Histoire socialiste/La République de 1848/P1-13
CHAPITRE XIII
L’ENSEIGNEMENT ET L’ÉGLISE. — PROJETS RÉPUBLICAINS ET LOI FALLOUX
L’enseignement, quand survint la Révolution de 1848, était disputé en France entre deux puissances, également officielles, également reconnues, l’Église et l’Université.
Le mot d’Université avait en France un sens particulier, un sens exclusivement français. Il ne signifiait pas, comme au moyen-âge et comme à l’étranger, un établissement d’enseignement supérieur comprenant les quatre facultés traditionnelles : théologie, droit, médecine, philosophie sciences et lettres. Il désignait, depuis Napoléon Ier, l’ensemble du corps enseignant et des écoles de tout ordre où se donnait l’enseignement.
Une et indivisible, l’Université de France avait à sa tête un grand-maître qui était le ministre de l’Instruction publique. Elle était divisée en un certain nombre de circonscriptions on Académies qui étaient administrées chacune par un recteur. Il y avait une sévère hiérarchie, d’une part d’administrateurs, d’autre part de professeurs, tous dépendant les uns des autres, tous dépendant du ministre qui représentait l’État. Il y avait aussi une hiérarchie d’établissements superposés : Facultés et Écoles spéciales, Collèges royaux et Collèges communaux, à côté desquels vivaient des institutions privées, surveillées et contrôlées par l’État et se rattachant par un lien étroit au système général.
Cette Université avait un semblant d’indépendance. Elle avait rang de personne morale ; elle avait à ce titre droit de posséder, d’acquérir, de recevoir. Elle avait une dotation, des rentes, la permission d’établir et de percevoir des taxes. Elle avait un Conseil siégeant près du ministre. Mais son indépendance n’était qu’apparente. L’esprit autoritaire de son fondateur vivait incarné dans les lois qui la régissaient. Toutes les nominations étaient faites par l’autorité supérieure. C’était, en réalité, une institution d’État soumise à l’État, ayant pour fonction de répandre les doctrines de l’État, de conférer des diplômes d’État et de maintenir par là une sorte d’unité intellectuelle entre les membres de l’État.
Les maîtres dont elle était composée formaient une corporation qui recevait certains privilèges en compensation d’un engagement temporaire, et ils semblaient ainsi, comme une corporation religieuse, prononcer des vœux, moins stricts et moins durables que ceux des moines, mais les astreignant à certaines obligations, à une certaine réserve, à une certaine tenue. La robe que portaient encore les professeurs révélait en eux ce caractère du clergé laïque.
Le corps enseignant était divisé en trois groupes répondant à trois ordres d’enseignement : enseignement primaire essentiellement destiné au peuple ; enseignement secondaire s’adressant à la classe moyenne ; enseignement supérieur réservé à une petite élite, en général à ceux qui voulaient entrer dans les carrières dites libérales.
En face de l’Université se dressait l’Église catholique, inconsolable d’avoir perdu le monopole qu’elle avait possédé jadis de distribuer le savoir, continuant à former ses futurs ministres dans ses grands et petits séminaires, mais désireuse de reprendre son empire sur les enfants non destinés aux ordres, aspirant à marquer de son empreinte des élèves voués à la vie laïque, comprenant que l’éducation de la jeunesse contient en germe l’avenir, que, suivant un vers emphatique de l’abbé Gaume :
Elle avait, en conséquence, sous le règne de Louis-Philippe, attaqué de deux façons l’Université. D’abord elle avait revendiqué le droit d’enseigner, non seulement pour elle-même, mais pour tout le monde ; elle savait fort bien qu’association privilégiée, riche par ses biens de main-morte et payée en sus par l’État, puissante par son antique organisation et par la prise qu’elle avait encore sur les croyants, elle ne courait aucun risque en face des laïques, isolés, désarmés, privés du droit de s’associer. La liberté d’enseignement était le pendant exact de la liberté de l’industrie réclamée par les patrons. De même que ceux-ci, propriétaires de la terre, de l’argent, des instruments de travail, demandaient qu’on les laissât librement lutter sur le terrain économique avec les ouvriers dénués de tout, même de la permission de se réunir et de se concerter, de même l’Église appelait de ses vœux sur le terrain des idées une lutte où elle ne rencontrerait plus en face d’elle que des individus éparpillés et impuissants à lui résister. C’est contre cette libellé menteuse que Thiers — en ses jours de libéralisme — s’était élevé en disant : « Si le clergé, comme tous les citoyens, sous les mêmes lois, veut concourir à l’éducation, rien de plus juste, mais comme individus, à égalité de conditions, pas autrement. Veut-il autre chose ? Alors il nous est impossible d’y consentir… » Mais, depuis peu, l’Église usait d’une autre tactique ; elle semblait trouver plus avantageux, au lieu de revendiquer la libre concurrence, de réclamer le partage avec l’État du monopole de l’enseignement. Montalembert, qui avait commencé par soutenir avec Lamennais, la thèse de la liberté pleine et entière pour tous, disait en 1845 ; « L’Église n’est pas dans l’État, pas plus que l’État n’est dans l’Église ; ce sont deux puissances collatérales, souveraines, indépendantes, chacune dans son domaine. L’Église est l’alliée de l’État, non sa sujette. » Il s’ensuivait que l’Église voulait être sur pied d’égalité avec le pouvoir civil ; qu’elle entendait participer aux mêmes prérogatives que l’Université. Ces deux conceptions se mêlaient et parfois se heurtaient parmi les catholiques. Les intransigeants voulaient la liberté intégrale, tout ou rien, les autres, moins violents, plus politiques, acceptaient de collaborer à l’œuvre de l’État, à condition d’avoir la haute main dans ses collèges, de surveiller et de tenir en bride ses professeurs.
En réalité, lorsqu’éclata la Révolution de 1848, l’Église et l’Université avaient chacune leur part dans l’enseignement. L’école primaire publique n’était ni laïque, ni gratuite, ni obligatoire. La bourgeoisie avait poussé mollement l’instruction populaire. Elle trouvait que c’était une gêne pour l’industrie accoutumée à employer les enfants très jeunes, un danger aussi pour sa propre domination, parce que c’était éveiller dans les cœurs l’ambition du mieux-être, risquer de faire des raisonneurs et des déclassés. Sans doute, en 1847, il n’y avait plus que 2 000 communes sans école et le nombre des élèves s’élevait, d’après les chiffres officiels, à 3 530 135. Mais il faut se défier des mirages de la statistique. Dans les villages la mauvaise saison était la saison d’apprendre ; l’école se remplissait ; au temps des longs jours la fenaison, la moisson, les vendanges réclamaient de petits travailleurs supplémentaires ; l’école se vidait. En tout temps, les garçons formaient la majorité ; l’on en comptait 21 contre 13 filles. L’instruction s’arrêtait à l’âge de la première communion, 12 ans pour les uns et 11 pour les autres. Du reste les Frères de la Doctrine chrétienne et des Sœurs d’ordres variés avaient une large place dans les campagnes et dans les faubourgs. Les écoles congréganistes attiraient habilement par une gratuité presque complète ; et puis il était convenu, par une sorte d’accord tacite, que la direction des esprits féminins revenait à l’Église. Des 19 414 écoles de filles qui existaient en France, presque toutes étaient religieuses.
Les résultats obtenus peuvent se mesurer par le nombre de gens qui savaient lire et écrire. Il variait suivant le sexe, l’âge, la résidence, la région. Les femmes étaient partout moins instruites que les hommes, dans le midi en particulier. La proportion de celles qui avaient des connaissances rudimentaires y descendait à 10 et à 9%. Dans le canton de Carcassonne une Enquête qui date de 1848 dit brutalement : « Les femmes ici ne savent pas tenir une plume ». Comme il est naturel, les enfants étaient moins ignorants que les adultes. Parmi les premiers, le nombre de ceux qui savaient lire et écrire montait souvent à 80% ; il ne descendait guère au-dessous de 75%. Parmi les jeunes gens de vingt ans, la proportion était beaucoup plus basse, soit qu’ils eussent oublié le peu qu’ils avaient appris, soit qu’ils appartinssent à une génération qui n’avait pas trouvé à sa portée les mêmes facilités de s’instruire. Les conscrits — de 1846 à 1850 — arrivent à une moyenne de 64%. Il va de soi que pour les gens plus âgés ce chiffre baissait encore. Les villes — on pouvait s’y attendre — passaient bien avant les campagnes ; les travailleurs industriels, avant les travailleurs de l’agriculture. Les ouvriers de Paris atteignent une moyenne de 87%, et l’industrie qui présente les chiffres les plus faibles, celle des fils et tissus, y parvient encore à 79%. Dans le reste de la France, la proportion va de 90% à 20% pour les ouvriers. Mais elle est partout inférieure pour les campagnards. Dans l’Allier, il y a telle commune rurale où l’on ne peut choisir le maire qu’entre deux ou trois habitants, parce qu’il n’y en a pas davantage qui soient capables de rédiger correctement les actes officiels. Si nous comparons maintenant les régions, le Nord a l’avantage sur le Midi et l’Est sur l’Ouest ; les pays de montagne sur les pays de plaine, peut-être parce que les loisirs d’hiver y sont plus complets et plus longs. En général les contrées où se parle encore un dialecte, où survit une langue ancienne, sont en retard sur les autres ; c’est le cas pour le Languedoc, pour la Bretagne. Le juge de paix de Carcassonne écrit : « Peu d’ouvriers lisent le français. »
La France d’alors apparaît donc piquée de points lumineux qui sont les villes et semée de vastes taches sombres qui sont les campagnes ; elle révèle une inégalité fâcheuse entre les deux sexes ; elle présente une espérance, les enfants.
Pénétrons plus avant. Quelle était la condition des maîtres et maîtresses d’école ? Dans les établissements de l’État, ils doivent avoir dix-huit ans au moins, un certificat de moralité, un brevet élémentaire ou supérieur. Ils sont préparés dans les écoles normales ; il y en a 76 pour les garçons, 11 seulement pour les filles sur toute la surface de la France. Mais, par tolérance, dans les écoles congréganistes de garçons, on ne demande un brevet qu’à un des maîtres. Les autres, considérés comme ses adjoints, sont dispensés de titre universitaire. Dans les écoles de filles on exige moins encore ; les Sœurs qui les dirigent n’ont besoin que d’une chose, la lettre d’obédience qui leur est délivrée par leurs supérieures et leur tient lieu de savoir dûment constaté.
L’instituteur public est placé sous la surveillance de deux espèces d’autorités. D’une part, il est contrôlé par un comité local, qui siège dans la commune et dont le curé est membre de droit, et par un comité d’arrondissement que nomme le préfet. D’autre part, il est surveillé par l’inspecteur primaire qui relève du recteur. Le mode de nomination auquel il est soumis est compliqué. Il est présenté par le Conseil municipal, après avis du Comité local. Il est nommé par le Comité d’arrondissement et institué par le ministre. Une fois installé dans sa place, il n’en bouge plus. Il est à perpétuité fixé dans le village où le sort l’a jeté. Son avenir est barré à jamais et son présent est loin d’être brillant. Il est logé le plus souvent de façon très mesquine ; la salle où il fait la classe est d’ordinaire celle où se fait la cuisine. Le mobilier scolaire et le sien sont plus que sommaires. Il a en revanche un petit jardin. Le minimum d’appointement auquel il a droit est de 200 francs par an ; 16 fr. 66 par mois ; on ne peut pas dire que ce soit luxueux. Il a de plus, comme le curé, un « casuel », une rétribution qui lui vient des élèves. Mais c’est une rétribution vague qui, dans les campagnes, se paie le plus fréquemment en nature. En hiver, pour chauffer le poêle, chaque garçon ou fille arrive avec un morceau de bois et c’est une des ressources les plus notables du maître ou de la maîtresse. Même avec ces suppléments le traitement ne s’élevait pas bien haut. D’après les calculs officiels, en 1840, la moyenne du traitement annuel de l’instituteur arrivait à 454 francs. Et point de retraite. Il en existait une sur le papier ; on avait décidé qu’on ferait pour l’établir des retenues sur le maigre salaire ; mais rien n’avait été organisé[1].
