Histoire socialiste/La Restauration/04

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Chapitre III.

Histoire socialiste
La Restauration

Chapitre V.




CHAPITRE IV


DU RETOUR DE LOUIS XVIII A L’ÉVASION DE LA VALETTE.


Retour de Louis XVIII. — La seconde Restauration. — Seconde capitulation de Paris. — Le rôle du maréchal Davoust et de Fouché. — L’entrée des Prussiens à Paris. — Fin du gouvernement provisoire et fermeture de la Chambre. — Ministère Talleyrand. — Fouché. — Leur chute. — Ministère de Richelieu. — Traité du 20 novembre. — La Sainte-Alliance. — La Terreur blanche. — Assassinats de Brune et de Ramel. — Exécutions de Labédoyère et des frères Faucher. — Procès et mort du maréchal Ney. — Évasion de La Valette.


Pendant que Napoléon se préparait à son dernier exil, s’y acheminait à regret, se livrait à son plus constant ennemi, quittait enfin à jamais cette terre ravagée et humiliée par sa gloire, Paris et la France restaient exposés à toutes les menaces de l’étranger. D’abord avec une certaine réserve, comme s’ils redoutaient de rencontrer devant eux l’empereur, puis, le sachant à Paris, avec plus d’audace, les alliés s’avancèrent. Blücher, implacable, foulant enfin ce sol maudit d’où tant de légions avaient surgi qui avaient abaissé sa patrie, n’avait qu’un désir, prendre Paris et le livrer à la soldatesque. Wellington, plus pitoyable ou plus habile, maîtrisait à peine les élans de cette haine farouche Les deux armées s’avançaient ne rencontrant aucune résistance. Grouchy, après Waterloo, avait rallié ses troupes, puis était descendu jusqu’à Laon, et enfin jusqu’à Paris. À Paris, dans les environs, plus de 100 000 hommes se trouvaient, ardents, réclamant le combat, trouvant d’ailleurs dans leurs officiers, sauf dans les généraux en chef, un sûr écho à leur belliqueuse requête. La situation n’était plus ce qu’elle avait été en 1814. Alors, Paris était enveloppé par 200 000 hommes, destitué de tout commandement autre que celui du duc de Feltre, sans travaux de défense, sans garnison, Marmont et Mortier n’ayant sous leurs mains que 12 000 hommes. Maintenant, surtout du côté Nord, la ville se défendait ; elle s’était hérissée aussi du côté de Vincennes, possédait plus de 1 000 canons servis par 6 000 artilleurs. Elle n’avait pas que 12 000 hommes, mais 100 000. Cependant la position de la cité semblait plus précaire : c’est que le seul facteur n’est pas, en pareil cas, le facteur matériel, et qu’il ne suffit pas, pour se rendre un compte exact, d’additionner des chiffres et de disposer des troupes. Il y a le facteur moral. Or, le sentiment du désastre, de l’inutilité de l’effort, de la trahison cachée, mais permanente, de la chute, de la fin, ce sentiment avait envahi toutes les âmes. Aucun chef n’avait d’espoir, tous attendaient la venue du pouvoir nouveau, les uns le souhaitant, les autres le redoutant. Comme toujours, les grands intérêts du commerce et de l’industrie, de l’agiotage et de la Banque menaient les intrigues en faveur de la paix, non pas de la paix attendue et voulue parce qu’elle clôt le meurtre collectif, mais de la paix fructueuse qui ouvre l’ère des profits individuels… C’était au milieu de cette cité que Fouché, sans contrôle, gouvernait.

On a vu qu’il avait été nommé chef du Gouvernement provisoire. Dès les premiers jours, il eut le dessein, ordinaire en son âme sordide, de jouer tout le monde, l’armée par Davoust qui lui devint niaisement un instrument, le Parlement par quelques intrigants, le Gouvernement par lui-même, de jouer la France à son profit. On l’a vu s’abouchant avec le duc d’Orléans, alors en Angleterre, et faisant pressentir Wellington. Ce projet était depuis longtemps inscrit dans sa tête. Même avant le retour de l’île d’Elbe, il avait organisé un complot orléaniste dont le général Lallemand et le général Lefebvre-Desnouettes tenaient les fils dans le nord, et c’était la seule irruption de Napoléon qui avait brisé ce complot. Plus tard, sentant que l’entreprise de Napoléon ne serait qu’une courte aventure et prenant des garanties pour l’avenir, il avait continué, même comme ministre de Napoléon, qui le prit à son service sans doute pour le neutraliser, le redoutant davantage hors du pouvoir que dans une fonction. Napoléon avait même surpris ses intrigues avec Metternich, en faveur du duc d’Orléans, et l’aurait fait fusiller si, appelé à la frontière, il n’eût dû ajourner cette exécution.

Fouché donc ne faisait que développer, comme chef du pouvoir, un plan depuis longtemps arrêté. Pour gagner du temps et pour apaiser l’armée, il avait fait proclamer Napoléon II par le Parlement, sachant bien que les puissances ne se rallieraient pas plus à une régence en 1815 qu’en 1814. Mais le duc d’Orléans refusa d’entrer dans ses vues et Wellington aussi. Le duc d’Orléans n’aurait pas été autre chose qu’un usurpateur, et alors à quoi bon chasser Napoléon ? Fouché immédiatement se retourne : il lui faut gagner la faveur des Bourbons. Tout de suite, il agit, envoie prévenir Louis XVIII et prépare Paris et le Parlement à la rentrée solennelle du roi exilé.

Ce n’était pas chose aisée : l’armée était dévouée à Napoléon, le Parlement était presque hostile, en tous cas indifférent aux Bourbons, et le peuple, qui avait vu revenir en 1814 le spectre de l’ancien régime, ne se préparait pas à un enthousiaste accueil. Fouché gagna Davoust. Il avait précisément fait sortir de prison de Vitrolles ramené de Toulouse à Paris. Ce dernier, qui allait partir à la recherche du roi, demeura à Paris où sa présence était plus utile. C’est lui qui, conduit par Oudinot, vit Davoust ; il lui parla, il le gagna à la cause des Bourbons, et celui-ci écrivit à Fouché pour lui dire que le retour du roi était nécessaire. Fouché promit, sûr des sentiments de l’armée, de faire à ce sujet et au profit des Bourbons, un message aux Chambres.

Mais l’habile intrigant était trop fin pour livrer d’un seul coup la bataille : il essaya d’abord l’effet de sa propre pensée sur ses collègues du gouvernement. Au premier mot, en entendant parler des Bourbons, ce fut un tel éclat que Fouché et Davoust se turent. Cependant Vitrolles, ignorant de l’échec que Fouché avait subi et qu’il cachait de peur de perdre son prestige, s’impatientait. Le message ne venait pas. Fouché l’avait-il lui aussi joué ? Fouché l’assura de ses bonnes intentions et le pria d’attendre.

