Histoire socialiste/Le Second Empire/03

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CHAPITRE III


ÉBRANLEMENT


Comment, sous un régime d’oppression et de mensonge, la lutte pour la liberté a-t-elle pu recommencer ? Comment des prolétaires vaincus en juin 48, vaincus, eux aussi, eux surtout, en décembre 51, ont-ils pu recommencer encore la bataille pour l’émancipation de leur classe ? C’est là ce que doit tenter d’expliquer l’historien socialiste de cette époque.

Dans les années mêmes, où Napoléon III triomphe, un parti républicain subsiste, des prolétaires restent fidèles à leur idéal. Au temps du Consulat et du premier Empire, des Jacobins, nombreux, s’étaient ralliés à la fortune de Bonaparte. Malgré ses efforts, le second Empire ne parvint pas à rallier les républicains. Il imposa silence ; mais dans le silence, les cœurs continuèrent à battre, et les têtes à travailler, pour la République et la liberté.

Les chefs étaient loin, transportés ou exilés ; loin aussi, partageant leur sort, tous ces militants, tous ces « sous-officiers » de l’armée républicaine, qui aux jours d’émeutes ou de manifestation entraînaient la foule, et, par leur propagande quotidienne, faisaient son éducation. Transportés d’Algérie ou de la Guyane, souffrant de la soif, de la fatigue, de la vermine, prisonniers de Belle-Ile ou de Corte, en butte à l’hostilité de populations ignorantes, exilés de Londres, de Bruxelles, de Genève, se débattant péniblement contre la misère, ils sont séparés de la grande foule ouvrière ou paysanne qu’ils avaient espéré éduquer et libérer, et que le nouveau régime asservit ou comprime chaque jour davantage.

La douce et ardente Pauline Rolland, l’amie de Pierre Leroux et de Georges Sand, qui avait si longtemps rêvé d’une société meilleure, fondée sur la fédération des groupements ouvriers nationaux et étrangers, souffre pendant de longs mois de la pauvreté et de l’exil, et graciée, meurt à Lyon, avant d’avoir pu embrasser ses enfants. Eugène Millelot, un des héroïques de Clamecy, et qui a tenté de s’évader de la Guyane, est condamné à cent coups de corde et meurt au vingt-et-unième. Et combien d’autres succombent ainsi de misère ou de tortures, en Algérie et à la Guyane ?

Huber est à Belle-Ile et implore pour sa grâce. A Belle-Ile, encore Gambon pioche la terre et élève des oiseaux ; Commissaire fait à ses co-détenus des cours sur l’astronomie ; Watteau sur l’anatomie et la physiologie ; Blanqui sur l’économie politique. Car c’est là que se trouve le grand conspirateur, condamné au 15 mai. Là aussi est Barbès, le rival. Une lettre de ce dernier, lettre patriotique envoyée à Georges Sand, lui vaut la liberté en 1854. mais il s’exile. L’autre, en 1857, est transporté à Corte.

épisode symbolique de la bataille de l’Alma.
(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)


Louis Blanc est à Londres, depuis que l’Assemblée Constituante l’a voulu livrer à la justice, comme complice du 15 mai ; il y compose ses écrits justificatifs sur cette journée révolutionnaire, sur la commission du Luxembourg, sur tout son rôle en 48 ; il y discute avec Mazzini et Ledru-Rollin ; entre temps, il achève son histoire de la Révolution. Caussidière, Ledru-Rollin, Martin Bernard venus de la Belgique moins hospitalière, sont à Londres eux aussi ; puis Boichot, puis Félix Pyat, venus de Suisse. A Londres encore Martin Nadaud a d’abord repris la truelle, puis, par un travail assidu, est devenu professeur de français à Wimbledon ; Esquiros est examinateur à Woolwich. A Jersey, puis à Guernesey, Hugo travaille, infatigablement, aux Contemplations, à la Légende des Siècles, aux Misérables ; mais contre l’homme de décembre, il a tout de suite lancé Napoléon-le-Petit et les Châtiments. A Jersey également Pierre Leroux rédige une revue, l’Espérance, et plus tard, travaille à la Grève de Samarez. Auprès d’eux, pendant deux ans, Ribeyrolles, l’ancien rédacteur en chef de la Réforme, rédige l’Homme, que tous les proscrits lisent avec avidité.

