Histoire socialiste/La Commune/12

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Chapitre XI.

Histoire socialiste
La Commune, chapitre XII.

Chapitre XIII.



LA GUERRE SOUS PARIS


Les désastres du 3 et du 4 avril, les fusillades sommaires des vaincus, les récits terrifiants des traitements indignes que les bourreaux versaillais infligeaient aux prisonniers n’avaient pas abattu l’élan parisien. Si les poltrons, embusqués pour beaucoup derrière les décrets Cluseret, avaient suspendu dans l’antichambre ou caché sous le matelas le chassepot et la cartouchière, les braves, dans les faubourgs, s’étaient levés de toutes parts : ceux qui avaient suivi Eudes, Duval et Flourens et en avaient réchappé et d’autres encore, des nouveaux par centaines. Dès le 5 avril, les remparts, sur toute leur étendue, de la porte de Montrouge à la porte de Saint-Ouen, étaient occupés par les bataillons fédérés. De même les forts du Sud : Vanves, Issy remis tant bien que mal en état. En avant des forts, des tranchées étaient creusées courant jusqu’aux Moulineaux, à Clamart, au Val-Fleury, aux Hautes-Bruvères et au Moulin-Saquet. Sur la rive droite, Courbevoie était réoccupé et le pont de Neuilly barricadé.

Ces travaux, comme ces rassemblements, cette mobilisation qui dressait encore face à l’ennemi près de cent mille hommes s’étaient accomplis presque sans ordre supérieur, librement, spontanément. Un commandant en chef, même médiocre, mais actif, entreprenant, eut utilisé ces dévouements qui persistaient ainsi à s’offrir si vibrants et si confiants après la défaite, malgré la défaite. On sait déjà le parti que Cluseret en tira. Il laissa s’énerver cette force, il la laissa fondre, s’émietter. Garder sous les armes deux jours, trois jours, une semaine à la rigueur ces cent mille hommes était possible, faisable : mais à quoi bon ? à quelles fins utiles, pratiques ? La guerre s’annonçait longue ; elle pouvait, devait durer des mois. Il était au contraire d’une politique habile, prévoyante, faisant entrer l’avenir en compte, de calmer, de modérer, de refréner même les enthousiasmes premiers, les poussées irréfléchies, de ne retenir sur la ligne de feu que le nombre de combattants nécessaire et d’engager les autres à prendre un repos bien gagné déjà pour reparaître sur le front, quand leur tour serait revenu. Économie de force, économie d’effort s’imposaient à cet instant, étaient la bonne et sûre tactique.

Pour cela, il est vrai, il eut fallu que Cluseret tint en mains, non seulement la garde nationale mais aussi, mais surtout, les officiers, les chefs, et que ces derniers fussent des hommes du métier susceptibles, selon le cas, d’entraîner ou au contraire de retenir les bataillons placés sous leurs ordres. À ce dernier égard et dans quelques jours, le délégué à la guerre cherchera à aviser et aura même le choix heureux : mais, pour l’heure, du côté du Nord-Ouest, du moins, ce sont les incapables du 3 avril qui commandent encore. C’est Bergeret « lui-même » qui se trouve au pont de Neuilly, dont il répond par lettre à la Commission exécutive, en ce langage héroï-comique qui lui était familier.

« Quant à Neuilly, cet objectif de nos adversaires, disait-il, je l’ai formidablement fortifié et je défie à toute une armée de l’assaillir. J’y ai placé un homme intelligent et ferme, le citoyen Bourgoin ; il y tient d’une main sûre le drapeau de la Commune et nul ne viendra l’en arracher ». Cette lettre paraissait à l’Officiel du 6. Or, le 7, à 4 heures du soir, le pont de Neuilly était emporté. Bourgoin faisait, il est vrai, une résistance désespérée et périssait sur place. Électrisés par l’exemple, les fédérés tuaient deux généraux ennemis, en blessaient un troisième et pied à pied disputaient le terrain, mais finalement ils étaient rejetés sous les murs de l’ancien parc.

