Histoire socialiste/La Législative/Avènement de la Gironde

La bibliothèque libre.
, sous la direction de
Jules Rouff (p. 941-958).

AVÈNEMENT DE LA GIRONDE

En fait, même à cette date, même en mars 1792, le parti girondin et jacobin n’avait pas la majorité à l’Assemblée législative. Mais les Feuillants, les modérés s’étaient perdus en quelques mois par leur médiocrité, par leur inconsistance, par leur inaptitude à comprendre la Révolution. En ce qui touche la politique extérieure, ils n’avaient pas trahi, ils n’avaient pas conseillé la trahison ; mais ils avaient accepté d’être les conseillers de la Cour qui, elle, trahissait.

Plusieurs d’entre eux, écartés de l’action publique par la loi qui décidait la non-rééligibilité des Constituants, s’étaient réfugiés dans l’action occulte, et leurs relations avec la Cour ne furent point assez secrètes pour échapper au regard de la Révolution défiante ; elles furent assez mystérieuses pour prêter à tous les soupçons et pour susciter la légende (à moitié vraie) du comité autrichien.

Dans la question de la guerre, ils avaient été aussi rusés, aussi équivoques que la Gironde, mais avec beaucoup moins d’esprit de suite et de clairvoyance.

La Gironde pouvait équivoquer et tromper. Elle pouvait amorcer la grande guerre de propagande en paraissant ne proposer d’abord qu’une sorte d’expédition de police contre les émigrés. Elle savait bien qu’une fois en mouvement, la guerre, par sa terrible logique, se développerait.

Au contraire, les Feuillants se livrèrent, ou du moins plusieurs d’entre eux, à l’espoir insensé qu’ils pourraient sans péril ouvrir la guerre, qu’ils la gouverneraient et limiteraient à leur gré, et qu’ils la feraient tourner à l’affermissement de l’autorité royale. Ils mettaient en train eux-mêmes la machine formidable qui devait les broyer.

Même aveuglement, même débilité dans la politique intérieure. Ils ne comprirent pas que la vigueur des mesures destinées à réprimer la contre-révolution pouvait seule les sauver. Car la Révolution, forte au dedans, serait beaucoup moins tentée de chercher une diversion au dehors ; et c’est dans la paix seulement que pouvaient se concilier l’autorité royale transformée et la Révolution.

Ils paralysèrent les décrets contre les prêtres factieux, et la démarche du Directoire de Paris, inspirée par eux, permit à Louis XVI d’opposer son veto aux lois contre les prêtres rebelles.

Leur conduite dans les affaires du Midi, d’Arles, d’Avignon, de Marseille, fut lente et molle ; et pour n’avoir pas soutenu à temps les patriotes menacés par les nobles et les papistes, ils laissèrent s’installer dans le Midi une anarchie sanglante. Les soldats du régiment de Château-Vieux, condamnés à la suite des événements de Nancy, excitaient la vive sympathie des révolutionnaires. La fuite de Varennes avait révélé les manœuvres de Bouillé contre la Révolution, et ainsi ils apparaissaient comme des martyrs. L’idée de les arracher au bagne et de les recevoir avec éclat à Paris devait venir naturellement aux amis de la liberté. Les Feuillants s’opposèrent avec une violence incompréhensible à cette délivrance et à cette fête, et le grand poète André Chénier, qui était la lyre des Feuillants, épuisa sa verve outrageante, ses ïambes splendides et amers à railler ou insulter les soldats délivrés et leurs amis.

Pitoyable et maladroite politique ! Enfin, les Feuillants, ainsi séparés, pour ainsi dire, de la Révolution et en perdant tous les jours le sens, s’imaginèrent que le mouvement révolutionnaire et démocratique était artificiel, que seuls les clubs l’entretenaient. Et ils dirigèrent contre les Jacobins des polémiques insensées qui les irritaient tout ensemble et les grandissaient. C’est par eux que l’empereur d’Autriche fut conduit à dire que tous les « excès » de la Révolution sortaient du club de la rue Saint-Honoré. Un député modéré, Mouysset, alla jusqu’à demander que la salle des séances de l’Assemblée fût ouverte le soir aux députés qui voulaient délibérer officieusement. C’était une façon de dresser, en face du club des Jacobins, une sorte de club légal, nous dirions aujourd’hui un club parlementaire. Des pénalités furent même proposées contre les députés qui manqueraient une séance de l’Assemblée et assisteraient à une séance des clubs.

Et pendant qu’ils s’ingéniaient à ces pauvres inventions de police, les modérés, entrant par calcul dans le système de la guerre, perdaient peu à peu toute force de résistance. Ils auraient pu, s’ils avaient été nettement, dès l’origine, le parti de la paix, embarrasser cruellement la Gironde. Ils auraient pu exploiter contre elle les griefs de Robespierre. En soutenant Narbonne, ils s’interdirent à eux-mêmes de parler sérieusement de paix ; ils laissèrent se créer l’atmosphère de combat et de fièvre où tous les soupçons allaient éclore, et c’est à peine si quelques-uns d’entre eux se risquèrent à défendre mollement Delessart contre l’acte d’accusation si sophistiqué pourtant de Brissot. Aucun d’eux n’eut le courage de rappeler à Brissot que lui-même avait tenu plus d’une fois, sur les dispositions pacifiques de l’empereur, le langage qu’il reprochait à Delessart comme un crime. Aussi, malgré la force numérique qu’ils gardaient encore à l’Assemblée législative, les Feuillants étaient-ils en mars sans puissance réelle. La Gironde, hardie et soulevée par le souffle révolutionnaire, devait l’emporter.