Mais des difficultés énormes l’entouraient, et de si près qu’elles allaient finir par paralyser ses actes. À l’intérieur de Paris, l’armée bouillonnait ; près de Paris, au Bourget, Blücher et ses troupes… Rien ne séparait plus les forces en présence ; un coup hardi pouvait faire jaillir la flamme, et l’incendie allumé dévorait Fouché et sa fortune. Il fallait donc, par une œuvre parallèle et ténébreuse, d’une part arrêter les alliés, d’autre part faire partir l’armée. Pour cette dernière œuvre, Fouché comptait sur Davoust, mais qui allait se charger de la première ?

Fouché pensa employer Vitrolles ; il lui envoie un financier nommé Ouvrard, fournisseur aux armées, enrichi de vols et de rapines, et qui lui demande, en lui offrant deux millions pour les nécessités de l’opération, d’aller voir Grouchy, de combiner avec lui la convention qui arrêtera les alliés. Vitrolles écarte l’argent, accepte le mandat, va trouver Davoust, et se tenait dans son cabinet quand ce cabinet est envahi par une délégation de parlementaires et d’officiers. Davoust a l’imprudence de nommer Vitrolles ; alors une scène violente éclate : « On nous ramène les Bourbons, on nous trahit ». Les officiers présents signent et forcent Davoust à signer une proclamation contre les Bourbons, et le gouvernement averti, malgré Fouché, fait arrêter Vitrolles, qui, prévenu à temps, se met en sûreté.

Tout semble perdu ! Tout va réussir au contraire, grâce à la ténacité scélérate de Fouché. On veut défendre Paris ? Le peut-on ? On réunit un conseil de guerre où Marmont, Davoust, Ney, Vandamme affirment l’impossibilité de la défense. Et pendant ce temps, Wellington écrivait à Blücher une lettre qui ne fut que plus tard connue, et où il déclarait qu’il n’était pas en force pour enlever Paris. Blücher n’avait que 35 000 hommes éparpillés, tandis que 100 000 soldats attendaient dans Paris[1].

Mais le temps presse : il faut arrêter Blücher. Déjà il est à Saint-Denis, et, par ses ordres, tous les environs de Paris sont tenus. Une commission d’armistice propose aux alliés la suspension des hostilités, convention purement militaire… Blücher ne veut rien entendre. Il lui faut Paris, ses musées, ses merveilles, ses splendeurs, et se vautrer dans cette cité maudite. Enfin, après une nouvelle et insistante démarche, au cours de laquelle on disposa, dit-on, d’une partie de l’argent d’Ouvrard, le feld-maréchal se montra plus conciliant. Les bases de l’armistice furent arrêtées. On se réunit à Saint-Cloud, et la signature de la France, par la main du ministre des Affaires Étrangères Bignon et par la main de Davoust, fut apposée au pied de ce document. L’armée quittait Paris pour aller se réfugier derrière la Loire. On livrait Saint-Denis, Saint-Ouen, Neuilly, Clichy. On permettait à la garde nationale de veiller à la sécurité de la ville. On garantissait les propriétés privées, et, sauf les musées et les édifices servant à la guerre, tous autres bâtiments…

Ainsi Paris fut livré par Davoust qui, avant même la nomination de la commission d’armistice, avait offert lui-même la cessation des hostilités à Blücher, et qui en avait reçu une lettre injurieuse où le feld-maréchal allait jusqu’à lui rappeler, par voie d’insinuation, les spoliations dont lui, Davoust, était accusé de s’être enrichi à Hambourg ! Paris était livré par les généraux superbes ! Que la nation ait frémi de la guerre, en ait souffert, en ait eu l’horreur, ait maudit ce fléau, c’était juste, c’était bien. Mais ces maréchaux qui s’y étaient enrichis, ces roturiers qu’elle avait élevés au-dessus de l’aristocratie ancienne, ceux qui lui devaient tout, c’étaient ceux-là qui maintenant fléchissaient le genou. Pouvait-on, contre toute l’Europe, emporter la victoire définitive ? Évidemment non. Mais il y avait l’honneur ; il y avait même l’intérêt. Car on pouvait tenir en échec les puissances, et par la vaillance préparer à la diplomatie de plus honorables issues.

Paris était livré. Pour éviter ou pour atténuer les froissements de l’orgueil national, Fouché qualifia de « convention » cette capitulation. Mais après l’avoir signée, il fallait bien l’exécuter, et le premier acte à accomplir c’était de faire rétrograder l’armée. Celle-ci refusa. Une agitation dangereuse commençait à poindre. Mais, sans chef, en proie à des généraux sans renom, et qui même lui refusaient leur épée, elle se débanda. Elle réclama sa paie en retard : Laffite offrit deux millions sur gage, et l’armée, enfin payée, quitta Paris, alla, sans combattre, se masser derrière la Loire.

La prostration était telle qu’aucune protestation notable ne se fit jour dans cette population de 700 000 âmes, dont la plus riche partie sollicitait l’étranger, dont la plus pauvre, sans armes, sans direction, se serait battue, mais ne pouvait vivre dans l’incertitude, et s’avilissait dans cette atmosphère de lâcheté. C’est dans cette ville que Blücher fit son entrée : ses troupes, arrivées par la rive gauche, passèrent le pont d’Iéna, défilèrent sur la rive droite, laissant sur leur route des détachements, contournèrent la Bastille, et revinrent, en sens inverse, jusqu’aux Champs-Élysées. Elles logeaient chez l’habitant : cette condition avait été exigée par Blücher.

Et le Parlement ? Le Parlement discutait. La Chambre des pairs, présidée par Cambacérès, se réunissait pour se séparer. À la Chambre des députés, on discutait sur une constitution ! Manuel parlait sur l’hérédité de la pairie, lorsqu’on apporta, sans que l’orateur s’interrompît, une communication du gouvernement. C’était une lettre de Wellington annonçant l’arrivée du roi Louis XVIII. On la lut, personne ne protesta, et on se sépara pour revenir le lendemain. Mais, dans l’intervalle, les Prussiens avaient dissous le gouvernement en pénétrant, aux Tuileries, dans la salle de ses délibérations, et, le lendemain, la porte de la Chambre était close. Contre elle vinrent se heurter, dans la matinée, des députés, dont La Fayette, revenu, avec Voyer d’Argenson, de sa ridicule mission auprès des souverains qui ne le reçurent même pas. Quant à Fouché, à l’arrivée des Prussiens, il s’était levé. Comme l’officier lui remettait une lettre, il l’ouvrit. C’était une demande de contribution de guerre de 100 millions. « Nous la laissons comme legs au bon roi Louis XVIII », dit-il, et il sortit… pour aller prendre possession du ministère de la Police, qu’il s’était réservé comme salaire de ses triomphantes démarches. Lui seul, dans ce bouleversement, où un roi et un empereur avaient abandonné tour à tour leur couronne, n’avait rien perdu, pas même l’estime, qui, depuis longtemps, l’avait quitté.

