Histoire socialiste/La Restauration/05

La bibliothèque libre.
Chapitre IV.

Histoire socialiste
La Restauration

Chapitre VI.



CHAPITRE V


ÉTAT MATÉRIEL ET MORAL DE LA FRANCE


État de la France. — L’œuvre sociale de la Restauration. — L’enrichissement légal de la bourgeoisie. — La classe ouvrière. — Mesures favorables et mesures hostiles. — La situation financière. — L’origine du droit parlementaire. — L’éloquence parlementaire.


Au moment où, par le licenciement de l’armée et les coups répétés de ce que fut sa justice, la Restauration est maîtresse incontestée de la France, il est bon de supputer la situation matérielle et morale de ce pays, et comment essaya d’y faire face le régime nouveau. La France avait été ébranlée jusque dans ses profondeurs par l’Empire. Les guerres l’avaient vidée d’hommes et d’argent, et cet éclatant réservoir de virilité et de richesse était à peu près tari. Rien que l’état des dépenses exigées par la guerre et la double invasion montait à 2 486 643 531 francs de cette époque. Et la seule ressource à peu près nette que le pouvoir fût sûr de trouver sous sa main, c’était l’impôt foncier produisant seulement 1 520 millions.

Du premier coup, heureusement, la Restauration avait découvert l’homme de finance qui allait être le véritable fondateur du système financier encore respecté. C’était M. Louis, ancien abbé, ancien membre de la Cour des comptes sous l’ancien régime. Il eut le mérite de comprendre que le système financier d’un régime constitutionnel ne peut ressembler au système d’une monarchie absolue comme celle dont sortait la France. Il établit le budget, fit connaître les dépenses, les recettes, entoura de publicité les comptes, veilla à ce que l’allocation des crédits fût respectée par la main chargée de leur emploi. Mais ce n’était là qu’une proclamation théorique, et il fallait payer : il fut d’une rigueur extrême et qui ne parait que juste. Ayant appris que la maison du comte d’Artois avait dilapidé la caisse où se trouvaient les millions que Napoléon traînait dans ses fourgons, il déclara que c’était là une caisse publique, et, plus encore pour l’exemple que pour le profit, fit restituer le larcin. Il « leva un emprunt » (16 août 1815) en ce sens qu’il frappa d’un impôt de 100 millions « les principaux capitalistes, patentables et propriétaires », et s’il le leur rendit, il montre en tous cas que ce que veut, contre la fortune, la volonté politique, elle le peut. Malgré tout, les capitaux étaient timides et se refusaient à l’emprunt : un seul capitaliste, Ouvrard, s’offrait en réclamant un intérêt de 10 % ». Louis écarta l’usurier, et, puisque les capitalistes français fuyaient le gouvernement, il emprunta à Amsterdam et à Londres, créa pour les banques étrangères des rentes françaises, et reçut l’argent. En vain, le comte d’Artois avait promis l’abrogation des droits réunis, il les maintint ; il maintint les contributions exceptionnelles décrétées par Napoléon ; il put ainsi, non seulement gagner du temps, payer, fournir l’instrument de libération, mais rassurer, autour de lui, les intérêts sur lesquels il entendait fonder la rénovation financière de la France.

C’est une chose singulière et qui montre une fois de plus la survivance robuste des grands intérêts au milieu des bouleversements politiques, que l’attitude double et contradictoire qu’eut, dès son début, la Restauration. De l’année 1814 à l’année 1815, dans ces quinze mois où chaque journée semblait être la dernière de la patrie, tout semble s’être écroulé : en réalité, il n’y a eu qu’un changement politique, et, au fond, tout est demeuré pareil à ce que l’Empire avait trouvé ou avait formé. Nous l’avons déjà dit : les grandes administrations demeurèrent, en dépit de quelques déclamations, et même Charles X s’appuiera sur leur inertie centralisatrice. L’Université a gardé son monopole, partagé avec l’Église. La magistrature est demeurée quant à ses privilèges, qui, surtout en ce temps, étaient issus du fait social que crée la fortune, ou le titre, ou le nom. Mais on suspendit l’inamovibilité, on alla même jusqu’à faire attendre trois années aux magistrats l’investiture nouvelle du nouveau pouvoir, et cela, non par protestation contre le fond de l’institution, mais pour entreprendre, par la menace, sur l’indépendance des juges, et obtenir des arrêts qui fussent des services. Le Code civil — sauf la loi du divorce et la loi de substitution — demeura intact. Le Concordat, forgé par Bonaparte, après une tentative de revision demeurera le même. Ainsi la Restauration s’asseyait, en dépit de ses intentions, sur les assises mêmes du premier Empire : c’est par un changement dans les personnes, plus que par un changement dans les choses qu’elle s’est manifestée.