Le roi, dans l’affolement qui suivit la dislocation du ministère par la brouille de Narbonne et de Bertrand, la mise en accusation de Delessart et la mort de l’empereur, chercha, non le salut, mais quelques mois de répit, dans un ministère girondin. C’est le 16 mars que le roi annonça à l’Assemblée législative qu’il venait de nommer de Lacoste ministre de la marine et Dumouriez ministre des affaires étrangères. Au reste, comme pour attester le déclin de l’autorité royale, Dumouriez avait pris les devants et, quelques heures plus tôt, avertit lui-même directement l’Assemblée. De Grave était déjà depuis quelques jours ministre de la guerre. Le 24 mars, le roi annonçait à l’Assemblée qu’il venait de nommer Clavière aux finances, ou, comme l’on disait alors, aux contributions publiques, et Roland de la Platière à l’intérieur.

Et cette fois, le roi faisait parvenir aux députés une note où il donnait les raisons de son choix. C’est l’aveu d’une volonté désemparée et à la dérive où ne subsiste plus d’autre force autonome que la force sournoise de la trahison :

« Messieurs, profondément touché des désastres qui affligent la France et du devoir que m’impose la Constitution de veiller au maintien de l’ordre et de la tranquillité publique, je n’ai cessé d’employer tous les moyens qu’elle met en mon pouvoir pour rétablir l’ordre et faire exécuter les lois. J’avais choisi, pour mes premiers agents, des hommes que l’opinion publique et l’honnêteté de leurs principes rendaient recommandables. Ils ont quitté le ministère ; j’ai cru alors devoir les remplacer par d’autres, accrédités par leurs opinions populaires. Vous m’avez si souvent déclaré, Messieurs, que ce parti était le seul qui pût remédier aux malheurs actuels, que j’ai cru devoir m’y livrer, afin qu’il ne reste aucune ressource à la malveillance pour jeter des doutes sur le désir constant que j’aurai toujours de prendre tous les moyens possibles pour opérer le bonheur de notre pays. En conséquence, je vous fais part du choix que je viens de faire de M. Roland de la Platière pour le ministère de l’intérieur, et de M. Clavière pour celui des contributions publiques. »

La loi votée par la Constituante ne permettait pas aux députés d’être ministres. C’est donc en dehors de la Législative que les ministres devaient être pris, et les chefs les plus éclatants de la Gironde ne pouvaient accéder en personne au gouvernement. Mais c’est bien sous l’influence de Brissot, secondé de l’habile Dumouriez, que la Cour fit ses choix. Dès le mardi 13 mars, Brissot pose ouvertement, dans son journal, la candidature de Dumouriez aux affaires étrangères : « Les hommes qui veulent de la vigueur des lumières et du patriotisme, désireraient y voir M. Dumouriez. »

Le jeudi 15, avant que la nouvelle fût officielle, le Patriote français écrit : « On assure que le patriote Dumouriez est nommé ministre des affaires étrangères. Jamais ministre ne se trouva dans des circonstances aussi favorables au développement de ses talents et de ses vertus civiques. M. Dumouriez n’oubliera pas sans doute qu’il est cher aux patriotes, et il ne s’en souviendra que pour penser qu’ils seront pour lui des juges d’autant plus sévères que leurs vœux l’appelaient à la place qu’il va occuper ; il se souviendra que la rigueur de la responsabilité à laquelle il va être soumis sera en raison du patriotisme qu’il a montré. »

Ces déclarations solidarisaient Dumouriez et la Gironde. C’est Brissot et Dumouriez qui vont trouver Roland pour le décider à entrer au ministère. Mme Roland nous l’apprend dans ses Mémoires : « Cependant, plusieurs députés de l’Assemblée législative se rassemblaient quelquefois chez l’un d’eux, place Vendôme, et Roland, dont on estimait le patriotisme et les lumières, fut invité à s’y rendre ; l’éloignement l’en dégoûtait ; il y alla très peu. L’un de nos amis, qui s’y trouvait fréquemment, nous apprit, vers la mi-mars, que la Cour, intimidée, cherchait, dans son embarras, à faire quelque chose qui lui rendît de la popularité ; qu’elle ne s’éloignerait pas de prendre des ministres jacobins, et que les patriotes s’occupaient à faire tomber son choix sur des hommes graves et capables ; ce qui importait d’autant plus que cela même pourrait être un piège de la part de la Cour, qui ne serait pas fâchée qu’on lui poussât de mauvaises têtes dont elle eût droit de se plaindre ou de se moquer. Il ajouta que quelques personnes avaient songé à Roland, dont l’existence dans le monde savant, les connaissances administratives et le caractère connu de justice et de fermeté offraient de la consistance. Roland allait alors assez souvent à la Société des Jacobins et se trouvait employé dans leur Comité de correspondance. Cette idée me parut creuse et ne fit guère d’impression sur mon esprit.

Dumouriez.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale).


« Le 21 du même mois, Brissot vint me trouver un soir, me répéta les mêmes choses d’une manière plus positive, demandant si Roland consentirait à se charger de ce fardeau ; je lui répliquai que, m’en étant entretenue avec lui par conversation lors de la première ouverture qui en avait été faite, il m’avait paru qu’en appréciant les difficultés, même les dangers, son zèle et son activité ne répugnaient point à cet aliment ; que cependant il fallait y regarder de plus près. Le courage de Roland ne s’effraya pas ; le sentiment de ses forces lui inspirait la confiance d’être utile à la liberté, à son pays, et cette réponse fut rendue à Brissot le lendemain.