Louis XVIII allait donc revenir. Il était parti pour Gand, misérable et seul. Là-bas, il avait voulu que, même un jour, même une heure, la royauté ne fût pas suspendue, et il avait organisé son ministère, avec Blacas. Chateaubriand publia même, deux fois par semaine, une sorte de journal officiel. Il avait, cependant, au cours de la bataille de Waterloo, connu les angoisses de l’incertitude, sur la foi de quelques fuyards, fait ses préparatifs pour Ostende. Enfin, il apprit le triomphe des Prussiens, qui était celui de la monarchie française, et il s’occupa de rentrer en France. Wellington le précédait, comme une sorte de héraut chargé de l’annoncer, et chaque pas que faisait l’armée anglaise lui ouvrait à lui la voie du trône. Il avait préparé une première proclamation dont Wellington ne voulut pas, et il dut en rédiger une seconde où il promettait l’amnistie, l’oubli des fautes commises. Il le faisait de mauvais gré, sans doute, mais cependant avec un plus vif désir d’apaisement que la plupart des hommes qui l’entouraient, et qui, pour la perte de la monarchie, devaient continuer à imposer à sa débilité la tutelle de leur fanatisme. Pas à pas, il suivait Wellington, et c’est ainsi qu’il prit possession de Saint-Denis le 5 juillet, au moment même où, en exécution de la « convention », Wellington s’installait au château de Neuilly.

C’est là qu’il dut penser à organiser le ministère. On avait pu lui arracher Blacas, le favori impopulaire, que les royalistes, deux fois émigrés, chargeaient, à juste titre, de tous les reproches, et qui avait si souvent fermé, devant l’assaut de leur obséquiosité, les antichambres royales. Blacas devint ambassadeur à Naples, et comme son désintéressement était au niveau de son habileté, il se fit donner par le roi sept millions, que celui-ci avait, lors de sa fuite à Gand, déposés à Londres, ce qui, joint aux dépouilles de la fortune privée de l’empereur, constituait une rente pour sa fidélité. Talleyrand, qui avait été miné par ses collègues, prévenu, avait surgi de Vienne, avait confié sa cause à Wellington, s’était imposé ; il demeurait. Mais il fallut prendre, en outre, la charge de Fouché, et de la main de Wellington. Celui-ci pensait que l’habileté de Fouché serait, en de pareils moments, l’auxiliaire naturel du trône. Et on a vu que Fouché avait reçu, après une entrevue à Neuilly avec le roi, le portefeuille de la Police. Dans les derniers jours, il cumulait le titre de président du gouvernement provisoire et de ministre du roi. Avec eux, MM. de Jaucourt (Marine), Gouvion Saint-Cyr (Guerre), Pasquier (Justice) complétèrent ce gouvernement disparate, où un évêque marié, un régicide, des royalistes allaient se mettre d’accord pour exécuter la volonté royale. Enfin, M. Decazes, jeune homme qui, commandant d’un bataillon de la garde nationale, avait refusé obéissance à Napoléon, prit la préfecture de police. Ceci réglé, Louis XVIII, le 8 juillet, à quatre heures, rentra aux Tuileries, accueilli à la barrière par M. de Chabrol, préfet de la Seine, antérieurement sous-préfet de Savone et geôlier du pape, et qui, d’avoir contemplé tant de spectacles contradictoires, avait perdu la faculté de l’étonnement.

Comme en 1814, Louis XVIII rentrait dans une capitale que lui livrait l’invasion et, quelque soin qu’il prît pour marquer sa dignité, il n’a pas pu effacer sur son nom de famille la tache qui la souille. Pendant toute la Restauration, une sourde colère circulera dans les consciences contre cette intronisation, pour aboutir enfin au tardif éclat de juillet 1830. Mais quelle différence offrait la ville en 1815 et en 1814 ! Paris n’était plus qu’un camp retranché où, dans le bariolement des uniformes, seul l’uniforme français faisait défaut. La ville était livrée aux armées de l’Europe. On se rappelle que Blücher avait exigé le logement chez l’habitant pour ses 50 000 soldats (son armée, la veille de son entrée dans Paris, s’était accrue). Il exigea plus : il fallut remettre à chaque soldat draps, couvertures, pain, viande, vin en quantité. À l’armée prussienne s’ajouta bientôt l’armée russe, puis l’armée anglaise, aussi exigeantes, aussi encombrantes. Toutes les requêtes insolentes, parfois cyniques des soldats, toutes leurs plaintes étaient accueillies par leurs chefs, qui se retournaient ensuite vers les autorités civiles pour réclamer l’exécution des mesures arrêtées. Autour des Tuileries, les canons prussiens, la mèche allumée ; ce qui n’empêcha pas, le soir de l’arrivée du roi, les dames de l’aristocratie de se produire dans des danses de joie. Au Luxembourg, même spectacle. Blücher réclame 100 millions d’indemnité qu’il veut bien réduire, sur la plainte des alliés redoutant la gloutonnerie teutonne, à 10 millions. Il dispose des mines sous le pont d’Iéna, et va le faire sauter, quand, heureusement, le 10 juillet, les souverains arrivent, l’en empêchent et, plus humains, régularisent un peu cette anarchie. En province, c’est partout le même spectacle. Orléans doit vider ses caisses publiques et privées pour fournir 600 000 francs à l’armée prussienne. Dans l’Yonne, des maires sont arrêtés, leur pied gauche attaché à leur main droite et demeurent ainsi trois jours en attendant que leur village ait trouvé pour chacun d’eux une rançon de 600 francs. La Provence, où l’armée autrichienne piétine les moissons, n’est pas plus épargnée que la Bretagne, où la cavalerie prussienne promène dans de furieux galops sa lourde insolence. Trois préfets, dont le propre neveu de Talleyrand, ayant osé protester, furent déportés deux mois en Prusse, dans une forteresse. M. de Chabrol faillit prendre la même route pour avoir couvert l’adjoint du Xe arrondissement de Paris, lequel n’avait pu livrer sur l’heure des milliers de chaussures aux Prussiens… Toute la lie de l’Europe, comme un torrent fangeux recouvrait la France entière, inondait Paris, bouillonnait dans les grandes cités, montait les escaliers somptueux des riches, pénétrait par les pauvres ouvertures de la chaumière, ruinant tout, dévastant tout, emportant tout. Il y eut en France, jusqu’au début de 1816, mis à part les soldats français, exactement 1 135 000 hommes qu’il fallut nourrir, loger, vêtir, enrichir, soigner, tolérer, amuser, sans compter le brutal tribut payé par la terreur des femmes aux lascivités surexcitées par le repos. Triste testament de l’Empire ! Formidable visite rendue par l’Europe à cette France qui, elle aussi, autrefois, dans l’enivrement de la victoire, et quand elle était associée au destin d’un maître, avait emporté les capitales, séjourné dans les villes, répandu partout la terreur de ses bataillons.

