Histoire socialiste/La République de 1848/P2-04

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Jules Rouff (Tome IX : La République de 1848 (1848-1852)p. 267-283).
ÉVOLUTION ÉCONOMIQUE ET SOCIALE.



CHAPITRE IV


L’ORGANISATION DU TRAVAIL. — LOUIS BLANC ET LA COMMISSION DU LUXEMBOURG.
LES SOCIÉTÉS OUVRIÈRES DE PRODUCTION


Le droit au travail nous est apparu lié intimement à l’organisation du travail. Nous sommes ainsi amenés à rechercher ce qu’on fit pour la transformer.

L’ennemi le plus acharné de Louis Blanc, Proudhon a écrit : « l’organisation du travail, tel est le problème de la Révolution de Février, et ce problème, c’est Louis Blanc qui l’a posé. » Il est donc juste d’accorder ici la place d’honneur à Louis Blanc.

Il a conçu deux choses qu’il a eu le tort, comme tous les socialistes de son temps et comme beaucoup de socialistes de tous les temps, de ne pas distinguer nettement : un idéal, c’est-à-dire un but lointain, et un ensemble de moyens propres à atteindre ce but, c’est-à-dire un système transitoire servant de pont entre le présent et l’avenir. Nous savons déjà qu’épris d’harmonie et d’unité il veut faire de la société une grande famille où chacun produira selon ses forces et recevra selon ses besoins. Et l’on ne peut contester une haute valeur morale à cet idéal qui suppose les forts aimant et soutenant les faibles ; les hommes supérieurs se reconnaissant, non pas plus de droits, mais plus de devoirs que les autres ; la puissance de dévouement augmentant à mesure qu’on s’élève dans l’échelle de l’humanité. Malheureusement il suppose aussi une humanité meilleure que celle qui vit autour de nous, guérie[de son excès d’égoïsme par une longue pratique de la solidarité. Aussi n’est-il que l’étoile sur laquelle on peut se guider sans avoir l’espoir de la toucher du doigt. C’est une idée directrice ; ce n’est pas une idée immédiatement réalisable.

En attendant que des générations plus heureuses et plus vertueuses que les nôtres sachent créer une société capable d’assurer à tous ses membres développement égal de facultés inégales et satisfaction égale de besoins inégaux, quelles sont les mesures qui peuvent acheminer en ce sens ? Nous sortons ici du domaine de l’absolu pour entrer dans celui du relatif.

Louis Blanc aborde la question par le côté de la production. Il a été surtout frappé des maux qu’engendre la concurrence. La concurrence, c’est la guerre des intérêts ; le duel des patrons et des ouvriers, des patrons et des patrons, des nations et des nations ; c’est le conflit perpétuel faisant des vainqueurs et des vaincus, des exploiteurs et des exploités, créant dans le monde entier la division des hommes en riches et en pauvres, en millionnaires et en miséreux. Il faut tuer la concurrence. Peut-être Louis Blanc méconnait-il ici ce que la concurrence peut avoir de fécond, quand, dépouillée de son venin, elle n’est plus désir d’écraser le voisin, mais simple émulation, envie de mieux faire que les autres et de se surpasser soi-même. Quoi qu’il en soit, pour faire cesser la lutte féroce des individus et des classes, Louis Blanc veut recourir à l’association qui rend solidaires les intérêts opposés. Il est le missionnaire de l’association.

Mais, pour mettre en œuvre ce mécanisme, il ne compte pas seulement sur l’initiative privée ; il veut le concours de l’État. Non pas qu’il veuille donner tout à l’État — « Cela, dit-il, c’est une idée saint-simonnienne ; ce n’est pas la mienne ! » En matière politique, il place au-dessus de la loi, comme inviolables, un certain nombre de libertés qu’il énumère (presse, conscience, association, réunion, droit au travail). En matière économique, il n’entend pas que l’État soit producteur de toutes les choses nécessaires à la consommation ; il souhaite seulement que l’État crée ce qu’il appelle le modèle de la société future ; qu’il aide a naître des associations qui seront l’embryon du monde égalitaire à venir. Pour cela il faut que l’État subventionne, commandite, encourage, en leur donnant au besoin des établissements rachetés aux patrons dans l’embarras, des associations ouvrières de


DROIT AU TRAVAIL (Caricatures de Cham)
d’après des documents de la Bibliothèque Nationale.


production, où les ouvriers choisiront eux-mêmes leurs gérants, feront eux-mêmes leurs règlements, où il y aura sans doute une hiérarchie pour l’exécution des travaux, mais où tous, faute de pouvoir déjà recevoir en proportion de leurs besoins, seront également rétribués, afin que ces ateliers sociaux soient dès à présent de petites familles annonçant et préparant ce qui existera plus tard.

On objectait à Louis Blanc qu’en supprimant l’inégalité des salaires il tuait l’intérêt individuel, paralysait le grand moteur de l’activité humaine, détruisait le mobile égoïste qui, sans doute, fait place par instants à des motifs plus relevés, plus généreux, mais qui est le plus ordinaire et le plus puissant dans la vie de tous les jours. Il répondait que dans les ateliers sociaux ce stimulant serait remplacé par le point d’honneur, par l’esprit de corps, par la peur d’être traité de lâche et de voleur, par la conscience de travailler pour soi en travaillant pour les autres ; que, d’ailleurs, le travail devenant de plus en plus court à cause des machines et du nombre accru des travailleurs, plus attrayant aussi, parce qu’il serait plus volontaire, la paresse irait disparaissant. Ce n’en est pas moins un des points les plus vulnérables du système. Louis Blanc concevait ses ateliers sociaux, comme si l’humanité plus altruiste qu’il espérait avait déjà existé autour de lui. Il méconnaissait aussi la difficulté qu’aurait pour vivre une poignée d’associations appliquant des principes socialistes au milieu d’une société reposant dans sa masse sur des principes capitalistes.

