Aller au contenu

Histoire socialiste/La République de 1848/P2-08

La bibliothèque libre.
Jules Rouff (Tome IX : La République de 1848 (1848-1852)p. 332-353).
ÉVOLUTION ÉCONOMIQUE ET SOCIALE.



LA CIRCULATION


CHAPITRE VIII


LE CRÉDIT ET LE COMMERCE


Ce n’est pas tout de produire ; il faut écouler, échanger ses produits. La circulation de l’argent, des marchandises, des correspondances et des êtres humains a, dans toutes les sociétés modernes, une importance immense. Nous rencontrons donc devant nous une série de questions relatives au commerce : crédit, douanes, routes, canaux, chemins de fer, etc.


Le commerce de détail et les Sociétés coopératives de consommation. — Le commerce est toujours frappé par une révolution. Sans doute celui qui se fait au comptant et au détail, qui porte sur les objets de première nécessité, ne saurait s’interrompre. Il faut bien manger, se vêtir, se chauffer. Il souffre toutefois, parce que la consommation se resserre. Mais ce petit commerce, en 1848, voit poindre à peine les deux puissances ennemies entre lesquelles il va être pris comme entre l’enclume et le marteau : les grands magasins et les Sociétés coopératives de consommation. Les premiers, ces grands bazars capitalistes où la multiplicité des rayons abaisse les frais généraux et grossit le chiffre des affaires, ne font encore qu’apparaître et les entrepôts, où les producteurs peuvent déposer leurs produits pour obtenir des prêts sur ce gage, ne sont une concurrence redoutable que pour les négociants en demi-gros.

Quant aux Sociétés ouvrières de vente et d’achat en commun, elles sont encore peu nombreuses. L’idée s’en trouve chez les Fouriéristes, comme chez Louis Blanc et chez Proudhon. Un projet pour a « l’approvisionnement des classes nécessiteuses », projet qui consiste à établir dans chaque commune, avec l’aide des caisses publiques, un Comité qui achètera en gros et revendra au comptant et au prix de revient toute espèce de denrées, est repoussé par la Constituante comme entaché de socialisme, comme ruineux pour les petits commerçants, comme ne pouvant donner que d’insignifiants résultats (19 Juillet 1848). Cependant Lyon a, dès 1835, des épiceries coopératives. Elles durent et se multiplient sous la Seconde République. La Société


Reproduction d’une action de 5 francs.
D’après l’original du Musée Carnavalet.


des travailleurs unis, fondée en 1849, possède, deux ans après, sept épiceries, une boulangerie, deux boucheries, deux magasins de charbon, un entrepôt de vins, une pâtisserie avec fabrique de chocolat. Les associés, chaque soir, servent eux-mêmes les clients et sont appelés à cause de cela des épiciers de nuit. Ils vendent au-dessous du cours commercial et font quand même des bonis assez considérables qu’ils consacrent en totalité à des œuvres sociales : c’est ainsi qu’ils créent deux écoles primaires et paient des pensions à des camarades infirmes. D’autres Sociétés (les Castors, les Travailleurs économes, etc.), qui se séparent en groupes indépendants, « en essaims », dès que le nombre des adhérents atteint un certain chiffre, paraissent plus modestes dans leurs visées ; mais, sans prétendre à créer de toutes pièces un organisme mettant directement en rapport et en harmonie la production et la consommation, elles ont bien compris que cette forme de la coopération est un moyen d’enrayer les achats à crédit, ressource ruineuse des ménages pauvres, en même temps que d’obtenir les marchandises à meilleur compte et de meilleure qualité, La loi du 27 mars 1851, punissant la vente à faux poids et la falsification des denrées alimentaires, montre que ces Coopératives ne remédiaient pas à des abus imaginaires. Quoique souvent inquiétées, elles prenaient une importance sérieuse, quand, le 3 décembre 1851, le général de Castellane les supprima purement et simplement, en ordonnant leur liquidation immédiate par devant un commissaire de police. A Vienne, la Société de Beauregard est frappée aussi brutalement quelques semaines plus tard. Ce fut un peu partout le sort de ces « Associations pour la vie à bon marché » ; à Valence, à Montpellier, à Clermont-Ferrand, à Lille, où l’Humanité procure à ses associés des avantages « sur le prix du pain, de la viande, du charbon, des objets les plus essentiels de consommation », à Valenciennes, à Saint-Quentin, à Vervins, à Sedan, où l’épicerie coopérative a 1.400 adhérents, à Nantes, où les boulangers, en vertu de leur monopole, dénient à la Boulangerie sociétaire le droit d’exister, à Paris où s’est fondée la Société des ménages, etc. Elles furent si bien tracassées, pourchassées, persécutées qu’il ne subsiste, à ma connaissance, qu’une seule des Coopératives de consommation écloses alors sur toute la surface de la France. C’est l’Alimentaire de Grenoble. Le maire. Taulier, avec Michel Ladichère et d’autres représentants du peuple, alla voir à Genève une Société du même genre dont on lui avait parlé ; il ne trouva pas un modèle bien tentant ; mais, résolu à marcher de l’avant, il recueillit des souscriptions, fit louer par la ville un local, frapper des jetons, acheter le mobilier et les ustensiles nécessaires, et, le 5 Janvier 1851, la nouvelle société fut installée. Elle a eu la chance de survivre et de prospérer ; elle mérite, ne fût-ce que pour cela, de ne pas être oubliée.

Si le commerce de détail est ainsi sauvé provisoirement d’une rivalité dangereuse, celui qui se fait à crédit, qui compte sur la vente pour payer à l’échéance, est atteint tout d’abord dans ses œuvres vives. Une production excessive et déréglée avait dépassé, avant 1848, les besoins de ceux qui pouvaient acheter. De plus la fièvre de spéculation, qui avait sévi les années précédentes, avait encombré le marché d’une masse énorme de papiers qui étaient de valeur douteuse. Quantité de maisons et d’entreprises, dont les effets dépassaient de beaucoup la solvabilité, ne vivaient que d’une confiance dont elles n’étaient pas dignes ; elles reposaient, pour ainsi dire, en l’air, sur un capital fictif. On a calculé que, sur les 15 milliards qui représentaient alors l’ensemble de la circulation française, le numéraire pouvait être compté pour deux milliards et demi, les billets de banque pour 400 millions ; le reste, soit environ 12 milliards, consistait en promesses de paiements à terme. La liquidation, précipitée par la Révolution de Février, fut terrible. Il y aurait eu nombre de faillites, de catastrophes, si, dès le 20 Février, on n’avait prorogé de dix jours les échéances commerciales. Mais le danger subsistait et il était fort sérieux.

Proudhon — comparant la première Révolution à celle de 1848 — a fait cette remarque qui est fort juste : à savoir que la nation française ne subsistait plus au milieu, du XIXe siècle comme à la fin du siècle précédent sur la propriété, mais qu’elle vivait de la circulation, du crédit, ce qui rendait les fortunes solidaires les unes des autres et ne permettait plus la longue durée d’un état révolutionnaire.

