délais consentis pour sa réponse aux propositions du congrès, et ajouta qu’il n’était plus en mesure de se servir de celle-ci pour arrêter l’exécution des mesures fatales prises le 10 août, à minuit, date de l’expiration de l’armistice. Ces mesures, c’étaient l’adhésion de l’Autriche à la coalition et sa participation active à la campagne qui devait terrasser le vainqueur d’Eylau et de Friedland. Metternich, qu’un sens aigu et une perspicacité subtile instruisaient sur l’avenir ne céda point aux sollicitations de Caulaincourt qui, ne pouvant croire à tant de perfidie, le pressait de consentir à la reprise des pourparlers ; le ministre de François II se retrancha derrière les circonstances fâcheuses qui avaient mis Bubna dans l’impossibilité d’arriver à temps pour soumettre au congrès la réponse de Napoléon, et le 12 août, la rupture des relations avec la France et la déclaration de guerre de l’Autriche furent officiellement annoncées. La campagne d’automne allait commencer, entraînant contre Napoléon des peuples exaspérés par ses prétentions despotiques, incertains jusque là sur la durée de leurs ressentiments, mais décidés désormais à poursuivre fiévreusement la ruine de celui qui ne se lassait pas de combattre et ne craignait point d’imposer à ceux qui échappaient aux hideuses tueries si savamment apprêtées un joug insupportable.

En regard de cette enthousiaste ferveur, de cette frénésie généreuse qui unissaient les peuples dans la dramatique fierté d’une énergie commune et suprême, Napoléon avait enfin compris toutes les puissances fondamentales de ce soulèvement international ; durant l’armistice, les forces des alliés s’étaient sensiblement accrues, en raison de la participation de l’Autriche, et celles du souverain français n’avaient point subi la même évolution. La cause de la coalition était celle de l’Europe entière, lasse de guerres, de déprédations, d’incessants ravages, soucieuse maintenant de briser dans un dernier effort celui qui persistait à la bouleverser. Napoléon avait pressenti l’unanimité de ce désir soudain à travers l’Europe ; c’était, à cette heure tragique, le dernier acte du drame si longtemps prolongé ; l’inévitable dénouement devenait imminent, et son approche devait donner au protagoniste altier de cette immense tragédie cette prodigieuse et frénétique exaltation que répand l’héroïsme dans le désespoir.

Trois armées formidables groupaient la majeure partie de ces forces coalisées : Bernadotte commandait l’armée du nord, forte de 180 000 hommes, Suédois, Anglais, Allemands et Russes ; la seconde armée, dite de Silésie, comprenait environ 200 000 hommes, tous Prussiens, sous Blücher, qui campaient sur les rives de l’Oder, Schwartzenberg était à la tête de l’armée de Bohême, forte de 130 000 Autrichiens. Près de 400 000 hommes, Suédois, Anglais, Allemands, Russes, répartis en maints territoires, se disposaient enfin à envahir tous les pays soumis encore à la domination française.

L’infériorité numérique des troupes de Napoléon était manifeste : 550 000 hommes suivaient ses aigles, Oudinot et Davoust, à la tête de 90 000 hommes, devait tenter de s’emparer de Berlin, tandis que Napoléon, avec une armée de 120 000 hommes allait diriger son attaque contre les armées de Bohême et de Silésie. En arrière de ces premières lignes de combattants, la garde, forte de 40 000 hommes, et d’autres contingents avaient été mis en réserve.

Les alliés avaient encore sur Napoléon l’avantage de posséder dans leurs rangs d’anciens généraux français, informés sur les méthodes tactiques de Napoléon, et dont les conseils devaient avoir les plus tristes conséquences pour nos troupes. En dehors de Bernadotte qui était le plus écouté de tous et qui avait, depuis que la fortune l’avait fait prince royal de Suède, étouffé en lui tous les souvenirs de sa première patrie, le plus célèbre était assurément Moreau, l’ancien général de la République, réfugié pendant de longues années aux États-Unis, et qui n’avait point su résister aux propositions du tsar. À la suite de la retraite de Bautzen, un autre général français, Jomini, était passé à l’ennemi et la contribution de ses talents militaires, lors de l’exécution du plan de campagne des alliés, allait avoir pour ceux-ci une grande efficacité.

Le 26 août 1813, les Français, après avoir, les jours précédents, joyeusement fêté l’anniversaire de la Saint-Napoléon, infligèrent une défaite aux Autrichiens qui, commandés par Schwartzenberg, avaient tenté d’envahir Dresde. Une bataille plus importante fut livrée le lendemain, et se termina, grâce à la vaillance fougueuse et à la précision de Murat, de Ney et de Victor, par la victoire de nos troupes ; il y eut environ 10 000 hommes mis hors de combat de chaque côté, mais un grand nombre de prisonniers et le désordre provoqué par nos troupes dans les rangs ennemis furent les manifestations indubitables de nos succès.

