Histoire socialiste/La Troisième République/02

La bibliothèque libre.
Chapitre I.

Histoire socialiste
La Troisième République

Chapitre III.



CHAPITRE II


Au lendemain de la victoire conservatrice. — La défense sociale. — Situation des partis. — M. Thiers.


Au lendemain de la victoire, l’Assemblée nationale, après avoir voté d’unanimes remerciements à l’armée qui venait de la protéger et, pensait-elle, de la débarrasser pour longtemps du « spectre rouge », se trouva fort embarrassée. De gros problèmes à résoudre et une orientation politique à chercher, c’est-à-dire une forme de gouvernement adéquate aux aspirations de sa majorité. La tâche fut menée parallèlement, mais dans les conditions les plus chaotiques, les plus incertaines. La pensée dominante était la « défense sociale » et l’outil de cette défense ne pouvait se rencontrer que dans un pouvoir solidement établi, fort, résolu et bien protégé, c’est-à-dire capable de gouverner à l’intérieur, de négocier à l’extérieur.

Une commune pensée, un but bien déterminé unifiaient les différentes fractions composant la majorité, maîtresse souveraine, arbitre des destinées des cabinets chargés de l’exécution des lois que, nombreuses, elle s’apprêtait à forger, comme on forge des chaînes. Tour la réalisation de ces hautes intentions, il n’y avait qu’un obstacle : le choix des moyens et l’entente pour ce choix. Les moyens c’étaient la forme et le caractère d’un gouvernement à donner à la France. La république, qui avait eu la grande mais lourde mission de liquider la sanglante faillite du régime impérial, n’avait pu réussir à délivrer le pays de l’invasion ; en outre, elle était issue d’une journée révolutionnaire, fiévreuse, mais calme, calme jusqu’à la duperie. Crimes impardonnables. On ne la tolérait que parce qu’elle représentait le provisoire, et que le provisoire favorisait toutes les conjurations, autorisait toutes les espérances : elles étaient variées, fréquemment disparates et antagoniques.

Légitimistes, tenant pour la pure tradition monarchique, s’employaient avec une activité rare à préparer une restauration au profit du comte de Chambord ; c’était le retour de la vieille monarchie française, vaguement amendée d’un modernisme vieillot, avec sa Charte, ses fleurs de lys, son drapeau blanc, ses cohortes cléricales et sa haine, toujours vivace, de la branche cadette et du progrès.

Orléanistes, tenant pour la branche cadette avec sa Charte élargie en Constitution, plus teintée de libéralisme, d’allures rajeunies, offrant des garanties sérieuses à la bourgeoisie capitaliste, avec le drapeau tricolore des trois glorieuses, des souvenirs militaires d’Afrique, mais aussi des souvenirs d’attitude toute pacifique vis-à-vis de l’étranger ; le souvenir aussi de ses résistances victorieuses aux ennemis de l’ordre et de la propriété. Ne pouvait-elle pas évoquer les terribles répressions de Lyon, de Paris ?

Le comte de Paris, ses partisans nombreux l’affirmaient, était prêt à tous les sacrifices pour assurer la paix sociale, travailler au relèvement du pays. Le programme avait de quoi séduire la bourgeoisie française, tour à tour voltairienne ou dévote, suivant les besoins, préoccupée surtout de conserver un rôle gouvernant, afin de plus sûrement soigner ses intérêts de classe, sa situation économique.

Malgré l’éclatante flétrissure infligée, à Bordeaux, par la quasi-unanimité de l’Assemblée, la faction bonapartiste n’avait pas perdu tout espoir et elle conspirait, comptant sur les maladresses, les fautes des voisins conservateurs ; escomptant le concours intéressé de la nuée de fonctionnaires, de prétoriens, de satisfaits qu’avait favorisés, entretenus, le régime déchu. Puis, seul peut-être de tous les partis réacteurs, il était capable de toutes les audaces.

Au centre de l’Assemblée flottait une masse inconsistante, fort troublée, indécise, oscillant de droite à gauche, cherchant à se fixer, mais n’osant pas ; versatile par calcul ou par timidité ; un coup décisif, un acte de volonté, un mouvement accusé de l’opinion publique étaient seuls capables de déterminer son orientation définitive ; il y fallut du temps.

Quant à la gauche, minorité, elle était acquise à l’idée républicaine, mais à l’idée républicaine conservatrice ; elle venait de donner avec ensemble contre le mouvement révolutionnaire, et si, vers la Montagne, elle accentuait son programme d’articles démocratiques, de réformes d’apparence ouvrières et sociales, elle répudiait hautement et en toutes circonstances toute solidarité avec ceux qu’on est convenu de qualifier « d’ennemis de l’ordre et de la propriété. »

Tels étaient les différents partis qui luttaient pour doter le pays d’institutions politiques, réparer les désastres de la guerre étrangère, panser, parfois en les avivant, les plaies de la guerre civile et préparer l’avenir.

Un homme dominait cette situation, quand la situation ne le dominait pas : M. Thiers, politique de race, d’une rare souplesse, rompu à toutes les subtilités politiciennes ; ayant traversé les intrigues les plus variées, quelquefois les plus douteuses ; accoutumé à la pratique du pouvoir, stratégiste et tacticien parlementaire éprouvé, conservateur et défenseur de l’ordre, il l’avait démontré sous Louis-Philippe, il venait de le démontrer… jusqu’à l’hécatombe de milliers d’êtres humains. Doué d’une volonté inflexible, autoritaire, intelligent, orateur clair, connaissant les diverses questions qui peuvent se poser devant une assemblée — elles sont toujours les mêmes, du reste, sous divers aspects — son rôle d’arbitre entre les partis s’était accusé davantage au cours de la lutte contre Paris. À tous les partis, réacteurs et modérés, il avait donné des gages précieux : après l’avoir porté aux cimes du pouvoir, ils devaient l’en précipiter.

Malgré l’autorité que lui avaient donnée ses avertissements, alors que se préparait la déclaration de guerre, ses négociations avec les gouvernements étrangers, son élection par vingt-six départements, l’autorité acquise depuis sa désignation comme chef du pouvoir exécutif, il était tenu en défiance par tous les partis, n’en favorisant ouvertement aucun, les flattant et les dupant tour à tour. Seuls, les centres lui étaient fidèles, tant il était leur exact représentant. À lord Granville, en septembre 1870, il avait dit : « La République est, en ce moment, le gouvernement de tout le monde ; ne désespérant aucun parti, parce qu’elle ne réalise définitivement le vœu d’aucun, elle convient maintenant à tous ». Il avait exigé qu’on ajoutât « de la République française » à son titre de chef du pouvoir exécutif, et à tous, invoquant tour à tour l’intérêt supérieur du pays ou la nécessité d’assurer l’ordre, il avait défini la République « le gouvernement qui nous divise le moins », et il calmait les impatients en affirmant que « l’avenir était réservé aux plus sages ».

Néanmoins, les gros dangers passés, les plus graves difficultés vaincues, il allait subir de fréquents et rudes assauts.