Chapitre IV.
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LA COMMUNE ÉLUE
De l’aveu de toute la presse, même la réactionnaire, les opérations électorales s’accomplirent avec la plus parfaite régularité, sans violences ni troubles d’aucune sorte. Au faubourg Saint-Antoine, les travailleurs se rendirent aux urnes par groupes de cinq à six cents, drapeau rouge en tête, et aux cris de : « Vive la République ! Vive la Commune ! » Ce fut la seule manifestation notable de la journée. Dans la plupart des sections, les dispositions préparatoires au scrutin avaient été prises par des délégués du Comité central, les maires continuant à bouder et persistant dans une obstruction hypocrite et sournoise, là surtout où ils n’escomptaient pas une majorité pour leurs candidats.
Les votants, à tout prendre, furent nombreux, très nombreux ; aussi nombreux qu’ils l’avaient été aux élections des maires, le 5 novembre 1870 ; plus nombreux qu’aux élections des adjoints qui suivirent de quelques jours celles des maires. Sur un chiffre total de 485.569 inscrits, il y eut 229.167 votants. Pourtant la réaction souligna de suite, et elle n’a pas cessé depuis de souligner complaisamment le chiffre des abstentionnistes, 258.803. À première vue, en effet, ce chiffre apparaît élevé. Mais il faut noter que les listes électorales dont on usa dataient du plébiscite de mai 1870, et que d’innombrables modifications s’étaient produites depuis une année — et quelle année ! — dans la composition du corps électoral. D’autre part, il est avéré que, sitôt après la capitulation, dès les communications rétablies avec la province, des Parisiens, en masse, avaient quitté leur ville et n’y étaient pas revenus : 60.000, disent les uns ; 80.000, disent les autres. Thiers, dans sa déposition à la Commission d’enquête, porte même le chiffre à 100.000. Ainsi s’explique mathématiquement l’écart entre le chiffre des votants au 8 février : 328.970, et celui des votants au 26 mars : 229.167. D’autre part, les abstentions se produisirent surtout dans les quartiers bourgeois, les quartiers du centre, où l’exode que nous venons de signaler se doublait d’un second exode, celui des francs-fileurs réactionnaires et thiéristes qui, depuis huit jours, gagnaient sans discontinuer Versailles. La vérité est donc bien que l’on vota beaucoup, principalement dans les arrondissements ouvriers.
Presque partout deux listes se trouvèrent en présence : la liste des maires, et la liste des Conseils de légion et des Comités d’arrondissement. Le Comité central s’abstint religieusement de toute pression, de toute manœuvre. Il s’était borné à prendre, comme nous l’avons mentionné, les dispositions matérielles pour assurer le fonctionnement du scrutin et à adresser, en guise d’adieu à la population, un appel où il invitait les électeurs à choisir, en dehors des ambitieux, des parleurs et des trop fortunés, des hommes pris parmi eux, vivant de leur propre vie, souffrant des mêmes maux. La veille, il est vrai, les deux délégués du Comité central à l’intérieur, Antoine Arnaud et Ed. Vaillant, avaient précisé, en un document plus étendu, le sens des élections qui allaient se produire et leur portée. Mais ce document sobre, direct et concret, n’était encore qu’un historique. Il relatait les faits, envisageait les problèmes posés par la situation, se bornant à affirmer que les questions d’échéance et de loyer ne pouvaient être réglées que par les représentants de la Ville, soutenus par leurs concitoyens toujours appelés, toujours entendus. De même la question de la solde : « Il y a, disait la note, une période de transition dont on doit tenir compte, une solution qui doit être cherchée de bonne foi, un devoir de crédit au travail qui arrachera le travailleur à une misère immédiate et lui permettra d’arriver rapidement à son émancipation définitive. »
Seul, le Comité central des vingt arrondissements, qui ne rappelait du reste qu’assez vaguement le Comité de même nom qui avait agi sous le siège, en raison de l’infiltration des « Internationaux » qui s’y était produite, publia, sous les signatures de Pierre Denis, Dupas, Lefrançais, Rouiller et Jules Vallès, un programme, au sens ordinaire du mot, interprétant les revendications du prolétariat parisien et traçant l’œuvre à accomplir par la nouvelle Assemblée. Ce programme portait distinctement l’estampille proudhonienne et reflétait non moins les tendances fédéralistes qui devaient s’accuser à la Commune elle-même, en opposition au point de vue centraliste des Jacobins et des Blanquistes, et aussi, peut-on dire, en contradiction avec les nécessités impérieuses du moment. Ces considérations en justifient une brève analyse. « La Commune, disait donc le document, est la base de tout état politique, comme la famille est l’embryon des sociétés. Elle doit être autonome, c’est-à-dire se gouverner, s’administrer elle-même, suivant son génie particulier, ses traditions, ses besoins… Pour s’assurer le développement économique le plus large, l’indépendance nationale et territoriale, elle peut et doit s’associer, c’est-à-dire se fédérer avec toutes les autres communes ou associations de communes qui composent la nation… L’autonomie de la commune garantit au citoyen la liberté, l’ordre à la cité, et la fédération de toutes les communes augmente, par la réciprocité, la force, la richesse, les débouchés et les ressources de chacune d’elles. » Suivait l’énumération des garanties politiques : République ; liberté de parole, de presse, de réunion, d’association ; souveraineté du suffrage universel ; éligibilité, responsabilité et révocabilité de tous les magistrats et fonctionnaires. Pour Paris, et de suite : suppression de la préfecture de police ; suppression de l’armée permanente ; autonomie de sa garde nationale ; libre disposition de son budget, sous réserve de sa part de contribution dans les dépenses générales ; suppression du budget des cultes ; enseignement laïque intégral et professionnel. Au point de vue plus strictement économique et social : organisation d’un système d’assurance communal contre tous les risques sociaux, compris le chômage et la faillite ; recherche incessante et assidue des moyens les plus propres à fournir au producteur le capital, l’instrument de travail, les débouchés et le crédit.
