Histoire socialiste/La République de 1848/P2-07

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Jules Rouff (Tome IX : La République de 1848 (1848-1852)p. 320-332).
ÉVOLUTION ÉCONOMIQUE ET SOCIALE.



CHAPITRE VII


LA PRODUCTION AGRICOLE ET INDUSTRIELLE


Après les théories, les lois et les institutions, les faits matériels réclament notre attention. Que fut, pendant ces années agitées, la production économique sous ses deux formes principales : agricole et industrielle ?

Les Révolutions n’empêchent pas le soleil de briller, de dorer les blés et les raisins. Les événements politiques, tant que la sécurité n’est pas compromise dans les campagnes par la guerre étrangère ou civile, n’ont pas de répercussion profonde sur les travaux des champs, et les vaches maigres ou grasses continuent à se suivre, selon les lois encore mal connues qui gouvernent les saisons.

Autant qu’il est permis d’en juger d’après des données fort incomplètes, l’agriculture, pendant la Deuxième République, est en progrès. La surface cultivée s’accroit. L’augmentation porte sur les terres labourables et les vignes. Le chiffre maximum du siècle dans le nombre des hectares occupés par celles-ci est même atteint en l’année 1849. Corollaire naturel, la superficie des landes, bois et prés a diminué. Il s’ensuit beaucoup de blé et beaucoup de vin. La récolte en froment a pourtant baissé et même le rendement par hectare ; le prix moyen de l’hectolitre aussi, et de plus de moitié, si on le compare aux chiffres de l’année de disette 1847. Cela dénote un commencement de malaise agricole auquel contribue sans doute l’arrivage des blés étrangers.


FROMENT
ANNÉES HECTARES ENSEMENCÉS HECTOLITRES RÉCOLTÉS PRODUIT PAR HECTARE PRIX MOYEN DE L’HECTOLITRE
1847 5.979.311 97.611.140 16.32 29.46
1848 5.900.000 89.900.000 14.73 16.27
1849 5.900.000 90.600.000 15.21 15.39
1850 5.999.000 87.900.000 14.78 14.33
1851 6.090.000 85.900.000 14.33 14.63


VIN
ANNÉES HECTOLITRES RÉCOLTÉS PRIX MOYEN DE L’HECTOLITRE HECTOLITRES D’AUTRES PRODUITS Hectares cultivés en vigne
1847 54.316.000 40.85     844.951
1848 51.622.000 28.45 1.097.000
1849 35.555.000 25.78 1.194.000
1850 45.266.000 28.08     959.000 2.193.053
1851 39.429.000 28.95 1.035.000
1852 28.000.000 2.169.165
1853 22.000.000
1854 10.000.000


Quant au vin il y a surproduction en 1847 et en 1848 ; mais par un phénomène fréquent, qui accuse notre organisation économique, l’excès de richesse devient une ruine. On ne peut ni le garder ni s’en défaire à bon prix. La qualité d’ailleurs n’est point en raison de la quantité. La Champagne et le Midi pâtissent de la mévente. N’est-ce pas en 1848 qu’on vit vendre en Auvergne du vin à un sou l’heure. Pour utiliser ce qui reste en cave, on réclame des abolitions d’octroi ; on fabrique aussi de l’alcool, et l’on songe déjà à le dénaturer, afin qu’il puisse servir à l’éclairage. Pendant toute cette période, l’alcool rapporte 100 millions par an à l’État, entre 28 et 29 millions à l’octroi. Mais à partir de 1849, il y a diminution constante dans les récoltes en vin et dans les surfaces cultivées en vignes. Un fléau redoutable vient d’apparaître, l’oïdium, et c’est une nouvelle cause de malaise pour les campagnards. Est-ce à cela ou à d’autres causes, qui peuvent être politiques, qu’il faut attribuer l’abaissement qui se fait sentir dans la valeur de la propriété foncière entre 1848 et 1851 ? Sa valeur totale est évaluée en 1851 à 63 milliards et demi et la valeur moyenne de l’hectare à 1291 francs ; mais on constate des chiffres qui sont inférieurs à ceux de 1847 soit pour la valeur des terres, soit pour le prix du fermage, ce qui indique qu’elles sont difficiles à vendre ou à louer, supérieurs au contraire pour le taux de l’intérêt, ce qui indique que le capital est rare et se hasarde avec timidité.