Pauvres maîtres d’école ! Modestes et laborieux défricheurs des intelligences populaires ! On les laissait misérables, affamés, humiliés devant le curé, devant les gros du village, devant leurs élèves mêmes. Qui s’étonnera que ce prolétariat intellectuel ait été, après 1848, l’ardent propagateur des doctrines démocratiques et socialistes ?
Pour en finir avec l’enseignement primaire à cette époque, il faut ajouter qu’on avait créé quelques Salles d’asile pour les petits enfants ; des ouvroirs où les fillettes devaient apprendre à la fois un peu de calcul et un peu de couture ; quelques écoles d’apprentissage dans les villes ouvrières (à Mulhouse, à Paris, etc.). Mais c’étaient pour la plupart des œuvres catholiques ou patronales. On s’était aussi préoccupé des adultes ; il existait pour eux des cours du soir et des cours du dimanche. On avait fondé des écoles de régiment pour les soldats illettrés ; enfin dans les grandes villes des sociétés privées — toutes de dévouement — (L’Association polytechnique, la Société philomatique) à Paris, à Metz, à Bordeaux, essayaient de combler les tristes lacunes de l’instruction populaire.
Mais, malgré ces efforts méritoires, ces lacunes restaient béantes. Dans l’Enquête que j’ai déjà citée, on voit en maint endroit, presque partout, reparaître, parmi les vœux de la population, la création d’écoles, surtout d’écoles ayant un caractère pratique et professionnel, soit industriel, soit agricole. La loi de 1833 avait prévu des écoles primaires supérieures, dont les maîtres auraient un traitement minimum de 400 francs. Mais elles étaient restées à l’état de projet. La bourgeoisie régnante — et ce fut une de ses fautes les plus graves — ne tenait pas à répandre la lumière parmi ses frères de la classe pauvre.
L’enseignement secondaire était, au contraire, selon le cœur de la classe dirigeante. Destiné à perpétuer son pouvoir, il reposait sur l’enseignement du latin et du grec, dont la connaissance, même très imparfaite, suffisait à tracer une ligne de démarcation très nette entre les « fils de famille », comme disait une expression très significative, et les enfants du peuple.
On ne lésinait pas en faveur de la minorité bourgeoise à laquelle il s’adressait. Sur le budget total de l’instruction publique, prévu pour 1848 à 18 millions et qui se réduisait à 16 à cause des recettes à défalquer, la part afférente à l’État était à peu de chose près la même pour cet enseignement que pour l’instruction primaire (3 millions environ). Les élèves que fournissaient ainsi les collèges[2] suffisaient pour approvisionner de candidats les carrières libérales.
Le baccalauréat ès-lettres ou ès-sciences était la clef qui ouvrait l’entrée de ces carrières. Aussi le nombre de ceux qui obtenaient ce grade a-t-il été croissant jusqu’en 1846.
Cet enseignement, qui menait aux emplois d’État, était cependant menacé par des attaques qui venaient de deux côtés différents. Les industriels, les commerçants, les économistes lui reprochaient de ne faire que des fonctionnaires ou des rêveurs, des budgétivores ou des révoltés. Ils se plaignaient de cet éternel ressassement de l’antiquité grecque ou latine, alors qu’il y avait tant de choses nouvelles et plus utiles à apprendre. Ils demandaient qu’on grossît dans les programmes la part des sciences et des langues vivantes. On avait déjà créé des Écoles d’Arts et Métiers à Châlons-sur-Marne et à Angers. En même temps les catholiques accusaient cet enseignement d’impiété, de paganisme, de donner l’instruction sans l’éducation. C’est sur ce terrain de l’enseignement secondaire que la bataille fut la plus vive entre l’Église et l’Université. On ne soupçonnait pas, sous Louis-Philippe, que le peuple fût près de compter en politique ; on s’inquiétait davantage de la classe qui était la grande puissance sociale du moment. C’est pourquoi l’Église porta son effort le plus soutenu contre ou sur les établissements dans lesquels on élevait les fils de la bourgeoisie. Elle s’indignait de l’obligation infligée à ses élèves d’apporter — avant de se présenter aux examens — un certificat d’études témoignant qu’ils avaient étudié la rhétorique et la philosophie deux ans au moins, soit dans un établissement dépendant de l’Université soit dans la maison paternelle. Elle s’en vengeait en dénonçant les professeurs de philosophie, suspects de panthéisme ou d’athéisme, les professeurs d’histoire, coupables de sévérité envers les papes et le clergé d’autrefois. Elle avait obtenu à moitié gain de cause. Une partie de la bourgeoisie croyait utile de complaire à l’Église, prêcheuse de doctrines rassurantes pour la propriété, et le gouvernement ne lui avait pas ménagé les concessions. Cousin, ministre, imposait à ses professeurs de philosophie une sorte de catéchisme laïque ; il était plein de déférence pour les évêques, écoutait ou sollicitait leurs avis pour le placement ou l’avancement de ses maîtres. Les évêques, ayant un jour menacé de retirer des collèges les aumôniers, le roi avait eu peur qu’il n’y eût plus de contrepoids aux prédications socialistes. Les Jésuites venaient, il est vrai, d’être invités une fois de plus il disparaître de France ; mais c’était une fausse sortie, qui masquait le mouvement tournant en train de s’exécuter dans les couches les plus hautes de la bourgeoisie française.
L’enseignement supérieur, lui, était dominé par une idée tout à fait conforme à l’esprit du temps ; c’est qu’il devait avoir une tendance utilitaire. Au lieu de restreindre le nombre des centres de haute culture désintéressée, qui auraient pu être pour toute une région, des foyers de lumière et de vie, on avait multiplié, pour donner satisfaction à des ambitions de clocher, de petites Facultés, isolées, mal outillées, mal logées, mal pourvues et devenues peu à peu des machines à examen pour le baccalauréat. Leurs programmes avaient un caractère étroitement professionnel. Ils étaient calculés, en vue de former des avocats, des médecins, des diplomates, des hommes politiques, des économistes, porte-parole et futurs meneurs de la classe dirigeante. Les Facultés de lettres et de sciences, qui ne conduisaient à rien de pratique, dégénéraient en Facultés d’agrément, en salons littéraires ou en parlottes semi-scientifiques, où s’épanouissaient les fleurs de rhétorique, les leçons pour dames et gens du monde. À Paris même, les professeurs qui avaient attiré la foule, — Guizot, Villemain, Cousin — avaient transporté leur éloquence de la Sorbonne aux Chambres et se faisaient remplacer dans leurs chaires par de pâles suppléants. C’est en dehors de la hiérarchie universitaire, au Collège de France, que se pressaient les étudiants, parce que là retentissait la parole ardente, passionnée d’un Quinet, d’un Michelet. Mais le pouvoir redoutait plus qu’il ne soutenait des penseurs qu’il savait indépendants et pénétrés jusqu’aux moelles de l’esprit laïque et républicain.
Les choses en étaient là, quand éclata la Révolution de 1848. Le Gouvernement provisoire sentit combien le problème de l’éducation publique prenait d’importance avec l’avènement de la République[3] et il appela pour le résoudre un homme que son nom prédestinait aux plus hautes fonctions sous le nouveau régime. C’était Hippolyte Carnot, fils de celui qu’on avait appelé l’organisateur de la victoire. Avec lui c’était le Saint-Simonisme qui montait au pouvoir : car, disciple de Saint-Simon, il choisissait, pour collaborateurs Jean Reynaud et Édouard Charton, qui étaient des hommes de la même école, résolus adonner pour pivot à la politique le mieux-être matériel et moral du plus grand nombre. On avait le droit d’espérer de leur part une impulsion vigoureuse.
Logiquement le suffrage universel aurait dû être précédé de l’instruction universelle. Allait-on, du moins, réparer au plus vite un retard périlleux ? Hélas ! Carnot en sentait la nécessité, mais non l’urgence. Il s’en remettait, lui aussi, à la prochaine assemblée. Il créait, dès le 29 Février, une Haute Commission des études scientifiques et littéraires (une Commission, quand il aurait fallu des actes décisifs) et il lui laissait le soin d’élaborer un projet de loi pour tous les degrés d’enseignement. Nous retrouverons, un peu plus loin, ce projet. En attendant mieux, on rêvait la célébration annuelle d’une grande fête de l’enfance ; les salles d’asile perdaient leur nom, pour en prendre un autre qui fit moins songer à une institution charitable ; elles s’appelaient écoles maternelles et une École normale spéciale, dont la direction fut confiée à Mme Marie Carpentier, fut chargée de former leur personnel. Des bibliothèques communales dans les campagnes et des lectures du soir pour les ouvriers des villes étaient instituées et encouragées. Sages mesures, sans doute ! Mais où était la profonde coupure qui empêche le retour en arrière ? Pour l’enseignement secondaire, on avait transformé les collèges royaux en lycées, on les avait placés sous l’invocation des grands noms de la littérature ou de la première République ; on introduisait dans leur programme l’histoire de la Révolution. Mais on ne touchait pas à leur organisation ; on ne décidait rien sur le débat pendant entre l’Église et l’Université. Toutefois Carnot ne répudiait pas l’équivoque formule de la liberté de l’enseignement. La gratuité en ce domaine n’était point proclamée ni promise pour un avenir prochain ; seulement, par des examens et des concours annuels, les meilleurs élèves des écoles primaires devaient devenir boursiers, dans des ateliers d’apprentissage, dans des écoles d’arts et métiers, dans des fermes modèles et dans les lycées. Chose remarquable et qui trahissait son éducation bourgeoise ! L’enseignement supérieur était celui qui avait le plus immédiatement attiré la sollicitude du ministre. Il commençait par établir la gratuité à Saint-Cyr, à l’École Polytechnique, à l’École Normale supérieure, petit cadeau à la bourgeoisie pour lequel on n’attendait pas le vote du budget. Il autorisait Ortolan à faire à la Faculté de droit un cours sur les principes du gouvernement républicain moderne. Il modifiait surtout très sérieusement le système pratiqué au Collège de France, qu’il considérait comme un champ d’expériences des innovations pédagogiques. Il entendait y créer « l’étude approfondie de la politique ». — Et certes il y avait une compréhension juste des vrais intérêts d’une démocratie dans cet effort pour analyser et faire saillir, au grand jour les ressorts de l’évolution sociale. Mais l’exécution ne répondait pas à l’intention. Il fondait onze chaires et en supprimait cinq. L’une des chaires supprimées était cette économie politique, occupée par Michel Chevalier. On lui reprochait d’être l’expression d’une seule école chère aux capitalistes, celle du laissez faire, dont les doctrines contestées usurpaient de la sorte une autorité officielle ; pour que la neutralité scientifique de l’État fût respectée, il eût fallu que l’on entendît à côté la cloche contraire, celle de l’économie sociale qui sonnait en faveur des ouvriers. Mais, comme on n’osait pas instituer ce duel d’idées à armes égales, on s’efforçait de remplacer une prétendue science de principes par un relevé et par une histoire des faits et des théories économiques. Le danger était de morceler ainsi, au détriment des vues d’ensemble, un enseignement qui devait passer en revue la structure et la vie des sociétés, de séparer par des cloisons étanches les notions qu’il devait donner sur le mouvement de la population, les mines et manufactures, les travaux publics, les finances, le commerce, connaissances éparses qui ne pouvaient être vivifiées que par leur rapprochement. Aussi prévoyait-il des chaires de portée plus vaste (droit international, histoire des traités, droit privé, histoire des institutions administratives et financières etc.) Mais il les confiait à des hommes qui s’appelaient Lamartine, Ledru-Rollin, Garnier-Pagês, Marrast, qui ne pouvaient pas revenir de sitôt aux sereines investigations de la science pure, qui devaient par conséquent, vrais professeurs honoraires, posséder le titre sans remplir la fonction, sans avoir même la ressource de se faire suppléer ; car ces chaires nouvelles n’étaient point rémunérées.