À dire vrai, il ne paraît pas que ces déclarations, manifestes ou programmes aient influé profondément sur les résultats du scrutin. La bataille, dès cette heure, n’était pas — et la population le sentait au moins confusément — autour des formules ; elle se résumait toute entière dans ce dilemme : avec ou contre Versailles, pour ou contre la République, Paris et la Révolution.
Dans tous les arrondissements, sauf dans les Ier, IIe IXe et XVIe, où remportèrent en totalité ou en partie les candidats des maires, la population nomma, à de fortes majorités, dans la plupart des cas, les candidats recommandés par les Conseils de Légion et les Comités d’arrondissement. Tout compte fait, le parti des maires, le parti thiériste, si l’on veut, compta 15 élus : Ad. Adam, Barré, Méline, Rochard, Brelay, Chéron, Loiseau-Pinson, Tirard, Desmarets, Em. Ferry, Nast, A. Leroy, Ch. Murat, de Bouteiller et Marmottan, Six élus : Fruneau, Goupil, A. Lefèvre, Ulysse Parent, Ranc et Robinet représentaient, tiers-parti de façade, ce qui était déjà et allait surtout devenir le parti gambettiste. Le restant, la très grosse majorité, comme l’on voit, 65 membres, en tenant compte des doubles élections, relevaient à des titres divers des partis de socialisme et de révolution. Dix-sept de ces élus appartenaient, nominalement au moins, à l’Internationale : Assi, Avrial, Beslay, Chalain, Clémence, Victor Clément, Dereure, Duval, Fraenkel, Eugène Gérardin, Langevin, Lefrançais, Malon, Pindy, Theisz, Vaillant et Varlin. Les blanquistes étaient au nombre de huit : Blanqui d’abord, mais qui emprisonné, ne devait pas paraître à la Commune, Chardon, Duval, membre aussi de l’Internationale, Eudes, Th. Ferré, Protot, Raoul Rigault et Tridon. Le Comité central, en plus de Duval et de Eudes, faisait pénétrer dans l’Assemblée communale onze des siens : Antoine Arnaud, Babick, Bergeret, Billioray, Blanchet, Brunel, Clovis Dupont, Géresme, Henry Fortuné, Jourde, Mortier et Ranvier. Les autres étaient des journalistes d’avant-garde ou des militants de la classe ouvrière que leur lutte contre l’Empire ou leur action dans les clubs au cours du siège avaient mis en évidence : Allix, Amouroux, Arthur Arnould, Champy, Em. Clément, J. B. Clément, Cournel, Delescluze, Demay, Descamps, Flourens, Gambon, Ch. Gérardin, Paschal Grousset, Ledroit, Martelet, Léo Meillet, Miot, Ostyn, Oudel, Parisel, Félix Pyat, Puget, Rastoul, Regère, Urbain, Jules Vallès, Verdure et Vermorel.
Cette classification, donnée seulement pour projeter quelque lumière dans l’emmêlement et la confusion des choses. Il ne faudrait pas, en effet, trop rechercher ici les analogies, s’attarder à des rapprochements qui,
probablement, ne seraient pas de mise. Les partis, qui venaient de se mesurer au scrutin, étaient à la fois davantage et moins des partis de classe que les partis contemporains : moins parce que les concepts théoriques ne sont pas alors aussi précis qu’ils le deviendront ; davantage parce que la situation générale plus tendue contraint les antagonistes, malgré la fièvre patriotique et l’équivoque républicaine, à être chacun de son camp, à rompre avec les apparences et les systèmes pour ne plus sentir que les réalités et les intérêts. La preuve en est que de ces partis, le premier et le deuxième n’allaient pas tarder à s’éliminer spontanément et le premier, même, à passer cyniquement de l’autre côté de la barricade, sous les fanions de Versailles. Seule à la Commune devait rester la majorité et c’est au sein de cette majorité que des scissions se produiront et que des clans rivaux se formeront et s’opposeront. Si la Commune a pour son malheur une histoire parlementaire, c’est à ce fractionnement nouveau qu’elle en sera redevable.