Contraint de demeurer à Dresde où le retint plus d’un mois une soudaine indisposition, Napoléon dut laisser à ceux qui commandaient sous ses ordres le soin de rendre cette victoire définitive ; ceux-ci s’en tirèrent fort mal, et leurs échecs neutralisèrent rapidement tout le prestige que la victoire de Dresde avait rendu à nos armes. La 29 août, Vandamme, mal secondé par Mortier et Gouvion-Saint-Gyr que Napoléon avait désigné pour être ses collaborateurs, capitulait à Kulm, laissant 6 000 morts sur le champ de bataille. Macdonald, voulant interdire à Blücher le passage de la Katzbach, fut mis en déroute par des cavaliers prussiens qui contraignirent ses troupes à repasser confusément le fleuve. Ce combat avait coûté près de 10 000 hommes aux Français.

Précédemment, Oudinot avait subi à Gross-Beerk un grave échec et s’était retiré sur Wittenberg, sous le feu des troupes de Bernadotte.

Ces défaites successives n’avaient pas peu contribué à exalter de nouveau le zèle des alliés que la victoire de Dresde avait affectés. Le 6 septembre, un nouvel échec vint s’ajouter aux précédents : Ney, dont les troupes étaient inférieures en nombre à celles de Bernadotte, fut repoussé par celui-ci à Dennewitz ; ce fut le même jour qu’un régiment de Saxons passa tout entier, en plein combat, du côté de l’ennemi.

Quelques jours plus tard, un traité fut signé à Tœplitz, qui précisait les conditions mutuelles de la coopération de la Prusse, de l’Autriche et de la Russie. Il y était, entre autres choses, déclaré que le rétablissement des anciennes frontières de l’Autriche et de la Prusse serait effectué dès la fin de la campagne, et l’on s’entendait en outre sur les mesures à prendre promptement pour réorganiser et restaurer dans leur forme politique primitive les territoires qu’on allait définitivement reprendre à Napoléon.

Dans les premiers jours d’octobre, l’empereur, qui ne doutait point de l’imminence d’une rencontre redoutable, résolut de compléter les cadres de ses armées par de nouvelles troupes, et, par l’intermédiaire de l’impératrice-régente, fit présenter au Sénat un décret décidant la levée de 300 000 hommes pris par anticipation sur les conscriptions de 1814 et de 1815. Le Sénat, qui semblait n’être là que pour ratifier de si effroyables desseins, donna son acquiescement servile, tout en protestant de son amour et de son inébranlable fidélité envers la dynastie impériale. Pour se conformer aux désirs pressants de Napoléon, L’impératrice-régente entreprit vers le même temps un voyage à travers certaines contrées de la France, promenade toute politique, et qui n’avait d’autre but que de réchauffer dans les esprits la passion patriotique singulièrement lassée par tant de calamités. À l’instar du Sénat, dont on ne put jamais égaler la platitude et la passivité dans ces phases douloureuses de notre histoire, les municipalités prodiguèrent encore un enthousiasme officiel qu’il eût été fort dangereux pour elles, d’ailleurs, de ne point témoigner. Pendant ce temps, Napoléon, plus que jamais résolu à provoquer une rencontre décisive, dont il escomptait en secret l’issue à son profit, acheminait rapidement ses troupes vers les plaines de Leipsig, où s’étaient déjà concentrées les armées des alliés. Celles-ci, en effet, qui depuis longtemps combinaient leurs mouvements, avaient sur les troupes de Napoléon l’avantage du nombre et de la cohésion ; moins éprouvées, elles allaient, dans un immense effort, écraser, en se resserrant implacablement, l’armée française surprise entre leurs masses infranchissables comme entre les aciers d’un étau. Les éléments les moins homogènes s’étaient fondus dans l’innombrable armée des alliés ; faut-il, à ce propos, rappeler, comme l’ont fait tous les historiens qui nous ont précédés, l’étonnement de nos vieilles troupes à la vue de certains contingents étrangers, tels que les Tartares et les Baskirs accourus de l’Asie centrale et de la Sibérie, étrangement accoutrés et pourvus d’armes qui ne laissaient pas de ressembler fort aux instruments défensifs dont usaient les hommes de la préhistoire.

