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Histoire socialiste/La Commune/07

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Chapitre VI.

Histoire socialiste
La Commune, chapitre VII.

Chapitre VIII.



L’OBSTACLE


À la lumière des procès-verbaux que nous avons publiés, particulièrement à cette intention, il apparaît donc clairement qu’il existe dès le 28 et le 29 mars, à la Commune, les représentants bourgeois enfuis, deux courants, deux tendances antagonistes et que l’un d’eux, le courant centraliste, autoritaire, dispose de la majorité. De cette seconde constatation, les preuves abondent. Nous venons d’en fournir quelques-unes. On pourrait les multiplier depuis le très froid accueil fait au discours du président d’âge, Beslay[1], en raison du fade relent de fédéralisme qu’exhalait sa harangue, issue du même tonneau que la proclamation de Lefrançais, jusqu’à la décision par laquelle la Commune, après une défaillance de vingt-quatre heures, rebaptisait son organe officiel Journal officiel de la République française, repoussant comme une trahison le titre de Journal officiel de la Commune de Paris[2], que certains autonomistes persistaient à préférer.

Comment se fait-il donc que cette majorité ne se soit pas imposée, qu’elle n’ait pas entraîné, subordonné la minorité et n’ait pas gouverné au sens plein et entier du mot ? Pour des raisons extérieures à elle très certainement et que le simple examen des événements nous ont révélées déjà ou nous révéleront, mais aussi pour des raisons intrinsèques qui auraient pu ne pas être ou être à un degré moindre.

En effet, si la minorité avait ses faiblesses et ses tares, la majorité avait également les siennes non moins criantes, non moins funestes. Parmi les hommes de la majorité les plus connus, ceux qui dataient de 48, croyaient trop à la vertu des traditions et des exhumations. Pour être invincibles, il leur suffisait, pensaient-ils, de se draper dans la défroque de 93. Ils n’étaient pas de leur siècle, mais du siècle défunt. Ils ignoraient à plaisir que la lettre tue et que seul l’esprit vivifie et ne concevaient pas que, même et surtout pour une besogne révolutionnaire, à des temps nouveaux, il faut des moyens nouveaux, appropriés.

Les autres, les jeunes, étaient pour beaucoup des violents sans consistance, purs déclamateurs souvent, jouant à l’insurrection, comme ils auraient joué à la guerre, quelques mois auparavant, se gargarisant de formules et se satisfaisant avec. Le révolutionnarisme des uns et des autres était d’apparence et de surface et même, chez les meilleurs, d’intention seulement. Ils sentaient sans doute l’utilité d’une forte centralisation de pouvoir. De cette centralisation,

Jules Vallès.   Flourens.   Lefrançais.
Razoua.   Delescluze.   Paschal Grousset.
Miot.   F. Pyat.   Courbet.   A. Arnoult.
J. Allix.   Raoul Rigault.   Vésinier.   Cournet.
D’après une gravure satirique de l’époque.


ils étaient susceptibles, ceux qui avaient quelque littérature, d’esquisser peut-être la théorie ; mais la pratique ne leur agréait pas, ils étaient à cet égard piètrement doués et plus mal entraînés. Enfin, — et c’était encore une autre infériorité pénible et fâcheuse ; — certains d’entre eux, de ceux à qui les luttes passées, les services rendus, les persécutions endurées faisaient précisément une auréole, n’étaient pas socialistes ou l’étaient insuffisamment. Ils servaient une cause qui au fond n’était pas leur, qui ne répondait pas à leurs sympathies et à leurs aspirations secrètes et « dont plusieurs principes, comme le dit Arthur Arnould, pour Delescluze, contredisaient, combattaient même quelques-unes de leurs plus chères convictions ». Le mécanisme dictatorial qu’ils rivaient de monter eut, par suite, en leurs mains, risqué de fonctionner à vide et de ne moudre que le vent. Il est vrai que le mouvement, s’il avait pu s’affirmer et durer, les eut vile dépassés et éliminés.

Voilà, sommairement analysées, les raisons intrinsèques dont nous parlions tout à l’heure, qui paralysèrent la majorité et, par contre-coup, la Commune. Elles pesèrent assurément dans la balance. Elles pesèrent toutefois moins lourdement que les raisons extérieures, les raisons générales qui auraient sévi quelle qu’eût été la composition de la Commune, les capacités techniques de ses membres, l’intimité de leur accord.

Ce sont ces raisons qu’il convient d’envisager maintenant. On les rencontre dans l’état de désarroi extrême et grandissant où se trouvaient, à cette heure, toutes les administrations publiques, désarroi poussé à un tel point que la vie matérielle de la grande cité parisienne risquait, à toute minute, d’en être suspendue et irrémédiablement compromise. Par la manœuvre versaillaise, toute la machinerie d’État et municipale avait été détraquée et les services vitaux que cette machinerie assure : service des approvisionnements, des communications, de la voirie, de l’hygiène, de l’assistance, allaient à vau-l’eau, de plus en plus profondément perturbés dans un fonctionnement qui doit, plus que tout autre, demeurer régulier, automatique. Le plan de Thiers, vieux routier sans scrupules, était ainsi d’acculer Paris à la famine, à la ruine, de l’affoler, de l’altérer, en le plaidant et le maintenant hors des conditions indispensables à toute grande collectivité humaine pour se mouvoir et subsister.