Dans ce combat, Bergeret ne perdit pas la vie, mais il y perdait ses galons. Le lendemain, la Commune, estimant cette fois que la mesure était comble, le destituait, et des officiers allaient être désignés enfin par Cluseret, plus instruits et plus avisés. Un Polonais, Iaroslaw Dombrowski, était nommé au commandement de la place en remplacement de Bergeret. Cette nomination d’un étranger excita même un léger émoi que la Commission exécutive calma en détaillant un peu pompeusement — mais le fond était exact — les raisons qui avaient dicté son choix. Sorti de l’École des Cadets, Dombrowski avait pris part en qualité d’officier aux guerres du Caucase ; il avait ensuite, lors de la dernière insurrection de Pologne, commandé aux milices insurrectionnelles. Plus récemment enfin, il avait servi sous Garibaldi. En somme, c’était un soldat connaissant son métier et dont le passé révolutionnaire donnait des garanties suffisantes. Soldats aussi, le frère de I. Dombrowski, Ladislas, qui le secondera, La Cécilia qui va être envoyé à l’État-Major, et Wroblewski qui recevra le commandement des forts du sud. La Cécilia, français, malgré son nom à consonance italienne, avait servi pendant la guerre à l’armée de la Loire, Wroblewski, de même nationalité que les Dombrowski, avait pris part comme eux à l’insurrection polonaise et fait preuve de science militaire et de froide bravoure.

Au cours d’Avril, la situation du commandement, avec quelques variantes, demeura à peu près la suivante : Dombrowski aura son quartier général extérieur à la Muette. Personnellement, il dirigera les bataillons échelonnés de Levallois-Perret et Neuilly au Point-du-Jour, et par ses lieutenants : Auguste Okolowicz et L’Enfant, notamment, les forces massées depuis Asnières jusqu’à la suifferie de Saint-Ouen où commençait la zone neutralisée, en raison de la proximité des lignes prussiennes, Wroblewski aura son quartier général à Gentilly et son armée sera partagée en trois divisions : la première occupant les forts d’Issy et de Vanves ; la seconde les forts de Montrouge et de Bicêtre ; la troisième le fort d’Ivry et les tranchés de Villejuif. Sous Wroblewski, opéreront Brunel et Lisbonne qui furent, à certaines heures, remplacés par La Cécilia, Wetzel et même Eudes.

Avec ces nouveaux officiers, la garde nationale n’était pas exposée, tout au moins, aux surprises et aux aventures qui, déjà, lui avaient enlevé plusieurs milliers de ses unités tuées ou prisonnières et avaient amené deux fois l’ennemi presque jusque dans Paris. Les chefs sauraient prévoir, combiner, manœuvrer ; les soldats pouvaient donc se battre, risquer leurs os avec quelque avantage, quelque utilité. Leur bravoure ne se dépenserait plus en pure perte. Réglée, disciplinée, elle arrêterait les Versaillais, les immobiliserait devant les tranchées et les forts, les contraindrait à entreprendre un siège méthodique et long dont l’issue demeurait problématique.

Le malheur est que si les chefs y étaient enfin ou à peu pris, l’armée n’y était plus et y sera de moins en moins. Il ne faut pas s’en remettre pour juger les effectifs militaires de la Commune aux états officiels fournis par les officiers de la délégation à la Guerre pas plus qu’aux statistiques de source versaillaise. Le rapport du 2 au 3 mai, sur la situation des légions, dressé par le colonel chargé de l’organisation Mayer et approuvé par les membres de la Commission de la Guerre : Arnold, Avrial, Rergeret, Delescluze, Ranvier et Tridon donne présents sous les armes dans les compagnies de marche 84.986 hommes avec 3.413 officiers, et dans les compagnies sédentaires 77.665 hommes avec 3.094 officiers[1]. Pour sa part, le général Appert renchérissant encore sur ses données, dans sa déposition à la Commission d’Enquête sur le 18 mars, porte à 99.062 l’effectif des troupes actives dont disposa la Commune et à 114.842 l’effectif des troupes sédentaires, soit au total 213.904 gardes nationaux de première ou de seconde ligne. Ni l’un ni l’autre de ces documents ne relate le vrai. Le colonel Mayer et la Commission de la Guerre avaient voulu, en forçant considérablement les chiffres, redonner confiance et vigueur aux défenseurs de la Commune et à la population parisienne. Quant au général Appert, parlant après la victoire de l’armée de l’ordre, il tenait à souligner la grandeur du triomphe en enflant arbitrairement la puissance de l’ennemi révolutionnaire que la réaction avait trouvé devant elle.