En regard de sa propre armée, forte d’environ 150 000 hommes. Napoléon trouva, le 16 octobre, l’armée de Silésie et l’armée de Bohême de beaucoup supérieures en nombre. À 9 heures du matin, la canonnade commença de part et d’autre, tandis que l’armée de Bohême prenait l’offensive ; la lutte se poursuivit avec un effroyable acharnement jusqu’à la tombée du jour. Poniatowski et Murat se distinguèrent par une intrépidité et une précision de vues qui provoquèrent l’évacuation du terrain par les alliés. Ce n’étaient là, hélas ! que des succès sans conséquence ; près de 50 000 morts ou blessés jonchaient le sol et, dans cette épouvantable hécatombe, les nôtres figuraient environ pour la moitié.

Schwartzenberg, repoussé par Murat à Waschau, se retire, mais le lendemain, l’armée du Nord, sous Bernadotte et Benningsen, forte de 110 000 hommes, vint grossir les troupes coalisées. Il est facile de prévoir alors l’imminence du désastre. En vain Napoléon, qui saisit l’étendue du péril, fait offrir par un prisonnier autrichien, le général comte de Merfeld, un armistice qu’il prétend être le prélude de nouvelles négociations ; il confie à l’envoyé ses pacifiques espérances et le prie d’insister pour l’obtention de l’armistice, dont il envisage à part soi l’inappréciable bénéfice : la possibilité de sortir de l’impasse où les troupes de la coalition l’ont acculé. Mais les alliés ne devaient pas être dupes de ces propositions dont l’empressement était singulièrement intéressé : ils ne répondirent pas à Napoléon.

Comprenant qu’il ne fallait plus songer à retarder la lutte, l’empereur modifia fort habilement, dans la nuit du 17 au 18, les positions de ses troupes. Le 18 au matin, les troupes des alliés qui nous entouraient se ruèrent simultanément sur la plupart des points. Quelque écrasante que fût la supériorité numérique de l’ennemi, la résistance de nos armées fut héroïque ; un instant, elle laissa supposer que la journée ne se terminerait point à l’avantage de l’une ou de l’autre des parties ; mais, au cours de l’après-midi, tandis que la lutte avait pris un caractère furieux et acharné, tout le corps saxon, composé d’infanterie, de cavalerie et d’artillerie, quitta brusquement nos rangs et, prenant une vigoureuse offensive, épuisa soudain contre nos troupes ses munitions. Cette défection imprévue décida de l’issue du combat. Surpris par ce mouvement inopiné, les Français se replièrent en désordre sous Leipzig, et la réalité de la défaite devint manifeste. Une grave nouvelle parvint dans cet instant jusqu’à Napoléon : les munitions de l’artillerie étaient à peu près épuisées et ne permettaient pas de résister plus longtemps aux attaques de l’ennemi ; il fallait donc à tout prix opérer soudain la retraite et se soustraire aux nouvelles offensives de l’ennemi. Soixante mille hommes morts ou mis hors de combat, tel était l’affreux bilan de la journée, ce n’était là cependant que le tragique prélude de désastres qui allaient excéder en horreur tout ce qu’on avait déjà souffert.

Napoléon, craignant déjà la catastrophe qu’il n’évita point, pressa, dès la fin de la seconde journée de Leipsig (le 18 octobre 1813), la marche rétrograde de ses troupes, et leur donna l’ordre de se diriger sur Erfurt. Pour permettre à l’armée d’effectuer sans accident son passage sur les rivières et les fleuves qui serpentent en arrière de Leipsig, il eût été nécessaire d’établir un certain nombre de ponts. L’empereur n’ordonna rien dans ce sens ; il prescrivit seulement de faire sauter le pont qui reliait Lindenau à Leipsig aussitôt le passage de nos troupes achevé. L’exécution de cette consigne fut déplorable ; elle avait été confiée à un colonel du génie nommé Montfort, qui, au dernier moment, en chargea un caporal. Celui-ci, après avoir vu passer notre artillerie et les corps qui la précédaient, pensa qu’il n’y avait pas lieu de surseoir plus longtemps à l’exécution des ordres donnés. Ignorant de ce qui se passait dans Leipsig et des efforts héroïques qu’y faisaient Macdonald et Poniatowski pour contenir les alliés, qui tentaient de toutes parts, avec une belliqueuse frénésie, l’envahissement de la ville, le caporal fit mettre le feu aux poudres ; quelques instants après, le pont sautait, la suprême chance qui restait aux malheureuses troupes abandonnées dans Leipsig disparaissait avec ses épaves Ce fut une catastrophe toute pareille à celle qui avait ensanglanté les bords de la Bérézina. Pressés de toutes parts et incapables de résister plus longtemps, Macdonald, Régnier, Poniatowski, Lauriston se dirigent en hâte vers l’Elster, qu’ils croient pouvoir traverser sur le pont qu’utilisèrent Ney, Marmont, Napoléon et d’autres avec eux ; mais ils sont arrivés trop tard : le pont vient de sauter ; plus d’issue ; les alliés, qui les traquent comme des bêtes, luttent avec eux corps à corps ; c’est une cohue sanglante,

(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)
une boucherie sans nom ; les nôtres se jettent à l’eau et se noient par milliers ; par miracle, Macdonald gagne l’autre rive que Poniatowski ne peut atteindre. On égorge dans les rues de Leipsig ; 13 000 des nôtres sont, en quelque sorte, assassinés ; près de trente mille Français, des généraux, Régnier, Lauriston sont faits prisonniers : l’ennemi est las de tuer.