Ces ateliers sociaux devaient être organisés sur le même modèle par l’État qui leur apprendrait à fonctionner ; mais l’État se retirait au bout d’un an, les abandonnant à eux-mêmes. Alors les ateliers d’une même industrie se solidariseraient, afin de supprimer entre eux toute concurrence. Devenus une puissance, ils seraient les régulateurs du marché ; ils amèneraient ainsi les ateliers privés à disparaître ou à se fondre avec eux. Les diverses industries, une fois unifiées, s’entendraient avec des fédérations agricoles fondées sur des principes semblables, si bien que la société entière deviendrait une vaste Coopérative. Elle serait comme le corps humain où tous les organes collaborent à l’activité générale, sans qu’ils songent à se quereller. Rien n’empêcherait alors les peuples de s’allier et d’organiser la production de telle sorte que le libre échange, la suppression des douanes deviendrait facile et nécessaire.

Louis Blanc, qu’il s’en rendit compte ou non, aboutissait à une société plus que collectiviste. Mais, laissant dans l’ombre cette conséquence, il déclarait qu’on pouvait maintenir l’héritage, qu’il suffirait d’abolir les successions collatérales et de les donner aux communes pour reconstituer les biens communaux. Il répétait à qui voulait l’entendre que cette transformation devait être pacifique, progressive, que rien ne devait être imposé, que tout devait se faire lentement par le développement naturel de l’association croissant sous la protection tutélaire de l’État.

J’ai insisté sur ces théories de Louis Blanc, parce qu’il fut non seulement le président, mais le principal inspirateur de la Commission du Luxembourg. Son socialisme fut ainsi quasi officiel.

La Commission de gouvernement pour les travailleurs se réunit, dès le ler Mars. Mais elle se constitua lentement. Louis Blanc, conformément à son principe de conciliation des classes, voulait qu’elle fût mixte, constituée de patrons et d’ouvriers. Mais il n’existait plus en France d’organisation corporative régulière. Il fallait (et c’était une résurrection d’importance singulière) en faire renaître une. Chaque profession fut invitée à nommer trois délégués ouvriers, ce qui s’exécuta tant bien que mal ; ces délégués au nombre de 242[1] et dont plusieurs étaient des femmes, désignèrent par le sort dix d’entre eux pour former un comité permanent. Le même procédé de sélection fui, quelques jours plus tard, appliqué aux patrons qui s’étaient présentés au nombre de 231. Puis dans des séances, tantôt plénières, tantôt restreintes, les délibérations commencèrent.

Louis Blanc y appela loyalement, naïvement, des hommes de tout parti connus pour s’intéresser aux questions sociales. Vidal, qui fut le secrétaire de la Commission ; Pecqueur, qui en fut un des membres influents ; les fouriéristes Considérant et Toussenel, les Saint-Simoniens Duveyrier et Jean Reynaud, prirent part aux discussions ; Wolowski, Duponl-White, Le Play y représentèrent différentes nuances de l’économie politique et y formèrent une opposition qui s’exprima plus vivement au dehors par l’organe de Léon Faucher dans la Revue des Deux-Mondes, ou de Michel Chevalier dans ses Lettres sur l’organisation du travail. Proudhon en fut écarté sans doute par le silence dédaigneux qui accueillit une lettre où il proposait à Louis Blanc une sorte d’alliance ; Cabet paraît s’être abstenu pour un motif analogue. Olinde Rodrigues, Pierre Leroux, Emile de Girardin avaient été invités à apporter leur concours ; mais ils étaient, au début du moins, absents de Paris.

Lorsqu’on relit aujourd’hui au Moniteur les comptes-rendus de cette espèce d’Académie socialiste, on admire l’éloquence qui s’y est dépensée et gaspillée, et la patience des ouvriers qui, trois mois durant, jusqu’au 27 Avril, ont fréquenté assidûment « ce laboratoire d’idées ». On comprend que Louis Blanc ait épuisé à les contenir la vigueur de sa fière et ardente petite personne, et compromis sa popularité à les leurrer de promesses sans effet. On comprend aussi que les conservateurs, entendant toujours la foudre gronder sur leurs têtes sans la voir éclater jamais, se soient vite familiarisés avec cette menace incessante et aient préparé tranquillement dans l’ombre une résistance efficace à ce socialisme bavard. Mais il est vraiment excessif, comme ils le firent et comme le font encore des historiens peu exacts, d appeler l’œuvre du Luxembourg, qui, faute de budget et de pouvoir dévolus à ceux dont elle absorba l’activité, consista presque uniquement en beaux discours et en grands projets sur le papier, une expérience socialiste manquée. Ce qui manqua surtout, ce fut la possibilité d’expérimenter quoi que ce fût.

On peut étudier cette œuvre dans L’Exposé général que Vidal et Pecqueur rédigèrent et qui parut incomplet au Moniteur ; ou encore dans le volume de Vidal intitulé : « La Révolution de Février au Luxembourg. Louis Blanc a pris la peine de la condenser de nouveau dans son Histoire de la Révolution de 1848.