Un autre moyen avait été prévu pour établir un lien entre ces différentes parcelles des « sciences d’État » : c’était d’annexer au Collège de France, dont l’antique caractère d’institut de haute culture désintéressée se trouvait par là compromis, une École d’administration, création dont l’Allemagne offrait le modèle et à laquelle avaient songé Napoléon Ier et Cuvier. Le but, en ce faisant, était de couper court au favoritisme, d’empêcher l’envahissement de la carrière diplomatique et des bureaux ministériels par des jeunes gens plus riches de belles relations que de savoir et d’intelligence. Et méritoire était la pensée, à condition que cette pépinière de fonctionnaires administratifs ne dégénérât pas en un mandarinat exclusif fermant les avenues des services publics à ceux qui auraient pu débuter plus tard et révéler hors des cadres réglementaires leurs talents d’organisateurs. Il était bien dit que cette École ne fournirait qu’une partie des candidats aux fonctions vacantes et qu’elle laisserait la porte ouverte aux mérites exceptionnels ; qu’elle donnerait une instruction théorique et pratique qui serait suivie d’un stage. Mais il était dit aussi qu’elle devrait se modeler sur l’École Polytechnique et elle n’échappait pas dès lors à l’objection qu’on peut adresser à toute école spéciale, c’est-à-dire au risque de créer une espèce de privilège pour ceux qui en sortent et de développer avec excès parmi eux l’esprit de corps.
Cependant Carnot était sincèrement libéral, et, quoique ami des concours et classements, il n’en avait pas la superstition ; il ne les croyait pas suffisants pour drainer toutes les capacités de la France. Preuve en soit la proposition qu’il fit d’établir un Athénée libre, où pourraient professer tous ceux qui se sentiraient l’envie et la force de conquérir le succès par devant le grand public et de se désigner ainsi à l’attention des autorités universitaires. En même temps il ordonnait des représentations théâtrales gratuites, réorganisait les musées, ouvrait des concours destinés à faire éclore des chants républicains et un beau symbole plastique de la jeune République ; et, bien qu’il ne réussît qu’à faire ressortir l’impuissance des artistes à se transformer subitement pour parler à l’âme du peuple et à traduire sous une forme précise des aspirations vagues, c’était un essai pour réconcilier avec la démocratie les beaux-arts, qui, depuis la Renaissance, avaient pris et gardé presque sans interruption un caractère aristocratique.
En vrai Saint-Simonien qu’il était, il n’oubliait pas cette moitié de l’humanité à qui l’État ménageait si parcimonieusement ses faveurs ; il ne voyait pas pourquoi la femme serait éternellement traitée en mineure, et il confiait à Legouvé un cours au Collège de France qui devait rouler sur les moyens de relever la condition féminine. Ce qui valait mieux, il avait songé à créer une École Normale supérieure pour institutrices et il s’était arrêté à l’idée de régénérer en ce sens les maisons de la Légion d’Honneur.
Si l’on ajoute à ces créations qui trahissaient un souci intelligent de l’avenir celles que réalisa ou projeta Bethmont, ministre du Commerce : fermes-écoles, plan général d’enseignement professionnel, on a toute l’œuvre du Gouvernement provisoire en ce domaine, où l’on retrouve ses intentions excellentes et vraiment démocratiques avec sa faiblesse ordinaire de renvoyer à plus tard les grosses réformes.
On sait comment Carnot[4] fut visé et renversé, dès le 5 juillet 1848, à propos d’un de ces manuels d’éducation civique qu’il avait provoqués et approuvés. Mais le projet qu’il avait déposé le 30 juin sur l’enseignement primaire lui survécut, et il mérite d’être mis en lumière.
D’abord point de monopole. Partage de l’enseignement entre les écoles publiques et les écoles privées. Essai loyal de conciliation entre le devoir de l’État qui est de répandre l’instruction, et le droit des pères de famille à choisir les instituteurs de leurs enfants ou à les élever eux-mêmes. Carnot aurait souhaité que jusqu’à un certain âge tous les enfants se rencontrassent sur les mêmes bancs ; que l’Église prît ses futurs ministres parmi les élèves qui auraient passé sur les bancs de l’école laïque. Mais son projet n’a point gardé trace de ce désir.
Dans les écoles publiques, enseignement gratuit et obligatoire pour les deux sexes jusqu’à l’âge de quatorze ans ; les parents négligents cités devant le juge de paix et réprimandés, leurs noms affichés, et, en cas de récidive, amende et privation des droits civiques. Au programme, la lecture, l’écriture, le calcul, le français, des notions sur les principaux phénomènes de la nature, de l’agriculture et de l’industrie, le dessin linéaire, le chant, l’histoire et la géographie de la France ; l’enseignement civique, comprenant « tout ce qui est nécessaire au développement de l’homme et du citoyen, tel que les conditions actuelles de la civilisation française permettent de le concevoir » ; l’enseignement moral s’efforçant de faire fleurir les sentiments de liberté, d’égalité, surtout de fraternité. Quant à l’enseignement religieux, considéré comme un complément nécessaire reliant l’amour des hommes à l’amour de Dieu, il doit être donné dans les édifices du culte et en dehors des classes par les ministres des différentes religions. Donc séparation amiable de l’Église et de l’École. La condition des instituteurs et institutrices améliorée par leur division en quatre classes qui toucheront de 600 à 1,200 francs pour les hommes, de 500 à 1,000 francs pour les femmes, et, en sus, une indemnité dans les communes dépassant 5,000 âmes. Droit à l’avancement sur place et à la retraite, comme pour les autres fonctionnaires de l’Université. Maitres et maîtresses instruits gratuitement dans les Écoles normales, où l’on entre après un examen et un engagement de dix ans qui implique dispense du service militaire, où l’on se prépare durant trois ans au certificat d’aptitude ; choisis par les représentants de l’arrondissement et de la commune ; nommés par le ministre sur la présentation du Conseil municipal ; surveillés par des inspecteurs d’État et par des Comités communaux et départementaux, moitié électifs, moitié nommés par l’autorité supérieure, qui peuvent les réprimander, l’appel au ministre étant toujours réservé. Un Conseil de perfectionnement par département représente l’esprit de progrès. Le budget de l’enseignement primaire est porté à 47,350,050 francs et alimenté à la fois par l’État et les communes, qui prennent à leur charge le matériel, le chauffage, l’éclairage, les livres et fournitures scolaires, qui doivent aussi fournir un local contenant salles d’études, préau, logement et jardin.
Les écoles privées peuvent être ouvertes par toute personne qui possède le certificat d’aptitude et jouit de ses droits civils et politiques. On n’exige plus le certificat de moralité. On demande seulement une double déclaration au maire et au recteur. Mais on les soumet au contrôle des inspecteurs primaires (un par Académie) et des quatre inspecteurs généraux.
Ce projet, à la fois le plus libéral et le plus démocratique qui eût été jusqu’alors présenté en France, fut renvoyé à l’examen d’une Commission qui tint 54 séances de trois heures chacune en moyenne. Mais les journées de Juin n’avaient pas en vain passé sur l’Assemblée. On s’en aperçut d’abord dans la discussion de la Constitution. Le premier texte, très large, inspiré de la Convention, imposait à l’État le devoir de développer gratuitement « les facultés physiques et morales des citoyens. » C’était la pensée de Jean Reynaud et des démocrates. Cela pouvait s’appliquer à tous les degrés d’enseignement et promettait une sélection de talents opérée sur l’ensemble des enfants sans distinction de fortune. Mais la seconde version, revue, corrigée et rétrécie, sous prétexte que de la sorte on créerait une quantité de jeunes gens aptes aux carrières libérales et qu’on ferait tort aux petits capitalistes qui s’étaient donné beaucoup de peine pour y préparer leurs enfants, se rabattit sur cette formule plus modeste : « La République doit mettre à la portée de chacun l’instruction indispensable à tous les hommes. » Cette restriction notable était une victoire de la réaction bourgeoise. Les catholiques attaquèrent à leur tour au nom de la liberté d’enseignement. Quatre opinions se firent jour sur cette question de principe.
La plus radicale, fut celle de Montalembert. Elle consistait à réclamer la pleine indépendance de l’individu, à repousser toute intervention de l’État en matière d’enseignement. C’était l’équivalent de la doctrine des économistes lui déniant tout droit d’intervenir en matière économique. L’enseignement public était disait-il, « du communisme intellectuel ». C’était une atteinte au droit du père de famille sur l’âme de son enfant, droit qu’il tient de Dieu et de la nature. Il était bien évident que la liberté ainsi réclamée pour tout citoyen tournerait au profit de l’Église. Abordant de front la difficulté, Montalembert l’avouait. Mais n’était-ce point le salut de la société ? Parlant « un langage non théologique ou mystique, mais politique ou social », il déclarait que le catholicisme était la seule force capable de s’opposer efficacement au socialisme. L’Université laïque ne pouvait remédier au mal, parce que, trop souvent empoisonneuse d’âmes et tueuse de croyances, elle était impuissante à créer un Évangile politique. Seul, le vieux dogme en avait la vertu, d’un côté parce qu’il prêtait à toute autorité, quelle qu’elle fût, la consécration du droit divin, d’autre part parce qu’il faisait du travail un châtiment, une expiation, une peine et mettait le bonheur, non sur la terre, mais dans le ciel ; parce qu’en conséquence il disait aux pauvres : — Résignez-vous à la pauvreté laborieuse et vous en serez récompensés et dédommagés éternellement — et invitait les riches à se faire pardonner leur richesse par leur charité. Montalembert posait le problème avec une brutale franchise et se plaçait sur un terrain où il tâchait d’entraîner derrière lui la bourgeoisie affolée. Un jeune professeur de philosophie, Jules Simon qui se fit l’avocat de l’enseignement officiel, n’osa point relever le défi au nom du socialisme et de l’esprit laïque. Plein de ménagements pour son adversaire, il se contenta de répondre que le communisme intellectuel, consistant à donner à chacun sa part de savoir universel, valait mieux que l’esclavage de l’ignorance, et de revendiquer pour la République le droit de ne pas abdiquer entre les mains du christianisme la direction de la jeunesse ; il défendit l’Université du reproche d’être une faiseuse de criminels et de socialistes et conclut en admettant la liberté de l’enseignement, mais limitée et réglée par l’État. J’ai déjà dit (page 100) comment les catholiques durent ce jour-là faire retraite sous la conduite de Falloux. Mais c’est de là qu’il faut dater entre le catholicisme et le socialisme l’absolue opposition qui allait s’accuser les années suivantes.