« Le vendredi 23, à onze heures au soir, je le vis entrer chez moi avec Dumouriez, qui, sortant du Conseil, venait apprendre à Roland sa nomination au ministère de l’Intérieur et saluer son collègue. Ils restèrent un quart d’heure ; on donna le rendez-vous pour prêter serment le lendemain. « Voilà un homme, dis-je à mon mari après leur départ, en parlant de Dumouriez, que je venais de voir pour la première fois, qui a l’esprit délié, le regard faux, et dont peut-être il faudra plus se défier que de personne au monde. Il a exprimé une grande satisfaction du choix patriotique dont il était chargé de faire l’annonce, mais je ne serais pas étonnée qu’il te fît renvoyer un jour. » Effectivement, ce seul aperçu de Dumouriez me faisait trouver une si grande dissonance avec Roland, qu’il ne me semblait pas qu’ils pussent longtemps aller ensemble. Je voyais d’un côté la droiture et la franchise en personne, la sévère équité sans aucun des moyens des courtisans ; de l’autre, je croyais reconnaître un roué très spirituel, un hardi chevalier qui devait se moquer de tout, hormis de ses intérêts et de sa gloire. »

Ce premier ministère girondin était, en réalité, bien que Brissot ne figurât pas personnellement au Conseil, le ministère Brissot-Dumouriez. Et c’était surtout le ministère Dumouriez. L’habile et éblouissant aventurier, soldat et diplomate, avait dû jouer le rôle décisif dans la formation du nouveau gouvernement. Peut-être même en avait-il suggéré l’idée. Il pouvait, mieux que personne, servir d’intermédiaire entre la Gironde et la Cour.

D’une part il avait donné tout récemment des gages à la Révolution en Vendée, et il y avait connu Gensonné, envoyé à la fin de 1791 comme commissaire enquêteur ; il était resté lié avec lui, et c’est par lui sans doute qu’il entra dans l’intimité du groupe girondin. D’autre part, il n’avait cessé d’être en relation avec la Cour ; on a retrouvé de lui, dans l’armoire de fer, un mémoire adressé au roi, à la fin de 1791, sur la situation politique. Un moment il balança les chances de Narbonne pour le ministère de la guerre. Et il avait certainement gardé avec le roi et son entourage des moyens de correspondance. Il paraissait d’ailleurs moins humiliant à la Cour de s’abandonner ou de paraître s’abandonner un moment au brillant soldat qui avait des allures de chevalier d’ancien régime qu’aux avocats ou aux journalistes qui si âprement avaient dénoncé la royauté.

Et lorsque, à la date du 15 février, le roi fit parvenir à Dumouriez alors maréchal de camp de la douzième division en Vendée, sa nomination de lieutenant-général et l’appela à l’armée du Nord, il ne fut pas fâché sans doute de hausser d’un degré un homme à combinaisons et qui pouvait être utile.

Dans les quelques mois qu’il venait de passer en Vendée, pour apaiser les troubles, pour protéger les patriotes, Dumouriez avait révélé aux observateurs attentifs tout son caractère. Il avait, malgré ses cinquante-cinq ans, une activité d’esprit et de corps, un ressort de jeunesse admirables, je ne sais quelle aisance allègre qui semble ôter de leur poids à tous les fardeaux, une netteté de pensée supérieure, et un égoïsme lumineux et vif qu’aucun préjugé n’obscurcissait, qu’aucune conviction forte n’embarrassait. Il n’était lié à l’ancien régime qui l’avait méconnu, par aucun lien de reconnaissance, et il n’était lié à la Cour par aucun sentiment de pitié ou de chevalerie. Mais il ne désirait point la disparition de la royauté, et j’imagine qu’il préférait un état compliqué et incertain, mêlé de tradition royale et de démocratie, d’intrigue de cour et d’intrigue de club, parce qu’il se croyait plus en état que d’autres d’évoluer, de se pousser dans ces complications.

La pure démocratie et la pure monarchie lui paraissaient, en simplifiant à l’excès le problème, multiplier, aux dépens des habiles, le nombre des hommes capables de le résoudre. Pas plus qu’il n’avait de respectueuse pitié pour le roi et la reine, il n’avait pour la Révolution une déférence fanatique et profonde ; ce qu’il aimait en elle c’était seulement la force neuve, la force jeune qui donnait l’essor de toute part aux énergies inemployées. Mercier du Rocher, dans les mémoires inédits auxquels Chassin a fait de si intéressants emprunts, raconte une conversation de Dumouriez en septembre 1791, en Vendée, qui le peint à merveille :

« Dumouriez nous emmena souper chez lui, maison de Denfer, située dans la prairie… ; le repas fut frugal, la conversation animée. Le général, très madré, très roué, nous raconta ses aventures de l’ancien régime, nous parla de sa captivité à la Bastille, et nous promit de tenir tous les malveillants dans le devoir. Il ajouta que, tandis qu’on applaudissait sa conduite aux Jacobins de Paris, on le traitait d’aristocrate au club de Nantes, parce qu’il avait fait mettre en liberté des gentilshommes qu’on avait enfermés dans le château de cette ville, et que ces sortes de violences ne lui plaisaient point quoi qu’il fût ennemi juré des contre-révolutionnaires.