Cependant la France ne pouvait pas demeurer sous cette armure de fer. Il fallait la dégager, et trois tâches s’offraient au gouvernement : les élections, le licenciement de l’armée exigé par les alliés, et enfin la négociation libératrice. Talleyrand s’était réservé cette dernière partie. Il comptait trop sur ses relations extérieures : pour reconquérir l’amitié du tsar, qu’il s’était aliéné, on s’en souvient, en écrivant à Louis XVIII, de Vienne, des lettres que ce dernier avait abandonnées derrière lui, et que Napoléon avait naturellement montrées à Alexandre, pour effacer le mauvais effet du traité du 3 janvier, où la France s’accordait, contre la Russie et la Prusse, avec l’Angleterre et l’Autriche, Talleyrand avait préparé toutes ses séductions : un titre de ministre de l’intérieur pour Pozzo di Borgo, général russe, mais qui pouvait redevenir Français, et le titre de ministre de la maison du roi pour M. de Richelieu, ancien émigré, ami particulier d’Alexandre. Mais il se trouva que ces deux hommes ne se prirent pas à cet appât et refusèrent. Et il se trouva que dès le début, les négociations, d’où la France était exclue, se tinrent entre les puissances, dont le plan se peut très sommairement résumer : c’était le démembrement de la France. Les Pays-Bas réclamaient l’annexion à la Belgique de la Flandre et de l’Artois ; les États de la Confédération germanique réclamaient l’Alsace et la Franche-Comté ; la Prusse voulait s’avancer dans la Champagne ; la Sardaigne confisquer la Savoie, l’Autriche, la Lorraine.


Le nouveau Robinson sur la solitaire Ile aux Rats, appelée Sainte-Hélène,
dans l’Océan Pacifique.
(D’après une vignette allemande).
(Document de la Bibliothèque Nationale).


Ainsi c’était la France frappée à mort. Et pourquoi ? Les alliés la traitaient plus durement encore qu’en 1814. À cette époque, quoique la dépouillant de ses colonies, de ses frontières, ils affectaient de la considérer en victime de Napoléon, contrainte par une main brutale à une guerre que son cœur répudiait. Après l’accueil fait par Paris à Napoléon, la triomphale traversée de la France, après Waterloo, la haine s’était accrue contre cette nation qui, non seulement avait subi, mais appelé l’usurpateur. Les alliés ne pouvaient croire à une entreprise individuelle aidée de quelques concours, dont le succès était surtout dû à un prestige éclatant et à l’abaissement de la Restauration.

Ils flairaient une conspiration générale et accusaient le pays tout entier d’avoir voulu cette épopée néfaste. Incorrigible et insolente nation, que rien ne pouvait guérir de la gloriole des combats, la France, à les entendre, devait expier le crime d’un homme dont elle avait fait une seconde fois son maître. Et ce qu’il fallait anéantir en elle, ce n’était pas l’ambition dévorante d’un homme maintenant perdu dans le désert des flots, c’était un système, un système national de rapt et de conquête. Or, ce système avait en France ses auxiliaires, ses héritiers. Rien ne serait tranquille tant que vivraient impunis les généraux infidèles, les officiers révoltés, les conjurés civils ou militaires par qui Waterloo avait été possible, et ainsi la préface des arrangements diplomatiques devait être un acte de rigueur, à l’intérieur, contre des Français.

En vain, il faut le dire, Louis XVIII résista, demanda à Fouché un rapport qui pût éclairer les alliés sur l’inefficacité et l’inutilité de ces mesures. Fouché expliqua que sept ou huit individus seulement étaient coupables ; qu’ils s’écarteraient d’eux-mêmes : il fallut céder. De la même main et de la même plume, Fouché rédigea alors une liste de coupables. Il y jeta cent vingt noms. On réduisit la liste à cinquante-sept, dix-sept pour une première catégorie, trente-huit pour la seconde. En la parcourant, Talleyrand dit à Fouché : « Il y a un peu trop d’innocents ». C’était là cependant, pour Fouché tout au moins, le triste et dernier service demandé à leur servitude.

Les coupables désignés « pour punir un attentat sans exemple », disait Fouché, étaient, première catégorie : Ney, Labédoyère, Lallemant aîné, Lallemant jeune, Drouet d’Erlon, Lefebvre-Desnouettes, Bruyer, Gilly, Mouton-Duvernet, Grouchy, Clausel, Laborde, Debelle, Bertrand, Drouot, Cambronne, Lavallette, Rovigo, renvoyés devant un conseil de guerre.

Deuxième catégorie : on y voyait Soult, Alix, Exelmans, Bassano, Marbot, Thibaudeau, Carnot, Vandamme, Lamarque, Lobeau, Regnault de Saint-Jean d’Angely, Réal, Defernon, Merlin de Douai, Hullin, Mellinet qui devaient sous trois jours se retirer à l’intérieur et attendre là les ordres du gouvernement. Enfin, l’article 4 du décret se faisait rassurant : « Les listes de tous les individus auxquels les articles 1 et 2 pourraient être applicables sont et demeurent closes par les désignations nominales contenues dans ces articles, et ne pourront jamais être étendues… » On verra bientôt ce qu’il advint de cette réserve formelle, la seule qui, dans ce décret de mort, contenait un vague souvenir de l’amnistie promise.

On pense si ce décret, revêtu de la griffe de Fouché, jeta l’épouvante et l’émotion dans l’armée, où d’illustres têtes se sentaient marquées. Toutes les colères se retournèrent d’un coup contre Davoust. À quoi lui avait servi de livrer Paris, d’en chasser l’armée, de trahir l’empereur ? Il avait obtenu, verbalement, des assurances qui maintenant se transformaient en menaces : il ne pouvait qu’accuser Fouché de l’avoir joué. Mais lui-même, pourquoi s’était-il si aisément livré aux scélératesses empressées de l’homme néfaste dont, depuis vingt ans, il connaissait la moralité ? Intelligence ouverte et caractère avili, Davoust ne put que s’exécuter lui-même et disparaître par la démission d’une armée qu’il avait commandée pour la livrer tout entière, digne d’apparaître au même niveau que Marmont devant l’histoire. On le remplaça par Macdonald. Macdonald acheva l’œuvre commencée par Davoust, qui était le licenciement : il disloqua l’armée avant de la dissoudre, et peu à peu celle-ci s’égrena, se dilua, se dissipa : elle avait atteint, au moment de sa dispersion, à près de 160 000 hommes.