C’était la grève générale des fonctionnaires avant la lettre, et le sabotage avant la lettre aussi, mais retournés, employés par la bourgeoisie contre le Peuple, par la réaction contre la Révolution. Dans ces conjonctures, supposez la Commune composée d’éléments dix fois plus cohérents, dix fois plus conscients des fins à poursuivre et des moyens requis pour les atteindre, et la situation n’en était guère améliorée ; l’obstacle se dressait devant elle aussi haut et infranchissable.

On a dit que la Commune disposait de ressources immenses que nulle autre insurrection n’avait possédées avant elle, et c’est vrai. Une enceinte fortifiée quasi-inexpugnable la protégeait ; elle avait des canons, des fusils, des munitions en abondance, des défenseurs résolus et enthousiastes par milliers. Elle était riche aussi, puisqu’elle avait, puisqu’elle eut, avec bien d’autres fonds, le crédit de la Banque de France à sa merci. Que lui manqua-t-il donc ? Cela que nous indiquons et qu’on jugera peut-être mesquin et secondaire et qui était pourtant capital, car cela manquant, toutes les ressources, aussi précieuses et formidables qu’on se les imagine, restaient vaines, inutilisables. Il lui manqua un personnel dévoué et compétent pour mettre en œuvre les forces vives qui surabondaient autour d’elle ; il lui manqua les organes d’administration et de contrôle indispensables pour ordonner le mouvement, transmettre l’impulsion, la direction, organiser et discipliner l’effort révolutionnaire pour la bataille révolutionnaire. Là gît le secret de la débilité de la Commune, de son impuissance, par suite, de sa défaite.

Consultez les procès-verbaux de l’Hôtel de Ville, ceux que nous avons publiés et les suivants, et un fait vous frappera : le perpétuel va et vient de délégations qui s’accomplit aux séances : réception de délégations des corps d’employés par la Commune, envoi de délégations de la Commune vers ces mêmes corps.

Le 29 mars, à la séance du soir, ce sont les délégués des employés de l’Octroi qui se présentent en parlementaires à l’Hôtel de Ville.

À la séance du 30 (après-midi), c’est Theisz qui est délégué aux Postes, Beslay qui est délégué à la Banque. Ce jour encore, à la séance de nuit ; c’est Mortier et Billioray qui reçoivent mission d’enlever la caisse de la boulangerie. Les démarches même des fonctionnaires qui viennent, comme ceux de l’Octroi, apporter solennellement leur adhésion à la Commune, prouvent que d’autres avaient obéi aux suggestions de Versailles, abandonné leur poste et que l’insubordination était partout. D’un mot, à la seconde séance du 30, Jourde résumait la situation, quand il disait : « Toutes les sommes perçues à Paris par les différents services sont expédiées à Versailles. Si l’on hésite à prendre des mesures radicales, demain tous les services seront désorganisés ».

On ne saurait trop insister sur ce point. Auprès de cela le reste n’est rien : tentatives des maires qui confient au papier blanc officiel l’expression des rancunes et des rancœurs qui n’ont plus aucun écho, manœuvres directes ou obliques d’un Comité central qui essaie de reprendre par bribes une autorité qu’il s’en veut d’avoir sitôt et si entièrement abandonnée.

Si la Commune avait pu constituer un pouvoir, un gouvernement dont les ordres eussent été transmis, exécutés, elle durait, s’implantait ; elle annihilait aisément toute résistance à l’intérieur des murs, remettait chacun à sa place, réduisait chacun à son rôle : le Comité central de la garde nationale, notamment. De ce Comité, même en face de la Commune telle qu’elle fut, on a très fortement exagéré l’opposition et son importance. Cette opposition rida à peine la surface de l’eau, troubla quelques séances, les premières en particulier où les délégués du Comité, encore installé à l’Hôtel de Ville, essayèrent de disputer aux représentants élus de Paris des lambeaux d’influence. À la vérité, elle ne tira jamais à conséquences graves. Tout au plus peut-on dire que dans la suite, les Conseils de Légion qui représentaient le Comité central dans chaque arrondissement, contribuèrent à entraver la concentration si désirable de tous les pouvoirs militaires entre les mains du délégué de la Commune à la guerre. En tout cas, mis en face d’une Commune outillée pour la gestion et la conduite des affaires, le Comité central eut abdiqué immédiatement toute velléité de compétition et d’insoumission ; il se fut dissous, ce qui eut été le mieux, ou cantonné dans ses fonctions de « grand conseil de famille », comme se plaisaient à dire ses orateurs les plus diserts.

Mais cette œuvre de réfection, de restauration qui s’imposait, malaisée en tout temps, devenait impossible dans les conditions exceptionnelles où se mouvait la Commune.