Il était nécessaire d’aviser. Le commerce, comme après 1830, réclama du Gouvernement provisoire des secours directs ; mais celui-ci avait peu d’argent à sa disposition ; et puis, si l’on accordait des millions aux commerçants, que faudrait-il distribuer aux ouvriers beaucoup plus nombreux et plus besogneux encore ? Dans leur affolement des négociants, des banquiers, des boursiers et avec eux la Chambre de commerce de Paris, voulurent arracher à ce Gouvernement récalcitrant la prorogation de toutes les échéances à trois mois. Ce fut le but avoué de la manifestation du 9 Mars. Elle n’obtint qu’un refus. Au lieu de suspendre la vie commerciale, on tâcha de la ranimer.

L’essentiel était de rétablir le fonctionnement du crédit. Or il était fort mal organisé. L’argent était très cher ; non pas qu’il fût très rare ; le nombre croissant des dépôts dans les caisses d’épargne eût suffi à prouver le contraire. Mais il dormait volontiers enfoui dans les coffres-forts et les armoires ; il ne savait pas ou n’osait pas se mobiliser pour s’adapter aux besoins du commerce grandissant. Dans les campagnes, l’usure était un fléau ; dans les villes, le crédit était fourni par la Banque de France et par les Banques départementales, sans compter les banques privées. La Banque de France, institution privilégiée, n’était guère utile qu’aux grosses bourses. D’une part, elle ne pouvait remplacer le numéraire dans les petites transactions ; car, jusqu’en 1847, elle n’admettait pas de coupures au-dessous de 500 francs, et lorsque enfin cette année-là elle émit, avec autorisation du gouvernement, des billets de 200 francs, il ne manqua pas de prophètes de malheur (et Thiers en était) pour crier que c’était une cause de ruine assurée. D’autre part, comme escompteuse des effets de commerce, c’est-à-dire comme fournisseuse d’avances aux négociants, elle exigeait trois signatures et une prime considérable. L’escompte ne descendait jamais au-dessous de 4 0/0 et montait, par exemple en 1840, à 5 0/0. Si l’on pense qu’en 1847 elle avait ainsi escompté 1854 millions, on peut calculer le bénéfice qu’avaient à se partager ses actionnaires. Malgré tout elle avait eu des passes difficiles. Elle avait du acheter en Russie une grande quantité d’or pour remonter son encaisse tombée en 1846 à 59 millions. La Banque de France avait 15 succursales en province. Il existait, de plus, 9 Banques départementales, qui partageaient avec elle le droit d’émission. Elles avaient voulu se fédérer ; mais leur puissante rivale s’y était opposée au nom de son contrat avec l’État, et ces banques subalternes, qui ne pouvaient être créées que par une loi, étaient gênées dans leurs opérations par une quantité d’entraves légales. Elles ne pouvaient escompter que le papier des négociants de la ville où elles étaient établies ; elles ne pouvaient faire de recouvrements sur d’autres places, etc..

Le parti républicain avait de longue date compris la nécessité de décentraliser, d’unifier et de démocratiser ce crédit, à la fois enfermé dans quelques grandes villes, très inégal suivant les régions et partout réservé au petit nombre. Il avait même annoncé le dessein de le « nationaliser », et les écrivains socialistes avaient poussé dans le même sens. Louis Blanc réclamait une Banque d’État ; car, disait-il après Law, c’est au souverain à donner le crédit, non à le recevoir. Il voulait que le profit, entrant jusqu’alors dans les coffres de quelques gros financiers, échût désormais à la nation entière et surtout que la faculté d’emprunter à un taux modéré vînt à la portée des classes les moins aisées. L’occasion qui s’offrait était belle pour mettre en œuvre ce programme. Le Gouvernement provisoire n’osa pas l’exécuter en son entier ; il en réalisa du moins une partie.

La Banque de France, le 24 Février, avait en caisse 200 millions en espèces. Mais, comme il arrive chaque fois qu’il se produit une panique, les porteurs de billets désireux de les changer en écus sonnants se ruèrent à ses guichets. L’encaisse tomba vite à 140 millions, plus bas encore. En revanche le portefeuille, c’est-à-dire l’amas des effets de commerce escomptés s’enflait démesurément, si bien que la Banque était surchargée de papier autant qu’elle était dénuée de numéraire.

Le Gouvernement provisoire, dès le 8 Mars, sous le nom de Dotation du petit commerce, créait des Comptoirs d’escompte qui ne demanderaient que deux signatures, qui par conséquent seraient accessibles aux moyens commerçants. Les fonds d’établissement de ces Comptoirs devaient être fournis un tiers par l’État, un tiers par la ville où on les installerait, un tiers par les souscriptions privées. L’État et les villes, renonçant à tout intérêt pour l’argent qu’ils avançaient, garantissaient en outre les pertes possibles jusqu’à concurrence de leur mise. Le Trésor prêta 11 millions ; les autres fonds furent réunis, quoique assez péniblement, en quelques jours ; et des Comptoirs surgirent à Paris et en province. Il en existait déjà 44 au mois de Mai et en plusieurs endroits le taux de l’argent prêté descendait de 15 à 6 0/0. Ce n’était pas sans opposition, et plus d’un financier ne cachait pas l’espoir que l’institution serait provisoire comme le Gouvernement lui-même. Mais ils répondaient trop à un besoin urgent pour être sérieusement menacés. Dès 1849, ils étaient au nombre de 67, représentant 110 millions de capital ; ils avaient escompté 385 millions d’effets : ils avaient encaissé 800 millions.