ANNÉES PRIX NET DU FERMAGE PAR HECTARE VALEUR VÉNALE INTÉRÊTS
1847 15.90 481 3.30
1848 15.70 451 3.48
1849 15.56 443 3.51
1850 14.96 422 3.56


Cela confirme l’existence du commencement de crise dont souffrent les campagnes. Cependant il y a un nombre considérable de propriétaires (63 sur 100 cotes). Seulement les statistiques officielles avouent que plus

ANNÉE NOMBRE DES
PROPRIÉTAIRES
NOMBRE DES
COTES FONCIÈRES
1851 7.845.724 12.394.366


de trois millions, environ la moitié de ces propriétaires, soit dans les villes, soit dans les campagnes, étaient exempts, à titre d’indigents reconnus, de la taxe personnelle. On a ainsi la preuve qu’en ce pays de propriété extrêmement morcelée le lopin de terre, « le mouchoir de poche », ne suffit plus à faire vivre celui qui le possède.

Nous voyons, il est vrai, pendant ces années, augmenter le nombre des têtes de bétail et la production des cocons. Mais l’extraction des matières nécessaires à l’agriculture ou à l’industrie faiblit. C’est le cas pour le sel, surtout pour la houille. Le nombre des tonnes de charbon de terre extraites n’atteint pas celui de 1847. Il y eut, pendant cette période, plusieurs abandons de concessions pour les mines, et cela peut déjà nous faire pressentir que la production industrielle a dû être alors plus gravement atteinte que la production agricole.

Malgré le malaise qui commence à poindre dans les campagnes, la Deuxième République marque pour l’agriculture une revanche sur l’avance énorme que l’industrie et le commerce avaient prise sous le règne de Louis-Philippe. C’est à qui, durant cette époque, essaiera de faire refluer la population des villes sur les villages ; c’est à qui se piquera d’améliorer la situation des campagnards. Ils bénéficient de ce qu’ils forment, à eux seuls, 57 0/0 de la population française (20,352,000 en 1851) et par conséquent la majorité des électeurs. Les conservateurs aussi bien que les socialistes, le président aussi bien que l’Assemblée, les comblent de caresses et de promesses ; et c’est pour leur masse engourdie l’éveil, non seulement à la vie politique et intellectuelle qui pénètre chez eux par le journal, la brochure, l’almanach, la réunion électorale, mais à des désirs tout nouveaux.

L’Enquête ordonnée en 1848 révèle les principaux de leurs vœux. Elle est comme un « Cahier des paysans ». Ils pâtissent avant tout du manque de capitaux. N’ayant pas d’argent, ils en empruntent, mais à de dures conditions. L’usure dévore certains départements, et l’Alsace entière est la proie des Juifs de Bâle. Ils demandent pour remédier au mal des banques agricoles, l’organisation d’un crédit foncier, la réforme du système hypothécaire. Ils dénoncent la cherté grandissante de la main-d’œuvre, causée par le départ des jeunes gens qui s’en vont comme soldats, domestiques, ouvriers, quand ils n’émigrent pas en Afrique ou en Amérique. Scandalisés du fait que deux millions de propriétaires au moins ne cultivent pas eux-mêmes leurs terres, quelques uns demandent qu’on exempte du service militaire le fils aine du paysan, à condition qu’il cultivera lui-même. Ils se plaignent de la cherté des engrais, de l’impôt qui les frappe plus lourdement que les autres : impôt du sel dur à qui élève du bétail ; impôt direct qui pèse sur la propriété foncière, tandis que les valeurs mobilières y échappent. Ils se plaignent du droit donné au créancier de saisir la maison du paysan, tandis que les rentes sur l’État sont insaisissables ; de la loi qui fait bénéficier le propriétaire seul de la plus-value créée par le travail du fermier. Ils réclament, pour relever leur condition, l’introduction chez eux de l’industrie à domicile, afin d’utiliser les chômages d’hiver ; la division ou le défrichement de ce qui reste de biens communaux, afin d’étendre les surfaces emblavées et d’offrir aux sans-travail des terres à cultiver ; l’amélioration des chemins vicinaux et la réduction des frais de transport, la création de greniers d’abondance, afin qu’on puisse garder pour les années mauvaises le surplus des récoltes exubérantes. Ils veulent qu’on fasse un bon code de police rurale et que dans les forêts nationales on permette aux habitants du voisinage de recueillir du bois mort et de la litière. Ils font appel à l’État pour reboiser les pentes dénudées, pour endiguer les torrents, pour irriguer ou drainer les champs, pour imposer la salubrité des maisons dans les villages, pour répandre l’instruction agronomique. Ils dressent une liste de travaux à effectuer telle que l’exécution, au dire du rapporteur, en pourrait remplir au moins un siècle.