« Il nous parla de la Révolution, du Roi, de l’Assemblée nationale avec la légèreté d’un militaire français ; il nous dit qu’elle n’était plus qu’une vieille putain qu’il fallait se hâter d’éconduire. Cette expression était juste sous bien des rapports. Il nous parla de ses amis, il nous parla de son beau-frère (le marquis d’Auvant de Perry) qui avait épousé sa sœur. »

« Il avait aussi un autre beau-frère comte : c’était Rivarol, dont la sœur vivait avec lui. Elle était bien dans sa maison, mais comme elle était jeune et jolie, comme il avait cinquante-quatre ans et que nous étions tous des convives plus jeunes que lui, il jugea qu’il ne devait pas nous faire souper avec sa maîtresse. Il avait cueilli des lauriers au Champ de Mars, il craignait que quelqu’un de nous lui enlevât ses myrtes. »

Sa conduite en Vendée avait été décidée et adroite. Il s’était mêlé franchement aux patriotes ; il avait harangué de ville en ville les sociétés de Jacobins ; il avait multiplié les fêtes civiques, prenant part aux farandoles qui s’organisaient autour des autels de la Patrie splendidement illuminés. Il avait ainsi gagné la confiance des patriotes, il leur recommandait la prudence, la modération : « Pensons que les rebelles, s’il s’en présente encore, sont des Français égarés par le fanatisme et les préjugés… Soyons sévères comme la loi qui nous fait agir ; mais ne soyons ni cruels, ni injustes. »

Il parlait aux soldats le langage de la Révolution : au 51e qui arrivait de La Rochelle à Luçon, il disait : « Le militaire est citoyen ; son premier devoir envers la Patrie est de défendre la liberté. Si donc il est placé entre les ordres d’un chef qui lui commande d’attenter à cette liberté et sa conscience de Français patriote, il ne saurait être rebelle à la loi en désobéissant à son chef. C’est pourquoi il ne faut que des généraux patriotes à la tête de l’armée. »

Et il ajouta s’adressant aux chefs : « Je vous ordonne de laisser aller les soldats aux sociétés populaires. » À Fontenay, la garde nationale alla au devant du détachement ; les deux troupes se fondirent, et traversèrent la ville en chantant le Ça ira.

Ces détails communiqués à la Société centrale des Jacobins, faisaient grande la popularité de Dumouriez ; et en même temps il usait de son ascendant révolutionnaire sur les troupes pour les détourner du pillage, de la violence. Il savait bien ce qu’il y avait de sec, de dur, d’atrocement égoïste dans la contre-révolution vendéenne. Ce n’était pas à proprement parler le fanatisme religieux qui soulevait la population paysanne, ou tout au moins c’était le fanatisme de l’habitude plus que celui de la foi. C’était la haine d’une civilisation nouvelle plus active, plus libre, plus hardie, qui allait imposer des charges, tout en assurant des droits. Au fond, ces paysans de Vendée auraient voulu végéter dans des coutumes dormantes, comme des plantes dans un étang. Ils avaient peur du mouvement, de la nouveauté, de la vie. Ils ne voulaient pas d’impôts ; ils ne voulaient pas porter les armes ; et sans un goût très vif pour l’ancien régime, ils aimaient mieux y retomber que faire un moment, en courage, en sacrifices, en activité, les frais de la Révolution. En février 1792 la municipalité des Épesses écrivait à Dumouriez : « Notre patriotisme est le travail et l’amour de la paix, et quiconque nous la donne est un Dieu pour nous. Nous payons des guerriers pour protéger nos hameaux et celui qui nous tirerait de nos charrues pour armer nos bras serait un scélérat à nos yeux. Nos corps endurcis ne sont cependant point efféminés ou lâches ; nous avons la conscience de notre innocence et de notre force, et si nous renversions nos faux, comme on nous en accuse, nous saurions nous faire respecter. La douceur du peuple est celle de l’agneau, sa force est celle du lion, et, s’il sortait de son caractère sa férocité serait celle du tigre. »

Dumouriez était donc averti, et il connaissait toutes les forces de routine sauvage qui pouvaient dans l’Ouest éclater contre la Révolution. Bien des propos de lui, à cette époque, témoignent qu’il ne se faisait pas illusion sur l’étendue du péril, mais il savait par des démarches personnelles habiles auprès des curés les moins engagés, par son affabilité, par son art de diviser les intérêts et de calmer les amours-propres, amortir et disperser le choc. C’est cette tactique d’habileté et d’intrigues, d’audace et de séduction qu’il va appliquer à l’ensemble de la Révolution.

Son premier acte, après avoir gagné Brissot et la Gironde, c’est d’aller aux Jacobins. Il y parut le lundi 19 mars. Grande nouveauté que la présence d’un ministre « patriote » au club ! Et comme ce ministre était chargé des affaires étrangères, quelle vive réponse aux communications de l’empereur et de Kaunitz dénonçant les Jacobins !

Ceux-ci en furent transportés. Dumouriez monta à la tribune et, selon l’usage adopté depuis quelques jours par les orateurs de la Société, se coiffa du bonnet rouge. Il avait cette grâce souveraine de ne pas faire à demi les démarches que la politique lui conseillait.

« Frères et amis, dit-il, tous les moments de ma vie vont être consacrés à remplir la volonté de la Nation et le choix du roi constitutionnel. Je porterai dans les négociations toutes les forces d’un peuple libre, et ces négociations porteront sous peu une paix solide ou une guerre décisive. (Applaudissements.) Et dans le dernier cas je briserai ma plume politique et je prendrai mon rang dans l’armée pour venir triompher ou mourir libre avec mes frères. J’ai un grand fardeau et très difficile à soutenir, mes frères ; j’ai besoin de conseils, vous me les ferez passer par vos journaux ; je vous prie de me dire la vérité, les vérités les plus dures. Mais repoussez la calomnie, et ne rebutez pas un zélé citoyen que vous avez toujours connu tel. » (Applaudissements universels.)