On fit davantage ; on imagina un ingénieux moyen pour suppléer à la seconde signature, qui pouvait être souvent dure à obtenir pour un commerçant dans l’embarras. On créa des sous-comptoirs (il y en eut à Paris seulement) qui acceptaient en nantissement des marchandises, des titres, des valeurs solides. Cela entraînait la fondation de Magasins généraux, vastes Monts de piété, où étaient entreposés soit les matières premières soit les objets fabriqués qui étaient destinés à servir de gages. (Il y en eut 4 à Paris, 51 en province). Les marchandises étaient expertisées et représentées par un récépissé qui remplaçait à la Banque la troisième signature exigée et la seconde aux Comptoirs d’escompte. En cas de non-remboursement de l’avance, le gage pouvait être vendu aux enchères et au profit de l’établissement qui l’avait consentie. Cette innovation était un emprunt aux théories socialistes du temps, emprunt incomplet d’ailleurs ; car Louis Blanc aurait voulu que les récépissés ou warrants des marchandises ainsi engagées devinssent une valeur négociable, un véritable papier monnaie, une sorte d’assignat privé. L’État, moyennant un droit qui aurait été pour lui une grosse source de revenus, se serait chargé de vendre, dans des bazars ouverts et administrés sous sa surveillance, les objets dont on lui confiait la garde. On eût ainsi supprimé entre le consommateur et le producteur les intermédiaires, qui font que les prix triplent ou quadruplent en passant du gros au détail. On eût du même coup donné aux travailleurs dans la gêne les moyens d’attendre la vente de leurs produits et de continuer à travailler en attendant. Mais l’État vendeur de toute espèce de choses, cela paraissait énorme à des gens imbus de la doctrine du Laissez faire. On s’en tint à une demi-mesure qui ne donna pas de résultats très sérieux. En effet, la perspective de vendre aux enchères les produits entreposés n’était pas de nature à rassurer les sous-comptoirs d’escompte. On sait combien une chose ainsi vendue à la criée perd de sa valeur. Le secours ne fut donc utile qu’aux producteurs ou aux détenteurs de certains produits qui ne pouvaient ni se gâter ni se trop déprécier. Telle quelle, l’institution, aidée par l’État (500,000 francs furent prêtés sans intérêts pendant trois ans par le Trésor au sous-comptoir des entrepreneurs du bâtiment), rendit des services et elle démocratisa en partie le crédit, qui ne fut plus un leurre, je ne dis pas pour l’ouvrier, mais pour le moyen commerçant et le petit fabricant.

Cependant il s’en fallait que le commerce fût rentré dans ses conditions normales (on dut proroger par trois fois les échéances. Il s’en fallait aussi que la Banque fût hors d’affaire. Le 15 Mars, son encaisse à Paris était descendu à 59 millions et la foule ne cessait d’affluer pour lui réclamer de la monnaie métallique. Elle avait en circulation 345 millions de billets payables à vue, et, si l’on défalquait de l’encaisse 45 millions dus au gouvernement, il lui restait en tout, pour faire face à ses engagements, 14 millions à Paris et 63 en province. D’Argout, le gouverneur, accourut effaré au Ministère des finances en s’écriant : Nous sommes perdus ! — Il demandait à l’État de sauver la Banque, La majorité du Gouvernement provisoire fut d’avis de proclamer le cours forcé des billets. Louis Blanc eût souhaité qu’on profitât de la circonstance pour substituer le crédit national à celui d’une Banque privilégiée, encaissant dans les temps calmes de formidables profits, mais obligée dans les temps orageux de se mettre à l’abri sous le crédit public. Qu’était-ce, au fond, que le cours forcé, sinon la transformation provisoire de la Banque de France en Banque d’État ? Qu’est-ce qui donnait une valeur à son papier-monnaie, sinon la garantie même du gouvernement ? La moitié du chemin était faite vers la nationalisation du crédit. Mais on s’arrêta là. L’idée n’était pas encore mûre dans les esprits. On ne voulut pas toucher à la clef de voûte du système de bancocratie que la bourgeoisie avait institué. On se contenta d’autoriser la Banque à émettre des coupures de 100 francs, à limiter la circulation de ses billets à 350 millions et à lui imposer de publier dans le Moniteur toutes les semaines sa situation.

Ainsi remise à flot, la Banque vit ses actions, remonter et ses billets reconquérir la confiance. Le cours moyen des actions — le pair étant 1.000 francs — fut en 1848 de 2.197 francs, et les dividendes distribués s’élevèrent à 75 francs, ce qui était encore plus qu’honorable. Elle escompta, au cours de cette même année, 1.643 millions d’effets. Elle put faire des avances, non seulement au gouvernement qui l’avait bien mérité, mais à de gros négociants et à de grands industriels. Les Banques départementales avaient bénéficié comme elle du cours forcé : c’était justice. Mais leurs billets ne pouvaient circuler que dans le département où elles avaient leur siège, et cette condition les mettait dans un état d’infériorité qui les obligeait à périr. C’est pourquoi un changement, désiré à la fois par la Banque de France et par le gouvernement, s’accomplit alors. Les Banques départementales furent transformées en succursales de la Banque de France, qui eut seule désormais le pouvoir quasi-régalien d’émettre des billets. Son capital fut alors porté à 91 millions et sa circulation autorisée jusqu’à concurrence de 425 millions.

Grâce à ces mesures la Banque doubla heureusement le cap des Tempêtes. Le cours forcé disparut sans encombre le 6 Août 1859. Les chiffres ci-joints révèlent la sécurité revenue pour elle. La Banque sortait donc de ses difficultés agrandie et consolidée. Cette unification du crédit commercial faisait de son privilège un monopole complet. Elle concentrait une puissance énorme aux mains de la Compagnie qui l’administrait ; mais en même temps elle la plaçait de plus en plus sous le contrôle de l’État. Ainsi la République bourgeoise continuait, à l’avantage de la féodalité financière, l’évolution capitaliste commencée ; mais en donnant, pour ainsi dire, une seule tête à cette féodalité, elle accroissait pour l’avenir l’envie et la possibilité de l’abattre d’un seul coup au profit de la nation tout entière.


Banque de France.
ANNÉES ESCOMPTE ENCAISSE MINIMUM — MAXIMUM PORTEFEUILLE MINIMUM — MAXIMUM
1848 1.643.7.. 92 à 249 168 à 303
1849 1.025.7.. 269 à 420 116 à 164
1850 1.176.4.. 4.38 à 477 100 à 139
1851 1.241.4.. 476 à 623 94 à 149
Le chiffre de 1847 est atteint et dépassé en 1853.


Les premiers projets de Banque nationale, qui aient été déposés dans une Chambre française, datent précisément de l’année 1848. Il y en a un d’abord dans les propositions faites par la Commission du Luxembourg ; puis il y en a un autre du 30 Août 1848, signé de Brunet, représentant de la Haute-Vienne. Mais l’homme qui se cramponne à cette idée, c’est Proudhon.

Esprit entier, s’il en fut, il n’admet qu’une façon d’aborder le problème social : c’est par le côté de l’échange. Il faut, selon lui, transformer la circulation pour transformer la production. C’est le droit au crédit qu’il proclame et entend organiser. Son système consiste à établir le crédit gratuit, à supprimer toute redevance au capital, ce despote qui domine et opprime le travail. Dès lors, tous les moyens de production deviennent accessibles à ceux qui veulent les mettre en œuvre, et, les produits ne s’échangeant que contre des produits, il n’y a plus, au moyen d’une Banque d’un genre spécial, qu’à instituer un échange direct entre producteurs et consommateurs. Proudhon vise ainsi le capitalisme au cœur ; il veut l’atteindre dans la reproduction automatique en apparence, mais due en réalité au travail d’autrui, de la richesse capitalisée ; il veut priver la propriété des droits seigneuriaux qui lui permettent de vivre comme un roi fainéant ; c’est une façon indirecte de faire disparaître le propriétaire oisif, dont l’entretien pèse sur le travailleur.