On peut constater aussi dans cette Enquête une préoccupation de relever la dignité des cultivateurs. Plusieurs de ceux qui parlent en leur nom imaginent pour cela de curieux moyens. Ils demandent que, pour honorer l’agriculture, on crée une fête annuelle des laboureurs et une décoration qui leur soit réservée ; que, pour l’encourager, on multiplie les concours, les primes, les récompenses, les hospices où seront recueillis les invalides du travail agricole, et des écrits, voire même des tournées de prédicateurs, chargés de faire ressortir la grandeur et la beauté de la vie champêtre.

Dans le dossier conservé aux Archives de la Chambre les pièces où sont énumérées ces demandes des paysans manquent fréquemment. Une note annonce alors qu’elles ont été réclamées par le ministre compétent, preuve qu’on y attachait une grande et légitime importance, La Constituante fit montre à cet égard d’une ferveur méritoire : proposition de créer un Ministère spécial de l’agriculture, projet d’organiser une représentation des intérêts agricoles, projet qui aboutit à la Législative, le 20 Mars 1851, en instituant des Comices, une Chambre d’agriculture par département et un Conseil général de l’agriculture siégeant à Paris. Un homme se distingua surtout par son initiative : ce fut Tourret, durant son ministère. Il fit voter un plan grandiose d’enseignement agronomique (3 octobre 1848), On devait fonder par département une ferme-école, dont l’enseignement serait élémentaire et pratique ; au-dessus, des écoles régionales dont le nombre était à déterminer ; et, au sommet, un Institut national agronomique qui devait être établi à Versailles et devenir comme l’École Normale supérieure de l’agriculture. Des difficultés budgétaires ne permirent pas de réaliser tout ce qu’on espérait ; on agrandit et transforma du moins les établissements déjà existants de Grignon, de la Saussaye, de Grandjouan ; on en créa beaucoup de plus modestes ; on introduisit au Conservatoire des Arts et Métiers des cours d’agronomie et de législation rurale. Le vent soufflait si fort en ce sens que la science et la littérature mêmes se tournèrent de ce côté. En 1850, parait le Cours élémentaire d’agriculture de Girardin et Dubreuil ; en 1851, un Précis d’agriculture de Payen et Richard. C’est aussi le moment où George Sand, renonçant aux romans de passion et de réforme sociale, va se mettre à conter la vie des champs et les mœurs pittoresques de son Berry. Le 11 Février 1851, il fut question de nommer une nouvelle Commission pour rechercher les causes de la détresse agricole et les moyens d’y remédier.