En réalité, les 100.000 hommes que la Commune avait en au 2 et au 3 avril, qui s’étaient levés encore pour elle immédiatement après l’échec de la sortie et pour conjurer les suites périlleuses de cet échec, n’y étaient déjà plus le 7 ou le 8 avril. Dombrowski, Wroblewski et leurs lieutenants, même aux plus beaux jours, disposeront au maximum de 30 on 35.000 hommes : 12 à 15.000 vers le Sud, 15 à 20.000 vers le Nord-Ouest. Sous ses ordres directs, Dombrowski aura, par occasion, jusqu’à 6.000 hommes ; malgré ses appels pressants et continus à la Commune, il n’en pourra en aucune circonstance grouper davantage.

Ce sont ces braves, dont les rangs iront s’éclaircissant sans cesse sous le passage des balles et des obus, qui s’opposeront pendant un mois et demi aux 150.000 hommes de Vinoy et de Mac-Mahon, quotidiennement renforcés par des troupes fraîches venues des camps de concentration de Cherbourg, de Cambrai, d’Auxerre, où les généraux de l’ordre réunissent, arment et catéchisent les prisonniers d’Allemagne rendus par Bismarck complice.

Au Nord-Ouest, sur les berges de la Seine, à Asnières, à Neuilly, vers la Porte-Maillot, la résistance fut admirable et épique. Du premier coup, Dombrowski avait rétabli la situation et jusqu’au 20 mai, dans ces parages, une poignée de braves tiendra en échec un adversaire dix fois supérieur en nombre avec des alternatives de succès et de revers.

Dans la nuit du 9 avril, Dombrowski débutait en chassant, accompagné de Vermorel, les Versaillais d’Asnières. De là il canonnait, avec des wagons blindés circulant sur la voie ferrée, Courbevoie et le pont de Neuilly. La même nuit, son frère Ladislas, avec Jaclard, se saisissait d’un autre point stratégique : le château de Bécon, qui commande la route d’Asnières à Courbevoie. Le 12 avril, les Versaillais tentaient contre cette dernière position un retour offensif, mais ils étaient repoussés. Le château de Bécon ne devait être repris par les troupes de l’ordre que le 17. Ce jour, les 250 fédérés qui l’occupaient, après avoir tenu six heures contre une brigade entière, se retiraient. Le lendemain, Asnières était attaqué à son tour et Dombrowski, n’ayant reçu pour tout renfort que 300 hommes, devait évacuer le village et repasser la Seine. Auguste Okolowicz fut grièvement blessé dans cette rencontre. Dombrowski se retrancha alors dans Neuilly où, pendant des semaines, la lutte se poursuivit âpre, ininterrompue, de jour comme de nuit. Chaque maison, chaque jardin devenus champ de bataille furent pris et repris tour à tour par les fédérés et leurs adversaires. Impassible sous la fusillade, avec une bravoure froide et comme inconsciente, Dombrowski, présent partout, veillait à tout, parait à tout.

La situation était terrible ; les combattants vivaient comme dans un enfer, sans cesse assaillis, dormant à peine, ne quittant le fusil que pour se saisir de la pioche et élever les retranchements improvisés qui, une heure ou deux, leur serviraient d’abris incertains jusqu’à ce que, délogés, tournés, ils aillent quelques pas plus loin réédifier d’autres retranchements semblables pour une défensive nouvelle. Du Mont-Valérien, de la formidable redoute de Montretout, une pluie de fer et de feu s’abattait sans discontinuer sur eux et aussi sur le malheureux village, sur Asnières, sur Levallois qui n’étaient plus que ruines, décombres, cendres et incendie. À cette canonnade furieuse répondaient seuls ou à peu près les canons établis à découvert à la Porte-Maillot et placés sous le feu plongeant de l’ennemi. Là aussi, à ce poste intenable, se dépensèrent des trésors d’énergie et de vaillance. Quarante-huit jours les pièces de la Porte-Maillot tonnèrent sans arrêt. Pointeurs et servants n’y résidaient guère plus de quelques heures, car la mort avait tôt fait de les y faucher. Cependant pas un instant les pièces ne chômèrent et ne se turent. Il se trouvait toujours et immédiatement d’autres intrépides pour prendre la place des intrépides qui venaient de succomber sous leurs yeux.