La seconde opinion qui déniait seulement à l’État le contrôle des écoles libres fut surtout soutenue par Laboulie, qui demanda que les grands et les petits séminaires fussent sous la surveillance exclusive des évêques, et les autres établissements privés sous celle des autorités électives de la région. Il appuya son amendement d’attaques contre les maîtres d’école et professeurs qu’il déclara incapables de faire de bons citoyens, parce qu’ils faisaient de l’enseignement une profession et n’avaient pas ainsi l’abnégation nécessaire à cette espèce de sacerdoce, parce qu’ils avaient aussi varié d’opinions suivant les divers régimes qui avaient dominé tour à tour. De Tracy voulut obtenir au moins que la surveillance officielle ne pût être exercée que dans l’intérêt de la morale et du respect des lois et cela, sans être inscrit dans la Constitution, fut à peu près convenu.
Le monopole n’eut point de défenseur. L’opinion qui s’en rapprocha le plus eut pour champion Rarthêlemy-Saint-Hilaire, républicain modéré et
professeur au Collège de France. Selon lui, le droit d’enseignement n’appartient qu’à l’État. C’est un des moyens par lesquels il maintient l’unité
nationale. Il délègue ce droit à certains citoyens sous des conditions qu’il
détermine. Si le père de famille en instruisant lui-même son fils exerce un
droit naturel, l’homme qui réunit quinze ou vingt enfants pour les enseigner
exerce une fonction publique qui doit être contrôlée. » Comment ! disait
l’orateur, l’État ne permettra pas, dans l’intérêt purement matériel, et je
dirais presque grossier, de l’ordre public, que des citoyens se réunissent en
un certain nombre, simplement pour leur plaisir, simplement pour les
affaires les plus vulgaires de la vie, sans les surveiller, sans savoir ce qui se
passe dans cette réunion… et il permettrait qu’un certain nombre d’enfants
pussent être réunis, a certains jours périodiques, sous la main d’un seul
homme qui exerce l’autorité omnipotente d’une raison formée, virile,
complète, développée sur de jeunes âmes qui sont impuissantes, obscures,
ignorantes… sans que l’État sache ce qui se passe là !… » Barthélemy-Saint-Hilaire concluait que c’est pour l’État non seulement un droit, mais un
devoir, de savoir ce qu’on fait du cœur et de l’intelligence des jeunes
citoyens, par conséquent de surveiller tous les établissements où l’on prétend
leur inculquer les maximes directrices de leur vie à venir.
Une quatrième opinion, intermédiaire et transactionnelle, fut celle qui l’emporta. Elle fut représentée par Dufaure et par le Comité de Constitution. Elle n’admit pas que le droit d’enseigner fût un droit délégué par l’État ni vin droit inhérent à la qualité de citoyen. Elle maintint à la fois la liberté d’enseignement et la surveillance de l’État. Mais elle renvoya aux lois organiques la détermination délicate de ce qu’il y avait à faire pour concilier ces deux principes.
Pendant qu’on discutait ainsi sur les principes, le projet Carnot était mutilé, diminué, transformé, par la commission parlementaire chargée de l’examiner, en un nouveau projet de 101 articles, qui fut déposé avec un rapport de Barthélemy-Saint-Hilaire. La réaction bourgeoise et catholique, que nous venons devoir à l’œuvre, s’y fait sentir. On commence par supprimer la gratuité, promise pourtant déjà par la Constituante de 1789, par la Chambre des députés de 1815 et par l’article 13 de la Constitution votée de la veille. Et quelles sont les raisons alléguées pour cette suppression ? Avant tout qu’on n’a pas l’argent nécessaire ; mais aussi que l’État ne doit pas l’instruction aux citoyens et que ce serait introduire dans la législation un principe dangereux ; que les gens ne tiennent qu’à ce qui leur coûte et que l’école où l’on ne paierait pas serait peu fréquentée ; que la gratuité tuerait toute concurrence et toute émulation féconde ; que l’on ferait de la sorte aux riches un cadeau injustifiable ; que l’on risquerait de diviser les générations nouvelles en deux camps, parce que l’école de l’État serait pour les petits pauvres cl l’école privée payante pour les enfants des classes aisées. On avouait bien qu’on renonçait ainsi à lutter avec les écoles congréganistes qui étaient gratuites. On était aussi forcé de confesser qu’on manquait à l’engagement inscrit dans l’article 13. Mais on se tirait d’embarras par un artifice d’interprétation. On feignait de croire que la gratuité promise par l’État n’était seulement aux indigents et l’on trouvait que c’était une charge assez lourde, puisque sur 5,500,000 enfants 1,500,000 devaient en bénéficier à ce titre.
L’obligation quoique attaquée au nom de la liberté des pères de famille, était maintenue quand même comme un mal nécessaire. Dans le programme, « à l’unanimité et sans discussion », la Commission avait rétabli l’instruction religieuse. L’instruction civique avait paru dangereuse ; mais encore valait-il mieux la mettre sous la surveillance de l’État que de la laisser se faire à l’aventure, « au nom de ces doctrines désorganisatrices qui sont d’autant plus redoutables qu’elles se cachent. » A l’enseignement élémentaire de l’hygiène et de la gymnastique on espérait pouvoir joindre des exercices militaires, comme en Suisse. Une certaine défiance perçait à l’égard des instituteurs dont la nomination était remise aux comités locaux et qui cessaient ainsi d’être des fonctionnaires d’État. On les invitait à n’avoir point d’ambitions politiques, à répudier « ces doctrines perverses qui peuvent compromettre et détruire la société », à se régler sur la loi nationale comme sur une « sorte de consigne », et, pour plus de sûreté, on leur imposait lors de leur installation un serment. On prévoyait cependant pour eux des cours de perfectionnement et des conférences régulières où ils s’occuperaient en commun des questions intéressant leur profession. Le projet, visant à être un Code complet pour l’enseignement primaire, y distinguait trois degrés : l’école maternelle de 2 à 7 ans ; l’école communale de 7 à 14 ; l’école primaire supérieure de 12 à 17. Mais il laissait subsister l’inégalité traditionnelle entre l’enseignement des filles et celui des garçons. La dépense devait être ainsi répartie : 15 millions aux communes, 7 aux départements, 5 seulement à l’État.
Certes, des concessions très graves avaient été faites aux catholiques ; le catéchisme, mis hors de l’école par Carnot — ce qui avait été la principale raison de sa chute — y rentrait triomphalement ; les ministres des cultes retrouvaient une place obligatoire dans les Comités de surveillance et dans les Commissions d’examens ; la publicité de ces examens était restreinte pour les aspirantes religieuses. Mais on avait légèrement renforcé les garanties proposées par Carnot à l’égard des instituteurs privés, et pour l’ouverture d’une école libre on exigeait une triple déclaration dont les délais laisseraient à toute opposition la faculté de se produire. Le parti catholique trouva les concessions qu’on lui faisait insuffisantes et les précautions qu’on prenait contre lui excessives. Aussi, dès son arrivée au pouvoir, Falloux s’empressa-t-il de retirer ce grand projet patiemment élaboré (4 Janvier 1849), et, sans se soucier des travaux de la Commission parlementaire, de nommer lui-même une Commission administrative chargée de préparer un autre projet. Le procédé (non sans raison) parut vif à l’Assemblée, qui protesta en nommant de son côté une seconde Commission où figuraient Carnot, Vaulabelle, Edgar Quinet, Barthélemy-Saint-Hilaire et dont Jules Simon fut le rapporteur. Elle se bornait, pour l’enseignement primaire, à reprendre les dispositions du projet retiré. Pour l’enseignement secondaire et supérieur, elle se régla sur la double prescription adoptée dans la Constitution : Liberté de l’enseignement et surveillance de l’État — Point de liberté absolue ! « Car c’est un moyen assuré pour toute corporation puissante, qui voudra faire servir l’éducation à sa fortune, d’écraser toute concurrence et de créer, au nom de la liberté, le plus odieux des monopoles. » Mais, comme obstacle à l’arbitraire du ministre, on instituait auprès de lui un Conseil divisé en trois sections : la première, purement universitaire, et composée de douze membres nommés par lui sur une double liste de candidats, s’occuperait uniquement de l’enseignement public ; la seconde, appelée section de perfectionnement, comprendrait, en sus des membres de la première, des savants et des industriels qui discuteraient les améliorations possibles des programmes ; la troisième, chargée de toutes les affaires relatives à l’enseignement privé, contiendrait toujours les douze membres de la section de l’enseignement public, mais en outre douze membres de l’enseignement libre choisis par le ministre, et avec eux l’archevêque de Paris, le président du Consistoire protestant et quatre hauts magistrats ou fonctionnaires. — Dans les établissements privés, le certificat de moralité cessait d’être exigible pour le directeur et pour les maîtres ; il était remplacé par une triple déclaration. Une seule cause d’exclusion était prévue ; l’indignité constatée par les tribunaux. Comme preuve de capacité suffisait le simple diplôme de bachelier ès-Lettres ou même un examen subi devant une commission désignée par la troisième section du Conseil. La surveillance restait aux mains des inspecteurs de l’État qui avaient, non pas à se prononcer sur la valeur des méthodes, ni sur le mérite des professeurs, ni sur le matériel scolaire, ni sur les matières enseignées, mais seulement à constater si les lois, la morale et l’hygiène étaient observées. L’État gardait la collation des grades ; mais on poussait l’effort d’impartialité jusqu’à rendre publiques les épreuves écrites aussi bien que les épreuves orales. Le projet abolissait enfin le certificat d’études exigé jusqu’alors des jeunes gens qui voulaient se présenter au baccalauréat. Quant à l’enseignement public, une série de mesures avaient pour but de supprimer le scandale des suppléances interminables, l’avancement obtenu par faveur ou protection, l’inégalité entre les professeurs des hautes classes et les régents des classes inférieures, l’insécurité dans la situation des maîtres répétiteurs.
A coup sûr, si les catholiques eussent poursuivi sincèrement la liberté d’enseignement et non un monopole déguisé, ils auraient dû être satisfaits d’un projet où l’État se désarmait volontairement de tout ce qui n’était pas indispensable à l’existence d’un enseignement officiel. Mais ils voulaient davantage, et, comme ce projet était destiné à devenir une des lois organiques de la République, ils firent décider, avec l’aide de plusieurs républicains modérés, que cette loi organique ne serait pas votée par la Constituante et ils hâtèrent la mort de cette Assemblée, parce qu’ils escomptaient avec raison la complaisance de celle qui lui succéderait.
Il ne resta donc plus debout que la Commission extra-parlementaire dont Falloux avait soigneusement choisi les membres[5].
La loi Falloux. — En l’année 1867, le vicomte de Falloux, assistant au congrès catholique de Malines, y fut applaudi et salué comme l’auteur de la loi qui a conservé son nom. Il répondit : « Ce n’est pas moi qui ai fait la loi de 1850. Je vais vous dire qui l’a faite. » Et il nomma Montalembert d’abord, puis l’abbé Dupanloup et enfin un troisième personnage qui, ayant « jeté un regard courageux et profond sur toutes les plaies de la société », fit le succès de la loi. C’est Thiers qu’il désignait ainsi.