Satisfaits des poursuites ordonnées par le roi, satisfaits de la hâte avec laquelle tombait chaque jour l’inutile feu d’une armée lointaine, sûrs de cette France, dont chaque kilomètre carré supportait leurs pas, les alliés avaient cependant fini par se détendre : non que la générosité leur fût venue, mais, par l’éternelle fissure de l’intérêt, Talleyrand avait pu pénétrer dans la coalition. Démembrer la France, c’était bien. Mais qui devait emporter les plus riches dépouilles ? La Prusse et l’Autriche. Or l’Angleterre, nantie déjà par le traité de 1814, n’avait pas à gagner, au contraire, à l’accroissement territorial de ses alliés. Et la Russie, à laquelle son éloignement géographique ne pouvait pas permettre d’accaparer un tronçon de la France, n’avait pas d’intérêt à rendre puissantes la Prusse et l’Autriche. Vaguement Alexandre sentait que sur cette pauvre terre mutilée il devait et pouvait s’appuyer. La rencontre de ces appétits contraires sauva la France du démembrement initial dont Metternich avait été le plus intransigeant avocat. Et voici l’ultimatum arrêté par les puissances :

« Le canton et la place de Condé, les territoires et les places de Philippeville, Marienbourg, le canton et la place de Givet, les places et territoires de Sarrelouis et Landau seraient cédés aux Pays-Bas et aux États allemands : le fort de Joux, à la Confédération helvétique ; celui de l’Écluse, à la Sardaigne qui rentrerait en possession de toute la Savoie ; la France retirerait la garnison de Monaco ; les fortifications de Huningue (qui avait résisté jusqu’au dernier jour) seraient détruites. La France paierait 600 millions de contribution de guerre, 200 millions pour reconstruire des forteresses opposées aux siennes. Enfin 150 000 hommes de troupes alliées, payées par elle, occuperaient dix-huit places fortes pendant sept ans. » Talleyrand protesta, en vain, qu’il n’y avait pas eu de conquêtes. Les puissances persistèrent et, sans doute, Talleyrand vaincu allait se résigner à signer, quand, par un événement qui surprit sa rouerie cependant prévoyante, la plume lui tomba des mains : le pouvoir lui était arraché. Comment ?

Au milieu de tous ces soucis diplomatiques, la Chambre avait été convoquée, et les élections devaient avoir lieu le 14 avril. On pense ce que fut cette consultation sous les baïonnettes ennemies, sur une terre conquise, au milieu des provocations et des exactions, des rapines et des pillages. La haine de l’Empire et de ses instruments, surtout de ceux qui avaient voulu survivre à la main fatale qui leur donnait la force, la haine fut le seul programme des élections. À ce moment, il y avait deux collèges : le collège d’arrondissement, qui choisissait les candidats, et le collège de département qui les élisait. Le 14 avril eut lieu l’élection : la Chambre qui sortit des urnes reflétait toutes les colères du pays. Avant même qu’elle ne se fût réunie, elle renversa le ministère. Le plus haï était Fouché. Le roi résistait à ceux qui le voulaient exclure, à Decazes surtout qui, dès ce moment, s’emparait peu à peu de son esprit. Mais il ne put rien répondre à la douloureuse requête de la duchesse d’Angoulême, revenue d’Espagne, et qui déclarait ne pas vouloir supporter la vue d’un des hommes à qui son père devait la mort. Fouché dut accepter une ambassade à Dresde, et partit, joué par les courtisans qui le répudiaient au lendemain du jour où il avait cessé de pouvoir les servir. Peu après, il devait être dépouillé même de sa petite mission et condamné à vivre en exil, fortuné, il est vrai, heureux, puisque, quelques jours avant sa disgrâce, il avait uni légalement à sa vieillesse flétrie la jeunesse de Mlle de Castellane. Là fut le terme de sa carrière, et ce fut une preuve de plus que la première habileté est la rectitude et la loyauté. Talleyrand devait faire la même expérience. En vain il se flattait d’avoir débarrassé de Fouché la scène politique. « Et l’autre ? » disait-on déjà en le désignant ; il voulut frapper un grand coup, offrit sa démission au roi. Celui-ci la retint d’une main qu’on croyait pour cela trop débile. Le ministère tout entier se retira.

Qui allait donc s’offrir pour prendre le redoutable fardeau de la défaite et les amers soucis de sa liquidation ? M. Decazes qui, comme préfet de police, approchait le roi, lui recommanda M. de Richelieu, revenu, la veille, de l’émigration, homme de conscience et de cœur, et qui, en l’occurrence, trouvait en l’amitié d’Alexandre un titre peut-être supérieur à tous les autres. M. de Richelieu accepta. Il prit avec lui MM. Decazes (ministère de la police), duc de Feltre (guerre), Dubouchage (marine), Barbé-Marbois (justice), Corvetto (finances), de Vaublanc (intérieur). M. de Richelieu se réservait les affaires étrangères. Tous étaient des émigrés, sauf M. Decazes, sauf Corvetto, d’origine italienne, serviteur irréprochable de l’Empire. M. de Richelieu se mit à l’œuvre. Du premier coup, il put emporter un succès appréciable. On réduisit l’indemnité de 100 millions ; on nous laissa Condé, Givet, les forts de Joux et de l’Écluse ; on limita l’occupation à cinq ans, avec possibilité de dégarnir la France au terme de trois années. Mais hélas ! les requêtes n’étaient pas closes : les alliés réclamaient en outre 735 millions comme indemnités à eux dues pour les frais de la guerre depuis 1792. Au total 1 235 millions, soit près de quatre milliards de notre monnaie actuelle. C’était trop et les puissances le comprirent vite : elles abaissèrent leurs prétentions soudainement, et on décida que, sur les 700 millions, on remettrait 100 millions à tous les États autres que les puissances. On a calculé que cela faisait 425 fr. 50 par soldat !

C’est sur ces bases que le traité du 20 novembre fut signé : les cessions territoriales se bornaient à quelques villes et à une population de 435 000 âmes. Il est vrai que le traité du 23 avril 1814 ayant déjà dépouillé la France, il lui était difficile, à moins de la frapper dans sa substance même, d’aller plus avant. Mais on la ruina. Elle dut payer 700 millions d’indemnités, plus 400 millions que lui avait coûtés l’occupation de 1 145 000 soldats, plus 400 millions que lui coûta l’occupation jusqu’en 1818 de 150 000 hommes commandés par Wellington, plus l’inscription d’une rente de 3 millions au Grand Livre pour dédommager l’Angleterre de la perte des valeurs mobilières confisquées sur des sujets anglais depuis 1793, soit 70 millions de capital, en tout 1 570 millions, c’est-à-dire six milliards de notre monnaie, et sans compter les frais de guerre pour notre propre armée… C’était là le résultat des Cent-Jours, l’aboutissant de cette aventure dont chaque journée devait coûter 55 millions à la France, sans compter l’envahissement, la souillure permanente de cette marée qui ne se retire, lourde de butin, qu’en 1818, sans compter les morts, qui s’élevaient, pour la seule France, à plus de quarante mille, sans compter, enfin, la réaction sinistre qui va faire expier à la France, à la liberté, au peuple, le forfait retentissant d’un seul.

Le 7 octobre, la Chambre s’était réunie pour entendre un discours du roi. Louis XVIII y peignit ses peines et rappela la Charte à laquelle toute l’assemblée et la maison de Bourbon prêta fidélité. C’est le 26 novembre seulement que M. de Richelieu présenta officiellement à la Chambre les conventions que nous venons d’analyser et qui sanctionnaient le désastre. Le 26 septembre, deux mois auparavant, Alexandre, revenu dans ses États, avait offert à la signature des puissances et de la France une sorte de document mystique où cet esprit, ébranlé déjà, déclarait que la paix devait être universelle, en des formules quasi-religieuses : ce fut la Sainte-Alliance où la France accepta d’entrer, sans que le roi sentît l’ironie sinistre d’une fraternelle réunion avec les vainqueurs inexorables dont la main, fatiguée de frapper, changeait le glaive pour la plume. Metternich, dont l’esprit net ne comprenait rien à ces affirmations, résista et dut se résigner. Wellington refusa la signature de l’Angleterre. La seule conséquence pratique de ce traité fut qu’il prévoyait entre les alliés des réunions qui furent plus tard les congrès d’Aix-la-Chapelle, de Troppau, de Leybach et de Vérone.

