Histoire socialiste/La Restauration/06
Chapitre V.
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Session de 1815-1816. — La loi sur la liberté individuelle. — Les cris séditieux. — Les cours prévôtales. — La Chambre ordonne des mesures de répression. — La loi électorale. — Le ministère tenu en échec. — Loi en faveur des prêtres. — Les biens non vendus leur sont restitués. — Abolition du divorce. — La Chambre réclame la main-mise sur l’Université et les registres de l’état-civil. — Clôture de la session. — Les soulèvements en province et à Paris. — Didier à Grenoble. — Le sang coule partout. — Abaissement général. — Les responsabilités.
La Chambre, réunie le 7 octobre, n’avait accueilli qu’avec un respect glacé les déclarations royales qui lui paraissaient trop pacifiques. Dans l’adresse qui fut rédigée en réponse apparut tout de suite l’esprit qui animait cette chambre et ce qu’il fallait en attendre. « Sire, disait la majorité, votre clémence a été presque sans bornes. Nous vous supplions… de faire enfin que la justice marche où la clémence s’est arrêtée. » Jamais mise en demeure plus brutale, sous l’habile enveloppement de la forme, n’avait été adressée à un roi. Louis XVIII, ému, non par la crainte de frapper trop fort, mais par la crainte de se voir contrôlé, conduit, sommé par une assemblée, même royaliste, ne put cependant résister ; le ministère, pas davantage. Et, pour répondre au vœu déposé aux pieds du monarque, des lois furent proposées.
Le Gouvernement fit connaître le 16 octobre son projet de poursuivre les cris séditieux : les bruits répandus sur l’inviolabilité des biens nationaux, le port de la cocarde tricolore, l’enlèvement d’une affiche officielle étaient en même temps prévus. Le Gouvernement frappait ces actes d’une peine de cinq années de prison. Il croyait ainsi désarmer les colères de la majorité ! Celle-ci ne lui fit qu’un reproche, c’est d’avoir temporisé et ensuite d’avoir ménagé les coupables. Sous la main de la commission, cette loi draconienne faillit devenir une loi de sang. M. de la Bourdonnaye, royaliste affolé par les souvenirs de l’Empire et de la Révolution, déclara inoffensives les peines prévues et réclama la peine de mort. L’excès même de cette rhétorique meurtrière, en dépit de M. de Broglie qui la fit aussi résonner, demandant la peine de mort pour le port de la cocarde tricolore, cet excès sauva la loi. Mais le ministre dut céder en partie et substituer à la peine de l’emprisonnement celle de la déportation (30 octobre, 293 voix contre 69).
Cependant, pour capter et satisfaire encore les instincts de cette majorité déchaînée, le ministère avait déposé un autre projet : le projet qui suspendait la liberté individuelle et permettait, sur un mandat délivré à la suite d’une délation quelconque, d’emprisonner pendant un an tout sujet du roi. Royer-Collard et Pasquier combattirent ces violences légales par où le droit de chacun était meurtri, le premier au nom des principes, avec une souveraine maîtrise du grave sujet, le second du point de vue de l’efficacité pratique. « Les mandats à décerner le pourront être par des fonctionnaires », disait l’article 2 : un commissaire de police, un garde-champêtre pouvaient donc suspendre pour un an la liberté des citoyens ! Soutenue par le rapporteur Bellart — qui allait requérir contre le maréchal Ney — et par le ministre de la police Decazes, cette loi fut votée par 294 voix contre 56 (23 octobre). Le 27 octobre, la Chambre des pairs adoptait sans débat cette loi. Elle adoptait, le 7 novembre, la loi sur les cris séditieux, non sans une violente opposition de Chateaubriand et de M. Desèze, l’avocat de Louis XVI. Mais aucune intention libérale ne dictait leurs paroles à ces deux orateurs. Il suffit de lire la vive apostrophe de Chateaubriand qui s’étonnait qu’on osât punir ceux qui douteraient de l’inviolabilité des biens nationaux… Sont-ils donc inviolables ? Ne les pourrait-on pas reprendre ? Ces questions allaient émouvoir un peu plus tard la majorité ultra-royaliste.
Le ministère, devant elle, céda encore : le 17 novembre, le duc de Feltre, au nom du gouvernement, dépose le projet de loi qui organisait les Cours prévôtales. L’exposé des motifs déclarait qu’il fallait « intimider les méchants, les isoler de cette foule d’êtres faibles dont ils font leurs instruments ». On peut concevoir à quels abus monstrueux pouvaient conduire ces vagues et sinistres formules. Chaque cour siégeait au chef-lieu sous la présidence d’un colonel appelé le prévôt, assisté de magistrats civils. Cette juridiction, qui dessaisissait la Cour d’assises et les tribunaux correctionnels, devait appliquer les lois antérieurement votées. Tout homme présumé coupable lui était déféré quelle que fût sa profession, qu’elle fût « militaire, civile ou autre ». Le prévôt, assisté d’un juge, faisait l’instruction, non pas seulement sur une plainte de l’autorité publique, mais sur une délation privée. Mais si un prévenu réclamait contre la compétence de la cour ? Il en avait le droit. Mais alors la Cour royale du ressort était saisie et obligée, si le prévôt la requérait, de se transporter sur place ; elle devait juger de suite. La Cour prévôtale jugeait dans les vingt-quatre heures et l’exécution suivait. Mais le droit de grâce ? Il fut supprimé — ou, du moins, on ne permit au roi de l’exercer qu’au profit des condamnés qui seraient recommandés par la Cour elle-même à sa clémence. Cette loi, qui contenait 55 articles, fut votée en trois jours (du 1er au 4 décembre) par 290 voix contre 131.