On songea surtout à coloniser l’Algérie ; on vota sans hésiter 50 millions à cet effet ; on proposa même que chaque département de la mère-patrie créât un village dans cette France d’Outre-mer ; on fit des enquêtes sur les colonies agricoles de Suisse, de Belgique, de Hollande. Enfantin aurait voulu une administration civile et de vastes exploitations dans lesquelles les insurgés de juin et les indigènes auraient trouvé une égale occupation et un égal profit. On préféra un autre système où les idées de Trélat se mariaient à celles de Bugeaud, de Bedeau, de Lamoricière. La loi du 15 septembre 1848 décida l’envoi de 12.000 colons volontaires dans l’Afrique française et elle fut d’autant plus volontiers adoptée qu’on espérait ainsi, comme à Rome au temps des Gracques, se délivrer utilement et humainement du trop plein de la population des villes. Quarante-deux villages furent créés en conséquence. On donnait à chaque famille d’émigrants un lot de 10 à 12 hectares, une maison bâtie, des instruments de labour, des semences, un peu de bétail et des secours en argent. Les possesseurs de ces petits domaines ne devenaient propriétaires qu’au bout de la sixième année. Mais la plupart, citadins brusquement transplantés, étaient mal préparés à l’œuvre qu’ils devaient accomplir ; ils s’accommodaient mal de la tutelle accablante des chefs militaires, qui allaient bientôt redevenir tout à fait les maîtres. Les premiers résultats furent très médiocres et l’élan du début s’arrêta vite, ce qui n’empêcha pas pourtant l’Algérie de gagner durant cette période environ 40.000 colons de plus, partagés à peu près également entre les Français et les autres nationalités européennes.

En France même on dessécha des terrains marécageux, comme ceux de la Sologne ; on dota plusieurs départements d’un service hydraulique dirigé par un ingénieur spécial, on réorganisa les haras ; on vota des millions pour les chemins vicinaux et pour la plantation d’arbres le long des grandes routes (une des idées favorites de Pierre Leroux) ; on étudia et favorisa la mise en culture des biens communaux et des terres vaines et vagues, etc.

En somme la Deuxième République est une époque importante pour


Queue à la banque.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


l’agriculture française, sinon par ses résultats immédiats, du moins par l’impulsion qu’elle lui a donnée. Lentement transformée au cours du siècle par l’introduction de plantes et de méthodes nouvelles, par le développement des cultures maraîchères et industrielles qui correspond à la croissance des villes, la production agricole, dont l’accroissement régulier fut supérieur à celui de la population, avait été, sous Louis-Philippe, reléguée au second plan par l’essor fiévreux de l’industrie. La secousse de 1848 l’arrache à cette torpeur relative en mène temps que la classe qui s’y voue ; elle les remet toutes deux en honneur et en vue et les lance dans la voie du progrès scientifique et rapide.


La production industrielle subit alors, au contraire, un arrêt notable. L’industrie française avait été, peut-on dire, frappée en pleine mue par la crise européenne de 1847. En beaucoup d’endroits elle passait du régime de la petite industrie à celui de la grande, du travail à la main au travail mécanique. C’était vrai surtout pour la métallurgie et le tissage. La transition, toujours coûteuse pour le patron, parce qu’elle exige un renouvellement d’outillage, toujours pénible pour l’ouvrier, parce qu’elle diminue momentanément le nombre des hommes occupés et permet de les remplacer par des travailleurs moins payés manœuvres, femmes et enfants), avait eu ses effets ordinaires : d’abord augmentation des frais généraux que les patrons essayaient de compenser en augmentant la durée du travail, en diminuant le prix de la main-d’œuvre, en imposant à leurs salariés des retenues destinées à payer le coût des moteurs et de l’éclairage, parfois en commettant des fraudés à leur détriment ; puis surproduction, due à ce que les muscles d’acier des machines ne connaissent point la fatigue et aussi à ce que chaque chef d’entreprise, forcé de les faire travailler sans répit pour ne pas laisser dormir le capital qui s’y trouve incorporé, emporté d’ailleurs par l’excitation de la concurrence nationale et étrangère, leur demandait leur maximum d’activité sans se préoccuper de proportionner la quantité des produits à la puissance d’écoulement des débouchés ouverts. Il s’ensuivait, pour les ouvriers, une situation misérable, dont on peut placer le plus bas degré, en France, aux environs de l’année 1840 ; pour les patrons, une prospérité précaire qui était à la merci du premier engorgement dans le marché encombré. Or, si les petits métiers d’autrefois pouvaient vivre et souffrir isolément, les différentes branches de la production, sous le régime de la grande industrie qui comporte à ses débuts un accroissement dans la division du travail, sont, par là même, solidaires les unes des autres. A supposer que la filature du coton vienne à être suspendue, les tisserands, les mécaniciens, les fabricants de chaudières, les vendeurs de houille, les mineurs, bien d’autres catégories de travailleurs sont atteints du même coup. Le malaise, le chômage se propagent comme une épidémie. La crise économique tourne au désastre.