Cependant, Challemel-Lacour, Madier de Montjau, Emile Deschanel, Pascal Duprat, Versigny vivent en Belgique de conférences ou de leçons. A Bruxelles encore le député ouvrier, le réformateur du compagnonnage, Agricol Perdiguier, Avignonnais-la-Vertu, donne des leçons de trait.

Marc Dufraisse,l’un des premiers propagandistes de l’Association ouvrière, le collaborateur de Proudhon au Peuple, enseigne à l’École Polytechnique de Zurich. Edgar Quinet, las de la surveillance belge, a dû se réfugier près du Léman, dans la solitude de Veytaux. et de là suit attentivement l’évolution démocratique. Charras, le clairvoyant et le courageux, se dépense en vain pour rapprocher et réunir ces forces éparses.

Tous travaillent, pour vivre, matériellement, mais aussi pour se soutenir moralement, contre l’ennui, contre les découragements de l’exil. C’est qu’ils n’oublient point. Ils veulent lutter encore, aider ceux qui n’ont pas été chassés de France, collaborer avec eux au renversement du tyran, au rétablissement de la liberté. Longtemps, ils croient que c’est chose facile, que le régime établi en décembre « ne durera qu’un jour ». Jules Favre même, qui est sur les lieux, l’a proclamé. Si la presse est muselée en France, eux du moins, ils pourront écrire : ils rappelleront à leurs concitoyens et ils diront à l’Europe quels crimes ont été commis en décembre. Pascal Duprat, Ribeyrolles, Schœlcher décrivent ces journées lugubres, découvrent les cruautés commises. Victor Hugo dit l’ignominie du criminel. Marc Dufraisse, le juriste, fixe la punition légale du forfait. Vésinier, Magen révèlent les orgies des nuits de Saint-Cloud. Félix Pyat demande vengeance et excite au tyrannicide. Et dans les journaux, dans le Proscrit, dans la Voix du Proscrit (ensuite), partout la même lutte se poursuit.

Mais il faut que toutes ces publications pénètrent en France ; il faut qu’elles puissent parvenir au peuple. En dépit des dispositions prises contre la contrebande littéraire, journaux, brochures, livres passent les frontières et inondent le pays. Les rapports des préfets du Nord signalent constamment leur introduction par la Belgique. « Lorsque les fraudeurs arrivent à franchir la ligne de surveillance de douane du côté de Tourcoing et Roubaix, écrit un de ces fonctionnaires dans son rapport du 10 juillet 1832, des envois se font à Paris, par petits paquets, non par Lille, mais par les petites stations permettant de tromper plus facilement toute surveillance. » A Lille, au cours d’une perquisition faite chez la femme d’un proscrit, on trouve 3.000 exemplaires de brochures républicaines, des Trois maréchaux de Charras, ou de Napoléon-le-Petit. La colonie de Jersey fait pénétrer ses manifestes par la Gironde et par la Manche. Pendant ces premières années de l’Empire, Napoléon-le-Petit surtout trouble le sommeil de tous les préfets. Le préfet du Nord ne peut l’arrêter au passage. Celui de l’Ain annonce au gouvernement qu’il circule dans tous les ateliers de Lyon. Devenu rare, il se vend six francs. Un banquier bibliophile paie 80 francs un exemplaire de la première édition.

Les bulletins de la « Commune révolutionnaire » et de la « Révolution », les deux groupes rivaux que les proscrits avaient fondés à Londres, circulaient partout en dépit de la police. La Lettre au peuple, émanée de la Commune révolutionnaire, signée de Félix Pyat, de Boichot, de Caussidière, fut introduite en fraude dans des colis de toutes espèces. Perquisitions, arrestations, poursuites, condamnations, rien n’y fît : les proscrits inondaient la France de leurs écrits. Le cabinet noir avait beau fonctionner : par des détours variés, la correspondance se poursuivait régulière. A un redoublement de rigueur on ripostait chaque fois par des moyens plus ingénieux. De 1852 à 1859, les relations des proscrits et des républicains de l’intérieur ne furent jamais interrompues un seul instant.