Du jour au lendemain, talonnée par d’impérieuses nécessités, la Commune avait à réorganiser de toutes pièces, en plus d’une administration militaire et d’une inspection des ateliers de fabrication des munitions et de fabrication et de réparation d’armes, la plupart des grandes administrations publiques : Contributions directes et indirectes, Douanes, Enregistrement, Domaines, Postes et Télégraphes, et la Monnaie, et le Timbre, et l’Imprimerie Nationale : en plus, les services d’ordre municipal : l’Administration des mairies, l’Octroi, l’Assistance, l’Enseignement. Joignez-y encore la Police car, quoi qu’on en eût, on ne pouvait après tout laisser les agents versaillais conspirer dans les cafés des boulevards, dans les salles de rédaction et jusque dans les conseils de la Commune. Ajoutez l’Administration de la Justice et, puisque Paris est Paris, la surveillance des musées et des bibliothèques, la garde et l’entretien de toutes les richesses artistiques et littéraires accumulées dans la capitale. Avec cela, besogne plus urgente s’il se peut, la Commune devait nourrir son peuple, deux millions d’hommes, assurer à ce ventre énorme la quotidienne pâture par l’arrivage régulier des subsistances. Elle devait aussi servir sa solde à la garde nationale, chaque jour quatre cent cinquante mille francs ; elle devait enfin organiser la lutte armée, avoir l’œil aux remparts et aux forts, aux hôpitaux, aux ambulances et aux arsenaux. Tout voir pour tout savoir et pour tout créer, en vingt-quatre heures, sur le champ, car les minutes alors valaient des années.

Œuvre immense, colossale, à désespérer les plus audacieux, les plus confiants ! Pour l’entreprendre avec quelque chance de succès, il eût fallu que, par avance, la Commune eût été certaine du concours entier de centaines et de milliers de partisans dévoués, éclairés et capables. Le compte n’y est guère, quand on vient au fait. Elle eût, c’est vrai, de suite à son service des fractions, de larges fractions de l’ancien petit personnel administratif qui, malgré les sommations de Thiers, ses menaces, ne désertèrent pas le poste commis à leurs soins. Ce furent les employés de l’octroi que nous avons vu, le 29 mars, se présenter à l’Hôtel de Ville ; les agents et sous-agents des postes que Theisz, successeur de Rampont, rencontrera aussitôt à ses côtés, actifs et empressés ; les employés subalternes des mairies, que les membres de la Commune, devenus administrateurs de leur arrondissement respectif, trouveront prêts à les seconder avec un zèle exemplaire. Ceux-là, bien d’autres encore parmi les modestes et les humbles des diverses administrations, tant nationales que municipales, désobéiront résolument à la première injonction de l’Assemblée rurale, qui leur commandait — comble d’impudence — de transmettre régulièrement à Versailles les recettes encaissées par eux à Paris. Ils ne se conformeront pas davantage au second ukase signé : Picard, ministre de l’Intérieur, leur intimant l’ordre de rejoindre Versailles sous peine de révocation et de déchéance de leurs droits à la retraite, et leur garantissant par contre, en retour de leur obéissance, le paiement intégral de leurs appointements « jusqu’au rétablissement de l’ordre ». Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras, se disaient beaucoup de ces hommes qui voulaient leur pain quotidien, là où étaient la femme, les enfants, la maisonnée, et puis qui, Parisiens et du peuple, ne boudaient pas à rester avec Paris et avec le peuple.

Cela pouvait représenter vingt ou vingt-cinq mille agents fidèles et sympathisants, effectif numériquement appréciable certes, mais qui ne valait, dans la réalité des faits, qu’autant qu’il avait à côté de lui, superposé à lui, un second élément indispensable pour promouvoir et coordonner son activité, l’encadrer, le guider. C’est ce second élément qui se déroba dès la première heure et ne cessa, en définitive, jusqu’au terme, de faire défaut à la Commune.

La réaction versaillaise savait qu’une collectivité, militaire ou civile, il n’importe, ne peut, si dévouée et expérimentée qu’on l’imagine, se passer de cadres, que ces cadres brisés ou simplement disjoints elle tourne fatalement, malgré toute sa bonne volonté, à la cohue, devient inapte à remplir son office. Elle savait encore que pour paralyser un mécanisme, il n’est pas besoin, le plus souvent, d’endommager la machine elle-même, qu’il suffit de couper les courroies et poulies de transmission qui la relient au moteur. Durant la dernière semaine de mars, les gouvernants versaillais tendirent donc le principal de leur effort vers cet objectif : disloquer les cadres administratifs, débaucher les chefs de service, et l’on doit reconnaître qu’ils y réussirent à merveille. Au bout de huit jours, il ne restait plus trace dans Paris de cette bureaucratie moyenne, intermédiaire entre la direction supérieure et les agents de pure exécution, truchement obligatoire, tant qu’il y aura administration, gouvernement, État, et qui était aussi indispensable à la Commune qu’à aucun autre pouvoir. Façonnée par dix-huit ans d’Empire à l’obéissance passive et à la haine des masses, cette bureaucratie obtempéra comme une meute de chiens couchants au coup de sifflet de Thiers et après avoir razzié les caisses publiques dont elle avait la gestion — c’était un ordre aussi — elle fila sur Versailles par les voies les plus rapides. À cet exode, pensera-t-on, il n’y avait que demi-mal, car il est probable que ces fuyards demeurés dans la place se fussent comportés comme autant de traîtres. Sans doute, il n’y aurait même pas eu de mal du tout, au contraire, si la Commune avait pu, sans délai, leur trouver des substituts : mais ces substituts, elle ne les trouva pas. Les classes bourgeoises et instruites, si portées d’instinct à la conquête des places, toujours si disposées à émarger au budget, se révélèrent à ce moment étrangement réservées et circonspectes. Quelques fils de familles s’étaient bien offerts les premiers jours : mais bien vite ils s’éclipsèrent, cessèrent de postuler, même de se montrer.