Robespierre fit quelques réserves : « Je déclare à M. Dumouriez qu’il ne trouvera aucun ennemi parmi les membres de cette Société, mais bien des appuis et des défenseurs, aussi longtemps que par des preuves éclatantes de patriotisme, et surtout par des services réels rendus au peuple et à la patrie, il prouvera, comme il l’a annoncé par des pronostics heureux, qu’il était, le frère des bons citoyens et le défenseur zélé du peuple. Je ne redouterai pour cette Société la présence d’aucun ministre, mais je déclare qu’à l’instant où dans cette Société un ministre aurait plus d’influence qu’un bon citoyen qui s’est constamment distingué par son patriotisme, alors il nuirait à la Société, et je jure, au nom de la liberté, qu’il n’en sera point ainsi, qu’elle sera toujours l’effroi de la tyrannie et l’appui de la liberté. »

« Là-dessus, note le procès-verbal des Jacobins, M. Dumouriez se précipite dans les bras de M. Robespierre. La Société et les tribunes, regardant ces embrassements comme le présage de l’accord du ministère avec l’amour du peuple, accompagnent ce spectacle des plus vifs applaudissements. »

Aucune objection de principe ne fut faite à l’entrée des patriotes, des Jacobins (Roland était secrétaire de la Société), dans un ministère formé par le roi. À vrai dire, « les Amis de la Constitution » ne pouvaient pas s’opposer au fonctionnement de la Constitution qui donnait au roi le droit de choisir les ministres. Toujours jusqu’ici les Assemblées s’étaient abstenues de paraître exercer même un contrôle sur les choix ministériels faits par le roi. Il pouvait les appeler et les renvoyer à son gré, et le caractère révolutionnaire du mouvement que provoqua le renvoi de Necker (et qui était antérieur d’ailleurs à la Constitution), ne peut être invoqué comme le signe d’une pratique contraire ; même, alors, la Constituante protesta qu’elle n’entendait point peser sur la volonté royale. À vrai dire, le régime parlementaire n’était pas encore né.

Les ministres, même en 1792, étaient les commis du roi beaucoup plus que les organes de la majorité : ils étaient responsables ; ils pouvaient, comme de Lessart récemment, être mis en accusation. Mais cette responsabilité ne s’étendait pas aux actes où ils n’apparaissaient que comme les instruments de la prérogative royale. Ainsi, quand les ministres transmettaient à l’Assemblée les refus de sanction du roi, aucune voix ne s’élevait dans l’Assemblée pour demander aux ministres : Pourquoi consentez-vous à transmettre des refus de sanction portant sur des décrets et des lois auxquels les représentants de la nation attachent la plus grande importance ? Il eût semblé que faire un grief aux ministres de transmettre le veto, c’eût été s’en prendre au veto lui-même et supprimer le droit constitutionnel du roi, en lui retirant les moyens de l’exercer.

Pourtant, quand le roi acculé fut obligé d’appeler, non plus des royalistes comme Bertrand, non plus des « monarchiens » comme Delessart, non plus même des constitutionnels modérés comme Duport-Dutertre et Cahier de Gerville, mais des patriotes, des démocrates, des jacobins comme Dumouriez et Roland, on sentit confusément qu’il y avait quelque chose de changé dans les rapports du ministère et du roi. On entrevit que les nouveaux ministres ne pourraient pas, à l’égard de la prérogative royale, jouer le rôle passif de leurs prédécesseurs, qu’ils étendraient nécessairement leur responsabilité : et c’est comme la première ébauche, comme la première lueur du régime parlementaire qui apparaît.

Je trouve un indice de ce travail des esprits dans l’article : Des nouveaux ministres, que publia, à la date du 24 au 31 mars, le journal les Révolutions de Paris :

« Nous avons dit souvent que le défaut essentiel de la Constitution française était de n’être point assise sur des bases immuables et de ne reposer que sur la probité supposée du pouvoir exécutif et de ses agents. Nous en faisons la triste épreuve depuis le 14 juillet 1789 ; nous la faisons surtout depuis l’acceptation de l’acte constitutionnel par Louis XVI. Les sieurs Duport, Delessart, Bertrand, Duportail, Montmorin, etc., ont fait le malheur du peuple, parce qu’ils n’ont pas voulu être honnêtes gens. Que conclure de là ? Deux choses qui vont paraître bien étranges : 1o  Que la Constitution, en ce qui regarde le gouvernement, n’a presque aucun avantage sur le despotisme ; 2o  Que les ministres actuels peuvent néanmoins, s’ils le veulent, faire instantanément le bonheur de leur pays.

« Expliquons ces prétendus paradoxes. Le peuple élit ses magistrats, ses juges, ses représentants ; les représentants du peuple ont intérêt de soutenir et défendre la cause du peuple, qui est la leur, et ils la soutiendraient, par la raison de leur intérêt personnel, s’ils ne trouvaient pas un intérêt plus grand à la trahir ; or, quel est l’intérêt étranger qui fait dévier une partie des représentants du peuple ? C’est la liste civile, ce sont les emplois à la nomination du pouvoir exécutif : donc le Corps législatif serait nécessairement pur, si le pouvoir exécutif n’avait qu’un salaire raisonnable et aucun emploi public à sa disposition.

« S’il est une fois démontré qu’il n’y a que l’influence du pouvoir exécutif qui puisse engager le Corps législatif dans des démarches contraires au bien du peuple, il l’est également que la Constitution ne repose que sur la probité supposée du chef du pouvoir exécutif ; car si le Corps législatif est incorrompu, ses décrets seront salutaires et justes, le peuple sera bien gouverné, toutes les fois que ces mêmes décrets seront ponctuellement exécutés, et ils seront ponctuellement exécutés si le pouvoir exécutif n’a aucun intérêt à ne les point exécuter ; mais si le pouvoir exécutif a un intérêt à ne pas faire exécuter les lois, il ne les exécutera pas, et l’on aura beau faire, on aura beau décréter, le jeu de la machine n’en sera ni meilleur, ni plus actif.

« On peut en conclure, avec certitude, que le roi étant inviolable, et nul n’ayant le droit de lui demander compte de son inertie ou de ses actions, la révolution est à peu près nulle, s’il s’obstine à rester en place et à contrarier sans cesse la marche de la révolution.