Ainsi la Restauration, à peine établie, avait créé ses lois et la juridiction qui allait les faire valoir : on arrêtait sur une plainte privée, on soumettait de suite le prévenu à la cour prévôtale et, s’il avait contrevenu à la loi sur les cris séditieux, il était condamné — et condamné sans appel ! Il semblait que, cette fois, la majorité, altérée de vengeance, ivre de toutes les terreurs et de toutes les rancunes royalistes, allait se déclarer satisfaite. Mais non, elle voulait encore, des fers, des persécutions, du sang. Les royalistes n’avaient pas accueilli avec une joie complète l’ordonnance du 24 juillet, qui livrait aux conseils de guerre dix-huit dignitaires de l’Empire, en livrait trente-huit à l’exil. Le nombre leur paraissait trop restreint des coupables que la main de la loi devait frapper ou devait proscrire. Mais comment agir ? L’ordonnance avait, dans l’article 4, déclaré « close la liste des individus susceptibles d’être poursuivis » pour ces faits. Cependant, l’ingéniosité cruelle de la majorité découvrit dans l’article 2 de la même ordonnance la secrète fissure par où elle pouvait pénétrer. Cet article ne disait-il pas « que les Chambres statueraient sur ceux des individus désignés » ? Or, aucune désignation n’avait encore été faite, et voilà comment l’ordonnance à la main et paraissant respecter la volonté royale, M. de Labourdonnaye et M. de Germiny avaient déposé des projets.
Le croirait-on ? Par une sorte d’ironie, M. de Labourdonnaye appelait son projet un projet d’amnistie. En effet, il amnistiait tous ceux qui avaient pris part aux événements du 20 mars, à l’exception de… Puis venaient les redoutables catégories où la main de la police allait aisément trouver la proie destinée au geôlier et au bourreau. Étaient exceptés de l’amnistie : 1o les titulaires des grandes charges administratives et militaires qui avaient constitué le Gouvernement des Cent-Jours ; 2o les généraux, commandants
de corps ou de place, les préfets qui avaient arboré le drapeau tricolore, 3o les régicides qui avaient accepté des places. Les deux premières catégories étaient poursuivies en vertu de l’article 87 du Code pénal, qui prévoit la mort — la troisième exposée à la déportation. Bien entendu, les biens des contumaces étaient séquestrés.
Le Gouvernement considérait avec une stupeur mêlée d’effroi ces exaltations qu’aucune concession ne pouvait calmer. Certes, le Gouvernement était composé de royalistes fervents. M. de Richelieu était un émigré. Mais tous avaient cependant cette impression que la Restauration, compromise par les excès, ne s’imposerait pas longtemps à un pays pour le moment meurtri et ruiné, mais qui, dès le réveil de son énergie endormie, soulèverait un jour ce poids d’iniquités. En luttant, avec l’assentiment du roi qui avait, lui aussi, la notion du péril, en luttant contre ces déchaînements qui n’avaient pas l’excuse de répondre ou à une agression récente, ou à un péril prochain. le ministère ne luttait pas pour la liberté ni même pour un vague libéralisme : il luttait pour détourner de l’institution royale les colères, pour capter les sympathies, pour ramener au pays le calme par l’oubli. En un mot, le véritable et sincère royalisme était représenté par ces hommes, et ce sont les passions bestiales de la droite qui, seules, le pouvaient compromettre.
L’émoi du pouvoir venait d’abord de la pensée que plus de 1 100 personnes comptant parmi les plus notoires, parmi celles qui s’étaient depuis rapprochées du trône, seraient frappées. Et sa situation particulière n’aurait pas manqué de prêter à rire en des moments moins troublés : un ministre était menacé, visé même par le projet, c’était M. Corvetto, ministre des finances, qui avait fait partie du Conseil d’État après le 20 mars ; un député, le duc de Gaëte, qui avait été ministre des finances aux Cent-Jours, et un membre de la Chambre des Pairs, M. Molé, lui aussi conseiller d’État de l’empereur, ce qui ne l’avait pas empêché de réclamer la mort du maréchal Ney, pour donner des gages sanglants de son nouveau servilisme.
M. de Richelieu tenta un coup d’audace : le lendemain de l’exécution du maréchal Ney, comme si cette mort devait clore l’ère des hécatombes, il présenta un projet : ce projet maintenait l’ordonnance du 24 juillet et, pour donner une satisfaction à la majorité, excluait de France les Bonaparte et leurs enfants. La commission nommée élut comme rapporteur M. Corbière, avocat à Rennes, érudit et ardent, ami inséparable de Villèle, et qui était un des chefs du mouvement déchaîné ! Naturellement, la commission accepta la proscription des Bonaparte, mais elle maintint les catégories prévues par M. de la Bourdonnaye.