C’est que la Commune se flattait d’être, voulait être un régime a bon marché. Elle ne faisait pas un pont d’or à qui aspirait à l’honneur de sa livrée. 500 francs était le maximum de rémunération mensuelle qu’elle consentit à ses serviteurs, et de ce maximum elle fut plutôt chiche, Personnellement, ses membres ne s’octroyèrent jamais, pour leur compte, plus de 15 francs par jour, et tout cumul était interdit. D’autre part, les jeunes bourgeois qui s’en étaient venus rôder, vers le 26 mars, dans les couloirs de l’Hôtel de Ville, n’avaient pas tardé à s’apercevoir que le nouveau gouvernement ne flairait pas la même odeur que ses devanciers ; il sentait le peuple, la classe ouvrière : parfums offusquants pour des narines délicates. Pareil régime durerait-il ? Le doute était permis, et, en conséquence, la prudence recommandait de ne pas s’embarquer sur sa galère — galère de bagne prévoyaient déjà les plus poltrons ou les plus avisés.

Pour les mêmes causes, la Commune manqua également, manqua davantage encore du haut personnel directeur, de celui qui, essentiellement, expressément sert de trait d’union entre le pouvoir central et les services divers, communique à ces services l’impulsion et veille à ce que les efforts individuels de toutes les unités composantes convergent avec ensemble au but que le pouvoir se propose. Ce personnel, la Commune ne put l’obtenir, et partiellement, qu’en détachant ses propres membres, pris parmi les plus appliqués et les meilleurs naturellement, à des postes qui ne laissaient pas d’être, jusqu’à un certain point, incompatibles avec leur mandat de représentants élus à la Commune, sans compter que ces cumulards d’un nouveau genre, astreints et rivés de la sorte à des tâches spéciales, limitées, étaient empêchés de s’associer aussi pleinement qu’il eût convenu à la besogne politique qui d’abord leur incombait. Par exemple Varlin, détaché à l’Intendance, Theisz aux Postes, Beslay à la Banque.

Qu’est-ce à dire, sinon que la Commune, par la conspiration des choses et par celle des hommes, se trouva aux prises avec une situation inextricable et qu’il ne lui servit de rien d’avoir derrière elle deux cent mille électeurs et cent mille baïonnettes, puisqu’elle ne pouvait ordonner ces forces, les disposer et les organiser en vue des dures épreuves qui s’annonçaient. Sitôt élu, sitôt né, le nouveau gouvernement apparaît isolé, sans attaches, coupé de toute communication avec le monde ambiant, le monde même de ses amis et de ses partisans. Les moyens d’intervention et d’action normaux, habituels, traditionnels lui échappent et il n’a, pour en marteler d’autres mieux à sa main, ni le temps, ni la matière, surtout la matière. La bourgeoisie républicaine, petite et moyenne, qui aurait pu lui fournir cette matière, s’écarte et renonce, peu soucieuse de collaborer à une œuvre qu’elle appréhende ne pas être sienne et devoir étrangement déborder dans ses conséquences prochaines ses propres conceptions étriquées et égoïstes. Quant au prolétariat, il est insuffisamment éduqué et formé, prisonnier trop encore de l’ignorance et de l’inconscience pour procurer à un gouvernement, issu de ses entrailles pourtant, et avec qui il se sent évidemment en communion de pensée et d’intention, les capacités administratives, les compétences techniques, les énergies éclairées que celui-ci attend, qu’il réclame, dont il a le besoin le plus impérieux et le plus urgent.

Les travailleurs en sont encore alors à la phase initiale du mouvement qui doit les conduire, qui les conduira à l’intégrale libération. L’idée prolétaire s’exprime à la tribune, dans les clubs, aux prétoires où la traîne la justice bourgeoise, dans les journaux aussi, dans la brochure et dans le livre, déjà mûre, adulte, en pleine possession de soi. Elle se pense, car déjà Saint-Simon et Fourier, Blanqui, Proudhon et Karl Marx ont parlé. Elle se pense ; mais c’est tout, elle ne va pas plus loin ; elle demeure verbe ; elle ne s’est pas faite chair encore, c’est-à-dire institutions. La classe ouvrière, la parisienne, à plus forte raison la provinciale, commence à peine, quand elle commence, à créer de sa substance les organismes autonomes qui la manifesteront dans sa nubilité et qui, tendant à assurer selon un mode nouveau et adéquat au processus évolutif général les fonctions de production et de répartition des richesses, videront progressivement de tout contenu les institutions concurrentes de la classe adverse et réaliseront les éléments de la société future. Que l’Internationale et la notoriété que lui valurent ses détracteurs ne nous induisent pas en erreur : des institutions prolétaires qui seront, il n’existe guère en ces années 70 que les premiers linéaments : quelques Sociétés de résistance, quelques Chambres syndicales, ébauches des grandes Fédérations corporatives d’aujourd’hui et de demain, quelques « Marmittes », amorce de la splendide floraison coopérative à base communiste, qui même de nos jours ne fait que s’annoncer. N’ayant pas les institutions, la classe ouvrière n’a donc pas le personnel et ne peut offrir ce qu’elle ne possède pas encore. Elle donnera à la Commune ce qu’elle a, tout ce qu’elle a : le bras qui arme et épaule le fusil, l’œil qui vise, son sang, sa vie : elle ne saura faire plus.