Elle fut aggravée, en 1848, par la crise politique et, davantage encore, par la lutte sociale qui était au fond de la Révolution et mettait aux prises les deux grandes catégories de producteurs, les employeurs et les employés. Le travail se refuse ou menace. Le capital se cache ou s’enfuit. De part et d’autre méfiance, mauvaise volonté, malentendus qui aboutissent à des conflits sanglants. Après les journées de Juin, une reprise des affaires a lieu ; mais surviennent l’élection présidentielle, les élections à la Législative, l’échauffourée du 13 Juin 1849, et dans la France, ébranlée par des secousses multiples, devenue comme une sensitive qui vibre et se replie au moindre choc, chacun de ces événements suffit pour troubler les esprits et retarder le retour à la vie normale.

Ceux qui ne craignent pas le détail infini des faits peuvent recourir pour se renseigner à deux enquêteurs contemporains ; l’un, Blanqui l’aîné, qui fut le délégué officiel de l’Académie des sciences morales et politiques ; l’autre, Audiganne, qui consigna des observations personnelles dans une série d’articles dont il fit plus tard deux livres ; ils peuvent consulter aussi l’Enquête inédite dont nous avons déjà longuement parlé ; puis celle qui fut menée par la Chambre de Commerce de Paris et dont les résultats remplissent un gros volume in-folio de 1008 pages ; enfin les innombrables pièces originales qui existent dans les archives de l’État, des départements et des communes.

Mais nous ne pouvons ici que faire le tour rapide des régions manufacturières et des grandes villes industrielles, pour y constater les difficultés et les dommages dont l’industrie souffrit en 1848. Adolphe Blanqui évalue la perte subie à 10 milliards, chiffre exagéré sans doute et qui trahit l’économiste mécontent ; suivant Audiganne, la production aurait diminué de moitié environ et la perte totale pourrait être évaluée à 850 millions pour les patrons, à 312 millions 1/2 pour les ouvriers. Ce sont là des chiffres difficiles à vérifier, d’autant plus que les statistiques sont alors plus que jamais sujettes à caution. Il est sage de préférer provisoirement à ces imposantes et problématiques généralisations de menus faits plus précis. Je les glane sur toute la surface du territoire.

Le Nord apparaît frappé plus que le Midi (est-ce pour cela qu’il fut moins hostile au Coup d’État ?) et il pâtit davantage, précisément parce qu’il est plus industriel et aussi parce qu’il a été plus protégé dans l’époque précédente. Partout les industries qui avaient réclamé aide et protection, qui se reconnaissaient ainsi faibles et malades — celle du lin par exemple — sont vite à l’agonie. Après elles, les plus fortement touchées sont les industries de luxe, qui, en temps de révolution, sont toujours atteintes les premières (soieries, tapis, cristallerie, ganterie, etc). Puis viennent celles où l’ouvrier gagne le moins en temps ordinaire ; car les bas salaires prouvent déjà chez elles une certaine difficulté de vivre. A Lille, et dans son voisinage, on comptait, en février 1848, 34 établissements cotonniers, qui mettaient en mouvement 240.000 broches en fin et 160.000 à retordre. En juillet de la même année 164.000 étaient inactives. Les autres fonctionnaient 11 heures, 9 heures ou 6 heures par jour. La fabrication du tulle était réduite de moitié et les ouvrières tullistes gagnaient 25 centimes par jour à faire de la dentelle. À Tourcoing, 8.000 ouvriers, à Calais 9.000 sur 12.000 étaient en chômage. À Montreuil (dans l’Aisne) la passementerie n’occupait plus que 8 personnes au lieu de 17. Dans toute la région les filatures de lin étaient en faillite. Et comme les usines se fermaient, comme la construction des chemins de fer était suspendue, la métallurgie souffrait par contre-coup. À Saint-Quentin, les deux tiers des ateliers avaient fermé leurs portes, quoique le gouvernement eût commandé dans cette ville des lainages pour équipements militaires.