Elle les maintint avec des nuances d’atténuation et de gravité : c’est ainsi qu’elle ne rendait responsables que les hommes qui avaient obéi à l’empereur avant le 23 mars et qu’elle prescrivait la confiscation des biens de tous les exilés. Comme on le va voir, c’est ce qui fit succomber une partie du projet de la commission. Ce projet, hostile après tout à celui que, par l’organe de ses ministres, le roi soutenait, fut attaqué par Sirven, Duvergier de Hauranne, Pasquier, Decazes, M. de Richelieu. Mais nul ne développa avec plus d’ampleur les arguments philosophiques que Royer-Collard, et les arguments politiques avec plus de force incisive et nerveuse que M. de Serres. « Comment frapper un homme parce qu’il s’est rallié le 22 mars à minuit et l’épargner parce qu’il s’est rallié le 23 mars à midi ? Ainsi le préfet de Seine-et-Oise, plus rapproché de l’empereur que celui des Pyrénées-Orientales, uniquement pour cela et parce qu’il se sera rallié plus tôt que son collègue, sera frappé et l’autre aura les faveurs royales ! » L’argument était inéluctable. « On confisque après avoir condamné et ensuite on condamne pour confisquer… » À cette phrase lapidaire se reconnaît la forte pensée de Royer-Collard. Et M. de Serres suppliait la Chambre d’écarter la confiscation. « Notre trésor est pauvre… qu’il soit pur ! C’est en entretenant au sein de la nation des sentiments nobles et généreux que vous l’enrichirez… »
Mais aucune de ces raisons, aucun de ces appels, ni l’argumentation juridique, ni l’élévation morale des idées, rien ne pouvait entamer ce bloc vivant de rancunes et de haines dont M. Corbière fut l’orateur intransigeant et éloquent. En vain M. de Richelieu laissa tomber cette haute et mélancolique leçon : « En vérité, je ne vous comprends pas, avec vos haines, vos ressentiments, vos passions qui ne peuvent amener que de nouveaux malheurs. Je passe tous les jours devant l’hôtel qui a appartenu à mes pères ; j’ai vu les terres immenses de ma famille dans les mains de nouveaux propriétaires ; je vois dans les musées des tableaux qui leur ont appartenu. Cela est triste, mais cela ne m’exaspère ni ne me rend implacable. Vraiment, vous me semblez quelquefois fous, vous qui êtes restés en France. » Écrasé sous cette apostrophe, M. de Villèle ne put répondre, en dépit de son habileté, que pour réclamer « une manière de gouverner plus rassurante ». Mais qu’importait la parole ? La commission réclamait les vaincus, et le jour allait venir où il faudrait les lui livrer. Soudain M. de Richelieu quitte la salle avec M. Decazes et va trouver le roi.
À son retour, une transaction est offerte : le roi accepte la confiscation, il accepte de substituer le mot « descendants » au mot « enfants », et d’élargir ainsi la proscription des Bonaparte, mais c’est tout. Richelieu plaide la cause des régicides, invoque la clémence de Dieu, celle qui sort d’une tombe ! La royauté demeure insensible ; on vote, non sans qu’un député de Nîmes ait demandé l’amnistie pour Trestaillons et ses complices. Enfin l’article établissant les catégories (dignitaires, préfets, généraux, députés ayant accepté l’acte additionnel) est mis aux voix. M. Duvergier de Hauranne réclame la question préalable ; elle est mise aux voix au milieu d’un silence pénible et votée par 184 contre 175 voix… Quant aux régicides, ils furent bannis à perpétuité par toute l’Assemblée moins trois voix ! (6 janvier 1810.) Trois jours après, la Chambre des Pairs votait, non sans une emphatique prosopopée où Chateaubriand appelait le roi mort, et demandait, ce qui fut fait, un monument expiatoire.
Restait à voter la loi électorale déposée le 17 décembre 1815 par le gouvernement. Là encore, la commission de la Chambre allait tenir en échec le gouvernement et lui créer des embarras redoutables. À vrai dire, le projet du gouvernement était le contraire d’un projet libéral, et ce spectacle fut donné d’une commission ultra-royaliste défendant les prérogatives parlementaires. Dans chaque canton se formait un premier collège, composé des 60 propriétaires les plus imposés, et auxquels s’ajoutaient les magistrats, les curés, les vicaires, les maires, les inspecteurs d’académie ; ce collège nommait les électeurs du département, auxquels se joignaient les 60 propriétaires les plus imposés du département, les évêques et les archevêques. Puis les députés ne pouvaient être élus qu’en payant 1 000 francs d’impôts et en ayant 40 ans. Enfin, la Chambre, élue pour cinq ans, était renouvelable par cinquième, et le député ne touchait aucune indemnité.
« Les ministres nommeront les électeurs qui nommeront les députés ». C’est cette boutade qui résumait le mieux la loi ; évidemment ce caractère n’avait pas échappé au gouvernement, et il devait prévoir le reproche qui lui serait fait, et qui était d’avoir rendu maîtres des élections ses fonctionnaires. Le gouvernement, ému des déchaînements ultra-royalistes, sentant bien que toutes ces violences étaient subversives du trône, avait essayé, remontant à la source, d’apaiser un peu, par la présence efficace de ceux qui lui étaient attachés, ce torrent dont avec raison il redoutait l’élan : c’était la candidature officielle opposée à la candidature d’argent, le pouvoir politique prenant des garanties contre le pouvoir économique et, afin que l’opération lui fût plus aisée, renouvelant chaque année la Chambre par cinquième, afin de pouvoir, dans une zône restreinte, faire sentir son poids.
On pense bien que Villèle, qui fut l’adroit rapporteur du projet, aperçu vite la menace cachée sous les articles. Une seule constatation, d’ailleurs, faisait déjà la ruine du projet : grâce à lui, il n’y avait plus en France que 17 500 électeurs pour élire 402 députés, représentant un pays de trente-deux millions ! Et, avec le renouvellement partiel, c’était chaque année sur quatre mille trois cents électeurs connus, choisis, en majorité ses fonctionnaires, que le pouvoir pouvait presser. La majorité substitua à cette menace de mort politique pour elle-même un projet différent : le premier collège était formé de tous ceux qui payaient 50 francs d’impôts, et qui élisaient un second collège formé de ceux qui en payaient 300 ; ce dernier choisissait les députés qui en payaient 1 000. L’âge était élevé à trente ans pour les hommes mariés, à trente-cinq ans pour les célibataires, le renouvellement intégral maintenu. Mais Villèle échoua dans sa juste tentative pour faire verser aux députés une indemnité. La loi électorale, telle que la désirait Villèle, fut votée, le 6 mars, par 180 voix contre 132.