Ainsi, parvenons-nous à cette double et amère constatation : La Révolution, selon le mode ancien, n’était plus possible puisque la bourgeoisie, qui demeurait de par ses capacités le facteur essentiel du mouvement, refusait de se porter de l’avant, de franchir une autre étape ; la Révolution, selon le mode nouveau, n’était pas possible encore puisque le prolétariat, qui eut dû en être le moteur aussi bien que l’agent, n’apprendra que plus tard à fondre et à forger les armes perfectionnées pour son combat.

Le voilà, nous semble-t-il, l’obstacle vrai auquel buta la Commune, celui qu’elle ne tournera pas, qu’elle ne surmontera pas.

Au début de cet historique, nous avancions, si on s’en souvient, que la Commune avait surgi six mois trop tard, quand l’heure propice avait fui. On voit mieux maintenant le pourquoi de cette affirmation. C’est parce que six mois auparavant, vers septembre ou octobre 70, la Commune n’eut pas rencontré les difficultés sous lesquelles elle succomba en mars 71, ces difficultés que nous avons tenté d’analyser et de souligner dans les pages précédentes. Au jour de l’investissement de Paris par les Prussiens, les conjonctures sans doute étaient plus tragiques pour un gouvernement quelconque ; elles étaient moins critiques. Maîtresse de l’Hôtel de Ville, la Commune Révolutionnaire se fut alors imposée. Non seulement elle eut eu pour elle l’unité de pensée et d’action qui manqua à la Commune élue, mais elle aurait disposé de tous les moyens ordinaires et extraordinaires pour se faire entendre, suivre, servir. Elle se fut assise, pouvoir aussi incontestable et aussi incontesté que celui des hommes du 4 Septembre. Elle eut mis la main, une main hardie, sur un mécanisme administratif intact, dont aucun rouage n’aurait pu être évidé et faussé.

Le capitaine gouvernant sous la tempête, à mille lieues des côtes, entre le ciel tonnant et la mer démontée, est « maître après Dieu » sur le pont du navire. Paris était l’esquif battu par la vague germanique, n’apercevant, sous la pluie des obus et des bombes, que le flot toujours grossi qui déferlait de l’Est et du Nord et déjà recouvrait autour de lui, à cent et deux cents kilomètres, toute la terre de France. Contre le capitaine du navire-Paris, qu’il s’appelât Commune ou de tout autre nom, qui donc, dans la tourmente, parmi l’équipage eut été assez osé pour se rebeller ? Quel eut été le recours du misérable ou de l’audacieux, sa planche de salut, son camp de refuge, le Versailles où aller se faire payer le prix de son abandon et de sa traîtrise ? Nul assurément ne se fut dérobé à la manœuvre commandée, pas plus chez le civil que le militaire. Du commis au directeur, de l’adjudant au général, chacun se fut incliné, eut gardé son poste, son rang. Et si la Commune avait su animer l’équipage du vaisseau, je veux dire les combattants de la capitale assiégée, d’une ardeur de résistance à outrance, si elle avait su imprimer à la défense une impulsion puissante qui la tournât en offensive vengeresse, elle dominait tout, les événements et les hommes. Elle était le gouvernement du peuple armé, debout contre le capitalisme prussien agresseur pour la sainte croisade de l’indépendance nationale, sous l’égide de la République. Rien ne l’empêchait alors de tailler dans le vif, à pleins ciseaux, d’aiguiller comme il lui aurait plu, autant qu’il lui aurait plu dans la voie des transformations sociales profondes et irrévocables, et de l’établissement d’un régime de démocratie égalitaire. La Commune, c’est-à-dire le parti de la Révolution, tenait en son jeu, comme il l’avait tenu en 93, l’atout suprême et décisif de la guerre contre l’envahisseur, qui, par la concentration forcenée du pouvoir, annihilant toutes les oppositions internes et se subordonnant toutes les énergies ambiantes, fait jaillir de la victoire de la nation sur l’étranger la victoire de l’Avenir sur le Passé.

LA COLONNE VENDÔME DÉMOLIE LE 18 MAI 1871
D’après une image populaire de l’époque.


Mais c’est trop envisager la Commune qui ne fut pas : revenons à la Commune qui fut, celle qui se débattit dans le vide et se dépensa en efforts vains et perdus, celle que la bourgeoisie renia et pour qui le prolétariat ne sut faire rien de plus que mourir.

En instituant les commissions multiples dont nous avons reproduit antérieurement, avec le procès-verbal de la séance du 29 mars (soir), la nomenclature et la composition, cette Commune tenta d’échapper au chaos dans lequel elle se sentait descendre ; elle essaya de restaurer quelque ordre dans le désordre universel et de pourvoir à la vie toute entière : matérielle, intellectuelle et morale de ce grand Paris que Thiers lui laissait en charge. Services municipaux, services nationaux ; œuvres de paix, œuvres de guerre, elle prit tout à son compte. Il le fallait bien, puisqu’elle était seule.