Elle aboutit, en partie, à un plan détaillé qui fut déposé sur la tribune de la Constituante, mais qui ne fut ni discuté ni lu ; il disparut emporté, comme bien d’autres, par la grande vague de réaction qui suivit les journées de Juin. Ce plan éclectique, où les idées de Louis Blanc ont été complétées et amendées par Vidal et Pecqueur, a été résumé par lui sous forme de projet de loi. A ne le considérer qu’au point de vue de la production (car il touche aussi à d’autres problèmes), en voici les traits essentiels :

Un ministère du travail, chargé de préparer la révolution sociale et qui, avec le produit des grandes entreprises rachetées par l’État (chemins de fer, mines, banques, assurances, etc.,) se compose un budget spécial destiné : l° à commanditer des associations ouvrières ; 2° à fonder des colonies agricoles. Les associations, pour avoir droit à l’aide pécuniaire de l’État, doivent accepter cette répartition de leurs bénéfices : 1/4 pour l’amortissement du capital appartenant au propriétaire avec qui l’État aura traité ; 1/4 pour secours aux vieillards, malades, blessés, etc ; 1/4 à partager entre tous les travailleurs ; 1/4 pour la formation d’un fonds de réserve qui, joint à ceux des autres industries, créerait une masse inaliénable, appartenant collectivement à tous, toujours grossissante, vraie caisse du prolétariat, administrée par un Conseil qui serait comme le régisseur de toutes les industries. — Dans les ateliers de chaque industrie, fixation, d’après la situation du marché, d’un chiffre de bénéfice licite, par conséquent d’un prix uniforme pour les produits et d’un salaire qui varierait d’un pays à l’autre de façon à équivaloir toujours à la même quantité de marchandises, qui pourrait aussi varier d’une catégorie d’ouvriers à une autre ; car Louis Blanc fait cette concession d’admettre des salaires inégaux, fixés par le vote même des intéressés. Quant aux colonies agricoles, elles sont sommairement expédiées dans le projet de loi de Louis Blanc, mais elles tiennent la première place dans l’Exposé général. Il devait y en avoir une par département, composée de cent familles, dont un tiers se livrerait aux petites industries qu’alimente le travail de la terre (charronnage, maréchalerie, etc.] Mais point de commerce ! Chacune d’elles devait s’approvisionner en gros de toutes les denrées nécessaires qu’elle revendrait à ses membres au prix coûtant. Elle devait pratiquer la grande culture et contenir une sorte de cité ouvrière, où les colons seraient logés et où ils auraient en commun : bibliothèque, salle de réunion, lavoir, buanderie, cuisine économique. Plus tard, on y annexerait une école d’agronomie et un hospice pour les vieillards. Le sol qu’elle occuperait serait pris sur les terrains vagues des communes, sur les landes défrichées, et le capital indispensable à l’exploitation serait fourni par l’État moyennant un intérêt de 3 0/0. On calculait que les frais s’élèveraient à 100 millions pour toute la France. Les salaires et les bénéfices y seraient réglés comme dans les ateliers sociaux.

Sans s’attarder à la critique approfondie d’un système qui n’a point fonctionné, on peut remarquer le mélange de chimères et d’idées pratiques qui caractérise le socialisme de ce temps-là. Ce qui était chimérique, c’était de proposer à une Assemblée bourgeoise la création d’un ministère « ayant la mission spéciale de préparer la Révolution sociale », c’est-à-dire le suicide en douceur de la classe qu’elle représentait. Quelques manufacturiers en détresse, auraient, paraît-il, volontiers cédé leurs établissements à l’État, moyennant une indemnité. Mais l’immense majorité de la classe patronale repoussait cette invitation à se laisser mourir et la classe ouvrière n’était ni assez organisée ni assez instruite pour offrir à la réforme projetée un solide point d’appui. Ce qui était dangereux, au point de vue même de Louis Blanc, c’était, en instituant un « budget des travailleurs », de reconstituer au profit de corps privilégiés de nouveaux biens de main-morte. C’était encore l’arbitraire auquel conduisait l’imprécision de certaines formules. Qui fixerait les prix de revient, les salaires, le taux des bénéfices ? On ne le voyait pas clairement. Il faut ajouter aussitôt que l’idée d’un ministère du travail n’était pas cependant si folle, puisqu’elle fut reprise alors par des députés non socialistes sous la forme atténuée d’un Bureau du travail, centralisant tous les renseignements relatifs à la production agricole et industrielle en même temps qu’à la condition des travailleurs ; puisque, depuis lors, soit en Belgique, soit aux États-Unis, soit en France, elle s’est réalisée en bloc ou en détail. Il faut reconnaître en outre que, d’une part, la reprise par l’État des mines, des chemins de fer, de la Banque fait aujourd’hui partie du programme dit radical et que, d’autre part, le socialisme international contemporain a inséré dans ses revendications à peu près toutes celles de Louis Blanc ; socialisation progressive des grands moyens de production, union intime de l’agriculture et de l’industrie, acheminement vers une société collectiviste divisée en associations professionnelles qui se répartiront la besogne et régleront la création des produits d’après les besoins constatés par la statistique.