Mais, au milieu de la surprise générale, la Chambre des Pairs, le 3 avril, repoussa le projet (89 voix contre 57). Était-ce la jalousie de cette Chambre élue, violente certes, mais qui appelait par là-même, en la détournant de la Chambre des Pairs, l’attention publique, est-ce ce bas sentiment qui dirigea la haute assemblée ? Il est permis de le penser ; le gouvernement n’avait plus en main aucune loi d’élection. Le 5 avril, il déposa un projet pour que l’autorisation lui fût donnée de se servir des ordonnances de juillet, qui avaient servi à la convocation du mois d’août ; le 8, Villèle allait lire son rapport quand un incident violent se produisit entre le président Lainé et lui. Désavoué par la Chambre, M. Lainé donne sa démission que le roi refuse : on verra que cet incident a eu une influence sur la destinée même de l’assemblée.
Le 10, vint la discussion du rapport de Villèle ; Villèle eut le tort d’accepter ce projet provisoire, rédigé, disait le gouvernement, en attendant que le temps lui permît d’en confectionner un autre. Pourquoi cette hâte ? La Chambre avait encore devant elle une carrière de quatre années. Ne pouvait-on attendre ? Que cachait cette précipitation ? Villèle ne le devina pas : en lui l’homme de force ne découvrit pas les projets énergiques qui commençaient à hanter le ministère. Au moins, cette courte discussion donna lieu à un incident nouveau : au milieu des applaudissements, M. de Vaublanc, ministre de l’Intérieur, se déclara contre le projet du gouvernement.
Le ministère n’avait essuyé que des défaites ou des demi-défaites ; il était miné par de sourdes hostilités, et, publiquement, un de ses membres se retournait contre lui. Chaque jour l’autorité le quittait : il le comprit, et hâta le vote du budget pour se libérer de la Chambre. Mais, là encore, il se heurta à un contrôle tenace, intraitable, qui s’exerça par les yeux de Villèle, et qui, le matin et le soir, faisait entendre, dans une double séance, les plus dures critiques. L’arriéré à payer égalait 700 millions, et ils étaient dus à des créanciers antérieurs à 1814 et à des créanciers postérieurs à cette date. C’était dire que ces derniers avaient prêté à Napoléon. Pour les payer tous ensemble, on leur offrait ou une consolidation de leur dette, ou des obligations à 5 0/0, remboursables en trois ans sur le produit de la vente de 400 000 hectares de bois ayant appartenu au clergé.
Double profanation ! Tout d’abord, on acceptait le legs des Cent-Jours ! Et, en acquittant ses dettes, on vendait les bois du clergé. De sorte qu’on légitimait du coup l’usurpation napoléonienne et l’usurpation révolutionnaire. Cervetto dut céder et, aux applaudissements enthousiastes de la droite, transigea : on tint tout en suspens ; on remboursait non dans trois ans, mais dans cinq ans, tout en payant un intérêt de 5 0/0 aux obligataires. Et on attendait l’année 1820 pour délibérer sur l’acquittement total ; cette suspension n’avait un sens que si le ministère avait un plan politique. Sous l’habile main de M. Decazes le plan peu à peu s’ébauchait.
En même temps, la majorité ultra-royaliste entendait profiter de sa puissance pour payer au clergé sa dette : c’était celui-ci qui recrutait pour elle dans le pays, fidèle à sa mission éternelle qui est de comprimer les esprits et les consciences. Depuis longtemps, la pensée hantait l’esprit de ces revenants attardés de l’ancien régime de restaurer la splendeur disparue du clergé. Comment faire ? Des tentatives furent faites, dont quelques-unes l’emportèrent et qui méritent l’attention et le souvenir.
Tout d’abord, la Chambre décide de supprimer les lois civiles qui interdisent aux couvents de recevoir ; d’abroger l’art. 409 du Code civil qui interdit au confesseur de recevoir d’une main en bénissant de l’autre, de profiter ainsi des défaillances de la volonté expirante ; elle décide que les détenteurs des anciens biens du clergé les lui restituant de suite peuvent en garder les fruits… Qu’est-ce à dire, sinon que cela impliquait la restitution des biens nationaux ?
La Chambre des Pairs n’osa aller si loin ; elle repoussa les deux dernières dispositions, mais elle accueillit la première, par laquelle les biens de mainmorte se trouvaient juridiquement reconnus. Mais qu’importait cette demi-victoire ? Les biens de mainmorte dépendaient de la générosité du testateur et, quoique le royaume de l’Église ne soit pas de ce monde, celle-ci ne pouvait attendre une lointaine et problématique libéralité : on va tout de suite, dans la détresse de la France épuisée et encore saignante, lui tailler son domaine et lui remettre sa richesse. Le gouvernement avait, le 2 janvier, voulu améliorer le sort du clergé, et déposé en ce sens un projet qui va être travesti : ce que voulait le gouvernement, c’est faire profiter les ministres du culte des pensions attribuées à des ministres décédés et qui tombaient à la caisse de l’État. On va voir ce que fit de ce projet la commission : tout d’abord elle supprime la pension faite aux prêtres assermentés et mariés et la réserve à ceux qui ne le sont pas. Les deux Chambres approuvent cette mesure qui jette dans la misère de nombreux prêtres et leur famille. Mais est-il digne de l’Église de recevoir pour sa tâche si haute un humiliant salaire ? Dans un autre rapport, M. de Kergolay montre qu’il ne le pense pas, et voici à quelles mesures il s’arrête : on inscrira au Grand-Livre des rentes représentant 41 021 307 francs ; ces rentes seront perpétuelles et appartiendront à l’Église. On lui remettra les bois et les biens arrachés, quoiqu’ils servent de gage, par un contrat public, à des créanciers de l’État. On repoussa la première proposition et on atténua la seconde : on ne restitua que les biens non vendus.