Ces derniers savaient pourtant ce qu’ils risquaient. Nous avons dit la vie du républicain sous l’Empire ; nous avons dit ce que pouvaient être ses journaux ; nous avons décrit l’action de la police. Nous n’avons pas besoin d’insister sur les difficultés de la propagande, disons plus : de la vie, sous ce régime de compression et de mensonge. Plusieurs en furent accablés, brisés. « Rien ne m’étonne, rien ne m’indigne désormais, écrivait Emile Souvestre ; il y a longtemps que j’ai dépassé les frontières du mépris et mon indignation est épuisée ». Il mourut bientôt et Mme Raune écrivait à l’occasion de sa mort : « Ces hommes, Lamennais, François Arago, Michel (de Rourges), Emile Souvestre ont été tués par le 2 Décembre. L’amertume qui débordait leur cœur m’en a assez appris ». La plupart, cependant, résistèrent, vécurent. « Jamais parti vaincu, a dit Beslay, n’a montré plus de fierté et de persévérance ». En dépit de l’administration et de la police, les républicains continuèrent de se voir, de se connaître, de se sentir les coudes, silencieusement, dans la foule anonyme et muette, où ils étaient confondus. Ils demeurèrent en éveil ; ils guettèrent les occasions ; surtout, ils formèrent de nouveaux combattants. Quand l’heure vint, tardive, tous étaient prêts : les anciens, fidèles, non découragés, les jeunes, formés par l’épreuve, ardents et résolus.

La misère de ceux qui souffraient pour la cause avait été une première occasion de se retrouver. Il fallait venir en aide, sans tarder, aux proscrits, à leurs familles restées en France. Michel Goudchaux, le banquier, l’ancien ministre des finances de la République, avait créé le comité de secours pour les proscrits. Mal secondé par Jules Simon, aidé seulement par Deroisin et par plusieurs ouvriers, il assuma la tâche, toujours pénible, de recueillir de l’argent. Ses lettres à Schœlcher, récemment citées par M. Tchernoff, marquent ce qu’il dut endurer. « Dès que j’entreverrai la possibilité d’augmenter le mensuel, lui écrivait-il, par exemple, le 15 août 1852, je le ferai, soyez-en sûr, mon cher Schœlcher, car mon cœur saigne à toutes les misères que vous avez sous les yeux et que je vois parfaitement d’ici ; ce sur quoi vous pouvez compter, — et c’est quelque chose, — c’est l’exactitude de mes envois : ce sont pour moi des échéances de banque ; ainsi donc tous les 6 et 20 jours, je vous ferai l’envoi de quinzaine, et la veille, si le 6 ou le 20 est un samedi, parce que ce jour-là il n’y a pas de courrier pour Londres ; je le ferai ainsi tant que durera la souscription ; pour cela, il faut qu’il me reste assez de force pour effectuer moi-même les rentrées (379 par mois et 80 ou 90 étages à monter par jour avec des palpitations qui m’empêchent de respirer quand j’arrive aux étages supérieurs). Mon cher Schœlcher, je fais bien peu de chose, j’en conviens, mais je fais tout ce qu’il m’est humainement possible de faire ». Grâce à ces efforts, bien des misères furent soulagées ; les mensualités pour Londres étaient de 11 à 12.000 francs en 1853. Résultat plus important encore : la souscription maintenait unis des républicains. Quand la police poursuivait Goudchaux, en octobre 1854, comme « caissier de la conspiration » et perquisitionnait chez lui, elle faisait évidemment — et volontairement — une bêtise. Mais elle marquait bien le rôle efficace de la souscription, dans cette conspiration permanente qu’était le parti républicain.

Ce que Goudchaux faisait à Paris, d’autres le faisaient en province. Les porcelainiers de Limoges envoyaient régulièrement des subsides à leurs militants frappés. Lyon, de même, avait sa société de secours : la ville avait été divisée en cantons ; et dans chaque canton, de petits groupes de six membres étaient constitués, chaque membre payant 5 centimes la semaine. Les chefs de groupe formaient la commission centrale du canton ; et chaque commission centrale avait son représentant à la commission supérieure. Les prolétaires lyonnais avaient gardé leurs habitudes d’organisation ! Pour la bienfaisance, provisoirement, ils se voyaient, se concertaient. Plus tard, encore, ils le sauraient faire, pour d’autres buts.