À l’une de ces commissions. Commission exécutive permanente, était dévolu le rôle capital et particulièrement ingrat de coordonner tous les efforts et de donner force de loi aux décrets et décisions de l’Assemblée. La Commission exécutive fut donc le véritable gouvernement de la Commune et, plus qu’ailleurs, c’est dans son sein que devaient se révéler les périls et la gravité de la situation, se manifester l’isolement angoissant dont nous avons parlé. Les hommes de la Commission exécutive sentaient la nécessité de tendre et de tendre jusqu’à les rompre tous les ressorts de la machine et ils s’apercevaient que ces ressorts étaient tordus, faussés, brisés et qu’ils n’avaient plus devant eux qu’un tas de ferrailles, sans âme et sans emploi. Ils prenaient des résolutions, ils donnaient des ordres et ils ne possédaient personne autour d’eux pour porter ces ordres, personne pour transmettre et appliquer ces résolutions. Il aurait fallu qu’ils fussent au courant de toutes choses et ils ne savaient rien. Aucun renseignement sérieux, fondé, circonstancié ne leur était procuré. Ils jugeaient sur des vraisemblances, tablaient sur des racontars, statuaient sur des probabilités. Il n’eut jamais été plus nécessaire de gouverner, comme ils le voyaient et le voulaient, et jamais on ne put moins gouverner. Maître Jacques de la Révolution, il leur fallait être à la fois dictateur et gendarme ; tel Tridon appréhendant au collet, de sa propre main, Cluseret, délégué à la guerre, dont il venait, avec Vaillant, de décider l’arrestation. Bref, ils allaient sous un brouillard opaque, cherchant à tâtons leur chemin et ignorant, dans leur marche incertaine, s’ils se heurtaient à un ami ou à un ennemi, à un compagnon de lutte ou à un traître, à un communeux comme eux ou à un agent de Versailles.

Si désespérée qu’elle fut, la partie pourtant était engagée et il la fallait jouer. Que l’enjeu apparut ou non perdu d’avance — et cet enjeu n’était rien moins que la liberté et la vie d’un peuple entier — il n’y avait pas de remise possible. Au reste, l’illusion est si contagieuse dans le feu de l’action et la chaleur du combat, que les plus lucides, au contact de la foule en délire, en viennent à se duper et à s’étourdir eux-mêmes et à espérer contre tout espoir.

Or, autour de la Commune, autour de sa Commission exécutive, nul ne doutait de la victoire ; c’était bien une conviction quasi-unanime que Versailles, s’il engageait les hostilités serait écrasé, que l’armée régulière ne résisterait pas au choc de la garde nationale, se débanderait, lèverait la crosse en l’air.

À Paris, certes, et nous l’avons dit, les sympathies actives de toute la population n’étaient pas pour la Commune : la classe moyenne observait déjà une attitude de froide réserve ; mais, en tous cas, et même dans les rangs bourgeois on n’eut trouvé personne en ces derniers jours de mars et premiers jours d’avril qui tint pour Thiers et sa bande. Le gouvernement des ruraux était universellement haï, méprisé et conspué. Pour être fixé à cet endroit, il suffit de parcourir, en dehors des feuilles nettement acquises à la cause révolutionnaire, les quinze ou vingt journaux politiques de toute nuance, qui se publiaient à l’époque dans la capitale. Les organes de droite pure se taisaient, les autres moniteurs officiels des intérêts bourgeois affichaient à tout le moins une impartialité et une objectivité prouvant que leur clientèle demeurait dans l’expectative et n’eut pas toléré une approbation de l’œuvre de réaction qui, commencée par l’Assemblée Nationale à Bordeaux, se poursuivait à Versailles.

Par contre, les démarches premières de la Commune avaient été plutôt favorablement accueillies, non seulement dans les milieux prolétaires, mais aussi dans les milieux intermédiaires : par le commerçant, le boutiquier, le façonnier, qui pullulaient alors comme aujourd’hui, plus qu’aujourd’hui.

La proclamation par laquelle la Commune s’était annoncée avait plu. Elle était dans le ton, habile, politique, sans exposé théorique, sans étalage pompeux de principes et de doctrines. Elle présentait les faits dans leur vérité et indiquait en traits sobres les mesures déjà prises ou qui allaient être prises pour remédier aux maux les plus cuisants dont souffrait la population, sans acception de classe ni de personne. Que ces mesures dussent bénéficier surtout à la portion la plus misérable, aux prolétaires salariés : aucun doute. Cependant, les autres catégories sociales : petits rentiers, petits patrons, fonctionnaires, commerçants y devaient aussi trouver leur compte. Et des décrets étaient venus, dans les quarante-huit heures, appuyer cette proclamation, la traduire en actes.

Ces décrets se référaient aux problèmes du moment posés par les calamités, les désastres, les ruines, les misères que la guerre et le siège avaient engendrés. Ils visaient les questions urgentes, parisiennes, que l’Assemblée nationale avait tranchées contre Paris et qu’il était de saine politique et de stricte justice de trancher au contraire pour Paris, à son avantage. Décrets sur les loyers, sur les échéances, sur la garde nationale, sur les monts-de-piété.