Sauf que, selon sa coutume, il réduisait à l’excès sa part de responsabilité, il disait vrai en rappelant cette collaboration de l’Église et de la bourgeoisie apeurée. Les deux éléments étaient abondamment représentés dans la Commission qui allait perpétrer cette œuvre « d’ordre moral ». On y rencontrait la fleur du parti catholique : Montalembert, Augustin Cochin, membre de la Société des Amis de l’enfance, le vicomte de Melun, membre de la Société d’Économie charitable, l’abbé Sibour, l’abbé Dupanloup, habile directeur des âmes mondaines des Parisiens et Parisiennes, qui venait de publier un livre sur la pacification religieuse, Laurentie, rédacteur de l’Union, de Riancey, rédacteur de l’Ami de la Religion, Roux-Lavergne, rédacteur de l’Univers. Louis Veuillot avait été laissé à l’écart, parce que son caractère effrayait le ministre ; on le croyait capable de tout gâter par son intransigeance. N’est-ce pas lui qui disait de l’Université qu’il aurait voulu entrer au cœur de la place, non par la porte, mais par la brèche ? A côté figuraient six Universitaires ; parmi eux, Cousin, l’ex-grand-maître de l’Université, qui disait : « Loin de craindre l’autorité religieuse, je l’appelle de tous mes vœux, » et qui allait mériter de l’abbé Dupanloup cet étrange éloge de se montrer dans les séances « très amusant » ; Michel, qui croyait la morale impossible, si elle n’était fondée sur la religion ; Saint-Marc-Girardin, le rédacteur des Débats, occupé à foudroyer Jean-Jacques et George Sand dans son cours de la Sorbonne ; Dubois, ancien directeur de l’École Normale, qui fut le plus ferme défenseur de l’esprit laïque ; puis des hommes politiques triés sur le volet, Bûchez, le néo-catholique, l’ex-président du 15 mai ; Peupin, l’ouvrier clérical, de Corcelles, le représentant de la France auprès du pape, Thiers enfin, qui dans une lettre rendue publique s’était déclaré prêt à sacrifier l’Université, tombée, disait-il, aux mains des phalanstériens, et qui, pour décider Falloux à entrer au ministère, s’était engagé à faire voter la loi en question. — C’était ce que Falloux, avec son audace ordinaire d’affirmation, appelait une réunion d’hommes choisis « sans exclusion ni préférence. » Thiers, nommé vice-président, devait présider de fait, tandis que Falloux, président de droit, allait s’effacer discrètement.
La Commission est d’accord sur deux points essentiels : évidence du péril social ; urgence du remède qui est l’éducation religieuse. Il est aisé après cela de s’entendre sur les points secondaires. On ne peut pas dire, à vraiment parler, qu’il y ait lutte. Les catholiques, obéissant à l’inspiration de Falloux, visent à pénétrer, absorber, Cléricaliser l’Université, au lieu de la détruire ; les Universitaires n’opposent à cet effort qu’une défense galante et consentent à se courber sous la main de l’Église en échange de la force conservatrice qu’elle apporte à la société.
Voici les épisodes et les résultats principaux de cette discussion à huis clos : D’abord transformation profonde de l’organisation antérieure. Sans bruit, presque par omission, l’Université se trouve dépouillée, non seulement de son monopole, mais de sa personnalité civile, de sa dotation, des fonds qui, lui appartenaient en propre, et remplacée par un service moitié public et moitié privé, dont le chef, qui n’a plus le titre de grand-maître, est le ministre de l’Instruction publique. Auprès de ce ministre siège un Conseil supérieur, où huit anciens membres du Conseil de l’Université nommés à vie forment une section permanente, mais où se rencontrent aussi, élus pour dix ans et rééligibles, sept ministres des différents cultes, trois Conseillers d’État, trois membres de la Cour de Cassation, trois membres de l’Institut, trois membres de l’enseignement libre. Ce Conseil, où le clergé occupe la place d’honneur, a la haute-main, non pas seulement sur les établissements d’enseignement privé, mais sur les Facultés, lycées, collèges, écoles, sur tout ce qui s’y enseigne et s’y passe, sur les programmes, sur les livres de classe et de prix, sur le personnel. Chose non moins grave ! Il est établi une Académie par département, ce qui est l’émiettement de l’autorité rectorale. Falloux, en un jour de franchise, définira ainsi la portée de cet article : Ce n’est pas l’Université multipliée par 86 ; c’est l’Université divisée par 86. » Cousin a senti le coup. Il s’écrie : « Je tiens ce projet pour la plus grande tentative contre-révolutionnaire qui se soit encore produite. » Thiers — qui pense de même, — dit : « L’Université sera enchantée d’avoir plus de places à donner » et il convertit Cousin au sacrifice. Près du recteur, qui peut être pris dans l’enseignement libre et qui devient un mince personnage, un Conseil académique où se trouvent le préfet, l’évêque et un de ses délégués (un pasteur et un rabbin, s’il y a lieu, deux magistrats, quatre membres élus par le Conseil général, et, noyé parmi ces représentants des grandes influences sociales, un fonctionnaire de l’enseignement, désigné par le ministres ; les doyens des Facultés n’y paraissent que par exception pour ce qui concerne leurs Facultés respectives. En somme, le clergé pénètre dans la hiérarchie universitaire avec un pouvoir de contrôle et de direction.
Pour l’enseignement primaire qui s’adresse au peuple, Thiers le traite avec une dureté impitoyable. Montalembert et Riancey sont obligés d’intervenir comme modérateurs. Le petit bourgeois féroce ne voit pas pourquoi l’école primaire serait à la portée de tous. L’instruction est déjà un commencement d’aisance. Instruire qui n’a rien, c’est « mettre du feu sous une marmite sans eau. » On lui réplique en s’étonnant qu’il soit nécessaire de posséder 10.000 livres de rente pour avoir le droit d’apprendre à lire. S’il se résigne alors à la nécessité de l’enseignement populaire, du moins veut-il le réduire au minimum. Lire, écrire, compter, cela suffit. Le reste est superflu, dangereux ; car cela peut écarter du travail des champs. Il faudrait en tous cas, si l’on pouvait, le réserver tout entier au clergé. Les congrégations ne sont pas sans doute suffisamment outillées pour cette tache. Mais on pourrait les aider par des subventions prises sur « le budget énorme de vingt millions » que va coûter ce service. On pourrait encore leur donner comme auxiliaires d’anciens sous-officiers. Montalembert est lui-même effaré du cadeau dont Thiers veut accabler l’Église. Il déclare que, réactionnaire en politique, il ne veut pas l’être en cette question ; qu’il s’en tient à la liberté de l’enseignement. Une seule dérogation au droit commun lui suffirait. C’est que la lettre d’obédience fût assimilée au brevet de capacité exigé des instituteurs publics. Cousin réclame. On décide une enquête. On convoque devant la Commission deux inspecteurs de l’Université, puis le supérieur des Frères de la Doctrine chrétienne et celui des Lazaristes et Sœurs de charité. Or voilà que l’enquête tourne en faveur des instituteurs. Le péril primaire, dénoncé par Montalembert, risque de s’évanouir. Mais Thiers est là. « Pas d’enseignement Carnot ! Pas d’enseignement Blanqui ! » De son aveu même, — il conduit l’enquête « contre Cousin. » — « Il est tel frère, dit le chef des Ignorantins, qui depuis vingt ans enseigne la petite classe dont les qualités sont incontestables et qui jamais ne pourrait subir aucun examen. » Il est donc convenu que « l’esprit de dévouement » pourra être considéré comme l’équivalent du brevet de capacité. Les instituteurs, selon Thiers, sont 36.000 communistes, 36.000 anti-curés. Il faut les mater et il serait à souhaiter que les Écoles normales, vrais clubs silencieux, qui ont le tort d’être dans les villes où circulent des idées inquiétantes, fussent supprimées, Riancey demande grâce pour quelques-unes. Mais Thiers insiste : « C’est le seul remède efficace… C’est hardi, bien hardi, j’en conviens… Cependant je ne reculerai pas… Je m’engage à me faire casser, s’il le faut, bras et jambes à la tribune de l’Assemblée nationale. »
La Commission ne le suit pas dans ce sauvage appétit de destruction. Mais les décisions qu’elle prend sont déjà fort graves. L’obligation scolaire est repoussée, presque à l’unanimité, comme une tyrannie. Au programme, l’instruction morale et religieuse avant tout. Lecture, écriture, français et calcul, seuls obligatoires et matières d’examen ; le reste est facultatif. La gratuité pour les indigents seulement. Sinon, ce serait le droit à l’instruction, frère du droit au travail. Pour les instituteurs, le brevet de capacité pouvant être suppléé par le titre de ministre d’un des cultes reconnus par l’État. Ceux de l’enseignement libre soumis, comme dans le projet précédent, à une triple déclaration pour l’ouverture d’une école et à une inspection restreinte, quasi-nominale. Ceux de l’enseignement public nommés par le Conseil municipal de chaque commune et pouvant être choisis parmi les membres des congrégations autorisées, qui sont présentés directement par leurs supérieurs. Plus d’inamovibilité ; ils peuvent être suspendus par le maire, déplacés et révoqués par le recteur. Les Écoles normales peuvent être supprimées par le Conseil général du département[6]. On laisse ainsi aux pouvoirs locaux la faculté de favoriser l’Église, si cela leur plaît. L’instituteur a droit à une retraite et à un traitement qui se compose d’une partie fixe, dont le minimum est de 200 francs, et d’une rétribution payée par les élèves ; le total doit, comme dans le projet Carnot qui abolissait cette rétribution, atteindre au moins 600 francs. Ces améliorations ne s’étendent point aux institutrices qui restent en état d’infériorité : car les examens pour elles ne sont pas publics et la lettre d’obédience équivaut pour les Sœurs au brevet de capacité. On tâche, il est vrai, d’accroître le nombre des écoles de filles, qui ont le même programme que celles des garçons, avec les travaux à l’aiguille en plus. Toute commune de 800 âmes et au-dessus est tenue d’en avoir une, mais avec cette restriction : « Si ses propres ressources lui en fournissent les moyens. » Point de co-éducation, quand on peut l’empêcher, soit des garçons et des filles, soit des catholiques et des enfants professant une autre religion. En ce qui concerne l’enseignement primaire supérieur, il est dit seulement qu’ « il peut être créé » des écoles d’adultes et d’apprentis, des écoles du dimanche etc. L’école maternelle reprend le nom de salle d’asile qui rappelle son origine charitable.
En somme l’instituteur et plus encore l’institutrice publics maintenus dans une situation précaire, s’ils sont laïques ; soumis au contrôle et à la direction du maire et du curé, représentants l’un de la bourgeoisie, l’autre de l’Église, qui dressent ensemble chaque année la liste des enfants admis gratuitement ; obligés de tenir leur école toujours ouverte aux ministres des
cultes qui voudront y entier pour y surveiller l’enseignement religieux ;
astreints à faire répéter le catéchisme et à conduire les enfants aux offices ;
tel est le bilan de la loi nouvelle, en ce qui concerne l’enseignement primaire.