Si l’on se transporte à Rouen et aux alentours, les magasins encombrés ne parviennent pas à se vider ; à Elbeuf, sur l4.000 ouvriers quelques centaines continuent à travailler. Après des bagarres, les travailleurs étrangers ont été chassés ou congédiés. Seule, la bonneterie garde son marché presque intact. — En Alsace et dans l’Est, où les industries sont moins agglomérées, où les patrons ont été plus doux pour leurs hommes, la crise est moins intense. Cependant à Mulhouse, pendant plusieurs mois, les métiers s’arrêtent ou ne fonctionnent qu’une moitié de la journée. Sedan accuse 2/3 de sans-travail. À Troyes, les fileurs de laine sont dans la détresse la plus profonde. À Reims, on a dû créer des ateliers communaux. À la foire de Besançon, où se vendaient chaque année des milliers de tonnes de fer, on n’en vendit pas même une en 1848. — À Lyon, où les métiers ne se mettent en branle que sur commande, où il n’y a pas de production anticipée, la soierie n’a guère d’autre besogne que les écharpes et drapeaux commandés par le Gouvernement provisoire. À Saint-Étienne, les 2/3 des ouvriers sont réduits à l’inaction. 27 fours sur 37 sont éteints aux verreries de Rive-de-Giers. À Angoulème, 12 papeteries sur 25 sont arrêtées. Les salaires dans la région ont baissé de moitié, parfois des 2/3. — Dans le Midi, à Carcassonne, le secrétaire de l’Enquête écrit : « L’industrie des draps est tombée et l’on n’espère pas qu’elle puisse se relever. » Les troupeaux mêmes sont moins nombreux, parce que les métiers à tisser la laine le sont aussi. — Dans l’Ouest, en Bretagne, l’industrie des toiles, déjà victime des machines, achève d’être paralysée.

Reste Paris. C’est là que le mal est le plus profond. Ses 325 industries ont été décimées. Tous les métiers : ébénistes, bijoutiers, ciseleurs, fondeurs, tourneurs, charpentiers, serruriers, maçons, menuisiers, cordonniers, tailleurs, etc., ont fourni leur contingent aux chômeurs des Ateliers nationaux, sans compter 7.635 hommes sans profession. Après les journées de Juin, les industries les plus éprouvées sont celles de l’ameublement, du bâtiment, de la métallurgie, des métaux précieux, des fils et tissus, puis des articles de Paris. La diminution du personnel et des affaires, qui est eu moyenne de 54 0/0, va jusqu’à 75 0/0 dans celles-là. Le gouvernement doit accorder à deux d’entre elles un secours d’argent : 400.000 francs à celle des meubles, 200.000 à celle des bronzes. Dans la carrosserie, vu la grève des riches, la vente a diminué de 80 à 90 0/0. L’imprimerie des livres à perdu 50 0/0 ; l’autre, 25 0/0 seulement, à cause des journaux, affiches, circulaires. On ne voit guère que la fabrique d’équipements militaires qui ait 20 0/0 d’augmentation, parce qu’il a fallu habiller la garde nationale.

Ce qui domine, dans la cité parisienne, c’est la petite industrie. Sur 64.000 patrons recensés, 32.000 travaillent seuls ou n’ont qu’un ouvrier. Quant à la population ouvrière, qui se compose de 342.530 personnes, dont 112.981 femmes et 24.714 enfants au-dessous de 16 ans, elle se divise en quatre couches sociales dont les conditions et les caractères sont assez différents.