Pour les loyers, l’Assemblée nationale avait dit : « Les droits de la propriété sont sacrés. Il ne sera pas fait remise aux locataires d’un seul franc, d’un seul centime ». Afin que le propriétaire et le logeur touchent intégralement leur dû, on expulsera et on jettera à la rue, sans pitié ni délai, les gueux qui ne pourront s’exécuter ; on vendra leurs dernières nippes, leurs derniers meubles et jusqu’à leurs instruments de labeur. La Commune répondait : le travail avant tout. Il est illogique et inique que les propriétaires d’immeubles seuls n’aient pas à souffrir des conséquences de la guerre. La stagnation absolue des transactions et des affaires, pendant et depuis le siège, a réduit aux abois le prolétaire, acculé à la faillite l’industriel et le commerçant. Avant que les choses aient repris un cours normal, il y en a pour des jours et pour des mois. Dans cette crise extraordinaire, imméritée, que la propriété contribue donc elle aussi aux sacrifices communs, qu’elle assume sa part des charges qui, si lourdement, pèsent et menacent de peser longtemps sur les épaules du producteur. Et la Commune décrétait : Remise générale aux locataires des termes d’octobre 70, janvier et avril 71 ; imputation des sommes payées par les locataires durant ces neuf mois sur les termes à venir ; résiliation des baux à la volonté des locataires pendant une durée de six mois.

Pour les échéances, l’Assemblée nationale avait dit : Périsse le commerce parisien ; mais que le code du commerce soit sauf, surtout que les loups-cerviers de la haute finance ne soient pas frustrés des profits qu’ils escomptent au bout de l’amoncellement de catastrophes que nous leur préparons, et l’Assemblée avait promulgué une loi qui, de l’aveu même d’un de ses membres, réacteur entre les réacteurs, un certain Martial Delpit, qui rapporta plus tard officiellement dans l’enquête sur les causes de l’insurrection du 18 mars, « plaçait une grande partie du commerce de Paris en présence d’une faillite inévitable, c’est-à-dire de la ruine et du déshonneur ». La Commune ne devait aboutir que le 18 avril à une décision définitive et équitable sur la question ; mais, dès le 1er avril, elle répondait aux ruraux, en indiquant qu’elle tenait leur loi pour nulle et non avenue, qu’une solution conciliatrice de tous les intérêts était à chercher et qu’elle en appelait dans ce but aux avis motivés des groupements qui, seuls, avaient qualité pour juger : Sociétés ouvrières, Chambres syndicales du Commerce et de l’Industrie.

Pour la garde nationale, l’Assemblée nationale, sans souffler mot, mais par ses actes, son Coup d’État manqué, avait signifié que la grande milice populaire, dans son dessein, avait vécu, qu’elle devait se dissoudre de son gré ou qu’elle serait dissoute par la force et que peu lui importait les misérables « Trente sous », leurs femmes et leurs enfants ; que la solde serait supprimée et que les travailleurs crèveraient comme des mouches, en attendant qu’ils retrouvent de l’embauche, s’ils en trouvaient, et que cela lui était indifférent. La Commune répondait : Abolition de la conscription ; la garde nationale seule force militaire à l’intérieur de Paris ; tous les citoyens valides dans la garde nationale ; et elle maintenait la solde au taux du siège aussi longtemps que sévirait le chômage, que ne se seraient pas radicalement améliorées les conditions économiques générales.

Pour les monts-de-piété, l’Assemblée nationale n’avait rien dit non plus. Qu’eut-elle dit ? Ce n’était pas sur sa clientèle que s’exerçait l’infâme spéculation odieuse en tout temps, plus odieuse encore en ces temps de chômage permanent où tout objet engagé par la famille ouvrière, glissant chaque jour davantage au dénuement et à la détresse, était par avance un objet perdu. L’Assemblée n’avait, pour demeurer fidèle à ses principes, qu’à laisser fonctionner la triste institution. La Commune, en attendant de faire mieux, ce qui allait bientôt venir, déclarait le 29 mars : « Article unique. — La vente des objets déposés au Mont-de-Piété est suspendue », mettant fin ainsi aux brigandages des filous : brocanteurs et marchandes à la toilette qui s’enrichissent légalement des dépouilles des plus pauvres entre les plus pauvres.

Entre l’Assemblée nationale et la Commune la population parisienne pouvait-elle en conséquence hésiter ? L’Assemblée nationale était l’ennemie, la Commune était l’amie. Celle-ci apportait, fraternelle et attentive, ce que celle-là, étrangère et hostile, refusait : celle-ci pansait les plaies que celle-là ne songeait qu’à envenimer. L’Assemblée triomphant, c’était non seulement la République compromise, étouffée sans doute, mais aussi Paris en quarantaine, Paris maudit, molesté et humilié sans pitié ; la Commune victorieuse c’était, au contraire, avec la République consolidée, sûre de l’avenir, Paris, dans une atmosphère de liberté, se relevant promptement de ses ruines et reprenant sa place à la tête du pays. Cela se voyait clair comme le jour, évident comme la vérité. La population parisienne toute entière pencha donc délibérément, ces premiers jours, du côté de la Commune, exception l’aile d’une poignée de capitalistes et de valets à leurs gages. Encore ces derniers se turent-ils, firent-ils les morts.