Elle le réduisait à l’humilité et à la plus parfaite subordination à l’égard de
la classe riche et du clergé. « La liberté d’un tel enseignement, disait Dupanloup, sera toujours la liberté du dévouement. »
Pour l’enseignement secondaire, réservé presque uniquement à la bourgeoisie, l’attitude des partis ne fut pas la même. Ici, dans la Commission, Thiers est à gauche. Les fils de la classe dominante n’ont pas, suivant lui, besoin du même frein que les enfants du peuple ; la religion, nécessaire pour les derniers, ne l’est pas pour les premiers ; leur intérêt suffit à les écarter des théories socialistes. C’est pourquoi, bien qu’un certain nombre d’économistes — Bastiat, par exemple — signalent les bacheliers pauvres comme des déclassés aussi dangereux pour l’ordre social que les petits faubouriens, bien qu’ils pressentent la formation d’un prolétariat intellectuel pouvant servir de guide et de porte-parole à l’autre, les Universitaires de la Commission, Cousin en particulier, estiment que l’enseignement classique — enseignement de classe, s’il en fut, — doit rester à peu près tel qu’il est. Thiers s’emporte contre la création de toute école professionnelle, qui rabaisserait la classe aisée au travail manuel. C’est bon pour faire de petits Américains ; mais, en France, vivent les belles-lettres qui sont les bonnes lettres ! Il prétend du moins que l’État a le droit de frapper la jeunesse à son effigie ; il défend le certificat d’études comme une garantie contre ceux qui, soit dans des écoles libres, soit même à l’étranger, à Fribourg, par exemple, où enseignent les Jésuites, peuvent apprendre à détester les institutions de leur pays. Mais Dupanloup, qui a le don de charmer Thiers par la souplesse d’une éloquence insinuante, se charge de vaincre sa résistance et de négocier une transaction, une sorte de Concordat, suivant le mot que hasardera Montalembert. Il pose quatre conditions à l’entente : D’abord, au nom de la liberté qu’il réclame, « non pour les clubs », cela va de soi, mais pour l’Église, suppression de ce certificat d’études qui est une vaine et parfois fausse estampille officielle sur les candidats au baccalauréat. Puis, abrogation du décret de 1828 (un décret de la Restauration !) qui astreint les petits séminaires à ne recevoir qu’un certain nombre de futurs prêtres portant dès leur entrée la soutane ; leur transformation en simples pensionnats ecclésiastiques, ayant les mêmes droits que les lycées et collèges, mais placés sous la direction exclusive des évêques. L’Église compte, pour leur fournir une clientèle, sur la conversion de la bourgeoisie et sur l’idée généralement acceptée que l’État doit vendre son enseignement et le maintenir cher, pour en tirer une recette appréciable. En troisième lieu, permission aux directeurs et professeurs d’établissements libres de n’avoir pas les mêmes grades que ceux des établissements publics. Enfin, admission de toutes les congrégations à enseigner. En l’espèce’ il s’agissait surtout des Jésuites, chassés par une loi récente, Thiers et Cousin regimbent. Montalembert s’arme d’une phrase de J. Simon : « La République… ne connaît pas les corporations. .. ; elle ne voit devant elle que des professeurs. » Dupanloup insiste, fait observer que, si l’on accorde à tout Français âgé de vingt-cinq ans la liberté de fonder un établissement d’enseignement secondaire, il n’est pas possible d’en écarter une catégorie de citoyens plutôt qu’une autre ; que toutes les sectes, même celle des quakers, étant autorisées, on ne peut mettre hors la loi des gens « parfaitement innocents de toutes les accusations portées contre eux. » L’abbé l’emporta sur tous les points. Thiers, prenant le bras de Cousin, s’écriait : « Il a raison, l’abbé. Oui, nous avons combattu contre la justice, contre la vertu. Nous leur devons réparation. » Et il accepta les Jésuites à condition qu’on ne parlerait pas d’eux. Il disait aussi, et c’était peut-être plus franc : « La société vaut bien l’Université. »
Le projet accordait tout cela et même davantage. L’Église obtenait plus que la liberté : le privilège. Le diplôme de bachelier, exigé de qui voulait fonder un établissement d’enseignement secondaire, pouvait être remplace par un brevet de capacité que délivrerait un jury spécial où devait toujours figurer un ministre du culte. De plus, les établissements libres pouvaient obtenir des communes, des départements et de l’État une subvention et des locaux pris dans les bâtiments qui avaient été attribués à l’Université lors de sa fondation. L’Église se préparait à hériter de son ennemie abattue.
L’enseignement secondaire était ainsi atteint à son tour et menacé dans son avenir. Vatimesnil allait demander que l’enseignement de l’histoire et de la philosophie fût conforme aux dogmes de l’Église ; de Lasteyrie que celui de la philosophie fût supprimé dans les lycées. L’abbé Gaume, dans un gros volume, dénonçait ce qu’il appelait : Le ver rongeur des sociétés modernes ; et c’était l’esprit de l’antiquité classique, qui, depuis le XVIe siècle, avait encouragé le raisonnement indépendant ; c’était le libre examen, fils de la Renaissance, père de la Réforme, et manifestement inspiré du démon : « car Lucifer fut le premier protestant » ; c’était « le paganisme socialiste » de ces anciens qui n’avaient pas été capables de donner une bonne définition de la propriété. Il fallait christianiser l’enseignement des auteurs païens, quand on ne pouvait pas, ce qui valait mieux, les remplacer par les Actes des Martyrs ou les ouvrages des Pères de l’Église ; il fallait, en un mot, élargir la brèche par laquelle le christianisme rentrait dans l’éducation. On pouvait s’en remettre aux Conseils, qu’instituait le nouveau projet de loi pour répondre à ces désirs de l’abbé Gaume, et il suffit de jeter un coup d’œil sur les programmes des lycées et collèges du temps pour constater que « les classiques chrétiens » y prirent une place considérable.
Un projet sur l’enseignement supérieur devait compléter l’œuvre qui touchait surtout aux deux autres ordres d’enseignement. On n’eut pas le temps de le mettre sur pied. On se contenta, dans ce domaine, de détruire, sans remplacer. Aucune suite ne fut donnée au dessein que Carnot avait annoncé de créer un Athénée libre ; on voulait bien (et c’est la philosophie de ce qui se passe alors donner, suivant l’expression de Veuillot, la liberté du bien, non celle du mal. En revanche, on attaque l’École d’administration qu’il avait fondée. Elle déplaisait à la bourgeoisie, parce que les cours y étaient gratuits et que le diplôme de sortie devait assurer aux élèves des emplois, ce qui rendrait la concurrence possible aux enfants du peuple avec les fils de famille. C’est pour le même motif qu’il y eut opposition, quand on demanda la gratuité pour les grandes Écoles : elle fut quand même accordée pour l’École Normale Supérieure, plus difficilement pour l’École Polytechnique et pour celle de Saint-Cyr. Mais on la retirait bientôt à ces deux dernières et on la refusa à la nouvelle fondation. On lui reprochait de porter les esprits vers les études de politique et d’économie sociale qui passaient pour sentir le fagot. Falloux l’attaqua devant la Constituante en disant qu’il n’y avait pas assez de places pour pourvoir les élèves sortants ; qu’installer dans Paris, foyer de toutes les passions, une école de ce genre, c’était exposer la jeunesse à des excitations malsaines. Il proposait, pour la remplacer, des cours de droit administratif qu’on créerait dans les Facultés. Les cours ne furent pas institués ; mais l’École d’administration disparut. Il en fut de même des innovations tentées au Collège de France. Du reste, malgré Victor Hugo qui protesta contre cette « économie de gloire », le budget de l’enseignement supérieur fut notablement diminué, pendant que celui des cultes était augmenté. Il fut décidé, par exemple, qu’un professeur, fût-il le plus grand savant du pays, ne pourrait, même en occupant deux chaires, dépasser un traitement de 12.000 francs, alors que le traitement de l’archevêque de Paris était reporté à 40.000 francs. Mais le régime, sous lequel vivaient les Facultés, quoi qu’il ne pût échapper à l’infiltration de l’esprit clérical, ne fut atteint que de façon indirecte ; les changements portèrent plutôt sur les personnes que sur l’organisation.
Revenons aux deux projets qui sortirent des délibérations de la Commission extra-parlementaire. Ils se fondirent bientôt en un seul que Falloux rédigea et se hâta de déposer le 23 juin 1849 dans les jours de réaction fiévreuse qui suivirent l’échauffourée des Arts-et-Métiers. Il rencontra aussitôt deux sortes d’adversaires[7]. D’une part il opéra le miracle de réunir contre lui tous les républicains, même les plus modérés, qui eurent peur de voir la pensée française retomber sous le joug de l’Église et rétrograder jusqu’au-delà de l’ancien régime ; d’autre part il irrita les catholiques intransigeants, partisans du Tout ou Rien, trompés ou révoltés par les trop subtiles équivoques d’une loi, qui, comme devait le dire plus tard Victor Hugo, portait un masque, disait une chose et en faisait une autre, affectait de ménager l’Université en l’amoindrissant et en l’asservissant, partageait un monopole au lieu de l’abolir. Parmi ces « catholiques avant tout » qui auraient voulu un écrasement plus franc de l’ennemi, Louis Veuillot fut des premiers à l’accuser d’être un « manque de foi. » — « Elle proclame, disait-il, que nous ne croyons plus à ce que nous avons tant demandé, la liberté pleine et entière pour l’Église. » Il reprochait à Falloux, à Dupanloup. d’être des hommes d’accommodement, de transaction et d’affaires, à Montalembert lui-même d’avoir subi la contagion, et il criait à la nécessité de diviser le catholicisme, pour qu’il ne tombât pas tout entier sur la question religieuse dans les bras de l’Université et sur la question politique dans le sein du conservatisme bourgeois. Une quinzaine d’évêques repoussaient toute intrusion de l’État dans les établissements de l’Église et trouvaient « peu loyale » ou peu utile leur présence dans des Conseils où ils seraient eux-mêmes des intrus, gênés, dépaysés et noyés : « Quel rapport, s’écriait l’un d’eux, peut-il y avoir entre Jésus-Christ et Bélial ? » Falloux invitait ces mécontents à ne pas compromettre la victoire en la voulant trop complète. Montalembert se défendait comme il pouvait contre ses anciens compagnons d’armes. Il s’acharnait à leur démontrer les avantages de « l’alliance substituée à la lutte » entre le catholicisme et la bourgeoisie voltairienne. Il avouait qu’il eût mieux valu sans doute détruire purement et simplement l’Université ; mais il ajoutait qu’il fallait se résigner à son existence comme à celle de Paris, « qui a fait encore plus de mal à la France. » Peu écouté, il fut sur le point de renoncer à l’entreprise. Pourtant soutenu, sinon par les Jésuites qui demeurent dans l’ombre, du moins par leur principal prédicateur le P. Ravignan, par Dupanloup qui venait d’être arraché malgré lui à ses ouailles de Paris pour devenir évêque d’Orléans, il tâchait de faire comprendre tout le parti qu’on pouvait tirer de la loi nouvelle, si elle était votée. Un ami lui écrivait : « Les évêques vous remercieront un jour de ne pas les avoir écoutés. » Thiers promettait de le soutenir « jusqu’à extinction ». Le projet de loi fut maintenu et suivit la filière.
On essaya de le soustraire à l’examen du Conseil d’État, dont on se défiait. Il fut soumis à une Commission parlementaire de 15 membres, dont le président fut Thiers, et le rapporteur Beugnot, ancien pair de France. Elle n’hésita pas à l’aggraver. Elle supprima l’instruction primaire supérieure, les Écoles Normales ; elle porta à quinze ans la durée de l’engagement imposé aux instituteurs. Tant pis si la jeunesse déserte une carrière trop ingrate ! On sait où trouver des hommes pour combler les vides possibles ! Le rapport est déposé le 6 Octobre. Toutefois le projet remanié faillit sombrer dans le court réveil anti-clérical qu’amena le Motu proprio du pape. Le parti de l’Élysée, rapproché des républicains, pouvait, avec l’appoint des catholiques intransigeants, le faire échouer au port. Falloux cessait d’être ministre et se retirait, malade, de la mêlée. Le prince-président disait il est vrai, à Montalembert qui s’inquiétait : « Rassurez-vous ! Vous aurez la liberté d’enseignement. Vous l’auriez plus large encore, s’il n’était à craindre d’en faire bénéficier les socialistes ». En outre le nouveau ministre de l’Instruction publique, de Parieu, était un catholique pratiquant qui allait tous les jours à la messe et portait, dit-on, un cilice comme un homme du moyen-âge. Un de ses premiers actes fut de supprimer le certificat d’études exigé des aspirants au diplôme de bachelier.