Avant tout, les ouvriers de la fabrique de Paris proprement dite (bijoutiers en vrai et en faux, bronziers, ouvriers en éventails, en jouets, etc. Ceux-là sont les plus parisiens de tous. Ils vivent en famille et sont sédentaires. Exerçant des métiers qui confinent à l’art, ils ont l’esprit vif et le goût affiné ; ils se sentent plus près du patron et ne désespèrent pas de pouvoir s’établir à leur compte le jour où ils auront quelques économies. C’est une classe qui aspire et touche à la petite bourgeoisie, mais qui est violemment rejetée dans le prolétariat par la première crise où les Monts de piété se remplissent d’objets de ménage et de lamentables nippes.

Les autres ouvriers dépendent bien davantage de l’industrie capitaliste. Les plus malheureux de tous sont ceux qui travaillent à l’aiguille. Ils comptent beaucoup de femmes parmi eux et ils appartiennent pour la plupart au vieux et toujours jeune système de la fabrique dispersée, du travail à domicile. Plus exploités parce que plus isolés, reclus perpétuels asservis à des besognes où l’imagination marche avec les doigts, ils sont tout à fait brisés et résignés ou volontiers exaltés. Ils se jettent alors avec fougue dans les théories qui leur promettent un allégement à leurs souffrances. On remarquait, en 1847, que des ouvriers tailleurs avaient figuré dans tous les grands procès politiques.

Viennent ensuite ceux qui travaillent en chantier ; ce sont surtout les ouvriers du bâtiment qu’on embauche sur la place de Grève. Venus du Limousin, de la Creuse, d’ailleurs encore, ils forment à eux seuls les 7/8e de la population ouvrière flottante. Comme ils n’ont point leur famille à Paris, la plupart d’entre eux vivent dans des garnis souvent misérables où ils sont 10 ou 15 par chambrée et quelquefois deux par lit. Sobres et plutôt avares que prodigues, ce sont des laborieux en même temps que des caractères calmes et des intelligences encore frustes. En 1848, les garnis où ils habitent regorgent, parce qu’une quantité d’ouvriers ont dû mettre meubles et matelas au Mont de piété ; et souvent, tous les hommes d’une chambrée n’ont qu’un seul vêtement propre qui leur sert à tour de rôle, quand ils ont à sortir pour chercher du travail. Les autres restent au lit, ce qui a par surcroit l’avantage de moins exciter l’appétit.

Campés jadis au centre de la ville, ces ouvriers commencent à émigrer dans les faubourgs et dans la banlieue, où les chantiers vont s’installer. On peut relever le même mouvement vers les fortifications parmi les derniers que nous ayons à mentionner, ceux qui travaillent dans les usines et qui sont agglomérés dans de grands ateliers. Ce sont les fileurs, les teinturiers, les mécaniciens, les ouvriers en papiers peints. Ceux-là raisonnent, discutent, s’associent. Accessibles aux idées nouvelles, intelligents, énergiques, ils changent volontiers de place et passent pour être quelque peu turbulents. Les imprimeurs sur étoffes sont notés, en 1847, comme étant d’humeur particulièrement inquiète.

Toutes ces catégories, que de nombreuses nuances séparaient, mais que la commune misère rapprocha, eurent durement à pâtir durant toute l’année 1848. Des chiffres résument brutalement ces souffrances. Le total de la production parisienne se montait en 1847 à 1463 millions ; il descend en 1848 à 677 millions. C’est un écart de 800 millions. Les ouvriers congédiés ont été au nombre de 186.405, et si l’on ajoute que les petits patrons n’étaient guère plus heureux, que cette détresse fut aggravée par les déceptions, les transportations, les emprisonnements, on comprend que pendant de longs mois, comme le constate l’Enquête de la Chambre de Commerce, ces ouvriers de Paris, si prompts d’ordinaire à se relever, n’aient pas eu le cœur à l’ouvrage.

Ce qui montre encore le ralentissement subi par l’industrie, c’est le catalogue des brevets d’invention.