Une circonstance nouvelle vint porter l’exaspération contre l’Assemblée rurale à son comble. Il s’agit de la désorganisation par le gouvernement versaillais de la dernière Administration mixte, à la fois nationale et municipale, qui fonctionnait encore dans la capitale, celle des Postes et des Télégraphes. Le 30 avril, Rampont, le directeur auquel Thiers avait jusque-là permis de se maintenir à son poste, recevait l’ordre de rejoindre Versailles comme tous ses congénères et il partait furtivement entraînant derrière lui partie de ses subordonnés, les plus compétents, léguant comme consigne à ceux qui restaient de s’abstenir de tout service. La grève des bras croisés, en définitive, car nos maîtres bourgeois ont tout inventé et tout pratiqué, quand il fut question pour eux de se défendre ! De ce fait, Paris soudainement se trouvait privé derechef de tout contact avec l’intérieur.

Le coup était sensible pour tous les habitants, plus sensible encore pour les gens de la classe moyenne, notamment à la veille de l’échéance d’avril et au moment où commerçants et industriels renaissaient à peine à la vie et essayaient, au prix de mille difficultés, de renouer avec la province et l’étranger le trafic interrompu depuis plus de sept mois. Au matin du 31 mars, ni lettres ni journaux n’avaient été distribués. En outre, tous les bureaux de poste étaient hermétiquement clos ; les facteurs désœuvrés erraient par les rues, sans leur boîte. Ce brusque arrêt des organes perfectionnés de relations devenus, avec l’habitude, quasi-indispensables à la vie des grandes collectivités humaines avait quelque chose de sinistre et d’apeurant, d’autant que chacun se demandait anxieusement si cet arrêt n’était pas le prélude de catastrophes pires, d’un second investissement avec ses affreuses conséquences : bombardement, rationnement, famine et le reste.

Sitôt après la fuite de Rampont, une délégation des commerçants s’en était venue trouver la Commune. Lefrançais et Vaillant, avec Theisz, la reçurent au nom de la Commission exécutive. La Commune, il va de soi, ne pouvait pas et ne voulait pas s’associer à une démarche directe auprès de l’Assemblée rurale ; mais elle autorisa les délégués des commerçants à se rendre à Versailles et à y proposer un arrangement auquel elle déclarait souscrire pour son compte. Aux termes de cet arrangement, le service postal aurait été, jusqu’à nouvel ordre, dirigé par des mandataires choisis par l’ensemble des commerçants et industriels parisiens. En outre, deux contrôleurs généraux auraient été nommés, l’un par l’Assemblée nationale, l’autre par la Commune, pour surveiller les recettes et en répartir le montant au prorata, selon les règles consacrées, entre les ayants droit : la ville de Paris et l’État. Cet arrangement aboutissait, en somme, à la neutralisation du service des Postes dont le fonctionnement demeurerait ainsi assuré, quoiqu’il arrivât. La Commune se prêtait donc de bonne grâce à une transaction favorable aux intérêts généraux, mais Versailles n’imita pas l’exemple ainsi donné. Thiers se montra sourd aux sollicitations des ambassadeurs qui lui furent dépêchés. Presque brutalement, il les éconduisait, sans même le souci de masquer par une bienveillance feinte le dédain supérieur qu’il professait pour les besoins de la capitale, que ces besoins fussent ceux de la « vile multitude » ou de la classe moyenne. Ceci étant, il ne restait à la Commune que d’aviser à réduire le mal à son minimum. C’est ce qu’elle et en confirmant la nomination de Theisz à la direction des Postes, au lieu et place de Rampont. L’ouvrier Theisz s’en tira à merveille ; en quarante-huit heures, aidé par tout le petit personnel qui l’avait rallié, il rétablit les communications dans l’intérieur de la ville. Des agences particulières se chargèrent comme elles purent de faciliter les communications avec la province.

Le contraste entre l’attitude des deux pouvoirs, celui qui siégeait au cœur de la cité, à l’Hôtel de Ville révolutionnaire, et celui qui s’abritait, à vingt kilomètres de là, dans le palais de l’ancienne monarchie absolue, venait en tout cas de se révéler trop tranché pour que les imaginations les plus paresseuses n’en aient pas été ébranlées. À ce moment, autant qu’au 18 Mars, Paris tout entier, peut-on dire, sentit le péril, eut la perception nette de l’ennemi, d’un ennemi qu’il ne s’agissait plus de chansonner ou de ridiculiser, mais contre lequel il fallait marcher et qu’il fallait abattre pour soi-même vivre, respirer et se mouvoir à l’aise. La guerre civile, que beaucoup jusque-là s’étaient refusés d’envisager comme possible, se dressait dans la pensée de tous comme inévitable, comme la solution fatale et la seule issue.



  1. Le discours de Beslay lui prononcé à la séance du 29 (après-midi). La plupart des historiens de la Commune donnent pourtant ce discours comme prononcé à la séance du 28 et certains expliquent gravement que cette harangue procura à Tirard un de ses arguments pour sa retraite.
  2. Le numéro à enseigne communaliste est celui du 30 mars, paru sous le titre Journal Officiel de la Commune de Paris, 1ère année, no 1. Le 31 mars, l’ancien titre était rétabli. Le numéro paru à ce jour, porte en manchette : Journal Officiel de la République Française, no 90, 3e année.