L’effet de ce désastre fut immense et ruina le prestige impérial ; les trahisons se multiplièrent, et l’on vit des régiments, au sortir d’Erfurt, se disperser sans qu’aucune injonction pût rétablir en eux un sentiment quelconque de discipline. La démoralisation la plus complète gangrenait à nouveau les jeunes troupes de Napoléon, comme au sortir des plaines de Russie.

L’empereur, dont l’armée décimée par ces catastrophes successives ne comptait plus guère qu’une centaine de mille hommes, se jeta précipitamment dans la direction du Rhin. Le 29 octobre, il se heurta, à Hanau, près du Mein, à une armée austro-bavaroise forte de 50 000 hommes que commandait un ancien allié de l’Empire, le comte de Wrede. L’habileté de Drouot, qui prescrivit à l’artillerie de très remarquables mouvements tactiques, triompha de ce nouvel obstacle. Les Bavarois durent livrer le passage à nos troupes et se retirèrent, complètements défaits, après avoir subi de grosses pertes.

Les Français, à qui cette dernière victoire laissait quelque répit, gagnèrent Mayence et le Rhin, en novembre : ils s’y trouvèrent tous réunis aux premiers jours de décembre : la fièvre typhoïde se déclara soudain et fit encore, au sein de ces bataillons mutilés et vaincus, d’innombrables victimes ; enfin, ce qui restait de cette armée, jusque là valeureuse et presque pareille à celles qui, quelques années auparavant, avaient bouleversé l’Europe, passa lamentablement le Rhin. De petits corps furent ensuite détachés auxquels la défense du fleuve fut confiée, et l’on commença d’enregistrer les malheurs nouveaux qui accablaient les troupes abandonnées par Napoléon dans les places fortes de l’Allemagne. Les garnisons cantonnées à Torgau, à Wittemberg, à Magdebourg, à Stettin et à Glogau capitulèrent, tandis que Gouvion-Saint-Cyr évacuait Dresde. Seul, Davoust tint bon à Hambourg ; seul, dans ce désordre, il maintint au cœur de la vieille ville hanséatique le prestige de la conquête française ; il devait y demeurer jusqu’à la chute de Napoléon.

Simultanément, l’Espagne avec Wellington, et la Hollande avec Bislow recouvraient l’autonomie de leurs territoires, en chassaient les Français, tandis qu’Eugène, pressé par les Autrichiens et par l’armée de Murat qui souhaitait régner sans contrôle, quittait l’Italie. De toutes parts montait cette marée furieuse, irrésistible, des peuples assoiffés de vengeance ; l’Europe, longtemps terrassée, brûlait maintenant d’écraser cette nation intrépide et trop fameuse ; des armées rassemblées sur toutes les route orientées vers la France n’attendaient qu’un signe pour agir de concert.

Enfin, à l’issue de la campagne d’Allemagne, en 1813, il ne restait plus rien des trop célèbres organisations politiques imposées aux peuples germaniques par Napoléon. La Confédération du Rhin était abolie ; le vieux roi de Saxe, Frédéric-Auguste, à demi-ruiné, était entre les mains des alliés. Les Kosaks sous Tchernytchef avaient de leur côté entièrement bouleversé la Westphalie, et Jérôme, souverain malheureux, avait quitté Cassel. Enfin, le 8 octobre 1813, Maximilien de Bavière avait signé avec l’Autriche le traité de Ried, aux termes duquel il réunissait son armée à celle de l’empereur François ; rien ne subsistait de son ancienne alliance avec Napoléon. Après la bataille de Hanau. les dernières chaînes de la Confédération du Rhin furent brisées, les souverains de Wurtemberg, de Hesse-Darmstadt, de Bade, de Saxe-Cobourg et de Nassau imitèrent l’exemple de Maximilien de Bavière et pactisèrent avec l’Autriche.

Ruinée, abattue, haïe, la France allait défendre avant peu son propre sol. Tous ceux que, derrière les aigles de Napoléon, elle avait voulu mater ou meurtrir, s’étaient relevés plus vivaces et plus âpres que jamais : ils s’apprêtaient à la curée !

  1. Entrevue de Napoléon et Metternich, à Dresde, citée par H. Vast, p. 830.