Comme les sociétés de secours, les salons permettaient cette propagande individuelle, d’homme à homme, qui entretenait les courages et gagnait parfois quelques intelligences. C’était le moyen d’opposition dont usaient surtout les légitimistes et les orléanistes. Les républicains ne le négligèrent point. Chez Carnot, chez Garnier-Pagès, chez Hérold, chez Laurent Pichat, ils étaient chez eux ; et les mouchards ne pouvaient s’introduire là comme dans une société secrète. Chez Mme d’Agoult (Daniel Stern), la rédaction de la Revue de Paris se donnait rendez-vous. H. Carnot, Renan, Berthelot, Chaudey, Littré s’y rencontraient. Et « les conversations déplorables », comme disaient les préfets, allaient leur train. La critique amère et les épi-grammes alternaient. Les pamphlets manuscrits, les chansons, les bons mots, tout était bon pour attaquer. Chez les jeunes, les réunions nocturnes étaient souvent plus mouvementées : dans l’atelier du peintre Delestre, Ribert et Gustave Jourdan discutaient passionnément du libéralisme et du jacobinisme. D’autres précisaient les réformes à accomplir à la chute de Empire. Mais combien, au milieu même de ces discussions, suivant d’une oreille distraite les arguments des débatteurs, rêvaient à l’action nécessaire, et, dédaignant « les cartouches philosophiques », souhaitaient « d’apprendre à faire des cartouches » ?…

En attendant, les professeurs de Massin, de Favart, de Sainte-Barbe, de ces institutions libres laïques, donnaient à un nombre, chaque année plus grand, de jeunes gens, le désir de lutter pour la République. L’Université avait été brutalement, systématiquement frappée depuis 1850 ; au moment du Coup d’État, nombreux avaient été les professeurs républicains qui avaient été destitués ou forcés à démissionner pour refus de serment. La jeunesse ne l’ignorait point. C’était vers ces hommes qu’elle se tournait spontanément. « On savait ce qu’ils avaient abandonné ; on savait ce qu’ils avaient accepté plutôt que d’incliner la fierté de leur caractère… On n’entendait jamais tomber de leur bouche une plainte sur ce qu’ils avaient sacrifié ou sur ce qu’ils souffraient maintenant ». Parmi eux, il faut citer Vacherot, Barni, les deux philosophes collaborateurs de la Revue de Paris, Eugène Despois. l’historien, le démocrate au cœur ardent et pur, Assolant, Frédéric Morin, Boutteville. Par leur enseignement, par des conférences, inoubliées de tous leurs auditeurs, ils « refirent les âmes de la jeunesse fortes et viriles comme les leurs ». Ils firent des études classiques ou de la philosophie un enseignement de liberté. Au jour le jour, aussi, dans des réunions intimes avec leurs élèves, ils ne dédaignèrent point la petite guerre efficace des bons mots ou des remarques amusantes : toutes les petites roueries jésuitiques, les oublis de strophes inquiétantes dans les morceaux choisis, les tripatouillages de textes, les fausses citations par loyalisme ou par piété, étaient par eux dénoncés. Mais, à d’autres heures, surtout au retour des vacances, ils disaient leurs récentes rencontres avec les proscrits illustres ou lisaient les vers vengeurs, les pamphlets rapportés en fraude.

Ainsi se formait pour la République une jeunesse bourgeoise, ou si l’on veut, une jeunesse intellectuelle. Et les maîtres constataient avec joie la poussée de cette nouvelle génération. « Rarement, disait Frédéric Morin, les mauvais ont été pires qu’aujourd’hui : mais jamais les bons et les généreux n’ont été meilleurs… Tout ce qui n’est pas absorbé par les grossiers plaisirs ou les calculs plus grossiers encore a la même pensée, les mêmes vues, les mêmes désirs ». Les petits journaux littéraires, a demi-politiques, se multipliaient, à Paris ou en province, tous éphémères mais utiles. Et les boucans faits au cours des professeurs impérialistes, de Sainte-Beuve ou de Nisard, accusé, celui-là, d’avoir admis « deux morales », indiquaient à ces Messieurs que ce n’était point à eux que revenait l’influence, l’autorité morale sur la jeunesse des Écoles.

Mais ce n’étaient ni les journaux, trop coûteux, ni les revues, ni les conférences, ni les conversations de salons qui pouvaient permettre aux prolétaires républicains de se rencontrer, de se sentir les coudes, de ranimer leurs souvenirs ou d’entretenir leurs espérances. Dans les grandes villes, dans les régions industrielles, le fait est indéniable : secrètement, intimement, ils demeurèrent fidèles à leur idéal. Mais comment ? par quels efforts obstinés ? Car est il rien qui s’oblitère plus vite qu’une opinion, contrainte au silence, à l’inaction ? — Les catholiques le savent bien.