Cependant quand Pascal Duprat, le 7 Novembre, demanda que le projet fût renvoyé au Conseil d’État, par-dessus la tête duquel il avait passé, Parieu laissa faire et une coalition de républicains, de bonapartistes, peut-être de catholiques, décida ce renvoi devant un corps, qui, émané de la Constituante, était moins clérical que la Législative. Mais, surveillé, travaillé par les catholiques, soumis partiellement à une réélection prochaine qui dépendait de l’Assemblée, le Conseil d’État répondit mal aux espérances des républicains. Il subit surtout l’influence du ministre qui était un étatiste. S’il accorda moins à l’Église, il donna davantage au pouvoir central. Il appesantit sur les malheureux instituteurs « le bras de fer de l’Administration ; » il les mit à la discrétion du préfet. L’instruction primaire se réduisait presque, suivant l’expression du National, à n’être plus qu’une « affaire de police. »
C’est là l’idée maîtresse du ministre. Tandis que le projet révisé revient à la Commission parlementaire qui repousse les quelques modifications introduites par le Conseil d’État en faveur de l’enseignement public, Parieu dépose d’urgence un projet de décret destiné à régler pour six mois la situation des instituteurs. Il s’agit toujours de conjurer le péril social et l’on confère au préfet le droit de les réprimander, de les suspendre, de les révoquer, sans que les maîtres révoqués ou suspendus puissent ouvrir une école privée dans la commune où ils enseignent ni dans les communes limitrophes. Rigueur draconienne, arbitraire à peine corrigé par l’obligation imposée au préfet de prendre l’avis du Comité d’arrondissement avant de prononcer la révocation ! Cette petite loi, comme on l’appela, n’était qu’un prélude à la grande. Les catholiques craignirent un instant qu’elle ne lui fît tort ; mais le nuage qui s’était glissé entre le gouvernement et les catholiques s’était dissipé. Les instituteurs retombaient de Charybde en Scylla. De qui dépendraient-ils le plus ? De l’administration laïque ou du clergé. C’est à cette question qu’aboutissait pour eux une loi qui prétendait organiser en France la liberté de l’enseignement.
Le débat public s’ouvrit sur cette loi le 14 Janvier 1850, trois jours après le vote du projet Parieu. La discussion générale fut un brillant tournoi oratoire ; mais elle n’apporta point d’arguments nouveaux, ni pour, ni contre. Les républicains de toutes nuances, Victor Hugo, dont le discours fut traduit en plusieurs langues et tiré à des centaines de milliers d’exemplaires, Jules Favre, Emmanuel Arago, Pascal Duprat, essaient de faire un départ difficile à opérer nettement entre l’esprit religieux et l’esprit clérical ; ils acceptent la doctrine chrétienne ou tout au moins la doctrine spiritualiste, qui en est un résidu ; ils reconnaissent l’immortalité de l’âme et l’existence d’un monde meilleur ; ils veulent qu’on enseigne ces dogmes dans les écoles de l’État et ils consentent volontiers qu’il y ait des écoles libres à côté, mais ils dénoncent les ambitions, les tyrannies, les crimes de l’Église catholique et lui reprochent surtout d’être l’ennemie de la Science, celle qui, par tradition et par conviction ne peut admettre la libre recherche de la vérité. Ils réclament l’accès égal pour tous aux sources du savoir et c’est à cette occasion que Victor Hugo proclame le droit de l’enfant, « plus sacré que celui du père ». Barthélemy-Saint-Hilaire défend surtout les droits de l’État en matière d’éducation. Wallon, pris entre ses deux amours, l’Église et l’Université, accuse le soi-disant concordat conclu entre elles de cacher un piège, d’être un contrat léonin qui dépouille la seconde au profit de la première. Mgr Parisis, évêque de Langres, subit avec résignation une loi qui a le tort de contenir le principe de l’enseignement officiel et laïque. L’abbé Cazalès la combat résolument. Mais elle trouve de vigoureux champions. Tandis que Molé agissait dans l’ombre, Montalembert, une fois de plus, joua de la peur rouge et de la nécessité d’unir toutes les forces conservatrices pour le salut de la société. Thiers, avec une magnifique impudence, soutint que l’Université sortait, de cette refonte, agrandie et consolidée. En vieux routier des batailles parlementaires, il sut utiliser l’opposition de quelques catholiques pour démontrer aux indécis que le projet ne faisait aucune faveur à l’Église. Le passage à la discussion des articles fut voté par 455 voix contre 187. Les républicains étaient abandonnés par les bonapartistes, leurs alliés d’un jour. Quoique Louis Bonaparte eut approuvé le discours de Victor Hugo, le ministre Parieu avait apporté la franche adhésion du gouvernement. A quoi était due cette volte-face du parti de l’Élysée ? On ne saurait le dire de façon précise. Faut-il croire que l’intervention de Montalembert, venant le 20 Décembre appuyer de son autorité le rétablissement de l’impôt sur les boissons, aboli par la Constituante, mais redemandé par Fould, le banquier ministre des finances, rescella l’union un instant ébranlée du parti de l’ordre ? Ou bien était-ce assez, pour opérer la réconciliation du groupe catholique avec le président, de la recrudescence socialiste qui se manifesta dans les premiers mois de 1850 ?
Quoi qu’il en soit, au cours de la deuxième et de la troisième délibération, les amendements imaginés soit par les catholiques intransigeants, soit par les républicains (exclusion des évêques du Conseil supérieur ; nomination de ce Conseil par l’Assemblée ; effort pour déposer dans la loi, en vue de l’avenir, le germe de l’obligation et de la gratuité) furent repoussés.
Tous les voiles tombaient, arrachés l’un après l’autre. On était bien loin de cette pleine liberté réclamée par l’Église pour elle et pour les autres, au temps de Louis-Philippe. Un socialiste, Jules Leroux, se chargea de le démontrer ; il déposa un amendement ainsi conçu :
« Tout citoyen jouissant de ses droits civils et politiques aura le droit, en en faisant préalablement la déclaration à l’administration municipale de la commune où il réside, d’ouvrir un cours public sur les matières de l’enseignement primaire, secondaire, professionnel ou supérieur, c’est-à-dire sur toutes les matières qui ont pour objet l’instruction ou l’éducation de l’homme et du citoyen.
« Le jury connaît seul des délits commis par la voie de l’enseignement donné dans ces cours où ne seront admis que des élèves âgés de plus de quinze ans. »
C’était demander, et encore pour les cours d’adultes seulement, ce que jadis Montalembert réclamait pour toutes les écoles. Thiers prétendit qu’on voulait créer ainsi un privilège au bénéfice du socialisme et l’amendement ne recueillit que 135 voix. Quinet n’avait pas été plus heureux en proposant que l’instruction morale et religieuse fût donnée « sans acception des dogmes particuliers aux diverses communions ». Il alléguait que l’école non-confessionnelle était l’instrument nécessaire de l’unité nationale, de la concorde civile et en même temps de la liberté de conscience établie par la première Révolution. Mais la majorité ne se souciait guère de favoriser la liberté de conscience. L’amendement fut rejeté sans scrutin.
Le combat le plus vif s’engagea sur celui qui refusait le droit d’enseigner aux membres de toute compagnie religieuse non reconnue par l’État (Amendement Bourzat). C’étaient les Jésuites qui étaient visés. Thiers, leur fougueux adversaire d’antan, avait dit en badinant qu’il se cacherait derrière son banc, quand viendrait la question de leur rappel. Il monta au contraire sur la brèche et entama bravement l’apologie de la liberté pour tous. « Je vais passer aux Jésuites », dit-il à un moment de son discours ; — « C’est déjà fait, » cria une voix de la gauche. On rit ; mais Thiers, sans se démonter, continua son plaidoyer qui fut décisif. L’évêque Dupanloup découvrit que le ciel n’avait permis la République qu’en vue de ramener les Jésuites en France et il put écrire avec l’intrépide assurance des dévots qui font mouvoir leur Dieu à leur fantaisie : « Quiconque ne voit pas là visiblement la Providence ne verra jamais rien. »
En somme, le projet de la Commission fut adopté, sauf de très légères atténuations exigeant des futurs inspecteurs et recteurs le grade de licencié, fût-ce en droit ou en théologie, sauf aussi la vague promesse obtenue par Lasteyrie et Wolowski de créer un enseignement professionnel.
L’ensemble de la loi fut voté le 15 mars 1850 par 399 voix contre 227. Une quarantaine de catholiques étaient au nombre des opposants. L’évêque de Langres s’était abstenu, ainsi que plusieurs des ministres. L’ordre des Jésuites remercia M. Thiers, qui devint le premier vice-président du Conseil
supérieur de l’Instruction publique. Le pape, qui était demeuré longtemps
hésitant et muet entre les deux groupes catholiques, se décida enfin, au bout
de deux mois, à répondre à une lettre pressante de Montalembert en lui
exprimant sa reconnaissance ainsi qu’à Falloux et en invitant les évêques à
tirer le meilleur parti possible d’une loi imparfaite. Jamais, avait écrit
Montalembert, on n’eut obtenu pareille loi d’aucun des régimes précédents ;
jamais on n’en obtiendrait de meilleure d’une Assemblée future. Les évêques
se soumirent, moins un seul. Ils s’avisèrent un à un des avantages énormes
que la loi conférait à l’Église. Mgr Doney, évêque de Montauban, qui avait
trouvé la présence des évêques dans les Conseils universitaires embarrassante
et peu loyale, écrivait le 25 octobre 1850 : « Le Conseil académique (celui de
Tarn et Garonne) est très bon et ne laisse rien à désirer. Le préfet me disait
l’autre jour : « — Vous êtes le maitre du Conseil académique et vous le
conduirez comme vous voudrez. » Et l’évêque ajoutait : « Si mes curés veulent suivre mes conseils, ils dirigeront l’instruction primaire comme ils voudront. »
C’est dans l’enseignement secondaire que les effets de la loi furent le plus sensibles. Partout, rôle considérable rendu à l’aumônier qui se fait le surveillant, et, au besoin, le dénonciateur des professeurs de philosophie et d’histoire ; invasion des Écoles militaires par des jeunes gens qui « donnent l’exemple de l’obéissance ouverte aux prescriptions de l’Église » ; à l’École normale supérieure entrée d’un nombre notable de catholiques, rétablissement de la messe obligatoire qui était devenue facultative après février, et bientôt révocation de Vacherot, directeur des études, après que le Père Gratry, aumônier de l’établissement, l’a censuré pour avoir émis des opinions peu orthodoxes sur les origines de la théologie chrétienne ; neutralité politique apparente observance des devoirs religieux, visite à l’évêque imposée aux professeurs de collèges et lycées ; livres de prix faisant la fortune de la grande librairie catholique de Tours, la maison Mame ; baisse notable aussi dans le niveau des études classiques (les professeurs des Facultés se plaignent que l’abolition du certificat d’études ait multiplié pour les examens du baccalauréat des candidats qui n’ont pas terminé leurs classes et qui se fient à une préparation hâtive ; le nombre des bacheliers et licenciés ès-lettres notablement diminué durant les années qui suivent ; puis quantité de villes profitant de l’autorisation qui leur est donnée de remettre leurs collèges aux mains des prêtres ; c’est le cas pour Ancenis et Saint-Dizier qui ont devancé le vote de la loi, pour Arles, Guingamp, Tarascon, Draguignan, Château-Gontier, Brignoles, Orthez, Saint-Chamond, Roanne etc. De 1850 à 1852 on compte la création de 257 établissements libres et les circulaires ministérielles recommandent d’être d’une largeur extrême à leur égard. Un Comité supérieur de l’enseignement libre, où siègent Montalembert, Molé, Beugnot, encourage, dirige, soutient