Histoire socialiste/La Troisième République/16

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Chapitre XV.

Histoire socialiste
La Troisième République

Chapitre XVII.



CHAPITRE XVI


L’Assemblée et le pays, — La meilleure des monarchies. — Inconscience des Droites. — Le prisonnier du Vatican. — Le Cléricalisme et la Libre-pensée. — Quelques lois. — La Commission des Trente.


Au fur et à mesure que se déroule, s’active la lutte autour du chef du pouvoir exécutif et contre lui, quand il ne capitule pas devant les Droites, l’aspect moral se modifie profondément. L’Assemblée a conquis le maximum d’impopularité ; elle a entassé le ridicule sur l’odieux ; elle a manifesté toute son impuissance, malgré l’énorme travail accompli dans ses commissions, au cours de ses séances publiques. La France devient républicaine, il n’y a pas à en douter, chaque élection partielle qui se présente est l’occasion d’une manifestation significative ; bien mieux, tout donne cette certitude que le pays rural se joindrait au pays citadin pour s’opposer à une tentative contre la forme de gouvernement qui présente à la fois une garantie et une espérance. M. Thiers ne le comprend pas assez ; le vieux fond monarchiste et conservateur le domine aux moments critiques ; du reste, il l’a déclaré au cours de la discussion de la proposition de Kerdrel qui a abouti à la création de la mémorable Commission des Trente :

« Je n’hésite pas à le dire, déclarait-il, si, devant moi, je voyais la possibilité de faire la monarchie, si on le pouvait. … Si on le peut, il faut me le dire ! Si je croyais que la faire en ce moment fût un devoir, que ce fût une manière de terminer votre anxiété ; si j’étais sûr qu’une monarchie eût de l’avenir, qu’elle pût durer, que l’on fût d’accord, qu’une des trois monarchies possibles rencontrât la soumission des deux autres et la soumission de cette portion considérable du pays qui s’est donnée à la République, savez-vous ce que je ferais ? Je dirais : J’ai pris un engagement ; cela ne regarde que moi, cela ne vous regarde pas ! Je trouverais une manière de me retirer, et je laisserais faire ceux qui pourraient restaurer la monarchie.

« Interrompez-moi en ce moment, si vous croyez que l’intérêt du pays est de faire la monarchie aujourd’hui ; faites-moi descendre la tribune, prenez le pouvoir, ce n’est pas moi qui vous le disputerai.

« Messieurs, voilà qui je suis. Je suis un vieux disciple de la monarchie, je suis ce qu’on appelle un monarchiste qui pratique la République par deux raisons : parce qu’il s’est engagé, et que, pratiquement, aujourd’hui, il ne peut pas faire autre chose. Voilà quel républicain je suis ; je me donne pour ce que je suis, je ne trompe personne.

« Eh bien l’équivoque va cesser à l’instant même. Vous me demandez pourquoi on m’applaudit. Le voilà !

« Ce n’est pas parce que j’ai failli aux doctrines de ma vie ; ce n’est pas parce que je partage les opinions des honorables députés qui siègent sur ces bancs (l’orateur montre la gauche) ; ce n’est pas parce que je partage les opinions non pas des plus avancés, mais des plus modérés. Non ! ils savent que sur la plupart des questions sociales, politiques et économiques, je ne partage pas leurs opinions ; ils le savent ; je le leur ai dit toujours.

« Non, ni sur l’impôt, ni sur l’armée, ni sur l’organisation sociale, ni sur l’organisation politique, ni sur l’organisation de la République, je ne pense pas comme eux.

« Mais on m’applaudit parce que je suis très arrêté sur ce point : qu’il n’y a aujourd’hui, pour la France, d’autre gouvernement possible que la République conservatrice. »

C’était en substance le mot fameux prêté à Lafayette, renversé : il n’est plus possible après la cruelle, démonstrative leçon que la France vient d’essuyer, d’esquiver la République, eh bien, tâchons d’en faire la meilleure des monarchies !

Entichés de formules vieillies, étroitement attachés à leurs traditions, à leurs princes, conseillés par des ambitieux sans scrupules, perfides mais d’une rare et insigne maladresse, les monarchistes ne surent pas comprendre M. Thiers, répondre à l’effet désespéré qu’il leur adressait ; heureusement on ne peut que se féliciter de leur aveuglement, de leurs obstinations absurdes.

Ils pouvaient, avec l’homme qui avait déclaré être hostile au programme des républicains de la veille les plus modérés, organiser la République antirépublicaine et ils laissaient échapper l’occasion ! Désormais, les Droites vont accumuler contre elles toutes les hostilités, et tous leurs projets, tous leurs actes vont activer le mouvement républicain tout autant que le pourront faire les plus ardentes campagnes des propagandistes. Pouvait-il en être autrement, quand le pays tout entier assistait à ce spectacle paradoxal, inexplicable : la majorité de l’Assemblée manœuvrant en vue de renverser un chef du pouvoir exécutif qui lui tendait les bras et implorait sa collaboration contre toutes les fractions du parti républicain ?

C’est parmi la plus profonde indifférence des masses que s’élaborent une foule de lois, les moins mauvaises suscitant les pires défiances : loi sur le recrutement du jury due à M. Dufaure qui en fait un véritable trompe-l’œil libéral et démocratique ; loi tendant à réprimer l’ivresse publique et à combattre les progrès de l’alcoolisme, bonne, excellente en principe, mais accès de vertu par avance frappé d’impuissance, car les conditions de travail, de salaire, d’habitation, d’alimentation, de surmenage et d’incertitude dans lesquelles est condamnée à vivre la classe ouvrière sont une des causes évidentes de ce fléau dont les ravages sont si profonds, si terrifiants ; loi tendant à réduire le travail des femmes et des enfants dans les manufactures, fort incomplète, fort timorée, et combien d’autres ?