« Il résulte de cet exposé que dans la vérité exacte, un peuple qui a un gouvernement où le roi est inviolable, et où nul moyen ne peut le forcer à agir, n’est pas plus libre que ceux chez qui la volonté du roi est la suprême loi ; car il n’y a pas de différence entre obéir à la volonté d’un tiers et commander à celui qui a le droit de désobéir. Si les représentants de la France ne peuvent pas espérer le bonheur de l’empire sans le concours du roi, L’empire n’est ni plus heureux ni plus libre que si son bonheur et sa liberté ne dépendaient que du roi ; cependant, comme le roi ne peut pas agir seul, comme il ne peut rien ordonner sans le concours des ministres, il est certain que la somme de bien ou de mal résultant d’un gouvernement dépendra toujours de la volonté des ministres, dont l’attache n’est pas forcée et qui doivent savoir se refuser au besoin. C’est en ce sens que nous avons dit que le ministère actuel, s’il est aussi bien intentionné qu’on a le droit de l’attendre, pourra faire jouir le peuple d’une sorte de bonheur et de liberté qui durera aussi longtemps qu’il plaira au roi de les conserver. »

Les démocrates notaient très bien la contradiction essentielle de la Constitution. Elle constituait tous les pouvoirs à l’élection, tous, sauf le pouvoir suprême. C’est par les représentants élus de la nation qu’était faite la loi, mais un chef du pouvoir exécutif, à jamais inviolable, à jamais irresponsable, pouvait ou par le veto ajourner pour des années la loi, ou par le choix d’agents d’exécution animés d’un esprit contre-révolutionnaire, la paralyser et la fausser.

En fait, cette contradiction, théoriquement insoluble, aurait pu être résolue si la monarchie avait compris les temps nouveaux, si elle avait loyalement accepté la Constitution nouvelle. Mais celle-ci portait en elle un ennemi sournois qui la rongeait, pour ainsi dire, du dedans. Que le roi soit obligé d’appeler des ministres démocrates, patriotes, jacobins, très prononcés dans le sens de la Révolution, alors la crise latente de la Constitution éclatera nécessairement. Ou bien les agents ministériels du pouvoir royal obligeront celui-ci à marcher avec la Révolution, ou bien, en obligeant le roi à les chasser, ils feront éclater à tous les yeux l’incompatibilité essentielle de la Révolution et de la monarchie. C’est par là que l’avènement du ministère Girondin a un sens révolutionnaire.

Dumouriez se hâta, comme il l’avait promis, de préciser la situation extérieure. Depuis longtemps, il était l’adversaire de l’alliance autrichienne. Nombreux étaient, sous l’ancien régime, les hommes qui déploraient le traité de 1756, qui lui imputaient tous les malheurs de la France dans la Guerre de Sept ans et qui désiraient un autre groupement des puissances.

Les événements révolutionnaires parurent à Dumouriez une occasion excellente de réaliser cette conception diplomatique. Combattre l’Autriche, négocier avec la Prusse, tel était son plan qui coïncidait partiellement avec celui de Brissot, mais qui procédait d’une toute autre pensée et tendait à un tout autre but. Pressé de donner des explications complémentaires, le prince de Kaunitz avait renouvelé le 18 mars ses considérations antérieures et affirmé qu’elles répondaient aux vues du nouveau roi François II. Dumouriez envoya à Vienne un message qui devait exiger la promesse ferme de la dissolution du Congrès des souverains.

Le prince de Kaunitz se borna, par une note brève du 7 avril à se référer à son communiqué du 18 mars : et, là-dessus, Dumouriez conseilla à Louis XVI de déclarer la guerre « au roi de Bohème et de Hongrie. » Le roi, acculé, effrayé, espérant d’ailleurs que la guerre donnerait au Congrès des souverains l’occasion de se manifester, consentit à proposer la guerre à l’Assemblée, selon la Constitution.


Louis XVI à l’Assemblée législative avec ses ministres Jacobins déclarant la Guerre.
IMAGE CONTRE-RÉVOLUTIONNAIRE.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet).

C’est le 20 avril que le roi vint à l’Assemblée. Dumouriez donna lecture du mémoire où il démontrait la nécessité de la guerre et reprenait les griefs vingt fois exposés par Brissot. « Le roi, avec quelque altération dans la voix », dit le procès-verbal, prononça ces paroles : « Vous venez, Messieurs, d’entendre le résultat des négociations que j’ai suivies avec la cour de Vienne. Les conclusions du rapport ont été l’avis unanime des membres de mon Conseil. Je les ai adoptées moi-même : elles sont conformes au vœu que m’a manifesté plusieurs fois l’Assemblée nationale, et aux sentiments que m’ont témoignés un grand nombre de citoyens de diverses parties du royaume. Tous préfèrent la guerre à voir plus longtemps la dignité du peuple français outragée, et la sûreté nationale menacée.

« J’avais dû, préalablement, épuiser tous les moyens de maintenir la paix ; je viens aujourd’hui aux termes de la Constitution, proposer à l’Assemblée nationale la guerre contre le roi de Bohème et de Hongrie. »

Un seul député, Becquey, tenta de s’y opposer.

La guerre fut décidée à une immense majorité dès la séance du 20 avril. Entre le vieux monde monarchique et féodal et la Révolution démocratique, un choc immense allait se produire. Nul alors, parmi ceux qui votèrent la guerre, n’en prévit l’immensité et la durée. Ou bien ils croyaient qu’elle serait limitée à l’Autriche, ou bien ils imaginaient que l’esprit révolutionnaire déchaîné sur le monde allait en quelques jours plier les vieux pouvoirs comme des herbes sont pliées et flétries par un vent d’orage. Mais il y avait dans la France révolutionnaire une telle force de passion, un orgueil si véhément de la liberté que même si elle avait pu mesurer exactement l’étendue de la lutte où elle entrait, elle n’aurait pas reculé. Seul, le fantôme du despotisme militaire, grandissant à l’horizon, l’aurait fait hésiter peut-être. La ferveur et le rayonnement de l’enthousiasme lui cachaient le péril.