Au point de vue économique, cette vérité est plus saisissante encore, soit que l’on considère son attitude vis-à-vis du grand patronat ou vis-à-vis de la classe ouvrière. L’Empire, en élevant autour de l’Angleterre la barrière du blocus continental, avait amené, au point de vue économique, une situation nouvelle ; le marché intérieur, soustrait à la concurrence internationale, n’en subissait plus les fluctuations salutaires ; il était livré, comme une proie, à une grande aristocratie agricole et industrielle. L’importation du blé, celle du fer, celle de la laine, étant interdites, la production française était livrée à ses seules ressources, et ces jours de folie militaire ont été pour la fortune des accapareurs nationaux des jours de victoires. Moins retentissantes que les victoires sur les champs de bataille, ces victoires enrichissaient par la spoliation légale dont souffrait le plus grand nombre, c’est-à-dire les consommateurs, une minorité insolente et cynique. Et c’est elle, cependant, qui rejeta l’Empire à qui elle devait la puissance.

Mais elle n’en rejeta que le bruit, la gloire, l’insécurité, entendant bien confisquer, sous un autre régime, par le prolongement des mêmes méthodes, le même profit. Aussi, sa colère éclata, au début de la première Restauration, au lendemain du traité du 30 mai 1814, et fut pour le gouvernement fragile un premier avertissement. Le traité avait brisé le blocus continental, ouvert les ports, les canaux au commerce anglais qui, prévenu, se tenait prêt et inonda la France de ses produits. Du coup, l’aristocratie industrielle était atteinte. Mais elle espéra une rapide revanche. Qui pouvait la lui assurer ? Le vote de lois protectionnistes qui renouvelassent autour du marché la barrière de fer établie par Napoléon. Qui votait les lois ? La Chambre des représentants… Immédiatement l’aristocratie de fortune va saisir l’instrument politique, afin de travailler par lui à l’œuvre économique : elle va pénétrer dans l’assemblée.

La loi électorale lui permettait d’ailleurs ce léger effort : nul ne pouvait voter s’il n’avait 300 francs d’impôts, nul ne pouvait être éligible s’il ne payait 1000 francs. Si l’on veut bien considérer que ces chiffres n’ont pas ici leur pleine valeur et que mille francs de cette époque représentent quatre mille francs de la nôtre, on voit, même par une comparaison avec notre temps, à quoi était réduit ce qu’on appellera plus tard « le pays légal ». Le nombre des électeurs sur trente-huit millions d’habitants était réduit à moins de cent mille : le trois cent quatre-vingtième de la France suffisait à la gouverner. Bien entendu, le chiffre des éligibles était plus restreint encore : dès lors, deux aristocraties vont s’emparer du pouvoir : à la Chambre des représentants, l’aristocratie de l’argent ; à la Chambre des Pairs, par la désignation du roi, l’aristocratie du nom.

Ainsi toute l’œuvre économique de la Restauration a reçu de ce fait une unité de direction qui fait contraste avec les violences et les discordances politiques. Tandis que les représentants de la France — d’une partie si minime de la France — se querellent, qu’ils se divisent entre libéraux constitutionnels et ultra-royalistes, qu’ils s’invectivent et se calomnient — au point de vue politique — ils sont unis dans le vote des lois douanières et financières. Les lois de 1819 et de 1821 votées pour prohiber l’importation des céréales, le furent à la presque unanimité (234 voix contre 28, 282 contre 54). D’autres lois, en 1816, 1817,1818, 1820, 1822, 1826, vinrent protéger les produits de grande fabrique. Veut-on un exemple de l’audace protectionniste ? Le voici, pour le fer en barre : sous l’Empire, la taxe était de 44 francs par 1000 kilos. Les maîtres de forges obtinrent, que, décime compris, la taxe fût de 165 francs, ce qui représentait la moitié de la valeur de la marchandise.