L’action de l’Église cependant continuait, servie par des hommes qui lui étaient attachés de toute leur force pensante. Parmi eux, M. de Bonald, rhéteur de la théocratie, sorte de moine converti à la laïcité, sans doute pour pouvoir rendre plus de services à l’Église que par des pensées solitaires. Il fit abroger la loi du divorce, au nom de la famille, de la vertu. Enfin, deux propositions suprêmes furent faites qui reçurent à la Chambre un enthousiaste accueil. L’une restituait au clergé la tenue des livres de l’état civil, et faisait refleurir en 1816 un des abus les plus criants de l’ancien régime. L’autre étendait sur l’âme cependant asservie de l’Université la main de l’Église. Il faut citer le texte même. « La religion sera désormais la base naturelle de l’éducation ; les collèges et pensions seront désormais sous la surveillance immédiate des archevêques et des évêques ;… les évêques nommeront aux places de principal de collège. Le principal nommera les professeurs ; néanmoins les évêques pourront renvoyer parmi ceux-ci les sujets incapables ou dont les principes seraient reconnus dangereux… »
Les ministres étaient las : aussi bien qu’auraient-ils pu répondre ? Ils reconnaissaient, sous des formes violentes, leur propre pensée, et ne pouvaient que reprocher à la mesure son inopportunité. Inutile grief pour une majorité qui, chaque jour, travaillait à restituer au monde la pensée glacée du monde disparu. Jamais, même autrefois, la réaction n’avait été plus ardente, plus cruelle, plus âpre, plus sûre d’elle-même. Le roi en était effrayé, et il permit qu’on travestit devant lui le mot louangeur dont il avait salué la Chambre dès qu’il avait connu son royalisme : « C’est la Chambre introuvable ». Elle l’était, en effet, en ce sens qu’on ne pouvait trouver rien de plus rétrograde, même en fouillant les tombes, même en ranimant les royalistes morts dans l’émigration. Aussi les ministres, et surtout parmi eux M. Decazes, la renvoyèrent en clôturant la session le 27 avril, et promettant de convoquer la Chambre le 1er octobre ; le ministère devait revivre, mais non la Chambre. Tout de suite, M. Decazes s’occupa de rendre au ministère l’homogénéité qu’il avait perdue, et de remplacer M. de Vaublanc qui, on s’en souvient, avait abandonné un projet ministériel en séance publique, et M. Barbé-Marbois, dont la faiblesse et la médiocrité n’étaient plus tolérables. Ainsi devenaient vacants le ministère de la Justice, que M. Dambray prit par intérim, et le ministère de l’Intérieur, qu’après bien des hésitations, et en souvenir de l’attitude de la Chambre qu’il présidait le 10 avril, M. Lainé finit par accepter.
M. Decazes n’avait qu’une idée : ne plus revoir devant lui cette Chambre dont le spectre menaçant s’offrait partout devant lui. Le spectacle qu’elle avait donné à la France n’avait pas frappé seulement le ministère exposé à ses plus rudes coups et perpétuellement vaincu par elle. Les alliés commençaient à s’inquiéter, se demandant si ces violences n’allaient pas soulever le pays et amener une agitation où se perdraient les engagements pécuniaires pris vis-à-vis d’eux. Mais avant eux, et plus qu’eux, s’était émue la nation, que ce retour inattendu de l’ancien régime déconcertait, révoltait, épouvantait. Des rumeurs, puis des plaintes, puis des complots, puis des échafauds, toujours du sang, voilà, à côté de son œuvre directe, l’œuvre indirecte de la Chambre introuvable.
C’est le bonheur et le salut des démocraties qu’elles permettent aux colères de s’affirmer publiquement ; aussi elles peuvent les mesurer et en tenir compte en même temps que les consciences allégées redeviennent maîtresses d’elles-mêmes. Ainsi l’ordre règne par la liberté. Mais les gouvernements de réaction toujours engendrent et encouragent les sourdes révoltes et, quand on les veut frapper, il est trop tard, car l’explosion a lieu. Sous les coups répétés de cette Chambre introuvable, sous la provocation, devant le spectre de l’ancien régime, le peuple fut affolé. Chassé de la place publique, il se réfugia dans l’obscurité formidable des complots. Et telle fut l’histoire prolongée de la Restauration.
À Grenoble vivait un ancien avocat au parlement de Grenoble, alors âgé de près de soixante années, et qui s’appelait Paul Didier. Noble de cœur, d’esprit léger, enthousiaste, pitoyable aux vaincus, il avait été un royaliste fervent qu’avaient mis en fuite les menaces de la Révolution. Une idée fixe habitait son cerveau surchauffé par des lectures mal comprises et ébranlé par la mêlée des événements. Cette idée était de placer sur le trône le duc d’Orléans, avec qui il avait été en relations, mais qui n’avait en rien ni sollicité ni accepté ce concours.
Voilà Didier qui s’agite et qui recrute à Grenoble d’abord, dans le département de l’Isère ensuite, les adhérents d’une société dite l’Indépendance nationale. Sous ces montagnes habitait une population qui avait vu naître, dans ce riant berceau de la nature, la Révolution, et qui avait gardé l’amour farouche de la liberté. Officiers en demi-solde, officiers en service, jeunes hommes qui voulaient suivre leur rêve dans l’avenir, hommes d’âge qui voulaient sur le présent maudit venger le passé, tous se rencontraient. Pourquoi faire ? Un mouvement qui placerait sur le trône un autre prince. Lequel ? Napoléon Ier ou Napoléon II. Ici Didier entraînait par un mensonge des complices dans la conspiration ; jamais il n’avait eu l’intention d’agir en faveur de l’Empire, mais il redoutait la déception causée à ses amis par la révélation du nom d’un Bourbon…
Il faut agir. Un sous-officier livre le mot d’ordre de la citadelle. On se révoltera la nuit. Tout est prêt, lorsqu’une indiscrétion vient trahir le secret trop longtemps imposé à trop de lèvres. Les autorités sont prévenues ; elles étaient représentées par le général Donnadieu, commandant de la division, le préfet de Molevaut, le prévôt de Bastard, tous trois, d’ailleurs, en perpétuelle mésintelligence. Le préfet veut agir, le général hésite. Malgré ce désaccord, des mesures sont prises et l’insurrection se lève. Elle est étouffée à l’intérieur de la ville et, pour l’écraser aux abords de la ville, le colonel de Vautié fut avec quelques hommes. La rencontre a lieu : les insurgés cèdent tandis que Didier, tombé de cheval, s’enfuit éperdu.