En dehors de ce plan d’ensemble voué alors à un insuccès certain, la Commission du Luxembourg réclama diverses mesures qui étaient de nature à modifier le régime du travail et que nous retrouverons plus loin sur notre route. Ce n’est pas tout. Elle fonctionna comme une sorte de tribunal de conciliation dans les conflits économiques qui éclatèrent au lendemain de la Révolution. Querelles entre ouvriers français et ouvriers étrangers, conséquence de la vapeur qui en facilitant et multipliant les communications commence à transformer, dès ce temps-là, le marché national en marché international. Louis Blanc fait prévaloir là les principes de fraternité qui sont à la fois une tradition française et l’essence même de son socialisme. Querelles entre patrons et ouvriers, suscitées par les salaires, la durée de la journée, les règlements d’ateliers. Désireux de rapprocher le capital et le travail, ces deux ennemis inséparables, Louis Blanc fait venir les deux parties devant lui ; ainsi sont conjurées par des arrangements provisoires les grèves des mécaniciens de la grande maison Derosne et Cail, des paveurs, des couvreurs, des boulangers, des chapeliers, des blanchisseurs, des ouvriers en papiers peints, des cochers, des débardeurs, des maréchaux, des vidangeurs, des zingueurs-plombiers, des scieurs de pierres. C’était le germe, la naissance spontanée d’une institution nouvelle. L’État apparaissait comme l’arbitre-né entre les classes de la population qui se trouvent avoir momentanément des intérêts opposés. Louis Blanc fut officieusement, durant trois mois, le grand juge de paix dans le monde du travail.

Mais Louis Blanc et Albert, le 8 mai, renoncent à la présidence de la Commission qui est, du coup, atteinte mortellement. Suspecte de socialisme, elle était supprimée, sans décret, dès le 16 mai ; on lui enlevait sa salle de réunion ; on mettait ses papiers sous séquestre. Il ne lui survécut que le Comité central des délégués qui, sans bruit, mais non sans influence politique, se maintint jusqu’en 1850, et un petit nombre d’idées dont bénéficia la Constituante par l’entremise de son Comité du travail.

On ne parle d’ordinaire que de la Commission du Luxembourg. Elle eut des sœurs plus modestes, mais qui ne méritent pas l’oubli. Lyon eut comme Paris, sa Commission d’organisation du travail, son petit Luxembourg, qui resta en permanence jusqu’à la fin de Mars 1849. Elle tient ses séances dans le palais municipal Saint-Pierre. Elle est subventionnée par le Conseil général du Rhône. Elle compte une trentaine de délégués pris dans les différents corps de métiers, et, à côté d’eux, des avocats, des négociants, un instituteur, un représentant du peuple. Elle ne se borne pas à résoudre pacifiquement les conflits locaux ; elle envoie au Comité du travail des projets qui font penser à Louis Blanc et à Considérant. A Marseille, Émile Ollivier, commissaire de la République, a institué de même une Commission consultative ouvrière. A Lille, Delescluze préside des réunions qui ont pour but de rétablir « le bon accord des maîtres et des ouvriers ». A Anzin, au Creusot, etc…. des délégués de l’autorité remplissent le même office conciliateur.


Les associations ouvrières de production. — Mais il reste à étudier la partie la plus importante du programme de Louis Blanc, celle qui, dans sa pensée, devait avoir le plus d’influence sur l’avenir. Il s’agissait de créer par l’association un embryon de société socialiste ; de transférer pacifiquement aux travailleurs la propriété des instruments de travail ; de transformer les salariés en associés ; de faire enfin, avec l’aide de l’État, un essai coopératif.

Le système coopératif, qu’il s’applique à la production, à la circulation ou la consommation, recherche toujours la suppression, entre deux catégories de personnes qui sont en relations économiques, d’un intermédiaire dispendieux. Dans la production, c’est le patron ou l’entrepreneur, considéré comme un rouage inutile et coûteux, qui est directement visé. Si nous comparons la société capitaliste à une forteresse, on peut dire que Louis Blanc l’attaquait de front, montait à l’assaut du côté le mieux défendu et le plus escarpe, coup d’audace qui peut réussir par surprise, mais qui, en face d’un ennemi résolu et averti, a grand’ chance d’aboutir à un échec désastreux.

Les associations ouvrières de production n’étaient pas chose nouvelle. Il en avait existé à Lyon dès le XVIIIe siècle. Après 1830 Bûchez et Bastide en avaient repris et popularisé l’idée. L’association catholique des bijoutiers en doré avait été fondée en 1834 à Paris avec cette devise : « Cherchez le royaume de Dieu et sa justice ». Au fond, le capitalisme avait ici montré la voie au socialisme. La prospérité des grandes compagnies avait prouvé la puissance des capitaux associés. Il n’est donc pas étonnant que, dans la fièvre d’enthousiasme qui suivit le 24 Février 1848, les associations ouvrières de production aient pullulé et inspiré à leurs fondateurs des espérances démesurées.

Elles ont eu plusieurs types qui correspondent, en général, à différents moments de leur histoire.

Le premier type est socialiste, du moins de tendance. Les sociétaires n’entendent pas seulement assurer leur indépendance et leur bien-être personnels ; ils visent à affranchir le prolétariat tout entier et leurs statuts sont de véritables déclarations des droits économiques de la classe ouvrière. À ce type appartiennent celles qui se fondèrent sous l’inspiration de Louis Blanc et avec son concours. N’ayant pas un sou pour leur fournir les premiers fonds, il tourna la difficulté. Il leur fit donner des commandes du gouvernement, des locaux officiels qui se trouvaient vacants. Ainsi la prison de Clichy (la prison pour dettes devenue libre par l’abolition momentanée de la contrainte par corps) se transforma en atelier où s’installa la Société fraternelle des tailleurs de Paris. Il s’agissait de leur procurer du travail convenablement payé, afin de ne pas abaisser les salaires des ouvrières en chambre, qui étaient comme le prolétariat du prolétariat. La ville de Paris leur commanda 100.000 tuniques pour l’équipement de la garde nationale. Au nombre d’environ deux mille, ayant fait leur règlement, ils se mettent à l’ouvrage et ils prennent plusieurs décisions qui sont la marque à laquelle on peut reconnaître ces sociétés d’esprit égalitaire et fraternitaire. Tous les ouvriers, comme tous les militaires d’un même grade, seront rétribues également (deux francs pour une journée de dix heures). L’association restera ouverte, prête à admettre tous les camarades ayant une bonne conduite et une connaissance suffisante du métier. Une partie des bénéfices et les fonds restants en cas de liquidation seront employés au profit des autres travailleurs : c’est la part faite à la solidarité ouvrière. Une seconde association, celle des selliers, fut organisée de la même façon, reçut, bien que des généraux eussent protesté, la commande d’une partie des selles qui étaient fabriquées à Saumur par des ouvriers militaires. Une troisième association, celle des fileurs, eut pour sa part de besogne 100.000 épaulettes à livrer. A Lyon, les ouvriers en soie avaient à exécuter des écharpes et des drapeaux et s’organisaient suivant les mêmes principes.