Il imagine, pour arriver à son but, trois projets distincts, procédant tous du principe de mutualité (c’est-à-dire d’échange de services entre tous les membres de la société.

Le premier, où il fait appel à l’autorité de l’État pour remédier à la stagnation des affaires, est la fameuse proposition qui fut discutée dans la séance du 31 Juillet 1848 (voir plus haut page 97). A partir du 15 Juillet, il sera mis un impôt d’un tiers sur tous les revenus de biens meubles et immeubles, impôt unique remplaçant tous les autres. En conséquence, tous propriétaires de maisons et de terres, tous détenteurs de créances hypothécaires ou chirographaires, tous porteurs d’actions ou de rentes feront remise à leurs locataires, fermiers, débiteurs du tiers de la somme qui leur est due. Les fonctionnaires et pensionnaires de l’État subiront une réduction progressive de leur traitement. Les salaires seront diminués en proportion. Les sommes ainsi abandonnées et évaluées à 1.500 millions reviendront par moitié aux débiteurs, par moitié à l’État. La moitié qui entrera dans la caisse des particuliers doit servir à ranimer l’industrie. A cause de la réduction générale des frais, tout sera à bas prix et toutes les catégories de la population retrouveront en bon marché ce qu’elles auront perdu en revenu. La moitié dévolue à l’État doit servir à réduire les frais judiciaires de 30 0/0, à supprimer les contributions directes et indirectes, à créer des comptoirs d’escompte, des banques, et à garantir aux travailleurs le placement de leurs produits sous déduction de 10 0/0 du prix de revient).

Tels étaient les articles essentiels du projet. Quelques autres ne manquaient pas d’importance, mais répondaient à des circonstances momentanées. On sait l’orage que déchaîna cette proposition, les insultes qui furent prodiguées à Proudhon et les efforts qu’il fît pour les mériter ; mais on discuta aussi et Thiers combattit la conception financière de son adversaire. Il affirma que, si tout le monde subissait une réduction égale sur ses revenus, personne n’aurait rien gagné ni perdu ; que tout resterait en l’état, qu’il n’y aurait rien de changé que l’apparence. Il contestait ensuite que le sacrifice fût égal pour les différentes parties de la population ; il soutenait que les petits propriétaires, habitant leur maison, exploitant eux-mêmes leur domaine, seraient épargnés, tandis que les autres seraient fortement atteints. (Et c’était sans doute ce que souhaitait Proudhon). Il prétendait ensuite que cette mesure insolite irait contre son propre but ; qu’au lieu de ranimer l’activité commerciale et industrielle, elle l’amortirait en alarmant les capitaux. Enfin il contestait les chiffres de Proudhon, soutenant à grand renfort de statistiques douteuses que cet impôt du tiers produirait, non pas trois milliards, mais à peine 320 millions ; que la moitié revenant à l’État ne dépasserait pas 160 millions et, que, par conséquent, les espérances fondées sur ce budget supplémentaire étaient tout à fait chimériques.

Proudhon répondit. « Puisque M. Thiers avait fait de la pasquinade, dit-il quelque part, je ferais, moi, de la fascination. » Laissons les formules et procédés oratoires par lesquels il essaya de fasciner son auditoire, et la déclaration menaçante qu’il lui jeta en finissant : « Le capital a peur et son instinct ne le trompe pas ; le socialisme aies yeux sur lui ; les juifs ne reviendront pas ; je le leur défends. » En fait d’arguments sérieux, on trouve ceci : C’est un moyen de réaliser le droit au travail ; car le travail sera garanti, si la production est sans limites, et la production sera sans limites, si l’on donne à la société entière la faculté de consommer selon ses besoins. Or le moyen d’augmenter la consommation, c’est de délivrer la circulation


Saturne dévorant ses propres enfants.
D’après une estampe du Musée Carnavalet.


des entraves qui l’arrêtent, de supprimer les péages qui sous des noms divers ralentissent ou empêchent l’échange des produits et services. En un mot la garantie du droit au travail, c’est la gratuité du crédit. — Discutant ensuite pied à pied le rapport de Thiers, il montrait que, malgré son habileté à jongler avec les chiffres, l’habile parlementaire avait commis des erreurs étranges, majoré du double, peut-être pour effrayer la bourgeoisie par l’énormité du sacrifice qu’on lui demandait, le chiffre donné par Proudhon comme produit probable de l’impôt proposé ; qu’en revanche il avait diminué à plaisir le total des revenus sur lesquels cet impôt devait porter. Il répétait que le bon marché général des produits et du crédit était un bénéfice, par cela seul qu’il stimulait l’échange et que dans tout échange vendeur et acheteur gagnent nécessairement, sans quoi l’échange n’aurait pas lieu. Il ajoutait que ce bon marché amènerait un nivellement entre les fortunes et rapprocherait de l’égalité économique, si bien que les vestes s’allongeraient en redingotes sans que les redingotes perdissent leurs pans. On lui objectait que le crédit vient de la confiance et que la confiance, ne se commande pas plus que l’amour. Il répliquait que ces réalités qu’on avait sous la main — propriétés, offres de travail, produits — valaient bien les baïonnettes pour ramener cette confiance qui ne revenait pas. Il reconnaissait que son impôt ne frappait pas tout le monde également, mais où donc était-il, l’impôt qui atteignait de façon égale toutes les catégories de la population ?

Il eût fallu des arguments autrement probants et clairs, je ne dis pas pour convertir des adversaires qui ne voulaient pas être convertis, mais pour rendre seulement intelligible et désirable à la foule cette amputation universelle que Proudhon réclamait. Mais il avait obtenu le seul succès qu’il put se flatter d’avoir ; il avait fait scandale et il avait épouvanté la propriété en la sommant de renoncer à son droit absolu d’user et d’abuser pour se transformer en un simple usufruit.

Il récidiva en saisissant la Constituante d’une seconde proposition qui ne fut pas discutée. Elle consistait à décréter d’une part un emprunt forcé et progressif de deux milliards, exigibles en quatre ans sur toute cote de contributions supérieure à 20 francs ; d’autre part la réunion de la Banque de France au domaine public. La Banque, devenue nationale, serait une banque d’échange. La combinaison reposait sur la suppression du numéraire qui allait devenir inutile. En effet, il serait remplacé par une lettre de change d’un genre particulier. Payable à vue et à perpétuité, sans distinction de lieu, de date, de personne, elle deviendrait presque l’unique monnaie ; l’or et l’argent seraient réduits au rôle que joue le billon aujourd’hui. Mais qu’est-ce qui donnerait une valeur à ce papier social ? Qu’est-ce qui le garantirait, le gagerait ? Il serait garanti par les souscripteurs de la Banque, lesquels seraient tous les producteurs et tous les négociants de la nation, qui se créditeraient ainsi les uns les autres. Il serait gagé par les produits eux-mêmes auxquels correspondrait toujours une obligation en règle. Au fond, la combinaison était analogue à celle d’où naquirent, sous la première Révolution, les assignats, qui devaient primitivement représenter des morceaux de terre. Seulement ici toutes les valeurs possibles — mêmes les offres de travail — seraient mobilisées et représentées par des lettres de change, qui ne pourraient être émises qu’à condition d’avoir derrière elle un gage réel et sérieux.