ANNÉES BREVETS D’INVENTION CERTIFICATS d’ ADDITIONS
1847 2150 787
1848 853 338
1849 1477 476
1850 1687 585
1851 1836 626


Les chiffres révèlent à partir de 1849 une lente ascension. Il en est de même dans tous les domaines de la production ; non seulement parce que la grande peur est passée et que l’équilibre paraît plus stable, mais aussi parce que la crise économique a épuisé sa force malfaisante, parce que les magasins encombrés se sont vidés peu à peu, parce que des demandes, venant surtout de l’étranger, réveillent l’activité alanguie. Des conventions conclues avec la Sardaigne, le Portugal, tâchent d’abriter de la contrefaçon la production littéraire et artistique. Des primes encouragent l’exportation et le Message présidentiel du 12 Novembre 1850 constate que la création d’établissements industriels a repris son mouvement. Voici, en effet, le nombre de ceux qui sont nés dans le premier semestre des quatre dernières années :

1847 : 92. — 1848 : 68. — 1849 : 65. — 1850 : 89

Un autre fait vint prouver la vitalité persistante, la vigoureuse élasticité de l’industrie française. Ce fut l’Exposition de 1849, à Paris. Elle faillit être internationale ; l’idée fut agitée dans le Conseil des ministres. Mais ce qui avait un caractère international était à ce moment fort peu en faveur auprès de la classe bourgeoise. On craignit d’alarmer les intérêts ; on se contenta d’une Exposition nationale. Elle fut signalée, non par des œuvres de luxe et d’apparat, mais par la bonne tenue des articles courants, des objets utiles. Il y eut 4.532 exposants, 1/10 de plus qu’en 1844. Elle occupa une superficie ayant 3.000 mètres carrés de plus que la précédente. On y remarqua : des progrès dans la métallurgie, progrès nécessités par la fabrication des rails, des locomotives, des machines à vapeur : une invention récente liée intimement aux chemins de fer, la télégraphie électrique, qui faisait déjà marcher des horloges et qui allait être appliquée aux communications entre particuliers ; les phares de Fresnel destinés à rayonner sur toutes nos côtes ; la peigneuse Heilmann, qui supprimait les poussières si dangereuses éparpillées dans l’air par le peignage du coton et de la laine, mais qui, hélas ! comme toute machine nouvelle, supprimait aussi le gagne-pain d’un bon nombre d’ouvrières.

L’industrie française, encouragée par cette revue d’elle-même qu’elle venait de passer, prit part à l’Exposition universelle qui eut lieu à Londres en 1851. Cette première foire du monde, organisée par la nation qui avait alors sans conteste le premier rang dans la fabrication industrielle et qui avait été l’initiatrice des autres peuples en cette matière, était comme la reconnaissance officielle de ce marché international que la production mécanique rendait nécessaire et que la vapeur appliquée aux voies de communications rendait possible. Les Français n’y firent pas trop mauvaise figure. Ils y furent peu nombreux ; mais ils obtinrent beaucoup de médailles. Ils vinrent, dans la liste des récompenses, immédiatement après la Grande-Bretagne et c’était l’expression de la vérité. La France en ce moment était au second rang, quoique assez loin de l’Angleterre, pour l’importance des affaires et la quantité des produits manufacturés.

Ainsi l’activité productrice de la France avait repris son cours et sans trop de retard, parce que la crise avait été générale en Europe. L’évolution interrompue se continuait dans le sens où elle se dirigeait avant la Révolution, je veux dire qu’elle était orientée vers la transformation mécanique des usines et le développement de la grande industrie capitaliste, mais avec une tendance à disperser dans les campagnes les fabriques agglomérées dans les villes et aussi avec le souvenir persistant de la peur provoquée par les revendications ouvrières et, en conséquence, avec l’idée qu’après tout il y avait à la fois de ce côté des précautions à prendre et des changements à opérer. Blanqui l’ainé avait joint un programme de réformes à son rapport académique et l’habileté de l’Élysée fut de pratiquer cette politique double à l’égard de la question sociale.