Et toujours, jusqu’au bout, en dépit des dissolutions, des assassinats, des exécutions, des proscriptions, la même œuvre unitaire se continue jusqu’aux journées de juillet. Jamais, à aucune époque, la puissance capitaliste, en dépit de ses antagonismes politiques, ne fut plus maîtresse de la destinée d’une nation. Et jamais aussi n’a plus nettement apparu la vérité historique dont nous voudrions que ces pages s’imprégnassent : la Restauration, mouvement politique, a tout recueilli de l’Empire, sauf le personnel.

Les ouvriers menaient, isolés de toute action, une vie misérable. Dès le début, cependant, la Restauration essaya de les attirer. C’est de cette époque que date la création du machinisme et c’est alors qu’a commencé, quoique faible encore, le groupement d’ouvriers dans les manufactures. Mais ce mouvement fut lent et la grande majorité des ouvriers, surtout au début de la Restauration, était distribuée dans la petite industrie. Le service militaire avait accoutumé aux villes une partie notable de la jeunesse à qui, plus tard, ne pouvait plus plaire la simplicité de la vie paysanne. Aussi des émigrants nombreux vidaient, dès cette époque, les sillons pour venir remplir les ateliers trop étroits. Surtout à Paris, le nombre des ouvriers s’accroissait, et surtout, à chaque développement du machinisme, le nombre des indigents.

Le Gouvernement sentit le besoin de capter les uns et les autres et d’annexer cette force encore dormante. Il fit, pour arriver au but, des efforts qui seraient louables, n’était l’intention égoïste qui les dicta.

Il rendit plus active la distribution de secours à domicile, éleva des hôpitaux. Paris possédait normalement, sur 700 000 habitants, 60 000 indigents, presque tous anciens soldats jetés hors de la caserne par une brutale et imprévoyante mesure, ouvriers sans travail, errant, piétinant sur le pavé. Toutes les mesures prises en faveur de leur misère et comme pour la désarmer la laissaient cependant entière, et dans les années de disette, comme en 1817, où le blé monta de plus de 80 centimes l’hectolitre, ne lui pouvaient apporter qu’un insuffisant remède en dépit des 1 400 000 hectolitres achetés à Odessa.

Pour les ouvriers qui pouvaient s’employer, les institutions de prévoyance furent créées et, en mai 1818, une autorisation royale va autoriser une société de secours mutuels : ce fut la caisse d’épargne et de prévoyance créée par Benjamin Delessert ; on y acceptait un versement minimum d’un franc et on achetait, quand le dépôt le permettait, une rente de 50 francs ; l’intérêt était de 5 % et s’ajoutait chaque mois au capital. De 505 versements donnant, en 1818, un capital de 54 807 francs, la caisse montait, en 1829, à 138 722 versements donnant un capital de 2 678 134 francs. Puis, en 1821, on devait fonder la société pour le placement des jeunes apprentis. Le clergé ne demeurait pas inactif : il fondait la société la Solitude pour les femmes condamnées et la Providence de saint Joseph pour les jeunes détenus qui y apprenaient le travail.


(D’après un dessin original de la Bibliothèque Nationale.)


Mais ce furent des tentatives vaines que cet effort pour fournir, aux ouvriers travaillant et à ceux que surprenait la misère, la preuve de la sollicitude royale. Que cet effort fût sincère ou cachât une arrière-pensée, il importait peu. Les ouvriers usaient, comme on vient de le voir, des formes nouvelles que la philanthropie politique leur destinait, mais n’étaient pas gagnés. À ce moment, ils sont isolés, sans lien, brisés par le travail, privés surtout d’instruction, encore plus de droits, mais ils vont former l’élite vaillante de toutes les associations qui prépareront, même par une immolation en apparence inutile, des jours meilleurs. C’est parmi eux que les sociétés secrètes vont recruter leurs adhérents : à vrai dire, la République ne leur apparaissait pas encore. Il est curieux que, à vingt-cinq années de la Révolution et quand survivaient des témoins du grand drame, on en ait été si éloigné. Assurément, à travers l’espace et le temps, nous sommes en ce moment plus rapprochés d’elle que ne le furent ses fils immédiats. Avait-elle emporté avec elle toute l’audace ? Napoléon glanant, après elle et pour une œuvre d’ambition, sur les sillons de vie, a-t-il, ensuite, emporté ce qu’elle avait épargné ? Peut-on expliquer ainsi la résignation de la nation ? Celle-ci était abattue : ceux qui relevaient la tête, à mesure que le temps s’écoulait, jugeaient avec indulgence l’œuvre de l’Empire, et, gagnés par l’infatigable propagande que tous les soldats licenciés faisaient partout, ils reconcillièrent le bonapartisme et le libéralisme, d’autant plus indifférents à l’œuvre naissante quoique débile, du parlementarisme, qu’ils étaient, par la barrière censitaire, tenus éloignés de la vie politique.