Pour ne point oublier, pour renouveler les souvenirs et ranimer l’espérance, les ouvriers républicains ne négligèrent aucune occasion. Ils eurent d’abord les enterrements, les grandes foules, silencieuses, recueillies, venant affirmer derrière un cercueil, qu’une pensée vivait encore, qui avait été celle du mort. Les enterrements républicains furent une inquiétude constante pour la police impériale. Quand la mère de Ledru-Rollin mourut, elle s’empara du corps, de grand matin et personne ne put le suivre au cimetière. Quand dans l’hiver de 1853, Armand Marrast expira, quelques amis purent suivre son cercueil ; aucun ne put parler sur sa tombe. Mais les précautions étaient vaines quand le peuple, coûte que coûte, voulait manifester sa fidélité aux souvenirs. Quand la femme de Raspail mourut, et bien que la nouvelle ne fût connue que depuis vingt-quatre heures, vingt-cinq-mille ouvriers vinrent rendre un dernier hommage à la femme de leur ami. Guettés par la police, ils marchèrent sans rien dire, et cet immense cortège silencieux impressionna. En 1855, encore, quand Lamennais mourut, la brutalité policière s’était donné libre jeu : une affiche avait annoncé que ses parents et exécuteurs testamentaires seraient seuls admis à le suivre au cimetière. En vain ! Lorsque le corbillard passa dans le faubourg Saint-Antoine, les ouvriers arrivèrent en masse pour grossir le cortège, et la police dut charger pour les refouler. Parfois, le gouvernement usait d’un autre moyen : il arguait du talent, de la renommée scientifique du savant ou du poète qui venait de mourir et lui faisait rendre des honneurs officiels. Des troupes entourèrent le corbillard qui emportait François Arago ou Béranger. Au besoin, les fusils auraient été relevés et chargés…

Mais si la foule ouvrière, soit à Paris, soit en province, manifestait ainsi sa fidélité à la République, c’est qu’elle continuait d’être secrètement travaillée, groupée, éduquée par d’obstinés propagandistes. Les procès, des souvenirs, quelques mémoires, donnent quelquefois de curieuses indications sur cette propagande secrète.

Des 1852, au lendemain même du Coup d’État, les magistrats, les procureurs chargés d’abattre le républicanisme avaient pu se rendre compte que les ouvriers, si cruellement décimés par les commissions, ne désarmeraient pas. C’étaient eux qu’ils avaient trouvé lors de la résistance au Coup d’État, dans les mairies insurrectionnelles ; c’était dans leurs sociétés corporatives, confondues avec leurs sociétés secrètes qu’ils avaient pu voir l’origine de toutes « les insurrections de décembre » ; c’étaient contre eux enfin que les commissions mixtes avaient reçu le plus de dénonciations.

Il y a, aux Archives nationales, sous la cote BB 30/424 un registre des plus curieux, contenant la copie de la statistique dressée au greffe des commissions militaires, et qui indique bien la part prise par les masses laborieuses à la résistance au Coup d’État. Le registre contient par professions et par départements, le nombre d’individus « arrêtés ou poursuivis » par les commissions. Sur 20.884, on compte — le fait est notable, parce que rare — 1.570 rentiers, ou du moins personnes aisées classées comme telles ; on compte encore 5.423 cultivateurs et 1.850 journaliers, provenant naturellement des départements où les campagnes se soulevèrent ; on note enfin l’état-major républicain, celui des campagnes, 325 médecins, 168 officiers ministériels, 261 instituteurs, 900 aubergistes ; celui des villes : 225 avocats, 90 journalistes, 70 hommes de lettres, 54 professeurs, 110 étudiants. Mais il faut voir aussi comment les diverses corporations ouvrières, celles surtout où la solidarité corporative était comprise et cultivée, fournirent leur contingent de victimes. Il importe de citer ces quelques chiffres. Au total de 26.884 victimes des commissions, les bijoutiers fournirent 62 des leurs, les blanchisseurs 25, les bonnetiers 25, les bouchers 145, les bouchonniers 152 (dont 148 dans le Var) ; les boulangers 415, les bourreliers 156, les carriers 180, les chaudronniers 32, les coiffeurs 252, les commis de magasins 616, les confiseurs 30, les cordiers 36 ; les cordonniers, la vieille corporation révolutionnaire, celle dont les liens secrets, compagnonniques ou autres, s’étaient étendus par toute la France, avaient eu 1.107 membres arrêtés ou poursuivis ; les couteliers 90, les cuisiniers 70, les ébénistes 103, les ferblantiers 85, les fileurs 224, les fondeurs 43, les forgerons, les rudes marteleurs qui mènent souvent les oppositions villageoises 457, les fourniers 56, les gantiers 22, les graveurs 47, les horlogers 83, les imprimeurs sur étoffes 31, les typographes 155, les jardiniers 131, les maçons 733. les mariniers dans l’Yonne et dans la Nièvre 138, les menuisiers 888, les meuniers 102, les passementiers 56, les peigneurs de chanvre 26, les peintres en bâtiment 144, les porcelainiers 50, les potiers 81, les sabotiers 185, les scieurs de long 115, les serruriers 428, les ouvriers en soie 12, seulement, car Lyon révolutionnaire a été contenue et surtout la préoccupation politique y est souvent moins vive que la préoccupation sociale ; les tailleurs, la corporation qu’on retrouve avec les cordonniers dans tous les mouvements d’agitation sociale, au cours du siècle, a 688 de ses membres poursuivis ; les tailleurs de pierre 251, les tanneurs 238, les teinturiers 82, les tisserands 462, les tisseurs 114, les tonneliers 198. les tourneurs 153, les tuiliers 91, les vanniers 46, et les voituriers 191. Si le gouvernement voulait écraser méthodiquement les républicains, la statistique lui indiquait quelles corporations, quelles régions avaient été le plus contaminées. La confection du beau registre des Archives n’a peut-être point d’autre origine.