Le zèle féroce du général Donnadieu ne demandait qu’un aliment ; il allait s’exercer avec une foudroyante rapidité. La cour prévôtale se réunit : deux têtes tombent presque en même temps sous l’arrêt et sous le couperet. Le gouvernement est prévenu. Quels reproches ne va-t-il pas encourir s’il se montre faible ou simplement humain ! Une politique hardie eût montré dans ces révoltes, qui cherchaient à s’exprimer par le fer et par le feu, le désespoir d’un peuple exaspéré par un parlement rétrograde. L’âme débile de M. Decazes ne put s’élever à cette grande tâche. Il préféra sévir, et il frappa plus rudement encore pour racheter l’apparent libéralisme qu’il avait montré. Il fait mettre en état de siège le département de l’Isère ; la cour prévôtale s’efface et le conseil de guerre lui est substitué, la justice demeurant la même à travers la diversité des juridictions.
Le conseil se réunit sous la présidence de M. de Vautié ; il avait capturé les vaincus, il allait les juger. Vingt et un condamnés se présentent. Trois avocats se lèvent devant eux, couverts d’invectives et de sarcasmes par le président qui affectait de manifester son opinion. Si ces pauvres êtres étaient coupables au regard de la loi, il y avait des degrés entre eux, et une justice, même implacable, aurait varié ses verdicts. Vingt et une condamnations à mort sont prononcées ; cependant huit condamnés sont recommandés à la clémence royale. Quant aux treize autres, on les va quérir à la prison ; comme ils passent le seuil de la geôle, le tocsin retentit du glas funèbre de leurs propres funérailles, et ce triste bruit n’est étouffé que par les détonations des armes qui foudroient les vaincus agenouillés.
Cependant l’émotion est extrême, et aussi la colère. Le général Donnadieu lui-même, ivre de sang, mais rassasié, intervient avec le préfet auprès du pouvoir pour lui signaler l’état des esprits et que, peut-être, la grâce sera plus efficace. Sur ces entrefaites, le recours du conseil est arrivé : les ministres délibèrent. M. Lainé veut la grâce au nom de la justice ; M. Decazes la repousse au nom de la politique et, sans attendre la dépêche ministérielle, ordonne les supplices.
Une fois encore le tocsin sonne, la prison s’ouvre ; huit condamnés s’agenouillent et tombent. Épouvantable holocauste ! Parmi eux, il en était deux pour lesquels la preuve de l’innocence avait été fournie par un alibi sérieux, après la rapide comédie de justice, et que le général Donnadieu savait innocents, et aussi M. de Vautié, dont les soldats tenaient les armes.
Un silence funèbre régnait, lourd et sinistre, sur cette ville si cruellement frappée. Didier cependant avait fui. Sa tête est mise à prix. Avec deux compagnons, errants, fugitifs, ployés sous le destin, il allait vers la frontière de Savoie. Un aubergiste piémontais livre Didier, mais quand il revient de sa honteuse démarche, Didier, prévenu par la femme, a quitté l’auberge. Il est recueilli par de pauvres gens à qui il se confie : il accepte tout, pourvu qu’il dorme, pourvu qu’il mange. Mais le délateur a suivi sa proie, et des carabiniers italiens arrêtent Didier dans une gorge farouche.
Le cours de la justice avait repris à Grenoble ; c’est en cour d’assises que comparut Didier. Son attitude fut ferme, sa parole grave, son regard hautain. Il s’attendait à son destin. Sa femme, vaillante jusqu’à la dernière minute, demeure près de l’époux que tant d’infortune lui rendait plus cher ; elle dut céder la place au général Donnadieu qui venait solliciter de suprêmes révélations. Celles-ci ne deshonorèrent pas les lèvres du vieillard stoïque, qui se contenta, donnant plutôt un avis, de conseiller au roi de se défier du duc d’Orléans. Après quoi, la dernière victime du complot alla rejoindre les malheureux que sa légèreté, cependant bien répréhensible, avait offert au peloton d’exécution… C’était pour le duc d’Orléans que mourait Didier. Quatorze ans plus tard, n’étant encore que lieutenant-général du royaume, le duc d’Orléans recevra l’offre de services du général Donnadieu ! Le fils de Didier, M. Louis Didier, secrétaire général du ministère de l’intérieur, subira l’humble visite de M. de Vautié…
Quand les complots n’existaient pas, la police les inventait afin de fournir une preuve de son zèle en les découvrant et, au gouvernement qui les châtiait, une occasion de mériter la faveur publique. Au mois d’août, à Paris, un nommé Scheltein, dans un café, s’offrait à tous pour l’exécution d’un plan tragique : apporter par des souterrains sous les Tuileries trente barils de poudre et faire sauter toute la maison royale. Personne ne lui répond. Mais on arrête deux ouvriers, Plaignier, cambreur ; Tolleron, ciseleur ; un écrivain public, Carbonneau. Ces trois hommes avaient auparavant jeté les bases d’une association secrète qui ne se réunissait nulle part, attendu que les membres étaient inconnus les uns aux autres, mais qui avait distribué plus de six mille cartes où se trouvaient inscrits les mots : Union, Honneur, Patrie. Ils étaient au cabaret lorsque les propos avaient été tenus. Cela suffisait. Mais qui donc les avait dénoncés ? C’était l’auteur improvisé, celui qui faisait le projet public de l’opération, un agent de police nommé Scheltein. Il fut à son tour dénoncé par les malheureux qu’il avait fait arrêter ; on ne put le trouver, la préfecture de police l’ayant fait disparaître sous le nom de Duval. Des complices furent trouvés aux trois accusés, qui furent condamnés à subir la peine des parricides, tandis que les infortunés, dont une femme, qu’on leur avait adjoint pour les aider dans un complot imaginaire, succombaient sous les mois de prison. Eux furent conduits au supplice avec le funèbre appareil qui, à ce moment, enveloppait jusqu’à la mort les parricides : ils allèrent à pied, revêtus d’un voile noir, entendirent la lecture de l’arrêt, et puis les poignets droits des condamnés tombèrent sur le sol. Après quoi leurs têtes furent tranchées.