Des maintenant, il est donc permis de laisser de côté la minorité et de ne considérer que la majorité qui est déjà, qui sera, en tout cas, demain toute la Commune. Cette majorité, elle est, à n’en pas douter, la très exacte image du Paris ouvrier et révolutionnaire du temps. Fidèlement, elle en reflète les opinions ou mieux les impressions et les sentiments dans leur complexité heurtée et mouvante. Composite, hétérogène au premier chef, elle se présente faite d’éléments ne possédant aucun fonds de pensée commun, s’ignorant, quand ils ne se méconnaissent pas, et sans attache, sans cohésion, n’ayant d’autre lien que la haine de Versailles, de l’Assemblée de ruraux qui, sitôt née, a déclaré la guerre à Paris et à laquelle Paris doit tenir tête, s’il veut vivre. Le rêve de la Corderie n’a pu prendre corps. Ce n’est pas là et ce ne sera pas la Commune insurrectionnelle que les ardents du siège avaient voulu dresser, en lui insufflant, avec l’unité de pensée et d’action, le sentiment révolutionnaire si vif et si ferme dont ils étaient eux-mêmes embrasés. L’appellation s’y trouve ; l’esprit non. Bien que le Comité central n’ait fait pénétrer qu’une quinzaine de ses affiliés dans l’assemblée nouvelle, la Commune pseudo-légale, la Commune élue est sienne pourtant ; elle est de sa lignée, son héritière et sa fille. Par avance, il l’a marquée au sceau de son indécision et de son impuissance ; il lui a tracé sa voie incertaine, imposé son destin précaire. Elle n’échappera pas à cette prédétermination.
Telle quelle cependant, cette Commune, Paris l’aima, se laissa séduire, crut et espéra en elle ardemment, passionnément.
C’est qu’il n’en pouvait sentir alors l’impuissance et la débilité. Il n’en percevait que les aspects généreux, attirants et sympathiques. Il voyait là par lui appelés, par lui rassemblés et solidarisés, tous ceux qui avaient le plus âprement lutté et le plus cruellement souffert sous les régimes antérieurs. Bien peu parmi ces élus qui n’eussent pas payé de leur personne, qui n’eussent pas été condamnés, frappés sans pitié par la justice de Louis-Philippe, de Napoléon, de la « Défense », qui n’eussent pas été traînés devant les tribunaux de la Bourgeoisie régnante, incarcérés dans ces geôles, enfouis dans ses bagnes et ses cachots. À eux tous, ces hommes représentaient certainement plusieurs siècles d’embastionnement, de déportation et d’exil. Blanqui en comptait déjà pour sa seule part vingt-huit années, Delescluse dix-neuf, Félix Pvyat à peu près autant, Gambon, Miot, Allix huit ou dix années chacun. Emprisonnés aussi pendant des mois et des mois les publicistes d’avant-garde. Cournet, du Réveil, dix fois condamné : Vermorel, du Courrier Français, hôte presque constant de Sainte-Pélagie durant la dernière période de l’Empire ; Flourens, de la Marseillaise ; Jules Vallès, Razoua, Paschal Grousset ; et les orateurs de clubs qui parlaient leurs articles et leurs polémiques au lieu de les écrire : Lefrançais, Demay, Amouroux, J.-B. Clément, et les blanquistes sans répit traqués, poursuivis comme leur maître : Eudes, condamné à mort à la suite de l’échauffourée de La Villette et sauvé par la Révolution du 4 Septembre ; Tridon, passant dès 1865 de la prison à l’exil et de l’exil à la prison : Duval, Raoul Rigault, Th. Ferré, et les membres de la courageuse phalange de l’Internationale : Varlin, Malon, Theisz, Frœnckel, Avrial, E. Gérardin, Langevin, à trois reprises poursuivis et frappés pour association illégale et impliqués en tout ou en partie dans tous les procès mémorables de l’époque, avec Assi à la suite des grèves du Creuzot, avec Chalin, Dereure, dix autres dans le grand procès policier de Blois.