Comment contenir, comment surtout rallier à L’Empire cette classe ouvrière ? Comment extirper les derniers germes de la maladie ? Ce fut la préoccupation constante des procureurs impériaux, pendant toute la durée de l’Empire.

Ils avaient pu s’apercevoir bientôt que leur œuvre ne serait pas facilement couronnée de succès. Deux mois après le Coup d’État, le procureur de la Cour d’appel du Var écrivait : « Certains ouvriers semblent inaccessibles au repentir ; il suffit soit d’un mot, soit d’un coup d’œil, pour en demeurer convaincu. C’étaient les sous-officiers habituels de l’émeute. La grâce ne pouvait sans danger s’étendre jusqu’à eux. Les paysans, au contraire, quoique depuis longtemps travaillés, pervertis par les prédications et la vie funeste des chambrées, conservent encore quelques-uns des bons sentiments de leur nature. C’était curable ».

Ce procureur ne raisonnait pas mal. Les campagnes, purgées de républicains militants, se montrèrent rapidement soumises à l’Empereur. Mais parmi les ouvriers, assemblés par leur travail, réunis à l’usine ou dans les petits ateliers, les idées républicaines et socialistes continuèrent de faire leur chemin, à travers les esprits. Si le gouvernement consultait ses statistiques, il pouvait apprendre encore que tous les hommes qu’il avait frappés ou persécutés, n’étaient pas en âge de disparaître, s’il ne les tuait point tout de suite. Sur ses 20.884 victimes, 2.226 seulement avaient plus de 50 ans ; 52 avaient moins de 10 ans ; 8.332 avaient de 21 à 30 ans ; 9.048 de 31 à 40 ans ; 5.373 de 41 à 50 ans. Les acquittés et les graciés, on pouvait en être sûr, n’oublieraient point. Et de fait, les vieilles corporations révolutionnaires, celles où l’on peut converser, tandis que la main agile accomplit sa tâche, celles qui avaient été le plus atteintes, les tailleurs, les cordonniers, redevinrent vite suspectes, et justement. Les ateliers de fonderies de machines et des chemins de fer étaient considérés comme le quartier général du socialisme. « Les sociétés secrètes, disait un magistrat, trouvent un cadre tout formé dans les affinités d’état et dans les ateliers de travail : ., puisque toujours elles commencent entre ouvriers qui travaillent côte à côte. »

Les renseignements, que l’on a commencé de réunir sur la propagande républicaine pendant ces années mauvaises, montrent l’importance du groupement corporatif dans cette propagande.