Cette Banque ferait toutes les opérations des banques ordinaires et des Comptoirs d’escompte : émission de papier, escompte des effets de commerce, avancés sur titres — de plus les ventes et achats sur consignation, le crédit sur cautionnement et sur hypothèque, les recouvrements gratuits de créances, la commandite. Elle se contenterait d’une commission de 1 0/0 pour couvrir ses frais généraux ; elle ne chercherait pas à faire de bénéfices. L’État pourrait s’inscrire au nombre des sociétaires, et dans ce cas, il ferait recevoir le papier de la Banque dans les caisses publiques ; en retour, la Banque lui consentirait des avances jusqu’à concurrence de 500 millions,

Proudhon comptait sur cette combinaison pour tuer l’intérêt, pour supprimer la dette hypothécaire, pour amortir la dette publique, pour rendre la douane inutile, pour réduire l’impôt, et, ce qui n’était pas moins important, pour empocher les grèves et chômages, pour transformer peu à peu les propriétaires oisifs, ceux à qui le travail paie une pension sous forme de loyers et de fermages, en travailleurs obligés de produire. Il évaluait à 7 milliards le profit que la nation tirerait de cette Banque nationale.

Mais elle demeura dans les limbes parlementaires où dorment tant de projets ; et Proudhon, renonçant à rien attendre de l’Assemblée, se rabattit sur l’idée d’une banque où l’État n’aurait rien à voir. Il l’appela Banque du peuple.

L’acte de fondation et les statuts de la Société, qui se chargeait de réaliser la Banque du peuple, furent signés le 31 Janvier 1849. Elle a, d’après son fondateur, un but économique, qui est d’organiser démocratiquement le crédit en mettant les instruments de travail à la portée de tous et en leur facilitant l’écoulement de leurs produits. Elle a aussi un but politique, qui est de montrer qu’on peut se passer du gouvernement, donner l’essor à l’initiative populaire, opérer la révolution par en bas à l’aide de la mutualité. La Banque du peuple ne doit donc être ni une banque d’État ni une banque fonctionnant au profit d’une petite compagnie de gros actionnaires ; elle doit rester la propriété de tous les citoyens qui en accepteront les services. Proudhon prévoit un moment où, par le nombre colossal de ceux qui en seront souscripteurs, elle sera dispensée d’avoir un capital de garantie. Mais, pour débuter, elle sera constituée au capital de 15 millions, et ce capital sera formé par des actions de 5 francs, afin de n’exclure aucune petite bourse.

Le papier qu’elle émet se compose de bons de circulation, qui sont des ordres de livraison à perpétuité et payables à vue par tout sociétaire et adhérent « en produits ou services de son industrie ou profession. » Tous les adhérents s’engagent à les accepter en paiements. Ces bons s’échangent sans frais. La Banque devient comme un vaste entrepôt de crédit gratuit et d’échange direct. Pour faciliter l’opération, il se crée deux grands organismes : 1o Un syndicat général de la production ; 2o Un syndicat général de la consommation. Ce double syndicat fonctionne comme un double bureau de statistique, relevant dans tous les domaines l’offre et la demande et en dressant le tableau comparatif. Le syndicat de la production doit constituer des corporations libres qui seront les cadres futurs des travailleurs, coordonner les rapports qui en viendront, recevoir et contrôler les produits et aussi répartir le travail entre ceux qui en réclament. (Plus tard il organisera l’assurance mutuelle et une caisse centrale de retraites). Le syndicat de la consommation se chargera d’entreposer les matières premières, les produits manufacturés, et d’en opérer l’écoulement. Il créera pour cela de grands magasins où tout le monde pourra venir s’approvisionner. Un producteur, en y apportant les produits de son travail, obtiendra une avance gagée par ces produits mêmes, dont la vente sera assurée par les soins du syndicat.

Ainsi Proudhon, se rapprochant des fédérations agricoles et industrielles conçues par Fourier, s’inspirant des projets d’organisation du crédit élaborés par certains fouriéristes et, en particulier, par Coignet et Jules Lechevalier, arrivait à concevoir la société future comme une grande coopérative de production travaillant pour une grande coopérative de consommation.

La Banque du peuple eut des adhérents. Elle en recruta 20,000 en six semaines ; Proudhon, se réjouissait du succès, quand il fut mis en prison. Privée de son chef en pleine période d’organisation, la Société périclita et tomba. Son fondateur, très tenace, se promettait de la relever un jour. Les événements ne le lui permirent pas, et, faute du critérium décisif de l’expérience, la valeur pratique de l’idée est restée à l’état de point d’interrogation.

Sur sa valeur théorique, Proudhon, pendant qu’il était sous les verroux, échangea avec l’économiste Frédéric Bastiat, de Novembre 1849 à Mai 1850, une série de lettres publiques. Chacun d’eux, comme il arrive dans ces polémiques, coucha sur ses positions, malgré quelques concessions réciproques. Les deux adversaires envisagent la question de deux côtés très différents, et l’on comprend qu’ils ne puissent s’accorder. Bastiat se place au point de vue de ce qu’on peut appeler l’économie privée, des relations entre un particulier et un autre particulier ; il n’a pas de peine à démontrer que le droit de propriété, si on l’admet, suivant la vieille définition, comme le droit d’user et d’abuser des choses appropriées, de les aliéner et de les transmettre par héritage ou autrement, entraîne la légitimité de l’intérêt, du loyer, du fermage. Car le propriétaire, en prêtant ou en louant ce qui lui appartient, se prive d’une jouissance ; il court aussi un risque, et loyer, fermage, intérêt sont ou une prime d’assurance pour ce risque ou une compensation pour cette privation. Il croit que cette rente du capital peut diminuer indéfiniment avec le progrès de la richesse générale. Il ne croit pas qu’elle puisse disparaître ; il n’admet pas qu’elle soit inique. — Proudhon se place au point de vue de ce qu’on peut appeler l’économie collective ou « sociale », comme il dit lui-même, des relations, non plus entre deux individus, mais entre la masse des consommateurs et la masse des producteurs ; et il prétend que les choses changent d’aspect, quand on considère ainsi l’ensemble d’une société. Son argumentation est celle-ci : L’intérêt a eu sa raison d’être comme l’esclavage ou le servage ; il a pu même être un progrès jadis. Il répondait aux risques nombreux que courait le capital prêté. L’histoire prouve que cet intérêt a été décroissant avec le progrès même de la civilisation amenant la diminution des risques courus. Pourquoi n’arriverait-il pas à zéro ? Il suffit que le risque disparaisse. Or il disparaît, si l’avance faite a pour garantie la société entière, si tous les prêteurs sont gagés par tous les emprunteurs devenus solidaires les uns des autres. C’est alors le crédit socialisé, mutualisé. Celui-là peut dès aujourd’hui être gratuit ou tout au moins à un taux si minime qu’il ne compte plus.