Mais trop de martyre lasse parfois. Ces hommes n’étaient pas que des persécutés ; ils ne symbolisaient pas que les humiliations, les souffrances endurées vingt ans par tout un parti, par toute une classe. Ils étaient des lutteurs, non moins. S’ils avaient reçu des coups, ils en avaient porté. Polémistes de presse ou orateurs de club, ils avaient été le verbe enflammé et vengeur des faubourgs en agitation incessante déshabillant, fustigeant publiquement la camarilla impériale, démasquant d’aventure les républicains bourgeois qui s’essayaient dès lors au jeu opportuniste, dénonçant, stigmatisant les tares du régime politique et, par de là celles-ci, les tares de la société même, son iniquité économique essentielle et fondamentale. Organisateurs et conspirateurs, ils avaient travaillé et abouti dans une large mesure, ceux de l’Internationale et ceux de l’entourage de Blanqui, à grouper, à coaliser dans des comités secrets ou déjà en de plus vastes sociétés de propagande et de résistance constituées à ciel ouvert, une classe ouvrière autonome agissant, manœuvrant, évoluant pour soi en vue de son double affranchissement politique et social.
Par dessus tout, et à cet égard l’épreuve fut décisive, ils étaient de braves gens, droits, honnêtes, loyaux, convaincus, d’un niveau moral infiniment supérieur à celui des dirigeants qui les avaient précédés au pouvoir ou qui les y suivirent. Défalcation faite de deux ou trois individualités suspectes, dont deux démasquées et exécutées en cours de mandat et de quatre ou cinq excentriques et agités, tant bourgeois qu’ouvriers, chez qui dominait un personnalisme aigu, celui-ci se grisant à sa prose romantique, cet autre à ses galons tout neufs et haut étagés, l’honneur, la probité, la sincérité, la bonne foi furent leur loi.
De tout cela, les travailleurs parisiens eurent l’immédiate intuition et, d’un grand élan, ils se réunirent à ces hommes, leur firent confiance et crédit. Après les désespérances et les affres du siège, les palinodies honteuses de la défense, les tentatives avortées du coup d’État, ils crurent avoir trouvé dans ces prolétaires sortis de leurs rangs, dans ces petits bourgeois combattant depuis des années leur combat, ceux qui leur feraient la vie plus supportable et meilleure, qui panseraient leurs blessures, consoleraient leur deuil et dresseraient pour eux, pour la France, pour le monde, contre tous les ruraux et les réacteurs ligués, contre Thiers et contre Bismarck, la grande République génératrice de progrès indéfinis, mère d’universelle émancipation et d’universelle concorde.
Avec une ampleur, une fougue et une allégresse qui ont laissé jusque dans le cœur des spectateurs les plus sceptiques de cette scène et les plus hostiles un souvenir brûlant et ineffaçable[1], ces sentiments éclatèrent au 28 mars, quand, sur la place de l’Hôtel-de-Ville, le Comité central vint introniser la nouvelle Commune. Les travailleurs des faubourgs, hommes, femmes et enfants étaient descendus par milliers, ivres de joie et d’enthousiasme. Cent mille gardes nationaux en armes stationnaient sur la vaste place et dans les rues avoisinantes faisant étinceler, sous le soleil printanier, une mer de baïonnettes, d’où émergeait par endroits le rouge drapeau de l’insurrection triomphante. Cinquante musiques jouaient la Marseillaise, reprise en chœur par d’innombrables voix couvrant de leur tonnerre jusqu’au grondement du canon.
Nulle fête de l’histoire, même aux jours héroïques de 90 et de 92, n’avait vu pareille communion de multitudes dans la même foi et les mêmes espérances. L’âme de Paris s’était donnée, et quand Ranvier, debout sur l’estrade, lecture faite de la liste des élus, s’écria en terminant « Au nom du peuple, la Commune est proclamée », une clameur formidable monta dans l’espace : « Vive la République ! Vive la Commune ! » Salut unanime et passionné d’un peuple tout entier, aux nouveaux élus, à ceux des siens qui accédaient au pouvoir, assumaient la direction du combat, prenaient charge de la Révolution.
- ↑ Lire à ce propos le récit de M. Catulle Mendès dans : Les 73 jours de la Commune. « Tout à coup le canon. La chanson redouble formidable ; une immense houle d’étendards, de baïonnettes et de képis, va, vient, ondule, se resserre devant l’estrade. Le canon tonne toujours, mais on ne l’entend que dans les intervalles du chant. Puis tous les bruits se fondent dans une acclamation unique, voix universelle de l’innombrable multitude, et tous ces hommes n’ont qu’un cœur comme ils n’ont qu’une voix. … Ah ! peuple de Paris ! quel volcan de passions généreuses brûle donc en toi, pour que parfois, à ton approche, les cœurs même de ceux qui te condamnent se sentent dévorés et purifiés par les flammes ! »