Cependant, l’ordonnance du 24 juillet, mettant en accusation cinquante-cinq des plus hauts personnages de l’armée et de l’administration impériale, avait jeté partout un naturel émoi. En même temps que les personnes désignées se soustrayaient par la fuite ou dans une retraite aux investigations de la police, la démagogie royaliste reprenait une audace qui allait éclater par mille coups. Il est vrai que la colère était grande qu’avait soulevée l’entreprise vaincue, la rancune inexorable et le souvenir vivant des provocations meurtrières que, pendant les Cent-Jours, les partisans de l’empereur avaient adressées aux partisans de la légitimité. Notamment dans la Provence et dans le midi, de Toulon à Bordeaux, la fureur, trop longtemps contenue au gré des royalistes, éclata. À Marseille, avant même l’ordonnance, vers la fin de juin, quand on apprit le désastre de Waterloo, après une rixe qui semblait devoir se terminer sans amener de trop violentes commotions, un coup de feu tua un jeune homme : immédiatement, les royalistes se rassemblent, se concertent, s’ébranlent. On pille les armuriers, on pille les boutiques, on met à mort plusieurs agents de l’autorité, on massacre une inoffensive colonie égyptienne ramenée par Bonaparte d’Égypte. Pendant ce temps, le général Verdier perd son sang-froid et, au lieu de ramener le calme par sa présence, évacue la ville avec ses troupes et va à Toulon.

À Toulon, le maréchal Brune commandait. Longtemps, à force de présence d’esprit, il avait tenu la ville dans la tranquillité et avait déjoué le plan des royalistes qui méditaient de livrer une seconde fois Toulon aux Anglais. En fait, sous le commandement de lord Exmouth, la flotte anglaise baignait dans les eaux françaises, prête à profiter une fois encore de la trahison. Lorsque le roi Louis XVIII fut proclamé à nouveau et dès que, dans la fin de juillet, Brune l’apprit, il dut céder le commandement au représentant du roi et, pour son malheur, désira aller à Paris s’expliquer sur la dénonciation dont il était l’objet. Il pensa gagner Paris en passant par le Piémont pour tourner les passions furieuses qu’il s’attendait à rencontrer : il lui fallait pour cela, par la voie de la mer, descendre sur la côte piémontaise. Mais lord Exmouth, à sa demande, répondit par des outrages et force fut à Brune de partir par la voie de terre. À Aix, il fut reconnu et injurié : il pouvait prendre la route de Grenoble et cheminer parmi des populations paisibles ; mais, pressé, il écarta la requête de son aide de camp et arriva à Avignon. Là aussi il fut reconnu. Il voulut tout de suite quitter l’hôtel et abandonner une ville où des rumeurs de meurtre commençaient à se faire entendre. À la barrière, un sieur Verger, sous prétexte que ses papiers ne sont pas en règle, le retient et, quand le maire a donné l’ordre, il est trop tard. La foule, irritée, soulevée, entoure sa voiture, le ramène à l’hôtel et déjà les cris de mort lui annoncent son destin. Comme pour ajouter à la fureur, le bruit mensonger circule que Brune fut de ceux qui tuèrent la princesse de Lamballe. La porte de l’hôtel se referme sur lui. Mais quinze cents assaillants, armés, se pressent et veulent pénétrer par la force. Le préfet, M. de Saint-Chamons, est renversé, le commandant de la garde nationale écarté. Cependant, la garde nationale repousse l’assaut ; la foule se retire, il semble que la nuit va calmer cette fureur surhumaine. Soudain, des cris de triomphe retentissent ; par la maison voisine, des malfaiteurs ont escaladé l’hôtel, ils ont pénétré dans la chambre de Brune qui écrivait. Celui-ci se lève. Manqué par le premier coup, il est foudroyé par le second. On entoure les assassins, on les félicite. Quelques heures après, l’enterrement a lieu. Arrivé sur un pont, le cercueil est arraché aux porteurs, jeté au Rhône et, sur le corps sanglant, des coups de fusil sont tirés. Le fleuve emporte dans ses eaux rapides le funèbre dépôt : des mains pieuses vont le recueillir, mais les assassins acharnés surviennent qui refoulent dans le fleuve ce pauvre corps sans abri. Ce n’est que dix-huit lieues plus loin que la terre enfin se fit hospitalière à cette dépouille…

À Nîmes, les passions furent plus criminelles encore : le pillage, le vol, le meurtre furent les instruments de règne du royalisme provençal. C’est là que s’illustra Trestaillons, que s’illustrèrent ses complices Servan et Trupheny. Un jour, ils envahissent un temple pendant la cérémonie et les pires violences se déchaînent contre des femmes et des enfants. Un autre jour, ils envahissent les demeures, égorgent les propriétaires, et Trestaillons s’installe à leur place, le crime lui tenant lieu de titre de propriété. Dans une échauffourée, on tire à bout portant sur le général Laborde, grièvement blessé. En vain le duc d’Angoulême veut calmer la ville. Dès son départ, les fureurs à nouveau s’allument. En vain on veut poursuivre Trestaillons : aucun témoin n’ose déposer contre lui et la justice, terrifiée, le restitue à la liberté du meurtre. À Uzès, avec la complicité du sous-préfet, un sieur Valubeix, le carnage s’installe triomphant sur la place publique. Un sieur Graffan, sachant qu’il y a des prisonniers accusés d’avoir crié : « Vive l’empereur ! », se rend à la geôle, oblige, sur un ordre verbal du sous-préfet, le gardien à lui livrer six malheureux que l’on fusille en plein jour. Le même Graffan, à la tête de sa bande, sort de la ville et renouvelle ses exploits à Saint-Maurice, par ordre du sous-préfet.

À Toulouse, enfin, la folie du crime touche au paroxysme. Le général Ramel, condamné comme complice de Pichegru, commandait la ville : il avait eu l’audace d’y vouloir établir l’ordre et de sévir. De ce jour sa mort fut jurée et publiquement les préparatifs s’apprêtèrent. Au soir, il fut prévenu que sa demeure était entourée d’une foule menaçante. Le maréchal Pérignon et le maire, Joseph de Villèle, avertis aussi, négligèrent, et pour cause, de prendre des mesures, et livrèrent ainsi, par la plus lâche complicité, la victime. Ramel arrive chez lui, défendu par un seul soldat qui, devant sa porte, le couvre de son corps. Ce soldat tombe. Une immense clameur emplit la place : on accuse Ramel de l’avoir tué par derrière. On fond sur lui, on le poursuit, on le frappe, on le taille en pièces, on laboure de poignards et de baïonnettes son corps déchiqueté. Enfin la foule ivre est repoussée. On porte ailleurs le mourant. La foule se rassemble, retrouve le chemin du crime et, sur ce corps où la vie s’est attardée, un orage de coups s’abat encore. Ramel expire, on frappe toujours. Le cadavre n’est plus qu’une plaie.