Mais où le travail de l’Assemblée est complet, exécuté « avec conscience », ne comporte pas de demi-mesures, c’est quand il s’agit de donner satisfaction aux d’Orléans réclamant à la France encore occupée par les armées étrangères, ayant à réparer les maux financiers de la guerre, à payer à l’Allemagne une note de cinq milliards, tous les biens confisqués par le décret impérial du 22 janvier 1852 : la bagatelle de quarante millions environ !

La propagande bonapartiste aurait sans doute largement profité de ce scandale si, le 9 janvier 1873, Napoléon III n’était mort, l’événement déjouant une conspiration ourdie et près de se dénouer par un coup de main, tentative que seule était capable de tenter une faction ayant toutes les audaces et comptant de sérieux, résolus alliés dans l’armée et les administrations publiques.

Parmi le désarroi des royalistes divisés par suite des déclarations très nettes du comte de Chambord, le désarroi des bonapartistes qui allaient se diviser en deux camps violemment adverses, parmi les manœuvres désordonnées de la majorité de l’Assemblée nationale, un parti, le parti clérical poursuivait sa campagne contre la République, prêt, du reste, suivant sa tradition, à se rallier, à appuyer l’élément conservateur qui conquerrait le plus de chance de succès.

Ce qui lui importait, c’était de grouper autour de lui toutes les forces catholiques ; le ralliement sur le terrain purement religieux ferait de lui l’arbitre de la situation et son arbitrage il le ferait chèrement payer. En d’autres temps, la manœuvre par lui adoptée eût été d’une grande habileté. Tout son effort porta sur la situation du Pape Pie IX, depuis l’occupation de Rome par les troupes italiennes. Le Pape, tout en restant le chef de la chrétienté, était découronné comme roi temporel ; il était prisonnier au Vatican ! Cela était-il tolérable ? Et les chaires retentissaient et la presse catholique s’emplissait de tableaux lamentables, bien faits pour apitoyer les âmes catholiques sensibles, les femmes d’abord ; par les femmes les hommes seraient ensuite entraînés dans un grand mouvement de filiale pitié et de pieuse protestation. Une telle abomination ne se pouvait tolérer par la France catholique, par la « fille aînée de l’Église » qui, par deux fois, sous la République et sous l’Empire avait fait des expéditions
à la chambre : le banc des ministres.
D’après un document de l’époque.
romaines pour protéger la Papauté contre les entreprises de la République et de la Monarchie ! Puis, en l’occurence, la France seule pouvait agir ; des trois grandes nations catholiques d’Europe, l’Italie étant naturellement mise hors de cause, deux étaient contraintes au rôle de spectatrices impuissantes, l’Autriche non remise de ses défaites de 1866 et attirée dans l’orbite de l’Allemagne ; l’Espagne, l’Espagne du fanatisme religieux, de l’Inquisition, ayant pour roi — temporaire il est vrai — un prince de la maison de Savoie.

Suscité avec l’habileté perfide du clergé, un mouvement d’opinion se manifesta, assez vif pour émouvoir le parti républicain et M. Thiers lui-même, car il était gros de complications graves, avec l’Italie d’abord, puis avec l’Allemagne où M. de Bismark venait d’engager la mémorable action du Culturkampf. M. Thiers se crut obligé d’offrir à Pie IX un asile en France et un palais, le château de Pau. Le Pape refusa et ce refus eut pour conséquences une série de difficultés diplomatiques qui produisirent une impression profonde dans toute l’Europe, particulièrement en France. Elles eurent pour premier et principal résultat de porter un coup terrible au parti clérical dont les audaces ne connaissaient plus de bornes et qui ne parut plus, même aux yeux des moins clairvoyants, que comme un fauteur de désordres à l’intérieur et un danger dans le domaine de la politique extérieure, celui où passé, présent et avenir nous commandaient, nous imposaient la plus grande prudence.

C’est à cette époque, dans cette série d’incidents, que se manifesta le mouvement anticlérical dans lequel la libre-pensée devait rencontrer ses éléments principaux et commencer sa propagande méthodique. Ses débuts ne furent pas aisés, car ce fut avec acharnement que furent saisis brochures et journaux et condamnés ses propagateurs par des parquets et des juges, les premiers monarchistes, les seconds bonapartistes, tous défenseurs jurés de la religion catholique, tous au service de toutes les réactions.

Ce qu’il faut maintenant, c’est acculer M. Thiers soit à la capitulation complète, sans réserve, devant les exigences conservatrices, soit à la retraite ; la libération du territoire s’approche, on pourra manœuvrer plus largement, plus à l’aise et la Commission des Trente a les moyens, elle les élabore du reste, de préparer le terrain en l’aménageant dans les conditions les plus favorables aux combinaisons qui s’organisent. M. Thiers en avait le pressentiment fort net. N’avait-il pas dit à M. Jules Simon, dès les débuts de l’année 1873 : « Je n’ai pas à m’en occuper, du reste, car aussitôt la convention signée (relative à l’évacuation de tout le territoire), la majorité déclarera, par un beau décret, que j’ai bien mérité de la patrie et elle me mettra par terre. » Toutefois, le 18 mars suivant, après le vote par lequel l’Assemblée déclarait qu’il avait bien mérité de la Patrie, M. Thiers ne paraissait pas avoir perdu tout espoir, affirmant que le seul qui put le remplacer, le maréchal de Mac-Mahon, n’accepterait jamais !