Les délations étaient partout, et contre les anciens officiers de Napoléon les poursuites étaient reprises. Il en était comme Clausel, comme Drouet d’Erlon, qui avaient été visés par l’ordonnance du 24 juillet, et pour qui l’instruction judiciaire était légale. Drouet d’Erlon, Grouchy, Clausel furent condamnés à mort par contumace. Drouot, présent à l’appel de son nom, fut acquitté à la majorité de faveur, et Cambronne, tout couvert des blessures reçues à Waterloo, fut acquitté par cinq voix contre deux. Berryer, son défenseur, fut poursuivi devant le conseil de l’ordre pour avoir soutenu que Napoléon, à l’île d’Elbe, était devenu un souverain étranger, et que Cambronne, qui l’y avait suivi, avait pris du service auprès d’un souverain étranger et, par là, perdu la qualité de Français. Thèse paradoxale, mais qui était dans la liberté de la défense ! Berryer fut d’ailleurs épargné.
D’autres généraux, Bonnaire, Chartron, Travot furent poursuivis et c’est ici que vraiment tout l’odieux de l’accusation doit être rappelé. L’ordonnance limitative du 24 juillet ne les visait pas ; de plus la Chambre avait, le 12 janvier, voté une amnistie qui écartait d’eux toute poursuite. La veille du jour où cette loi allait être promulguée, on donna l’ordre par dépêche télégraphique d’ouvrir l’instruction de Travot et d’entendre au moins un témoin ; on ne le put. Le duc de Feltre fit juger que son seul télégramme valait comme un acte d’instruction, et la loi ne put couvrir les accusés. Accusés d’avoir participé aux événements du 20 mars, Chartron et Debelle opposaient en vain les dates auxquelles ils avaient agi et qui étaient de beaucoup postérieures à cette date. Ils furent condamnés à mort, et Chartron fut exécuté, Debelle soumis à la détention. Mouton-Duvernet, lui aussi, fut condamné et passé par les armes. Lefebvre-Desnouettes, Bruyer, Gilly, Gruger, Radet, qui avait arrêté le pape, les deux Lallemand furent condamnés à mort. Bonnaire fut déporté, et son aide de camp, Miclon, exécuté. Le général Travot, qui s’était attiré la haine des Vendéens en réprimant la chouannerie, fut livré au conseil de guerre de Rennes. Ce conseil était présidé par le général Canuel, instrument des haines rétrogrades, ennemi personnel de l’accusé, et qui refusa de se récuser. Le département était gouverné par M. de Viomenil, le même émigré sinistre et féroce qui avait assuré l’exécution des jumeaux de la Réole. Il voulut recommencer ses exploits, et il interdit à l’avocat qui devait défendre le général de lui prêter son ministère ; mais, pour l’honneur du barreau, il ne rencontra pas à Rennes la lâcheté dont le barreau girondin donna l’exemple, et il connut d’autres caractères que ceux des Ravez, des Esmerigue et des Martignac. Trois défenseurs s’offrent, dont l’inspecteur d’académie et le savant juriste Touilier, professeur à l’école de droit. Ils rédigent une consultation écrite, que treize avocats demandent comme un honneur de signer.
Vains efforts ! Travot est condamné à mort ; il échappa au supplice, mais l’un de ses défenseurs, M. Courtpont, fut poursuivi. On ne lui pouvait reprocher la consultation juridique, qui était hors des atteintes de la loi : on lui demanda compte de quelques points de suspension qui suivaient une phrase, et où la pensée cachée du juriste semblait redoutable au pouvoir ! Quel temps !
Et les condamnations se suivaient, amenant sur les lèvres des juges militaires ou civils la monotonie effrayante des mortelles sentences. À Lude, dans la Sarthe, on exécute. À Montpellier, cinq condamnés sont conduits à l’échafaud à neuf heures du soir, et le sang coule sous le reflet sinistre des torches. Un condamné, les yeux tournés à la fois vers la tombe et vers l’avenir, acclame la République. À Carcassonne, le baron Trouvé qui commande ordonne, sur la place, un autodafé où sont brûlés tous les drapeaux de l’Empire et un aigle vivant ! Là même une scène atroce se produisit. En haine de M. Baux, propriétaire dans le département, le pouvoir local avait ordonné une poursuite ; le tribunal correctionnel l’acquitte. On arrête de nouveau M. Baux et, pour le même fait, on va le soumettre aux juges. Mais l’instruction ne peut produire la preuve qu’elle a déjà vainement cherchée ; alors on envoie à la prison, où d’autres accusés attendent, un agent provocateur. Par ses soins une évasion est préparée, les accusés s’apprêtent, et à ce moment le prévôt Barthez arrive, ouvre l’instruction basée sur le complot d’évasion, source de complot contre la sûreté des autorités locales. La cour prévôtale s’assemble : les condamnés sont conduits au supplice. Mais les valets du bourreau se récusent, et il fallut requérir un portefaix qui, le soir, se suicida. Le prévôt, poursuivi par des hallucinations vengeresses, devint fou.