Voilà l’état de la Provence et du Midi. Voilà, à grands traits, cette triste histoire ! Et combien de faits isolés dans les villages ! L’abominable, cependant, ne tient pas tout entier dans ces massacres, dans ce débordement d’une démagogie que le meurtre rassasie à peine. L’abominable, ce ne furent pas seulement les pillages et les vols qui enrichirent les meurtriers, et qui placent au niveau des crimes de droit commun cette prétendue révolte politique. Le pouvoir, plaidant devant l’histoire, a dit que surpris par la montée de la colère publique, il n’avait pu prendre aucune précaution. Mais après ? Après, ce fut la capitulation devant l’assassinat. On n’osa pas poursuivre, et quand on poursuivit, on n’osa pas juger ! Trestaillons promena cyniquement son impunité à Nîmes, à Avignon et à Toulouse les meurtriers reprirent paisiblement le cours de leurs occupations : c’est seulement en 1821 que la maréchale Brune obtint des poursuites et fit condamner un sieur Guindin… par contumace, si bien qu’elle acquitta les frais judiciaires. Et quant au général Ramel, on ne cita en justice que ceux qui l’avaient achevé. Et on les acquitta sous le prétexte que les premiers coups ayant déterminé la mort, ceux qui avaient porté les seconds n’avaient pu la causer !

Mais si, pendant des années, la justice royale s’avilit devant le meurtre, elle se dresse implacable devant les ennemis de la royauté. À La Réole vivaient les frères Foucher, deux jumeaux, généraux de la Révolution, hommes pondérés et justes, au cœur noble, à l’esprit élevé, condamnés à mort sous la Révolution même, pour avoir pris comme fonctionnaires le deuil de Louis XVI et qui tout près de l’échafaud, qu’ils considéraient sans pâlir, avaient été miraculeusement grâciés : ils n’avaient rien voulu de Napoléon. Aux Cent jours ils avaient cependant soutenu sa cause qui pour eux était celle de la patrie… On les dénonce, on les accuse, on les poursuit, on les arrête. On les transporte à Bordeaux le 30 juillet et là, ils demeurent dix-huit jours dans un cachot ignominieux, dévorés par la vermine, ne pouvant s’asseoir. Le gouverneur, M. de Vioménil les traduit devant un conseil de guerre pour avoir soutenu « l’usurpateur Buonaparte » comme disaient alors ceux qui avaient rampé pendant vingt ans à ses genoux. Un avocat, un ami, va les défendre, c’est M. Ravel. Le gouverneur le lui interdit et cet avocat se retire, et aucun ne le remplace ! Cette désertion du devoir et du malheur fut la honte de M. Ravel, qui d’ailleurs fut récompensé plus tard par le choix de l’assemblée et du roi comme président de la Chambre. Les frères Foucher se défendirent seuls : aussi bien toute parole était inutile. La sentence était prête, on l’exécuta le jour même, 27 août, et les fières et nobles victimes, le corps criblé de blessures reçues à l’ennemi, marchèrent d’un pas allègre vers le supplice, marchèrent pendant quatre kilomètres, sous les huées d’abord, et puis enfin dans le silence, presque dans le respect que leur attitude imposait. Ce fut un des premiers assassinats juridiques de la Restauration.


(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)


Paris aussi fut ensanglanté. Le jeune général de Labédoyère avait fui l’armée de la Loire dès la publication de l’ordonnance du 24 juillet qui le visait personnellement. Mais, attiré à Paris par sa jeune femme âgée de dix-neuf ans et qui allait accoucher, il y fut vu, dénoncé et pris. Il avait entraîné vers l’empereur son régiment, à Grenoble : il détermina ainsi plus vivement la prise de la ville. Il avait été à Waterloo, puis, après le désastre, soutenu à la Chambre des Pairs la fortune déchue de Napoléon en couvrant Ney d’invectives ; il fut fusillé dans la plaine de Grenelle. Louis XVIII ne voulut — ou ne put — faire grâce.

Et puis, ce fut le tour du maréchal Ney, car, par un ironique et triste destin, les deux soldats qui s’étaient si violemment heurtés à la Chambre des Pairs devaient mourir les premiers, victimes de leur attachement à l’empereur. Il ne semble pas que le roi Louis XVIII ait voulu la mort de Ney et, en fait, la promulgation d’une ordonnance annonçant des arrestations était une suffisante incitation à la fuite. Drouet d’Erlon et Grouchy, pour ne parler que d’eux, eurent le temps de s’expatrier, l’un à Munich, l’autre en Amérique. Ney voulut fuir ; mais à la frontière suisse il ne put user de son passeport et il revint dans la Loire. Las d’être l’hôte incommode d’un royaliste courageux, il alla dans le Lot, chez un parent. Il fut dénoncé par son sabre, un sabre turc resplendissant de richesses que Napoléon lui avait donné à son mariage et qu’il laissa traîner et qu’on reconnut ; entouré de gendarmes, il se livra, et d’autant plus vite qu’il était révolté par une accusation dont il voulait faire justice, celle d’avoir touché du roi 300 000 francs, au moment même où il allait trahir sa parole… Il promit de ne pas s’enfuir et, en route, dut le regretter, car il traversa l’armée de la Loire et ne put profiter de l’évasion qu’Exelmans avait pour lui préparée…

L’accusation dirigée contre Ney était d’avoir violé son serment, rejoint l’empereur, amené à « l’usurpateur » son corps d’armée, rendu plus facile le détrônement du roi… Il comparut devant un conseil de guerre, recruté à grand’peine, car Moncey, chargé de la présidence, s’était refusé à cette besogne de sang contre un camarade et avait perdu, dans sa protestation, son titre, sa pension, sa liberté. Le conseil, présidé par Jourdan avec Masséna comme premier assesseur, avec Augereau et Mortier, se réunit le 10 novembre ; la salle était comble et offrait aux premiers rangs l’éclatante exhibition de toute l’aristocratie féminine qui venait voir comment la bête redoutable serait forcée. À la grande surprise de tous, Ney récusa la compétence du conseil, invoquant, pour être jugé par la Chambre des Pairs, son titre de pair. Nous ne concevons pas, à distance, cet étonnement. Il est impossible que les avocats du maréchal, Berryer père, Berryer fils et Dupin, n’aient pas, avant d’agir, discuté entre eux cette périlleuse procédure. Ils ont eu leurs raisons : on a dit que Ney aurait échappé à la mort. On a pu le penser sur le moment même, mais non après l’arrêt de la Chambre des Pairs, où les plus acharnés furent les maréchaux, entre autres Marmont, les maréchaux qui ne cherchaient qu’un prétexte pour faire oublier leurs services… De plus, il n’y avait qu’au point de vue politique, que Ney put plaider sa cause. Au point de vue militaire elle était jugée. Après tout, maréchal, chargé d’un commandement, ayant prêté serment de défendre le pouvoir auquel il était soumis, il avait violé ses engagements et déserté son parti. Il n’est pas de gouvernement, il n’est pas de régime qui puisse subir impunément un pareil acte. Le pouvoir civil, si avili qu’il soit, ne peut durer s’il n’a pas la main sur l’épée des chefs militaires. On pouvait négliger de rechercher sérieusement le maréchal, mais, une fois arrêté, non de le poursuivre et de le juger. Or, sa désobéissance méritait un châtiment.