Alors on leur fit durement sentir toutes les pointes dont les lois de compression étaient armées ; au début, pour les attirer, on n’avait pas appliqué la loi du 22 germinal an XI… Mais une ordonnance du 25 mars 1818 va remettre la loi en vigueur ; déjà le livret est rétabli. On qualifie les coalitions « de manœuvres coupables dans le but de se procurer une augmentation de salaire ». Il fallut, à la suite d’une grève faite par des ouvriers charpentiers, que le patron fît connaître à la police, dans les 24 heures, leur nom et domicile (18 juin 1822)[1].

Ainsi la classe ouvrière fut livrée aux sociétés secrètes par l’excès même du despotisme bourgeois et, obligée de se répandre intellectuellement et moralement, ne le pouvant dans le champ trop étroit réservé à la richesse, elle le fit dans l’obscur et funèbre enclos où s’agitaient tant de rêves : rêves de restauration bonapartiste et de restauration royale sur la tête du duc d’Orléans, tentatives pour la liberté, au moins dans l’intention de leurs auteurs, tout cela réunit dans les loges, dans les ventes, dans les sections, l’acharnement des rancunes militaires et l’indomptable et inconsciente espérance d’un prolétariat misérable. Les ouvriers de cette époque n’avaient connu que l’instruction de la caserne, celle des camps, et aucune autre culture ne leur avait été fournie. La presse, qui était restreinte à quelques feuilles privilégiées, ne descendait pas jusqu’à l’atelier. Le tirage montait à peine jusqu’à 15 000 exemplaires, et les journaux se passionnaient pour des problèmes étrangers à la classe ouvrière. Aussi peu à peu s’amoncelaient les colères et les rancunes, les espérances, les déceptions, tout ce qui élève et aigrit, mais tout ce qui sauve l’homme de l’indifférence et de la servitude, tout ce qui devait faire explosion d’un seul coup sous un régime imprévoyant. Unis à quelques hommes de la bourgeoisie, les ouvriers maintinrent l’obscur dépôt, le dépôt sacré des saintes révoltes et ce sont eux qui, de leurs pauvres mains, ont ouvert la voie douloureuse et immortelle par où le progrès humain a passé.

La vie politique était donc réservée comme un luxe de plus aux privilégiés de la fortune, lesquels, comme on l’a vu, avaient trop d’intérêt à y pénétrer pour demeurer dédaigneusement sur le seuil. Toutes les Chambres de la Restauration, avec des différences dans le tempérament des hommes et la force numérique des partis, furent vouées à la même œuvre de spoliation économique et en même temps aux pires violences politiques. Au début, la classification des partis n’existait pas : si prolongé avait été le silence politique que les traditions parlementaires de la Révolution étaient oubliées. La première Chambre de la seconde Restauration, formée des plus ardents et des plus implacables parmi les royalistes, se partagea vite cependant en deux groupes principaux : d’une part, ceux qu’on appela les ultras, puis ceux qui furent les partisans des prérogatives royales définies par la Charte.

À côté d’eux, un groupe dont la puissance numérique fut aussi faible que fut forte sa puissance morale, le groupe des doctrinaires, dirigé par Royer-Collard, et une petite fraction qui figurait timidement ce qu’on appela plus tard la gauche dans les assemblées. Le débat politique fut toujours le même, sous des formes différentes, et l’on pourrait écrire l’histoire de la Restauration en deux lignes : un parti croyait à la Charte et la défendait, un autre avait feint d’y croire et demandait au roi d’en finir avec ce mensonge constitutionnel. Or, la Charte avait laissé en suspens deux questions : la loi électorale, la liberté de la presse. C’est autour d’elles que se livrèrent tous les combats. Quant aux hommes, ils furent assez lents à se ranger dans le cadre définitif d’un parti. Ils y furent aidés par une institution qui était née avec la Restauration, et qu’on a appelée la Congrégation, quoiqu’elle ne semble avoir eu, à ses débuts, qu’un lien très lâche avec les hommes des congrégations. La congrégation fut une sorte de cercle laïque et parlementaire où se réunissaient quelques députés ultra-royalistes : la propagande individuelle recruta des adhérents assez nombreux. On y trouvait MM. Sosthènes de la Rochefoucauld, Jules de Polignac, Villèle, Corbière, Chateaubriand. On se retrouvait le soir, autour d’une table mal éclairée, et c’est là que d’abord on engagea les conversations politiques. Peu à peu, ces conversations s’érigèrent en discussions. Sous l’habile direction de Villèle, prompt à exposer, plus prompt encore à taire son avis personnel, on se concertait. C’est de ce petit parlement où par avance les coups étaient essayés que sortit l’organisation et la discipline du parti ultra-royaliste.