D’autres sociétés analogues se créaient sans aide et leurs statuts reflètent bien leur caractère plus généreux que pratique. La société générale, politique et philanthropique, des mécaniciens et serruriers, née à Paris le 2 Mars 1848, formule ainsi son but : « 1° L’intérêt de tous les travailleurs doit être soutenu et défendu par tous, si on l’attaque. 2° Nous nous engageons tous à le défendre. 3° Nous nous rendons tous solidaires les uns des autres… » A Lyon, l’Union des travailleurs, se proposant d’entreprendre des travaux de chemins de fer sur la ligne de Paris-Lyon, déclare prendre pour règles : la fraternité, la protection envers les faibles et la prévoyance pour l’avenir, la répartition équitable des gains entre le travail, l’intelligence et le capital. (On reconnaît la formule fouriériste).

Beaucoup de ces sociétés orientées vers le socialisme disparurent avec les journées de Juin. Cependant à Lyon, où l’effet s’en fit moins sentir, l’Association des ouvriers tailleurs du département du Rhône se propose encore, au mois d’Avril 1849, de « substituer l’union à la concurrence » et, pour cela, ne fait aucune part à l’individu dans les bénéfices qui sont attribués pour 2/3 au fond de réserves, pour 1/3 à une caisse d’assistance fraternelle. A Paris même, en Mars 1850, la Société générale des ouvriers de l’industrie du bronze déclare poursuivre les fins suivantes :


« dans l’ordre économique, quant à la production, le développement de leur industrie, l’augmentation continuelle de la somme ou quantité des produits, leur exécution de plus en plus simple, rapide et perfectionnée —, et, quant à la répartition, l’accroissement du bien-être des producteurs par la suppression des intermédiaires parasites et du capital usuraire, au moyen de la socialisation des instruments de travail ;

« dans l’ordre moral, l’émancipation des travailleurs par la suppression du patronat ; l’union des cœurs, des sentiments, par la substitution de l’émulation, devenue graduellement concours fraternel, à la concurrence hostile ou envieuse ; la participation de plus en plus équitable de chacun aux fonctions et aux jouissances sociales ; en un mot, rétablissement de l’ordre dans la production par sa mise en rapport avec la consommation, par la solidarité des efforts, des intérêts ; l’unité remplaçant le fractionnement, l’antagonisme des activités ; la réalisation de l’harmonie dans le travail, de la République dans l’atelier, de la justice dans la distribution des charges et la répartition des avantages sociaux. »


La date de ces statuts, qui sont tout un programme, coïncide avec l’espèce de renaissance socialiste qui marqua la fin de la deuxième République.

Mais ce qui domine, depuis Juin 1848, ce sont les Sociétés d’un type plus rapproché de l’ordre capitaliste. L’inspiration de Corbon se substitue à celle de Louis Blanc. Michel Alcan, avait, dès le 30 mai, proposé l’ouverture d’un crédit de trois millions, dont un devait être distribué en primes aux associations agricoles et industrielles, formées non plus seulement entre ouvriers, mais aussi entre ouvriers et patrons. La proposition, modifiée par le Comité du travail, avait été en son nom présentée par Corbon dans le fort du combat, le 23 Juin. Écartée par la question préalable, elle revint amendée le 5 Juillet et fut acceptée. Les trois millions étaient tout entiers réservés aux deux sortes d’associations de production (ouvrières et mixtes). Ils devaient être répartis sous forme de prêts, dont un Conseil d’encouragement, nommé par le Ministre, devait régler les conditions. Cela semblait très large. On dispensait ces Sociétés de tous frais d’enregistrement pour les actes relatifs à leur constitution. On leur accordait même, quelques jours plus tard, la faveur, non seulement d’être admises sans cautionnement[2] à l’adjudication et à la


Médaille des Voraces, association populaire de Lyon.
(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.


concession des travaux publics, mais d’avoir la préférence à égalité de rabais sur les entrepreneurs. Toutefois ces cadeaux de l’État étaient, en réalité, payés assez cher, si bien que plusieurs associations les refusèrent. Outre que le chiffre total de la subvention était fort maigre, si on le compare aux 30 millions qui avaient été mis à la disposition des patrons après 1830, l’intérêt de l’argent prêté montait, tout compte fait, à 6 0/0 ; car on ne voulait plus (au contraire) donner un avantage à ces associations sur les entreprises individuelles. Corbon, dans son rapport du 4 juillet, avait déclaré qu’elles devaient être soumises aux conditions de la concurrence et il avait fait une allusion assez aigre à « certaines doctrines qui, sous des formes austères et en affectant le langage du dévouement et de l’amour, ne font appel qu’à l’égoïsme. » Il conservait l’espérance de voir les salariés se transformer en associés ; mais ils devaient y arriver par leurs propres efforts ; l’aide de l’État n’était plus qu’un appoint secondaire. Bref, une conception presque toute individualiste prenait la place d’une conception socialiste.