les nouvelles fondations, leur permet d’établir des rabais considérables et parfois une gratuité presque absolue. Les Jésuites rceparaissent en plusieurs endroits, à Saint-Affrique, à Mende ; dans cette ville, le père Valentin a contracté hardiment avec la municipalité au nom de la Société de Jésus qui n’est pas reconnue en France ; le Conseil supérieur de l’Instruction publique ratifie quand même le traité, à la seule condition que le père Valentin figurera dans l’acte comme particulier, et non comme mandataire de la Compagnie. C’est toujours l’application du mot de Thiers au provincial des Jésuites : « Surtout ayez soin de ne pas dire que vous êtes Jésuite. Les catholiques étaient ravis et même un peu effrayés de la multiplication des établissements ecclésiastiques qui risquaient de se faire une concurrence ruineuse. Dupanloup, avant le vote de la loi, énumérait les avantages espérés, entonnait comme un chant de triomphe ; et Louis Bonaparte, quelques mois après, dans son Message à l’Assemblée du 4 novembre 1851, se félicitait des résultats obtenus. Dans l’enseignement primaire le succès fut moins éclatant pour l’Église, autant qu’on en peut juger par les chiffres de la statistique. Le Message que je viens de citer signale en dix-huit mois une augmentation de 806 sur le nombre des écoles. Mais elle ne porte pas sur celui des écoles libres de garçons ; tout au contraire, il y a de ce côté diminution (4,622 au lieu de 4,950). Il semble que l’Église ait d’abord dépensé le plus net de ses efforts et de ses ressources à la conquête de la bourgeoisie. Celle-ci (Thiers en est la preuve) ne tenait pas au développement de l’instruction populaire. Aussi ne faut-il pas s’étonner si, de 1847 à 1850, il y a recul sur le chiffre total des élèves :
Nombre | total des élèves. | Garçons. | Filles. | |
---|---|---|---|---|
1847 | 3,530,137 | 2,176,079 | 1,354,056 | |
1850 | 3,322,423 | 1,793,667 | 1,528,756 |
Mais ce recul frappe uniquement les garçons et il est permis de penser que la situation faite aux instituteurs y est pour quelque chose. En revanche le nombre des filles s’est accru de 200,000 environ ; c’est qu’en effet l’Église a gardé sa prédilection intéressée pour l’enseignement des femmes. Ici les chiffres sont parlants. En 1847, 19,414 écoles de filles. En 1850, 20,189. Et, tandis que les écoles laïques sont en décroissance (52,225 en 1843 — 50,267 en 1850, les écoles congréganistes accusent une hausse considérable (7,613 en 1843 — 10,312 en 1850, et sur ces dernières il y en a 6,464 qui sont des écoles publiques). Si l’on feuillette le Bulletin des lois de l’année 1849 à l’année 1851, on relève par dizaines des fondations d’établissements religieux : Sœurs de la Charité, de la Providence, de l’Éducation chrétienne, de la Doctrine chrétienne, de la Miséricorde, de la Sainte Famille, de la Présentation de Marie, de Saint-Charles, de Saint-Vincent-de-Paul, de Saint-Thomas de Villeneuve, de Saint-André, de Saint-Roch, de Saint-Joseph, de Saint-Louis, de la Nativité de la Vierge, de Sainte-Chrétienne, de Notre-Dame de Bon Secours, de Notre-Dame des Anges, de l’Enfant-Jésus, sans compter les Ursulines de Jésus, les Filles du Saint-Esprit, de la Sagesse, les Dames d’Ernemont, de la Sainte-Union, du Sacré-Cœur de Jésus. C’est un prodigieux pullulement de congrégations féminines, quelques-unes hospitalières, la plupart enseignantes. Un dernier chiffre. Si l’on considère le total de la population scolaire en 1850, on trouve que les écoles laïques contiennent 2,368,627 et les écoles congréganistes 953,796 élèves. C’est dire que l’Église, dans la classe populaire, a sous sa direction immédiate, les 2/5 des enfants, proportion qui devait encore se modifier à son profit, grâce à la loi Falloux, dans les années suivantes.
Comme complément à cet épanouissement de la puissance cléricale, il faudrait ajouter l’écrasement de ce qui restait d’indépendance dans le bas clergé. J’ai parlé des tentatives faites pour supprimer le Concordat[8]. Il y eut aussi quelques velléités de le réviser. A la Constituante, Cénac avait proposé que l’élection fût appliquée à toutes les fonctions ecclésiastiques. Les évêques et archevêques auraient été nommés par le chef de l’État sur une liste de candidats choisis par les maires et adjoints de chaque diocèse et possédant le grade de docteur en théologie. C’eût été démocratiser l’organisation monarchique de l’Église, donner la haute main aux fidèles sur le clergé et changer, pour la discipline, le catholicisme en protestantisme. Mais « nous n’avons plus assez de religion pour nous faire protestants », disait Proudhon. Cénac n’avait pas été suivi sur ce terrain brûlant. Pourtant d’autres représentants rêvèrent un clergé national et républicain, rêve qui était peut-être, chez eux une réminiscence de la première Révolution. Proudhon lui-même eut l’idée de quelque chose d’analogue. C’est ainsi qu’Isambert, Pascal Duprat, Edgar Quinet tentèrent de galvaniser l’ancienne église gallicane. Ils déposèrent un projet qui était un effort pour empêcher une bonne partie des prêtres d’être absolument à la merci de leurs évêques. Ils avaient remarqué que tous les desservants et vicaires, formant presque les neuf dixièmes du clergé, étaient fort peu payés et se trouvaient ainsi à la discrétion de leurs supérieurs qui pouvaient par des déplacements habiles augmenter ou diminuer leur traitement. Ils demandaient donc qu’au bout de cinq ans d’exercice ces ministres du culte, tenus dans une situation précaire, fussent assimilés aux curés titulaires, c’est-à-dire, qu’ils eussent de quoi vivre et la garantie de ne pas être déplacés contre leur volonté. Cela entraînait la création de tribunaux ecclésiastiques jugeant les questions de discipline et rendant des sentences motivées en cas de suspension ou de révocation d’un prêtre par son évêque. Au Comité des cultes, les évêques accueillirent mal une proposition qui était de nature à limiter leur pouvoir. Ils se réfugièrent derrière l’autorité du pape, parvinrent à faire décider par le Comité qu’on inviterait le gouvernement à ouvrir des négociations avec le Saint-Siège. Un rapport fut fait en ce sens ; mais il ne fut pas discuté, et l’organisation datant du Concordat demeura immuable. L’Église restait une monarchie absolue où les évêques, sous la suprématie du pape, commandaient souverainement.
Ainsi abritée contre les dangers de schisme ou d’insubordination partant de son sein, elle fut encore renforcée par les faveurs de l’État. Au mois de septembre 1848, une proposition signée par des socialistes comme Considérant, par des catholiques comme Falloux, par des républicains modérés comme Waldeck-Rousseau, demandait que la suspension du travail fût obligatoire le dimanche et les jours fériés ; elle revint devant la Législative, mais ne fut pas discutée, arrêtée sans doute par la bourgeoisie industrielle. En revanche, durant les dernières années de la Deuxième République, on vota d’abondants crédits pour l’entretien des presbytères et des églises. Un rapport adressé au Ministre de l’Instruction publique, à la date du 2 janvier 1851, conclut à l’ouverture pendant plusieurs années d’un crédit de 3,400,O000 francs pour la restauration des édifices diocésains et de 600,000 francs pour leur entretien, afin, dit-il, de « satisfaire au besoin le plus pressant et, plus que jamais pour nous, le plus salutaire. »
Ces années 1849-1851 marquent l’apogée de la domination catholique dans la France du XIXe siècle. Montalembert, dans une brochure qui parut en 1852 (Les Intérêts Catholiques au XIXe siècle), déclare que le catholicisme seul a profité des crises de la société moderne. Cependant peut-on dire que la loi Falloux ait été pour l’Église un triomphe aussi complet qu’elle l’espérait ? Victoire certes, mais victoire à la Pyrrhus, achetée très cher et grosse de lendemains angoissants ! Comparée par Lacordaire à un nouvel Édit de Nantes, à un traité de paix entre l’État et l’Église, cette loi établissait pour bon nombre d’années la main-mise du clergé sur l’éducation de la jeunesse. Toutefois elle laissait subsister l’école laïque, le nom et l’ombre de l’Université. C’était assez pour qu’il se formât, comme on put s’en apercevoir bientôt, deux Frances hostiles, l’une regardant en arrière, l’autre en avant, l’une considérant tout ce qui s’est fait depuis 1789 comme une déviation à la tradition nationale, l’autre voulant au contraire l’application sincère des principes de neutralité confessionnelle proclamés par la Révolution. De la sorte, cette prétendue loi de pacification, destinée, disait-on, à recréer en France l’unité morale au sein des antiques croyances, contenait en germe la division sociale et la guerre civile. Pendant que la classe riche se rapprochait de l’Église et estimait qu’il était de bon ton de se faire voir à la messe, une élite de penseurs bourgeois et la masse du peuple, surtout dans les villes, s’en écartaient avec énergie. C’est qu’en effet l’Église catholique — par la bouche de ses interprètes les plus autorisés — avait rompu ouvertement avec la démocratie et ses espérances. Falloux avait décrété l’éternité de la misère ; il avait prétendu murer la classe pauvre dans sa condition et apposer sur l’issue interdite le sceau de la religion ; il avait dit en s’adressant aux socialistes : « Vous ne voulez pas vous contenter d’améliorer la situation du pauvre et d’éclairer le cœur du riche. Non, vous voulez faire — contre la loi de Dieu — qu’il n’y ait plus de riches ni de pauvres ». Montalembert disait à son tour : « Il n’y a pas de milieu ; il faut aujourd’hui choisir entre le catholicisme et le socialisme ». Le pape parlait de même. L’Église se préparait ainsi de légitimes et redoutables représailles pour le jour où elle cesserait d’être la plus forte ; déjà les républicains prenaient acte de cette espèce de défi ; ils choisissaient, puisqu’on les forçait à choisir ; ils proclamaient, comme Quinet, la nécessité de l’enseignement laïque ; ils dénonçaient le sophisme par lequel on invoquait et employait la liberté pour en finir avec toutes les libertés ; ils acceptaient cette déclaration d’incompatibilité entre le catholicisme et le développement de la démocratie. L’histoire de la courte période qu’il nous reste à parcourir va nous montrer comment le parti républicain français, défait de sa peur aveugle et de sa vague religiosité, évoluait à la fois vers la République sociale et la libre pensée. Cela aussi était une conséquence de la loi Falloux.
- ↑ Voir à ce sujet E. Fournière. — Le règne de Louis-Philippe, p. 244.
- ↑ Sans parler des collèges communaux, il y avait 54 collèges royaux contenant 23 000 élèves.
- ↑ C’est alors que les cultes furent réunis au ministère de l’instruction publique, réunion significative et grosse de périls.
- ↑ Voir page 96.
- ↑ Il y eut en réalité deux Commissions administratives nommées par lui, l’une pour l’enseignement primaire, l’autre pour l’enseignement secondaire. Mais, dès le début, elles se fondirent en une seule.
- ↑ Un représentant, Salmon, demanda, dans la discussion devant l’Assemblée, qu’on s’abstînt de déposer dans l’esprit des éléves-maîtres une science plus haute que celle dont ils auraient besoin dans leur modeste carrière. Aussi le programme des écoles normales fut-il réduit à l’indispensable : lecture, écriture, calcul, éléments de français, puis instruction religieuse, chant religieux. Les journées commencent et finissent par une prière en commun, suivie d’une lecture de piété. Les élèves sont conduits aux offices par le directeur et par les maîtres-adjoints (Décret du 24 Mars 1851).
- ↑ (Il provoqua aussi les réclamations des Protestants et des Israëlites, au nom de l’égalité des cultes reconnus.
- ↑ Voir page 105.