Et cependant c’est dans les Chambres de la Restauration, et dans les premières que fut fondé l’instrument de contrôle financier qui est encore aux mains de la représentation nationale. On ne sait si on doit l’en louer car, comme on a pu voir, l’intention qui anima la majorité ne fut pas la libérale intention qu’on lui pourrait trop tôt prêter. Mais un homme, qui est le baron Louis, mérite sur ce point la gratitude parlementaire, car, ministre des finances, pouvant avoir quelque velléité de soustraire sa fonction à tout examen, il créa, au contraire, tous les rouages de ce contrôle. Voici comment.

La Charte avait laissé dans l’ambiguïté toutes les questions touchant l’examen du budget. Le budget serait-il annuel ? On ne le savait et on dut le dire par déduction à cause de l’article qui prévoyait que « l’impôt foncier serait voté tous les ans ». Le seul texte clair était celui qui accordait à la Chambre des représentants la priorité pour le vote des contributions et cet article est encore appliqué. Mais l’article 46 semblait enlever tout droit à la Chambre de discuter quoi que ce soit, car il interdisait d’amender et ne reconnaissait ce droit qu’au roi. Or comment discuter un budget si l’on n’amende pas  ? Il faut donc le voter en bloc dans ses recettes et ses dépenses ; ainsi avait lieu le vote.

Ce sera l’honneur du baron Louis d’avoir tranché le débat en faveur du droit parlementaire. Dès 1814 il avait dit aux députés « Votre fonction première sera de reconnaître l’étendue des besoins du budget de l’État et d’en fixer la somme. Votre attention se portera ensuite sur la détermination des moyens. Les éléments dont la réunion forme le montant de chacun des crédits ministériels seront soumis à votre vérification. » Ainsi le droit était reconnu à la Chambre de fixer les dépenses. Peu à peu l’habitude se prit de les fixer par spécialités. C’est en 1815 le baron Louis qui l’établit en déclarant que le droit de la Chambre était de suivre « l’emploi des subsides votés afin qu’ils ne soient pas détournés de leur destination » ; un peu plus tard, la Chambre qui remplace, en 1815, la Chambre des Cent-Jours se donne le droit d’amender le budget, ou du moins le reconnut à sa commission du budget. Restait la question de savoir si elle-même aurait ce droit remis à chacun de ses membres : en 1819 elle trancha ce problème à l’avantage du droit parlementaire. M. de Marcellius demandait un crédit pour créer des croix de Saint-Louis : le gouvernement résistait, mais la majorité l’emporta.

Voilà l’origine, pour les députés, du droit d’accroître un crédit, droit atténué de nos jours, comme on le sait.

C’est donc dans cette Chambre brouillonne et violente que naquit le droit parlementaire le plus haut et qui est la garantie de tous les autres. Mais il faut bien noter l’intention des partis en présence. La majorité de la Chambre était ultra-royaliste et entendait se servir de toutes les armes, y compris l’arme du budget, pour détruire les institutions politiques de l’Empire et créer des institutions nouvelles. Dans ce sombre élan vers le passé elle était arrêtée par le roi, le gouvernement, la minorité libérale. Et voilà comment, ce sont les libéraux qui se sont opposés à toutes les mesures de contrôle réclamées par les ultras ! Les libéraux ne jugeaient que l’intention rétrograde et n’apercevaient pas l’acte. L’avenir a ramassé sur le cadavre politique de cette chambre éphémère, non l’intention qui expire avec elle, mais l’acte dont nous profitons encore.