Chose curieuse et vraiment dramatique ! Au moment où Louis XVI entra pour soumettre à l’Assemblée la déclaration de guerre, c’est Condorcet qui était à la tribune et qui y développait un plan admirable et vaste d’instruction publique.

Condorcet, nous l’avons vu, croyait à la nécessité de la guerre : mais il s’efforçait de la limiter, et on aurait dit qu’il essayait d’occuper d’avance l’horizon par de magnifiques projets pacifiques.

Le plan d’instruction publique, tel qu’il le développait, supposait en effet la paix. Il prévoyait une extension rapide des premières mesures proposées : et il disait : « On pourrait nous reprocher d’avoir trop resserré les limites de l’instruction donnée à la généralité des citoyens, mais la nécessité de se contenter d’un seul maître pour chaque établissement, celle de placer des écoles auprès des enfants, le petit nombre d’années que ceux des familles pauvres peuvent donner à l’étude nous ont forcés de resserrer cette première instruction dans des bornes étroites ; et il sera facile de les reculer lorsque l’amélioration de l’état du peuple, la distribution plus égale des fortunes, suite nécessaire des bonnes lois, les progrès des méthodes d’enseignement, en auront amené le moment ; lorsqu’enfin la diminution de la dette et celle des dépenses superflues permettra de consacrer à des emplois vraiment utiles une plus forte portion des revenus publics. »

Voilà le grand rêve de démocratie pacifique, éclairée, égalitaire, que déployait Condorcet au moment même où arrivait le roi, portant la déclaration officielle de la guerre qui allait engloutir pour des générations toutes les ressources du pays. Que Condorcet ait dû descendre de la tribune pour céder la place à la déclaration de guerre, c’est un saisissant symbole de la déviation militaire de la Révolution.

Quand il reprit, le lendemain, l’exposé de son plan, il déclara que la ferveur de l’étude, de la science devait d’autant plus être propagée que dans le monde nouveau les âmes n’ayant plus l’aliment des passions guerrières et de l’activité conquérante, devaient trouver dans la recherche toujours plus ardente du vrai l’emploi de leurs énergies.

« Nous avons cédé, dit-il en un admirable langage, à l’impulsion générale des esprits qui en Europe semblent se porter vers les sciences avec une ardeur toujours croissante. Nous avons senti que, par une suite des progrès de l’espèce humaine ces études qui offrent à son activité un aliment éternel, inépuisable, devenaient d’autant plus nécessaires que le perfectionnement de l’ordre social doit offrir moins d’objets à l’ambition, ou à l’avidité ; que dans un pays où l’on voulait unir par des nœuds immortels la paix et la liberté, il fallait que l’on pût, sans ennui, sans s’éteindre dans l’oisiveté, consentir à n’être qu’un homme et un citoyen ; qu’il était important de tourner vers des objets utiles ce besoin d’agir, cette soif de gloire à laquelle l’état d’une société bien gouvernée n’offre pas un champ assez vaste, et de substituer ainsi l’ambition d’éclairer les hommes à celle de les dominer. »

Voilà le rapport qui fut coupé en deux ; voilà, si je puis dire, l’espérance qui fut coupée en deux par la déclaration de guerre. Condorcet s’imaginait-il que la guerre serait courte ? Ou pensait-il que même si elle devait durer pendant bien des années, peut-être pendant bien des générations il fallait formuler d’emblée le suprême idéal de la Révolution, l’idéal de science et de paix ?

Ce vaste esprit, habitué à méditer les siècles, s’appliquait-il à déterminer avec netteté un avenir même lointain ? Il y a une grandeur incomparable dans l’âme double et une de la Révolution, qui se prépare à sauver par la guerre la liberté, et qui songe aux moyens d’animer la paix. Après tout, elle n’a pas échoué dans ce double effort : car les forces d’ancien régime ont été brisées par la guerre ; et la démocratie grandissante a travaillé malgré ces fardeaux à répandre la science. Mais quelle mélancolie, quelle poignante tristesse de songer à ce que l’idéal de Condorcet aurait pu faire de la France si la guerre ne l’avait pas passionnée d’abord et ensuite asservie !

C’est parce que nous souffrons amèrement de cette déviation révolutionnaire que nous sommes sévères, peut-être trop, pour cette Gironde imprudente et brouillonne qui, de parti pris, précipita dans le sens de la guerre les événements encore incertains. Elle nous a dérobé cette consolation de savoir avec certitude que la guerre était inévitable. Mais l’humanité lui pardonnera en faveur du haut idéal de liberté et de paix que, par des moyens belliqueux, elle voulut servir, et dans l’admirable lumière de la pensée de Condorcet, je ne discerne plus l’intrigue de Brissot.

Le crime impardonnable, inexpiable, c’est celui de la royauté fourbe, menteuse, traîtresse, qui ne se résigna jamais à la liberté nouvelle, qui n’accepta jamais honnêtement la Constitution qu’elle jurait de servir, et qui par sa trahison secrète, sournoise, constamment ressentie et impossible à saisir, accula la France énervée aux résolutions de guerre et pressa l’intervention hésitante de l’étranger.

Au moment où le roi lisait la déclaration de guerre, sa voix était altérée. Tremblait-elle de douleur, de colère, de frayeur ou de honte ? Était-il irrité et humilié d’avoir condescendu, par tactique, à déclarer la guerre à celui-là même dont il sollicitait le secours ? Se demandait-il avec crainte ce qui allait sortir pour lui de ce drame ? Ou bien le sentiment qu’il trompait la nation, qu’il se préparait à la livrer, faisait-il un peu trembler sa voix devant les représentants de la France ?