La même ville devait revoir les mêmes excès ; au milieu des prédications acharnées des prêtres, soufflant la violence du haut de la chaire de miséricorde, menaçant d’une prochaine expropriation les détenteurs des biens nationaux, un prêtre, M. Auruscy, déclare un jour que le roi est trop juste pour vouloir la violation de la Charte. Le bruit se répand qu’il a insulté le roi. La cour d’assises s’assemble. Mais, devant l’attitude des jurés, l’avocat s’émeut et, la nuit, il fait partir de la ville tous les témoins. Il fallut renvoyer à une autre session l’affaire ; mais la session nouvelle arrive, le baron Trouvé recrute un jury, dont la première visite fut pour le procureur du roi afin de lui faire savoir qu’il était l’auxiliaire sûr de l’accusation ! Ici encore, l’ingéniosité héroïque de l’avocat trouve une issue : il invoque le Concordat, la volonté du pape de restituer à l’Église son ancienne juridiction, et la cour, croyant ou feignant de croire à cette paradoxale argumentation, se dessaisit au profit du tribunal ecclésiastique. Bien entendu, la cour de Cassation casse ce singulier arrêt, renvoie le curé devant la cour d’assises des Pyrénées-Orientales ; il y comparaissait le 16 août 1816 et, sauvé par toutes ces procédures, n’était condamné qu’à quinze mois de prison.
On ne peut raconter toute cette histoire à moins d’assimiler ces feuilles rapides au livre d’écrou ou au registre mortuaire des bourreaux. Dans la France entière, ce fut, pendant l’année 1815 et jusqu’à la fin de l’année 1816, une débauche d’arbitraire. Toutes les vengeances privées purent se satisfaire et toutes les rancunes s’exercer, la plainte d’un seul servant de base à un procès. Près de cent mille dénonciations vinrent émouvoir une justice dont la main inlassable s’abaissait, se levait, s’abaissait encore comme par un geste mécanique. Et pas une plainte ne s’éleva ! Aucune voix courageuse ne fit blêmir les hommes de sang qui se livraient à ces excès sur un pays sans défense. La Révolution, certes, avait fait des victimes, et tout le sang qui coula par elle ne fut pas utilement ou justement versé. Mais elle avait au moins une raison dans la violence des coups qui lui étaient portés : les émigrés agitaient contre elle l’Europe ; l’Angleterre tenait le trésor de guerre de la coalition ; les Prussiens étaient à Verdun ; la Vendée en armes, Toulon livré à l’ennemi. La Restauration était maîtresse incontestée du pays ; Napoléon confié aux flots innombrables qui le gardaient mieux que les bataillons ; une armée de 150 000 hommes sur le sol de la France, et qui l’eût garantie de tout acte pouvant compromettre le paiement annuel des indemnités, et plus de treize mois s’étaient écoulés depuis la chute de l’empereur ! Tout était docile au régime nouveau, les magistrats comme les maréchaux. Même, à la voix du duc de Feltre, ceux-ci avaient prêté le serment de fidélité renouvelé de l’ancien régime, et ces fiers conquérants qui avaient cavalcadé à travers l’Europe avaient ployé le genou. La bassesse correspondait à la férocité. Pour maudire et injurier les vaincus, la démagogie des rues se joignait à la courtisanerie des salons, toutes deux fraternelles, comme la prostitution et la débauche. La presse approuvait, et le Journal des Débats allait jusque sous la main du bourreau souiller fièrement les mourants. À part les accusés, à part la phalange d’avocats, dont la vaillance collective efface un peu la lâcheté individuelle des avocats de Bordeaux, nul n’éleva la voix pour rappeler la clémence. Même dans les années qui suivirent, les poètes qui dans leur âge viril devaient trouver d’immortelles flétrissures pour le crime, Victor Hugo et Lamartine (ce dernier, il est vrai, fonctionnaire du roi) ne purent, en pleine jeunesse, quand la sensibilité n’est pas encore émoussée, accorder leur lyre pour en tirer de plaintifs accents.
De toute cette furie la responsabilité retombe presque tout entière sur la Chambre introuvable. C’est elle qui avait provoqué par ses excès, dans le pays tout entier, des protestations et des séditions que le ministère se crut obligé ensuite de noyer dans le sang. Et elle est à un autre titre responsable, elle a excité à plus de sévérité que n’en eût montré le gouvernement lui-même. Dès le milieu de 1816, M. Decazes, chef réel du cabinet dont M. de Richelieu, d’ailleurs occupé à la libération du territoire, n’était que le président nominal, M. Decazes voulait dissoudre la Chambre. Mais il redoutait l’événement et son lendemain ; il crut devoir montrer impitoyable la main qui s’apprêtait à se montrer ferme contre les excès royalistes, afin de n’être pas accusé de déserter la cause du roi. Il savait les passions qu’il allait combattre et, dans l’instant même où il déplorait leur brutalité, il frappait ceux qu’elles avaient révoltés. Qu’auraient pu faire, de plus que lui MM. de Villèle, Corbière, La Bourdonnaye ? Il n’est que juste cependant de rappeler qu’il n’était pas le seul maître : la loi sur les cours prévôtales avait été voulue par la Chambre, et ces cours étaient présidées, comme les départements où elles fonctionnaient, par des émigrés impitoyables, bien prêts à le considérer lui-même comme un traître. Le pouvoir, emporté par les passions et les colères, ne put ou ne sut leur résister. Il aurait pu tenter, pour son honneur, une résistance plus noble, et les événements qui vont suivre, la dissolution de la Chambre, le calme qui accueillit cette mesure, l’échec aux élections de la plupart des royalistes terroristes, démontra qu’avec de la volonté et du courage on eût épargné à notre histoire ces jours sinistres où l’on ne peut rien retenir qui élève l’esprit et élargisse le cœur de l’homme.