Les chambres de la Restauration n’ont pas seulement créé l’instrument précieux du contrôle financier, elles ont été le berceau de l’éloquence parlementaire. La Révolution n’avait pas eu le temps, dans son labeur immense, de bâtir sur le sol nivelé par elle une tribune durable. Et, à dire le vrai, ce n’était pas, à proprement parler, l’éloquence parlementaire qui était née avec elle. À part Danton et Guadet, à part quelquefois Vergniaud, tous les « orateurs » lisaient leurs discours. Et il faut bien reconnaître aussi que si, à la lecture, nous nous soustrayions au temps, si nous ne voyions pas sur la tribune se prolonger l’ombre de l’échafaud, nous taxerions souvent d’emphatique une rhétorique qui se sauve par l’héroïsme.

La Restauration, dès ses débuts, ne put faire mieux. L’Empire avait été le bâillon de la France. On s’était déshabitué de parler, d’écrire, d’entendre, même de penser et le flambeau se serait presque éteint si, de l’étranger, madame de Staël, Benjamin Constant, ne l’avaient tenu au-dessus des tempêtes guerrières. Quels étaient les députés des premières chambres, qui, surpris de se rencontrer, venaient délibérer en commun ? C’étaient des revenants de la Révolution, Royer-Collard, Camille Jordan, eux aussi accoutumés à la lecture oratoire, ou des hommes nouveaux, qui n’avaient pu, dans la déchéance de la liberté, jeter leur jeune parole aux vents des places publiques. Ceux-là aussi lisaient. Et tous considéraient avec admiration Benjamin Constant, à cause de ce don singulier qui lui permettait, en écoutant un adversaire, d’écrire une réfutation et de la lire immédiatement. Le général Foy aurait préféré monter encore au mont Saint-Jean que d’escalader la tribune sans la cuirasse en papier de ses discours. Aussi ce fut une surprise, un événement historique, quand, armé de simples notes, très prêt certes, mais sans aucune lecture, M. de Serre se risqua à parler. C’est de ce jour qu’est née vraiment l’éloquence parlementaire, par la voix de l’homme éminent, certes, qu’une courageuse initiative cependant a un peu trop permis d’exalter. L’exemple fut suivi.

Nous ne voulons pas refuser par là le mérite de l’éloquence aux hommes de la Restauration. Il n’y a pas d’éloquence que dans le discours, mais sans discours, il n’y a pas d’éloquence parlementaire. Certes il restera de cette époque, où la France meurtrie, à genoux, cherchait la liberté dans les ténèbres et s’essayait à parler, des pages incomparables et éclatantes, des leçons de philosophie politique dues à Royer-Collard, des apostrophes dues au général Foy. On leur a reproché, comme à tous les hommes de ce temps, la redondance et la métaphore. Cela est vrai, et cette éloquence est souvent alourdie d’inutiles richesses, mais elle tient moins à l’époque qu’aux problèmes posés. Or, comme sous la Révolution, il fallait définir des idées générales, résoudre, ou en tout cas poser, de hautes questions morales et philosophiques, et c’est l’honneur de la parole de s’élever à la hauteur de la pensée.

Avec une époque où les problèmes se sont précisés, isolés les uns des autres, la parole a pu devenir plus simple et plus souple. Mais, malgré tout, le Parlement n’aurait pu tenir un rôle souverain si l’éloquence ne s’était pas modifiée ; on ne pouvait appeler un débat cette succession d’entretiens et de discours qui ne se rencontraient jamais l’un l’autre ; la fonction crée l’organe, et la tribune a créé l’éloquence. Quelques années après le début de la Restauration, de Serres, de Villèle, Manuel, Casimir Périer, enhardis par leurs succès, enfin se dressèrent à la tribune, à peine maîtres de l’agitation intérieure que jette dans l’âme la parole qui va s’échapper : l’éloquence parlementaire était née.

Avec elle était né le droit nouveau que la force a pu arracher, mais qu’elle ne peut tout à fait briser et qui prévaut sur ses excès éphémères. C’est la Restauration qui l’a créé, ou plutôt dans la Restauration un parti. Aussi, quelque tragique que soit cette histoire, quand le sang dégoutte des échafauds politiques, quand le cœur se soulève et que l’esprit se désespère à voir l’œuvre de la férocité humaine, que nul n’oublie que ce régime vaut mieux que le régime des violences. Là, au moins, même faible comme un souffle, la parole se pouvait entendre. Ce n’était pas la nuit complète, et, comme un reflet du ciel aperçu du fond d’un gouffre, la liberté attirait vers elle tous ses fils à la fois obscurs et glorieux.




  1. Levasseur. Histoire des classes ouvrières.