Comme on le voit, Proudhon a sans cesse défendu le principe de coopération appliqué au crédit. C’est sur ce principe qu’ont été depuis lors fondées les banques populaires en Allemagne et en Italie. Elles n’ont pas donné les résultats gigantesques qu’attendait Proudhon ; mais elles ont prouvé du moins que son idée n’était point chimérique. Une autre combinaison moderne (le Comptabilisme social de Sohvay) a montré que la circulation des valeurs peut devenir à peu près gratuite. Il y a ainsi certaines approximations du système de Proudhon qui ont réussi ; et qui donc peut dire que certaines institutions, difficilement viables en un régime capitaliste, seraient impraticables en un régime où le capital aurait perdu ses privilèges ? C’en est assez pour épargner aux conceptions positives de Proudhon le dédain qu’on ne leur ménage guère. Le grand critique fut aussi, en son genre, un créateur.

Pour en finir avec la question du crédit, il y eut beaucoup d’autres projets visant à l’organiser. On s’occupa surtout du crédit agricole. On ne compte pas moins de 50,000 pétitionnaires qui le réclamèrent et de 150 à 200 plans qui furent renvoyés aux Comités d’agriculture, de législation et des finances. La proposition Turck, de Heeckeren et Prudhomme, la seule qui fut discutée par la Constituante, est, de l’aveu même de ses auteurs, inspirée de l’école phalanstérienne. Elle veut suppléer à la rareté du numéraire et tuer l’usure dans les campagnes en mobilisant le sol et en faisant de l’État le grand prêteur pour les propriétaires obérés. Ses dispositions essentielles étaient : Émissions successives de bons hypothécaires jusqu’à concurrence de deux milliards ; cours forcé accordé à ces bons gagés par les immeubles qu’ils représenteraient. Le projet, bien accueilli d’abord, se brisa contre l’hostilité de la haute finance, craignant sans doute de voir tarir une des principales sources de ses profits ; le gouverneur de la Banque de France avait déclaré qu’elle serait tuée par une Banque hypothécaire qui culbuterait ensuite. Quoique vigoureusement défendu par le rapporteur Flandin, il succomba sous les coups de Léon Faucher, qui soutint que papier-monnaie est synonyme de fausse, monnaie et qu’une pareille institution équivaudrait à une Terreur financière ; de Thiers surtout, qui, dans un discours prestigieux, évoqua le souvenir des assignats et émit, avec quelques critiques justes, des aphorismes hardis comme celui-ci : Le numéraire ne manque jamais. — Le banquier Goudchaux, alors ministre des finances, le combattit aussi, et les cultivateurs continuèrent à emprunter au taux de 9, 10 et 12 0/0. D’autres projets, comme ceux de Langlois et de Wolowski, qui n’admettaient pas le cours forcé, furent entraînés dans la chute du précédent ; ils revinrent, plus ou moins modifiés, devant la Législative qui sembla disposée à leur faire bon accueil ; mais rien ne fut voté. Les époques calmes, qui suivent les époques révolutionnaires, en sont souvent les exécutrices testamentaires. Le Crédit foncier, sur des bases, il est vrai, moins larges et moins démocratiques, devait être réalisé par le Second Empire. La bancocratie triomphante avec Louis Bonaparte voulut bien alors organiser de grands établissements qu’elle savait tourner à son avantage.

Il est impossible en parcourant cette époque de ne pas être frappé de la rapidité avec laquelle les gros reconstituent leur suprématie sur les petits. Le moyen commerce, favorisé par le Gouvernement provisoire, le fut beaucoup moins, dès que le pouvoir passa aux mains des conservateurs. La loi sur les faillites était draconienne. Jules Favre avait proposé qu’on autorisât pour six mois, au profit des commerçants ayant suspendu leurs paiements, des concordats amiables, si les deux tiers des créanciers y consentaient. La proposition avait été prise en considération, avant les journées de Juin ; après, elle fut l’objet de deux rapports contradictoires et l’Assemblée adopta un texte qui ne relevait pas des incapacités et demi-flétrissures infligées aux faillis des commerçants, victimes de circonstances qui pouvaient certes passer pour cas de force majeure. Les faillis, même concordataires, furent plus tard inscrits parmi les citoyens que la Législative priva du droit de vote. La loi des patentes, fertile en abus qui provoquèrent des réclamations dans les Conseils généraux, ne fut pas modifiée. On s’en tint à un projet. J’ai déjà dit la contrainte par corps rétablie. Les monopoles constitués au profit de certains négociants, comme celui de la boucherie de Paris, subsistèrent. Il n’y eut de changement important dans la législation commerciale qu’un élargissement de la liste des personnes appelées à nommer les tribunaux de commerce. Un représentant voulait qu’ils fussent élus par le suffrage universel ; la loi se borna (28 août 1848) à conférer l’électorat non plus à quelques notables désignés par le préfet, mais à tous les commerçants patentés depuis cinq ans, auxquels on ajouta les capitaines au long cours et les maîtres de cabotage ayant commandé durant le même laps de temps ; étaient exclus les individus condamnés pour délits ou contraventions graves et les faillis non réhabilités. Les Chambres de commerce furent également modifiées dans leur organisation ; elles furent désormais nommées par le même corps électoral, reconnues d’utilité publique, chargées d’administrer les Bourses et de renseigner le gouvernement sur tout ce qui était de leur ressort.

C’était rendre un commencement d’initiative au commerce français qui en avait besoin. Les spécialistes du temps lui faisaient des reproches sérieux ; ils l’accusaient d’être ignorant, timoré, routinier ; ils réclamaient aussi du gouvernement des encouragements en sa faveur : établissements d’éducation commerciale, transports à meilleur marché, lignes de paquebots avec l’Amérique et les colonies françaises, publication des rapports envoyés par les consuls, traités qui mettraient la France sur pied d’égalité dans les échanges avec ses voisins, par exemple avec les Anglais, lesquels entraient librement dans les ports français sans accorder la réciprocité à nos vaisseaux, ou avec les Belges, lesquels surtaxaient les journaux venant de France et faisaient une concurrence déloyale à sa librairie par leurs audacieuses contrefaçons[1]. Il s’élaborait ainsi tout un programme qui ne devait pas être perdu pour le gouvernement prenant la succession de la République.