Ce châtiment devait-il être la mort ? Voilà où la politique pouvait intervenir et on pouvait penser que la Chambre des Pairs, moins tenue par les règlements qu’un conseil de guerre, pourrait avoir en tout ceci de plus larges vues. Était-il utile à la cause royale de frapper à mort ce soldat ? Était-il juste de ne pas se rappeler que le maréchal avait subi l’ascendant de l’empereur — et surtout qu’il avait été entraîné par ses troupes ? Le maréchal devait penser que ces questions se poseraient d’elles-mêmes devant un corps politique… Et il voulut y paraître.

Mais les passions étaient surexcitées et déjà, au mépris de toute justice, M. de Richelieu, parlant à la Chambre des députés, après l’arrêt d’incompétence du conseil de guerre, avait promis un châtiment « au nom de l’Europe ». Quand le maréchal parut devant la Chambre des Pairs il dut voir qu’il s’était fourvoyé dans un prétoire où son procès ne devait être qu’une formalité. Est-ce pour cela qu’il laissa ses défenseurs utiliser les fins de non-recevoir les moins sérieuses ? Ceux-ci déclarèrent d’abord que Ney était couvert par la convention militaire du 4 juillet où Blücher et Wellington avaient promis de ne pas inquiéter les personnes pour leurs actes et leurs opinions. Comme si Blücher et Wellington avaient pu parler au nom du gouvernement dont ils n’avaient pas mandat ! Ils soutinrent ensuite, sans plus de succès, qu’aucune loi n’avait donné à la Chambre des Pairs compétence judiciaire et demandèrent un sursis. Enfin, ils allèrent jusqu’à réclamer l’incompétence, sous le prétexte que Ney était né à Sarrelouis, et que Sarrelouis ayant été enlevé à la France par le récent traité du 20 novembre, Ney n’était plus Français ! Où peut mener la procédure ? Ney protesta et déclara vouloir mourir en Français ; mais ce tardif mouvement, arraché sans doute par le sentiment de la révolte générale, n’empêche pas que Ney a dû consentir à ce que ce moyen fût développé. Car, qui croira que des avocats aient pu s’engager seuls dans une pareille voie ?

Il valait mieux livrer sa tête que de la vouloir dérober par de pareils artifices. Les témoins furent presque tous hostiles à Ney ; au moins, il put faire la preuve que jamais il n’avait promis d’enfermer Napoléon dans une cage de fer, que jamais il n’avait sollicité ni reçu du roi la moindre somme. Sur l’accusation même, un duel formidable, où les mots meurtrissaient comme des balles, s’engagea entre lui et Bourmont, Bourmont son lieutenant de Lons-le-Saunier, Bourmont qui, revenu de l’armée ennemie, honoré pour sa trahison, l’accabla… Les défenseurs s’attardèrent à des querelles puériles sur les dates, sur les faits, au lieu de s’élever à un débat digne de leur client et de leur cause. Il fut condamné le 6 décembre à la peine de mort par 139 voix contre 17.

Parmi ceux qui signèrent l’arrêt, qui, obligés de châtier, nous le reconnaissons, n’écoutèrent ni la générosité, ni l’intérêt du roi, qui ne comprirent pas qu’à une époque pareille toute peine irréparable était une faute, on rencontre : duc d’Uzès, duc de Chevreuse, duc de Rohan, duc de la Rochefoucauld, duc de Levis, duc de Castries, duc de Doudeauville, Latour-Maubourg, prince de Baufremont, comte de Caraman, marquis de Gontaut-Biron, comte de la Guiche, comte d’Haussonville, vicomte Mathieu de Montmorency, comte de Mun, etc. ; Et voici le vote des maréchaux : Marmont, Pérignon, Sérurier, Kellermann, Maison, Dessolles, Victor, Ganthaume (amiral) votèrent la mort. Le lendemain, 7 décembre, au matin, le maréchal Ney fut fusillé dans les jardins de l’Observatoire.

Au même moment, en Italie, mourait Murat : après avoir trahi l’empereur au profit de la coalition, il avait attaqué celle-ci qui le repoussait. Chassé de son trône fragile, il arrive en France, rejeté avec mépris par Napoléon, se cachant le jour dans les anfractuosités des rocs, marchant la nuit ; il put, par mer, gagner l’Italie et y accéder. Mais saisi, arrêté, jugé, condamné, par les ordres de Ferdinand, il fut fusillé.

Mais une victime avait échappé au peloton d’exécution : le comte de La Valette, directeur des Postes sous l’Empire, avait repris aux Cent jours son emploi, ressaisi sa fonction avant l’entrée de Napoléon à Paris. Ensuite il avait refusé de se cacher, s’imaginant n’être poursuivi que pour usurpation de fonctions. Il le fut, mais pour avoir pris part, par son usurpation, à un complot. Le soir même du jour où il fut jugé, il fut condamné à mort : l’exécution devait avoir lieu le lendemain. Le soir, cependant, sa femme le vint voir : une héroïque supercherie la fit se substituer au prisonnier qui sortit habillé en femme, tandis que madame La Valette demeurait derrière un paravent, assez longtemps pour échapper aux regards du gardien. Pendant ce temps, La Valette, sanglotant, accompagné de sa fille, traversait les corridors. Une première épreuve le fit presque défaillir : on n’ouvrait pas la grille et il n’osait pas parler ! On l’ouvre et il prend place dans la chaise de poste de sa femme : les porteurs étaient partis. Dix minutes s’écoulent. Enfin, d’autres porteurs arrivent.

Mais le gardien a fini par découvrir la substitution : il veut se précipiter au dehors. Madame de La Valette se suspend à son cou. Il crie, on vient, on se jette partout, on court. La Valette fut introuvable. Le lendemain, le ministère faillit être mis en accusation ; le procureur général voulait qu’on exécutât, à la place du prisonnier, sa femme. M. Decazes, dont la suffisance ne pouvait cependant pas triompher en cette occasion, multiplia les démarches. Toutes furent vaines. Pour trouver le fugitif, il eût fallu l’aller quérir rue du Bac, dans le propre hôtel de M. de Richelieu, qui était celui des Affaires étrangères alors situé là… C’est là, qu’à l’insu du ministre, l’avait conduit l’amitié puissante de la princesse de Vaudemont. Sur cette tragicomédie finit l’année 1815.




  1. Au procès du maréchal Ney, Davoust devait également avouer que la défense était possible.