Dans la région du Sud, avec Wroblewski, les hostilités se poursuivaient aussi âpres et meurtrières. Aux Moulineaux, la redoute était prise et reprise ; le drapeau rouge y flottait un jour sur deux. Au fort d’Issy, la garnison repoussait en une semaine trois attaques nocturnes dans lesquelles l’ennemi éprouvait de lourdes perles. Dans Vanves, dans Issy, sur les coteaux de Bagneux, alertes incessantes et constantes escarmouches.

Si la Commune avait disposé à ce moment des forces qui s’étaient levées pour elle au début ou si une ferme et attentive direction avait su revivifier ces forces et les utiliser, nul doute que la partie pouvait être rétablie à l’avantage de la Révolution. Mais le désordre, la confusion allaient au contraire croissant. Deux choses essentielles continuaient à pécher : d’une pari, le commandement supérieur, le pouvoir de coordination et d’impulsion générale aussi absent, aussi nul avec Cluseret qu’avec Bergeret ou qu’avec Eudes : d’autre part, les cadres demeurés dans les compagnies, dans les bataillons au-dessous de leurs tâches, indisciplinés et incapables. Les officiers se rendaient au feu quand il leur plaisait et comme il leur plaisait ; à leur fantaisie ils quittaient la position qui leur avait été confiée. Il suffisait ainsi d’un mauvais capitaine, inintelligent ou indigne, pour paralyser la bonne volonté de cent combattants décidés et dévoués.

Au fond, dans chaque légion marchaient les bataillons qui voulaient et dans chaque bataillon les compagnies qui voulaient. Il en résulta que c’était toujours les mêmes unités qui se battaient, les meilleures. Celles-ci restaient aux avant-postes une et deux semaines, rentraient exténuées et n’avaient même pas licence de se refaire en goûtant dans leurs foyers quelques jours de repos.

« Les expéditions, a écrit Benoît Malon[2] qui fréquemment pour son compte accompagna aux tranchées sa légion du XVIIe arrondissement, étaient sanglantes et souvent les phalanges prolétaires revenaient décimées. Que de fois, on les a vus défiler devant l’Hôtel-de-Ville ! Noirs de poudre, leurs drapeaux déchirés par la mitraille, quelquefois en lambeaux, les rangs éclaircis, mais le cœur haut, ils criaient dans le bruit des tambours battant la marche : « Vive la République universelle ! Vive le Travail ! Vive la Commune ! » Ordinairement un membre de la Commune les haranguait et leur donnait un drapeau neuf en drap rouge frangé d’or. Ils recevaient avec des transports d’enthousiasme ce nouvel étendard de bataille : le bataillon le saluait, le déployait et repartait tambours et musique en tête, toujours en chantant la Marseillaise, le Chant du Départ ou Mourir pour la patrie ».

Repartait où ? Au front, vers d’autres engagements, vers de nouvelles fatigues et de nouveaux périls. Une sorte de sélection s’exerçait ainsi, mécanique, qui constituait peu à peu à la Commune une garde d’élite, une phalange héroïque, pour emprunter l’expression de Benoît Malon, mais d’effectifs perpétuellement réduits. Cette élite ne pouvait en effet réparer les brèches que les coups de l’ennemi ouvraient dans ses rangs, et se régénérer d’elle-même, les dévouements individuels qui s’offraient à cette intention devenant de plus en plus rares. Pour la ménager et la préserver, il eut fallu l’intervention de la loi s’appliquant à la décharger d’une partie de sa tâche périlleuse, en remployant du même coup à des fins plus profitables à la commune défense. Sur le vif, nous saisissons ici la faute capitale de la délégation de la Guerre qui laissa les plus solides éléments combattants se sacrifier sans profit, alors qu’elle aurait pu et dû avec eux encadrer le gros de la garde nationale et entraîner au feu les cent ou cent cinquante mille hommes que Paris ouvrier et républicain demeurait susceptible de mettre en ligne. C’est dans cette direction qu’était la voie du salut. Cluseret ne le comprit pas ou s’il le comprit, il n’y parut pas.



  1. Journal Officiel du 6 mai, p. 484-485.
  2. Benoît Malon, La Troisième défaite du Prolétariat français, p. 220.