Mouvement du commerce. — Cependant qu’advient-il du commerce lui-même pendant cette époque ? Il fléchit comme on peut s’y attendre, toutefois beaucoup moins qu’on ne pouvait le supposer. Il y a baisse en 1848 et en 1849, mais relèvement rapide les années suivantes, surtout pour l’exportation. La chose est facile à comprendre. Si le capital était encore effarouché en France, il n’avait pas hors de France les mêmes raisons d’avoir peur, et les commandes affluaient de l’étranger. L’Angleterre, les États-Unis, la Suisse, la Belgique, l’Allemagne sont alors aux premiers rangs des pays qui achètent.

COMMERCE GÉNÉRAL
MOUVEMENT DES MARCHANDISES, VALEURS RÉELLE EN MILLIONS DE FRANCS
Importation Exportation
ANNÉES millions millions
_ PAR MER PAR TERRE PAR MER PAR TERRE
1847 922,9 367,4 796 253,3
1848 475,4 232,9 700 236,2
1849 674,1 347,2 964,8 304,7
1850 735,5 384,3 1.109,4 325,9
1851 693,5 400,3 1.179,7 346,6
COMMERCE SPÉCIAL
(en millions de francs)
1847 1.675,7 1851 1.923,2

Aussi les chiffres de 1847 sont-ils déjà dépassés pour le commerce spécial en 1851.

Comment ce relèvement avait-il été obtenu ? Par une série de causes dont quelques-unes sont accidentelles. Un fait inattendu vint alors fort à propos conjurer la crise monétaire qui gênait le négoce : je veux parler de la découverte des mines d’or de la Californie. Des bandes d’aventuriers se ruèrent sur ce pays des pépites, sur ces placers merveilleux où il semblait qu’il n’y eût qu’à se baisser pour ramasser une fortune. Beaucoup de ceux qui se mirent en route sur la foi de ce mirage furent tués par la fatigue, la misère et les passions folles que la cupidité déchaîna dans une société désordonnée où s’agitaient pêle-mêle bandits et travailleurs et où le jeu, la débauche, le revolver multipliaient les victimes, Paris eut son contre-coup de cette nouvelle espèce de fièvre jaune dans la Loterie du lingot d’or, qui ressembla fort à une vaste escroquerie. Mais, en lingots ou en poudre, le précieux métal n’en était pas moins jeté avec abondance dans la circulation et produisait un accroissement de numéraire tel que le monde n’en avait pas vu de pareil, même au xvie siècle. Les statistiques ne sont pas d’accord sur les quantités qui vinrent alors de cet Eldorado. Mais on a des chiffres précis qui mesurent ce qui tomba en France de cette pluie d’or.

ARRIVAGES D’OR EN FRANCE MONNAYAGES
Années Or Argent
1847 21 millions 7.707,020 78.285,157
1848 42 xxx » 39.7 xx » 119.7 xx »
1849 12 xxx » 27.1 xx » 206.5 xx »
1850 61 xxx » 85.1 xx » 86.4 xxx »
1851 116 xx » 269.7 x » 59.3 xxx »

Et les conséquences de cette inondation dorée se faisaient sentir. En même temps que les rapports de valeur étaient troublés entre l’or et l’argent, ce qui donnait lieu à des spéculations et à des difficultés variées, un renchérissement général commençait à se produire ; les prix des marchandises montaient et comme les salaires, selon l’ordinaire, étaient lents à suivre cette ascension, c’était pendant quelques années une souffrance de plus pour la classe ouvrière. En revanche l’abondance de la monnaie facilitait les transactions ; le capital se remettait à rouler, au lieu de s’enfouir peureusement. D’autres faits agissaient dans le même sens. Les négociants savaient et pouvaient s’associer dans de meilleures conditions que les ouvriers, parce qu’il avaient plus d’argent, d’expérience, de liberté. Puis le commerce bénéficiait


L’abolition de l’esclavage à la Guadeloupe.
D’après un document de la Bibliothèque Nationale.


de deux formes de gratification : subventions des villes et primes à la sortie des marchandises jusqu’au 1er janvier 1849, procédé d’une légalité douteuse qui coûta 4 millions 1/2 à l’État, mais qui ranimait l’exportation.

Deux choses cependant entravaient la circulation : les octrois pour le marché intérieur, les douanes pour le marché extérieur. Les premiers, attaqués, abolis en partie, furent partout rétablis ; les autres passèrent par des remaniements de tarifs, dont les tissus, les sels, les sucres furent l’objet ordinaire. Mais une question de principe était à débattre ; la politique commerciale de la République serait-elle le libre échange ou la protection ? Les libre-échangistes, avant 1848, avaient constitué, à l’instigation de Bastiat, une ligue qui inquiétait fort leurs adversaires. Après la Révolution les deux groupes s’étaient unis pour lutter contre le socialisme. L’ennemi commun vaincu, ils se retrouvaient en présence et la lutte recommençait acharnée. Les protectionnistes, profitant de la crainte qu’inspirait tout changement économique, se montrèrent décidés à conserver comme tous les autres les avantages consentis à une partie de la bourgeoisie riche. Ils prirent l’offensive. Michel Chevalier, qui dans son cours au Collège de France prêchait le libre échange, fut directement mis en cause comme propageant des idées subversives. Wolowski, Garnier, Adolphe Blanqui furent avec lui accusés par le Conseil des manufactures qui menaçait de les casser aux gages. Un vœu fut voté invitant les professeurs rétribués par le Comité à enseigner l’économie politique au point de vue de la législation régissant l’industrie française. Quelques membres du Comité auraient même voulu davantage. Ils demandaient que le professeur s’abstînt de porter la moindre atteinte aux lois existantes et de faire naître, par ses discours, la défiance entre les citoyens. C’était réclamer une orthodoxie aussi étroite que celle de l’Église, subordonner la science à une doctrine d’État. Cette partie du vœu ne fut point adoptée, et la chaire de Michel Chevalier, un instant supprimée, fut rétablie. C’était une petite victoire pour les libre-échangistes.

Ils pouvaient compter aussi comme un demi-succès la loi du 11 janvier 1851 qui accordait l’entrée en franchise dans les ports de la mère-patrie d’une quantité de produits algériens. Mais, sans nous arrêter aux escarmouches qui furent nombreuses entre les deux partis, allons droit à la grande bataille qui les mit aux prises. Elle fut livrée dans l’Assemblée législative, quand l’économiste Sainte-Beuve[2], représentant de l’Oise, crut devoir proposer une réforme radicale du régime commercial français. S’appuyant sur l’article 1.3 de la Constitution, qui garantissait la liberté du travail et de l’industrie, il proposait l’abolition de tous droits d’entrée sur les substances alimentaires, sur les matières premières, sur la houille, sur le bois de construction, sur le fer ; en outre, la réduction à 10 ou à 20 0/0 de toutes les taxes sur les objets manufacturés ; enfin l’abandon de tout privilège de pavillon.