Au moment même où le roi acceptait de déclarer la guerre à François II, il s’appliquait à hâter la marche des armées d’invasion qui devaient fouler le sol et la liberté de la France, et il renseignait l’ennemi sur les opérations probables des armées françaises.

Le 24 mars, le baron de Breteuil commente la mission dont Goguelat, sous le nom de Dammartin, est chargé auprès de l’empereur François II. Goguelat portait ce simple mot de la reine :

« Croyez en tous points, mon cher neveu, la personne que je charge de ce billet.

« Marie-Antoinette. »

Et ce mot du roi :

« Je pense absolument comme votre tante, et j’y ai la même confiance.

« Louis. »

Breteuil écrivait donc :

« Vous jugerez, Sire, d’après les détails du sieur Dammartin, qu’il est impossible de réunir sur les mêmes têtes des malheurs et des dangers de tout genre, plus déchirants et plus révoltants. Il est certain que la faction qui maîtrise le royaume, est résolue à porter l’audace jusqu’à déclarer la guerre ; elle veut, sans différer, faire deux points d’attaque à la fois : dans l’empire et sur le territoire du roi de Sardaigne.

« Leur résolution, en commençant les deux entreprises, est de suspendre le roi de ses fonctions, de séparer la reine de S. M. sous le prétexte de différentes accusations portées à dix-neuf chefs, dont le principal est d’avoir engagé feu S. M. l’Empereur à former une confédération avec les grandes puissances de l’Europe en faveur de la prérogative royale. On ne peut penser sans frémir d’horreur jusqu’où ces misérables peuvent porter cet abominable projet, ou se dissimuler que leur atrocité est sans mesure, parce qu’elle se voit sans frein. »

« Il n’y a, Sire, que V. M. qui puisse leur en présenter un assez fort et assez prompt pour les contenir. Le roi s’assure de trouver dans les principes et dans l’âme de V. M. toute l’action des secours devenus aujourd’hui nécessaires aux dangers de sa personne et de celle de la reine, ainsi qu’au rétablissement de la monarchie.

« Vous sentirez, Sire, en apprenant leur projet d’attaques rebelles et leur plan de détrôner le roi, combien il importe que le développement des forces que le roi espère que V. M. veut, comme feu S. M. l’Empereur, employer de concert avec le roi de Prusse, marche absolument en avant de sa déclaration préparée aux puissances qui s’intéressent au sort de la maison royale et de la monarchie française. Le rassemblement sur le Rhin des forces réunies de V. M. et du roi de Prusse serait imposant pour la conduite des projets atroces des scélérats dans l’intérieur et pour leurs intentions hostiles contre nos voisins. »

Ainsi, à la fin de mars, un mois avant le jour où lui-même proposera à l’Assemblée de déclarer la guerre à François II, Louis XVI, par ses agents Goguelat et Breteuil, le presse de s’entendre avec la Prusse et d’amener ses troupes sur le Rhin.

Et la reine Marie-Antoinette écrit le 26 mars au comte Mercy :

« M. Dumouriez, ne doutant plus de l’accord des puissances pour la marche des troupes, a le projet de commencer ici le premier par une attaque de Savoye et une autre dans le pays de Liège. C’est l’armée Lafayette qui doit servir à cette dernière attaque. Voilà le résultat du Conseil d’hier ; il est bon de connaître ce projet pour se tenir sur ses gardes et prendre toutes les mesures convenables. Selon les apparences, cela se fera promptement. »

C’est la trahison flagrante, criminelle. Et on alléguerait en vain que la reine, fille de la Maison d’Autriche, restait avant tout liée aux siens ; car la tradition même de la royauté mettait au-dessus des affections de famille l’intérêt des nations. En vain on alléguerait encore que le roi et la reine menacés étaient excusables de chercher un secours au dehors ; car la longanimité de la Révolution, après le coup d’État du 23 juin, après le coup d’État manqué du 14 juillet, après la fuite de Varennes, montre assez que le roi et la reine n’auraient couru aucun péril s’ils avaient consenti à reconnaître la volonté nationale, à ne pas tricher, à ne pas mentir, à ne pas trahir. Enfin, on ne peut même invoquer les préjugés naturels de la royauté ; car l’exemple de l’Angleterre, où la monarchie se pliait depuis des siècles à des règles constitutionnelles, était bien connu du roi, et c’est l’égoïsme le plus obscur et le plus sot, c’est la dévotion la plus mesquine et la plus peureuse, c’est la vanité la plus puérile qui animaient le roi contre une révolution dont lui-même avait reconnu la nécessité et à qui il avait ouvert la carrière.

Il n’y a pas d’excuse, et il n’y aura pas d’autre sanction possible que l’échafaud. Un ambassadeur français m’a raconté que le prince Lobanof, qui fut ministre des Affaires étrangères de Russie, avait écrit sur la Révolution une courte étude où, jugeant les événements et les hommes en aristocrate absolutiste, mais en patriote, il disait : « Les hommes qui firent le 14 juillet étaient des rebelles et ils devaient être pendus ; mais le roi a trahi son peuple et il devait être guillotiné. »

La guerre déclarée le 20 avril ne donnera pas lieu, tout de suite, à des événements décisifs, à des rencontres mémorables ; nous pouvons donc suspendre un moment la marche du récit pour nous demander quel est, en 1702, l’état économique et social de la France, quelles sont les tendances, les idées, les passions des diverses classes. Il faut savoir quel est le minerai qui va être jeté dans la fournaise de la guerre.