Si le secours de l’État était singulièrement réduit, il en était tout autrement de son autorité. Le Conseil d’encouragement publia pour les associations un modèle de statuts. Il les invitait (et cette invitation, émanant d’hommes qui disposaient des fonds, ressemblait fort à un ordre) à prendre la forme légale et fort gênante de sociétés en nom collectif ; à se constituer pour vingt ans au moins et quatre-vingt-dix-neuf au plus ; à donner au gérant des pouvoirs très étendus qui reconstituaient à peu près l’autorité patronale. Il n’était plus question de salaires égaux ni de bénéfices répartis également. En revanche ces statuts-type prévoyaient que les associations, en étendant leurs affaires, auraient besoin de salariés. Ces auxiliaires devaient toucher au bout de l’année une part d’intérêt ; mais ils devaient s’en rapporter à l’inventaire qu’ils n’auraient pas le droit de contester, restriction qui a toujours été le principal obstacle à la participation aux bénéfices : plus tard, après un stage plus ou moins long, ils seraient élevés au rang de sociétaires. Il ne restait guère de la conception primitive que l’obligation d’employer 10 0/0 des bénéfices à former un fonds inaliénable, qui, en cas de dissolution, reviendrait à l’État pour être utilisé au profit de quelque œuvre sociale. Chose grave ! Les règlements d’intérieur, de travail, d’atelier, les modifications de statuts qui ne pouvaient porter que sur certains articles, devaient être communiqués d’avance au ministre.

Si encore les travaux publics promis avaient été concédés aux associations constituées ! Mais, outre qu’ils étaient réduits à des travaux de terrassement ou de construction jusqu’à concurrence de 20.000 francs, les ingénieurs de l’État n’aimaient point ces unions de travailleurs qu’ils trouvaient difficiles à conduire. On ne voit point qu’il ait été donné suite aux pétitions qui furent adressées au Comité des travaux publics par les habitants de Blanzy pour exploiter les mines de houille de leur territoire et par les entrepreneurs et maîtres ouvriers de Dijon pour que l’État reprît les chemins de fer et leur distribuât les travaux par spécialités. Le décret du 15 juillet 1848 fut peu appliqué. On ne peut guère citer que l’Association des paveurs de Paris, qui en ait profité à l’avantage de la ville et au sien propre. Lorsqu’un an plus tard, à la Législative, Martin Nadaud, bien placé pour cette proposition, puisqu’il était membre de la très prospère Association des maçons, demanda, en compagnie de deux autres représentants, que toutes les administrations publiques fussent autorisées à traiter de gré à gré avec les Associations pour tous les travaux n’excédant pas 30.000 francs, il n’obtint qu’un refus formel. Cependant les candidats à la subvention furent nombreux. Il ne faut pas s’en étonner. Des directeurs d’établissements privés, de grandes sociétés patronales faisaient alors appel aux largesses de l’État. Les demandes, pour avoir part aux trois millions votés furent plus de 500 en 1848, plus de 100 en 1849. Il aurait fallu trente millions pour y répondre, On se contenta de répartir une somme de 2.590.500 francs entre 56 Sociétés, appartenant à peu près également (30 contre 26) à Paris et à la province. Beaucoup étaient mixtes et assez à l’aise ; car dix-sept durent et purent fournir 800.000 francs de garantie. Il arriva en plus d’un cas qu’un patron dans l’embarras saisit l’occasion de se faire prêter de l’argent en signant un contrat nominal d’association avec ses ouvriers qui le laissaient gérer l’entreprise à sa fantaisie. Une partie des sommes avancées furent remboursées plus tard (environ la moitié) ; ainsi les typographes de la rue Garancière restituèrent les 80.000 francs qui leur avaient été prêtés.

La liste de ces Associations subventionnées a été dressée ; celle des autres est encore à faire. Autant qu’on en peut juger par des documents incomplets, la production agricole leur échappe entièrement en France ; elles pénètrent dans la grande industrie (mécaniciens, typographes, tisseurs, constructeurs de navires, etc.) ; mais elles se multiplient surtout dans les métiers qui n’exigent qu’un petit capital (ébénistes, peintres en bâtiments, tailleurs de limes, cuisiniers, ferblantiers, coiffeurs, lunetiers, etc). Elles sont, comme il est naturel, concentrées surtout dans les grandes villes. Enfin, elles ont attiré les femmes, puisqu’on rencontre plusieurs Sociétés de production formées de 184S à 1851 dans le département de la Seine par des blanchisseuses, des casquettières, des chemisières, des corsetières, des lingères.

L’histoire de ces Associations serait brève, s’il fallait s’en fier à leurs adversaires. Thiers, dès le mois de septembre 1848 proclamait avec désinvolture la faillite du principe sur lequel elles reposaient. Cela fait penser à ce haut fonctionnaire des postes qui, en Angleterre, lorsqu’on mit le port des lettres à deux sous, déclarait, au bout d’une semaine d’expérience, que la réforme s’était révélée impraticable.