La discussion, qui eut lieu du 26 au 28 juin 1851, fut des plus solennelles. Sainte-Beuve déclara que c’était « la plus grande question qui pût occuper les esprits à cette époque de la civilisation. » Après un discours qui remplit une séance et demie, il eut pour principal contradicteur le plus ardent défenseur des privilèges bourgeois, Thiers en personne. Les socialistes n’intervinrent pas : ils n’avaient pas de doctrine nette à ce sujet.

Les arguments de Sainte-Beuve furent : que le régime prohibitif était une atteinte à la propriété, parce qu’en renchérissant artificiellement les choses il obligeait les gens à les payer plus cher qu’elles ne valaient ; qu’en consacrant l’intervention de l’État en matière économique il donnait le mauvais exemple et une raison d’être au socialisme ; que la protection accordée aux diverses industries était fort inégale ; qu’étant d’un 1/2 0/0 à l’égard du blé elle était de 63 0/0 à l’égard du fer ; qu’elle était fort injuste, faisant de la sorte payer des primes à certaines catégories de citoyens par d’autres citoyens ; qu’elle était funeste aux travailleurs en augmentant le prix du pain, de la viande, des choses nécessaires à la vie ; qu’enfin, en empêchant la houille et le fer d’être bon marché en France, elle y tenait l’industrie dans un état d’infériorité perpétuel. Mais l’argument essentiel de Sainte-Beuve était l’exemple de l’Angleterre, l’expérience qu’elle avait faite du libre-échange et qui avait brillamment réussi. Il rappelait ce mot de Cobden dont les idées avaient alors triomphé : « Comme marchands, les Français nous sont fort inférieurs, parce qu’ils sont fort ignorants et qu’ils ont l’esprit étroit ; comme manufacturiers, ils sont tout à fait nos égaux. » L’orateur souhaitait que la France cessât de mériter le reproche en continuant de mériter l’éloge, et il concluait que l’industrie française, qui a ait pu avoir besoin de protection dans son jeune âge, était maintenant majeure et capable de soutenir la concurrence avec n’importe qui.

Thiers répondit par un long discours qui fut tour à tour railleur, hérissé de chiffres, caressant pour l’Assemblée et même pour la gauche républicaine. Il se moqua des économistes qu’il traita de « littérateurs peu divertissants. » Il qualifia de sot le fameux principe du Laissez faire, dont on avait tant joué contre les socialistes, mais que la bourgeoisie victorieuse jetait maintenant par-dessus bord ; il revendiquait pour l’État le droit d’intervenir en vue de créer aux producteurs un grand intérêt, un vigoureux stimulant : car, disait-il, « on peut se battre par patriotisme ; on ne fait pas du coton, du fer, du lin par patriotisme ». Il contesta les résultats de l’expérience tentée en Angleterre, expérience trop courte pour qu’on pût en juger la valeur ; il fit remarquer que la Russie et les États-Unis, nations jeunes et actives, étaient résolument protectionnistes ; que la France, l’Angleterre elle-même étaient devenues ce qu’elles étaient en protégeant leurs nationaux contre la concurrence étrangère ; que, si l’industrie du suc de betteraves s’était développée, c’était grâce à l’abri tutélaire que lui avait ménagé la loi. Il invoqua le danger qu’il y a pour une nation à se mettre dans la dépendance d’une autre pour son alimentation, ce qui arrive nécessairement, si elle laisse entrer chez elle le blé produit ailleurs à plus bas prix. Il éveilla le souci de la défense nationale, qui serait compromise, si l’industrie de la houille et celle du fer venaient à être tuées en France par des importations exotiques qui pourraient cesser en temps de guerre. Il déclara enfin que l’industrie française ne pouvait conserver ses trois caractères essentiels — universalité — perfection — cherté — que si elle résistait à la provocation habile de l’Angleterre, produisant davantage et à meilleur marché, mais avec moins de goût et de fini. Enfin il se posa, lui aussi, en défenseur de la classe ouvrière, qui chômerait, si des usines venaient à se fermer, par suite du combat inégal qu’elles ne pourraient soutenir avec la fabrication anglaise.

Thiers avait cause gagnée devant l’Assemblée, A peine voulut-on écouter ses contradicteurs. Mais ni eux ni lui n’allaient jusqu’au fond des choses. Le problème à résoudre était étrangement complexe. Il oppose les intérêts de l’ouvrier producteur qui a besoin de travail à ceux dé l’ouvrier consommateur qui a besoin d’avoir le pain et la viande à bon marché. Il oppose la métropole aux colonies, et bien plus ! les villes aux campagnes, les régions aux régions, celle des betteraves à celle des vignobles, le Nord au Midi, parce que les nations voisines se vengent toujours de toute prohibition à la douane française par un relèvement des droits d’entrée sur les vins français. Mais établir le libre échange, c’est supprimer les frontières en matière économique et partant vouloir que la terre entière ne soit plus qu’une confédération d’États, membres solidaires d’un corps immense. Les libre-échangistes sont de grands révolutionnaires sans le savoir. Le mot le plus profond fut prononcé dans la discussion par le ministre des finances, Fould, qui vint à l’aide de Thiers. Il fit observer que leur doctrine implique cette conséquence : « Il convient que chaque pays produise ce que la nature lui permet de produire au plus bas prix. » Mais cette division intelligente du travail entre les diverses nations de la planète, cette spécialisation de chacune d’elles dans les cultures et les industries où elle est sans rivale, suppose une humanité où elles sauront régler leurs différends par l’arbitrage et non par la force. C’est un idéal pacifiste. Elle suppose aussi qu’en chaque pays la production et l’échange, au lieu d’être abandonnés au hasard de la fantaisie individuelle, seront organisés, réglés, contrôlés par une commission connaissant à fond les besoins qu’il s’agit de satisfaire. C’est un idéal socialiste.

Tant que cette unification économique de chaque nation et de la planète ne sera pas réalisée, libre échange et protectionnisme auront l’un et l’autre leurs inconvénients graves et leur alternance régulière. C’est le protectionnisme qui dominait alors. La proposition de Sainte-Beuve fut rejetée à une majorité considérable (428 contre 199). La séparation des partis sur cette question fut autant politique qu’économique ; car tous les républicains avancés furent dans la minorité ; orléanistes, légitimistes, bonapartistes se rangèrent du côté du protectionnisme. Or, par une étrange vicissitude, neuf ans plus tard, en 1860, le libre échange devait être brusquement imposé à la France par Napoléon III, ayant pour ministres les Baroche et les Rouher qui, sous la République, avaient voté sur ce point contre les républicains, futurs proscrits du même Napoléon.


  1. Des traités de commerce sont signés, en 1850-1851, avec la Sardaigne, la Grande-Bretagne, la Toscane, la Belgique, la Prusse, le Danemark, la Suède.
  2. Ne pas le confondre avec le critique du même nom.