Il nous est impossible de les suivre toutes. Je choisis deux échantillons de types opposés,

L’Association des tailleurs de Clichy, qui fut l’enfant favori de Louis Blanc, eut la chance de rencontrer un gérant intelligent et dévoué, Bérard, un de ces ouvriers au grand cœur comme il n’en manqua pas en 1848. Mais à peine a-t-elle commencé à fonctionner, qu’elle est en butte aux railleries, aux attaques, aux calomnies. Elles viennent d’abord des journaux conservateurs qui accusent ses membres d’être des paresseux, de toucher la paie fournie par la Ville de Paris en travaillant le moins possible. Elles viennent de Proudhon, qui est hostile à ces ateliers d’État ; de Lamennais, qui, égaré par des rapports malveillants, s’attire un vigoureux démenti ; des autres ouvriers, jaloux ou mal informés. A chaque instant l’on annonce que la Société va mal, périclite, ce qui n’est pas de nature à lui amener des clients, et, comme elle n’a pas d’existence légale, elle ne peut poursuivre ceux qui font courir ces faux bruits. Après les journées de Juin, quoique ses membres n’y aient pris aucune part, quoiqu’on n’ait relevé le lendemain que douze absences sur ses deux mille sociétaires, les marchés qu’elle a passés avec l’Administration et qu’elle a fidèlement exécutés jusqu’ici sont cassés dès la fin de Juillet, moyennant une maigre indemnité de 30.000 francs. Compromise par la mauvaise volonté qu’on lui témoigne, elle l’est encore par sa propre générosité. Louis Blanc raconte que, pour ne pas enlever leur pain aux ouvrières sans travail, elle leur donne à exécuter des broderies que des hommes avaient offert de faire à meilleur compte ; qu’elle fournit même de l’ouvrage à des couturiers malhabiles dont il faut ensuite refaire point par point la besogne. Dans un milieu où règne la concurrence, où il faut par conséquent produire à bas prix, si l’on veut avoir des clients, il n’en fallait pas davantage pour qu’elle fût impuissante à lutter sur le champ de bataille du commerce. Il faut donc ou périr ou se résigner à des procédés plus égoïstes. C’est pourquoi elle liquide, toutes dettes payées, avec un léger boni, et se transforme en association commerciale, sous le nom de : Le travail. Un tiers des bénéfices futurs est encore destiné à former une caisse d’assistance fraternelle, qui viendra en aide aux veuves et aux orphelins des associés et servira des pensions de retraites aux vieillards. Obligée de quitter le bâtiment de Clichy, elle paie 6.000 francs de loyer pour sa nouvelle installation dans le faubourg Saint-Denis. Au cours de l’année 1840, elle abandonne l’égalité des salaires ; elle adopte le travail à la tâche ; elle devient société en nom collectif à l’égard du gérant et en commandite à l’égard des autres sociétaires ; elle a un capital social de 20.000 francs, divisé en 4.000 actions de 50 francs. Elle renonce à améliorer le logement et la nourriture de ses membres. Elle prolonge ainsi son existence ; mais elle touche à son agonie.

Pour se défendre, les Associations ouvrières avaient essayé de se fédérer. Pour se procurer du crédit, elles avaient émis des bons qui circulaient comme papier-monnaie, du moins dans la classe laborieuse. Elles avaient voulu fonder une union dirigée par un Comité central de vingt-trois membres. On traqua cette Union, sous prétexte qu’elle faisait de la politique. A son siège social, on saisit une lettre de Louis Blanc, alors exilé, qui donnait des conseils pratiques aux organisateurs. Le principal d’entre eux, Delbrouck, fut condamné à quinze mois de prison, à 500 francs d’amende, à cinq ans de privation des droits civiques.

Chaque Association, désormais isolée, était plus vulnérable. Celle des tailleurs, quoiqu’elle eût peu à peu perdu son caractère socialiste, pâtissait du péché originel d’être une création de Louis Blanc. Elle fut forcée de liquider à l’amiable au milieu de l’année 1851, ayant encore quarante membres ; et avec elle mourut Bérard, qui en avait été la cheville ouvrière comme Louis Blanc en avait été l’âme.

Pour exemple de l’autre type, je prends l’Association des ouvriers en limes, qui se fonda à Paris, 48, rue des Gravilliers, à la fin de septembre 1848, Elle comprend quatorze façonniers et petits patrons et se constitue pour trente ans en nom collectif. Elle reçoit du gouvernement 10.000 francs, remboursables en huit ans, et sa fortune initiale se complète par un apport de 4.200 fr, qui est fourni par les associés en matériel et en argent. Elle n’admet ni auxiliaires ni salariés., Les salaires ne sont pas égaux. Ils sont déterminés pour chacun par un conseil de sept membres élus, et les bénéfices sont partagés au prorata de ces salaires. C’est, au fond, un petit patronat collectif, une communauté de travailleurs indépendants, unis par un pacte que rompent la mort, la retraite, la cessation du métier. Mais il n’est permis à personne de devenir oisif en conservant des actions de la Société ; la déviation capitaliste est ainsi empêchée.

La Société se fit estimer, au point d’obtenir une médaille d’argent à l’Exposition de Paris en 1849 ; mais, quoique bien discrète et bien inoffensive, elle faillit être emportée par le Coup d’État de 1851. Le gouvernement exigea le remboursement immédiat des 10.000 francs avancés. Ce coup imprévu fut si rude que plusieurs membres, le gérant en tête, parlèrent de dissolution. Un ouvrier plus hardi sauva l’entreprise. On se saigna aux quatre veines et l’Association dura. Elle dure encore. Elle a plus d’un demi-siècle, ce qui est un âge respectable. Mais, chemin faisant, elle a étrangement atténué son caractère démocratique primitif ; elle s’est grossie d’auxiliaires, qui forment comme une plèbe ouvrière au-dessous de l’aristocratie des associés. Elle a d’ailleurs réussi modestement : elle a procuré, non l’opulence, mais une situation sûre à ceux qui en font partie.

On retrouverait des transformations analogues dans la Société des ouvriers lunetiers de la rue Pastourelle, qui, constituée le 6 août 1849 sans aide de l’État, dut quand même, en 1852, changer ses statuts et son titre d’Association fraternelle, qui sonnait mal et rappelait la Révolution. Celle-là est une des rares qui aient réussi brillamment, du moins au point de vue commercial. Car, au point de vue social, elle n’a eu d’autre résultat que de faire sortir de la classe des salariés un certain nombre d’ouvriers d’élite qui sont montés au rang de petits patrons et même d’actionnaires capitalistes. C’est évidemment un avantage pour eux ; mais leur élévation personnelle n’a pas eu de répercussion sur l’état général de la classe ouvrière.

En somme, bien que certaines Associations ouvrières, comme celles des cuisiniers, des maçons, aient fait d’assez bonnes affaires, il n’en restait plus en 1857 que 9 sur les 56 qui avaient été subventionnées. Elles comprenaient alors 101 associés en nom collectif, 60 intéressés, 192 auxiliaires. C’était une infime minorité sur les millions de travailleurs existant en France. Leur capital s’était élevé de 282.000 à 332.000 francs ; il n’avait donc augmenté que de 50.000 fr. en neuf ans. Et qu’était-ce que cette somme misérable à côté des gains formidables réalisés dans le même laps de temps par les établissements capitalistes ? L’institution ne répondit donc pas aux désirs ambitieux de ceux qui l’avaient préconisée ; et cet échec est plus frappant encore, si nous constatons qu’il n’existe plus aujourd’hui que deux des Coopératives ouvrières de production créées sous la Deuxième République (ouvriers en limes et lunetiers).

Quelles sont les causes de cet échec, qui peut être momentané, mais qui est indéniable ? Elles sont d’ordre intérieur et d’ordre extérieur.

C’est d’abord et avant tout le manque de gérants ayant l’expérience commerciale et administrative nécessaire à cette fonction. La classe ouvrière comptait alors plus d’apôtres que d’hommes d’affaires. C’est aussi, lorsqu’un gérant capable se révélait, tantôt la jalousie qui lui enlevait sa place, tantôt l’envie qui lui venait de s’établir à son compte et d’entraîner en partant la meilleure partie de la clientèle. C’est ensuite le manque de capitaux et de crédit empêchant les entreprises de s’étendre. C’est l’existence de fausses Associations, qui prenaient l’enseigne à la mode en gardant les procédés antérieurs. C’est parfois l’indiscipline des travailleurs eux-mêmes, respectant peu l’autorité d’associés qui étaient leurs égaux, manquant de patience et glissant dans la paresse. C’est encore la situation légale mal définie faite à ces Associations jusqu’en 1867, où fut enfin votée la loi sur les Sociétés anonymes, et l’obligation où elles furent jusque-là de se constituer de façon compliquée en nommant péniblement des mandataires responsables. C’est enfin le rêve grandiose, mais épuisant, que firent plusieurs d’entre elles d’englober peu à peu tous les travailleurs de leur corps de métier ; la nécessité où elles étaient, en conséquence, d’accepter tous ceux qui se présentaient, sans sélection, sans garantie de dévouement et de capacité ; le découragement qui s’en suivait pour les sociétaires actifs et intelligents, lorsqu’ils se sentaient noyés au milieu d’une masse inerte ou indifférente.

Les causes d’ordre extérieur furent encore plus graves. Il faut mentionner d’abord la concurrence acharnée des capitalistes, qui savent aussi s’associer et qui le font dans de meilleures conditions ; puis la mauvaise volonté des entrepreneurs qui comprennent très bien que c’est pour eux une question de vie et de mort, puisque il s’agit de supprimer leur office d’intermédiaires ; ensuite l’hostilité du gouvernement qui, se faisant l’instrument des intérêts bourgeois, agissant en gouvernement de classe, entrava par des vexations sans nombre les progrès d’une institution dont les créateurs affichaient l’intention d’arracher le prolétariat à sa dépendance économique. Les Associations ouvrières sont poursuivies, parce qu’elles menacent, suivant l’expression d’un procureur général de Lyon, « la paix de l’État ou la situation normale de l’industrie et du commerce. » « Peut-il convenir, écrit-il, de laisser le socialisme disserter en plein champ ou sur la place publique au nombre de plusieurs milliers d’affidés réunis dans une entreprise commune ? » Et les mesures de rigueur pleuvent comme grêle, avant et après le Coup d’État ; on exige des remboursements immédiats ; on arrête des gérants ; on saisit des livres de comptabilité. C’est vraiment miracle que quelques Associations aient pu survivre à de pareilles avanies.

Il subsista pourtant autre chose de l’essai peu loyal auquel l’idée fut alors soumise. Il s’en dégageait peu à peu cette vérité qui fut peut-être le plus clair bénéfice de cette expérience : à savoir que des Sociétés ouvrières de production ne peuvent réussir à elles seules, qu’elles ont besoin pour se développer, non pas seulement d’être liées à des Sociétés coopératives de consommation et de crédit, mais surtout d’être soutenues par une classe ouvrière organisée.


  1. Ce nombre s’accrut ensuite de plus du double.
  2. Le cautionnement était remplacé par une retenue d’un dixième sur le paiement qui devait être effectué tous les quinze jours.