En Alsace, les petites brasseries de Strasbourg, tenues par des propriétaires à opinions radicales, et où la police pénétrait difficilement, étaient le siège de cercles où se réunissaient par groupes des milliers d’artisans et d’ouvriers. A Mulhouse, des associations ouvrières avaient gardé leurs cadres et conservé dans leurs rangs des républicains avérés. Dans le Midi, où la population agricole se trouve agglomérée et aime les longues conversations, sur les cagnards ou dans les petits cafés, les idées démocratiques persistaient. Dans le Centre, beaucoup d’hommes étaient encore pénétrés « du vieux levain démocratique et social ». A Limoges, où les idées socialistes avaient jeté de si profondes racines, les ouvriers continuaient leurs tentatives d’associations de production, fondant et refondant leurs sociétés, et recueillaient des secours pour les proscrits. A Lyon, à Saint-Étienne, les ouvriers gardaient leurs sentiments.

(D’après un document du Musée Carnavalet)


Les rapports des procureurs généraux sur l’état moral et politique de leur ressorts, — rapports mensuels jusqu’à la fin de 1852, rapports semestriels à partir de 1852, — donnent à ce sujet des indications souvent précieuses. Ces rapports ne sont malheureusement communicables, — de par la règle même de nos Archives nationales, — que jusqu’en 1856.

Ceux des grandes régions industrielles sont particulièrement intéressants.

Le procureur de Limoges constate que si le prolétariat limousin ne manifeste plus ouvertement ses opinions, il demeure fidèle à ses idées. En décembre 1852, pour le vote de l’Empire, le nombre des abstentions augmente considérablement. Et l’on comprend dans ce nombre 1500 à 2000 ouvriers porcelainiers. « Ce sont les plus habiles, dit le procureur, les peintres, les doreurs, ceux qu’une demi-instruction a initiés à ces doctrines qu’ils partagent encore » (BB 30/378)

Le procureur du ressort de Paris, lui, surveille surtout l’Aube, la Maine et l’Yonne, les bonnetiers de Troyes et de Romilly, les ouvriers de la laine à Reims, les ouvriers des chemins de fer à Épernay, les vignerons des environs d’Auxerre, Il se félicite bien sans doute de « la sorte de trêve imposée aux passions ennemies par l’impossibilité de distraire le pays du spectacle des grandes choses que l’Empire a faites dans la guerre et dans la paix ». Mais, tout comme les autres, il redoute le regain de force que telle ou telle circonstance peut donner à des opinions qui secrètement persistent. Quelques centres surtout l’inquiètent ; et il n’est guère de rapport, par exemple, où il ne revienne sur le mauvais esprit de cette commune révolutionnaire qu’est Romilly.

Le procureur de Lyon (BB 30/379) doit expliquer dans son ressort bien des événements déplaisants, quand ce ne serait que l’élection d’Hénon. Cette élection « colportée silencieusement, sans réunions préparatoires, sans circulaires, sans publicité de journaux » atteste, pense-t-il, « combien les sociétés secrètes sont encore vivantes et bien organisées à Lyon. Les sociétés n’ont point de journaux ; leurs lieux de réunions connus ont été fermés ; les associations alimentaires ont été dissoutes : l’état de siège et la création d’une police nouvelle rendent leur rapprochement très difficile ; les plus importants des républicains ont été arrêtés avant le 2 Décembre ; une terreur salutaire devrait retenir les autres ; et cependant voila une candidature qui sans appui ostensible, à travers des difficultés de tous les genres, se produit secrètement, et subitement, arrive au succès, malgré tous les efforts de l’administration w. Rapport du 8 mars 52). Le procureur général ne peut y croire ! Il semble bien d’après ses rapports mêmes que ce procureur était plus intelligent que beaucoup d’autres ; mais l’intelligence d’un procureur ne peut aller jusqu’à penser que la répression est impuissante contre les idées. Plus tard en décembre, il estime que la Croix-Rousse est en train de se rallier à l’Empire, mais constate que le mouvement est plus long à Lyon qu’à Saint-Étienne. Quand son successeur arrive de Bordeaux, au début de 1853, celui-là est stupéfait de la persistance des idées républicaines et socialistes : « Il existe à Lyon, dit-il, une espèce de croyance, une religion politique dont les ateliers sont les catacombes », et il demande, selon la règle, que de grands événements extérieurs viennent distraire l’opinion. Jusqu’en 1856, c’est toujours la même note.

Même note encore dans les rapports du procureur de Riom, en ce qui concerne l’Allier (BB 30/386 2). Il note constamment à Montluçon « une fermentation à peine saisissable de la classe ouvrière » (juillet 52) : fermentation que son substitut saisit mieux, le jour où on lui casse ses carreaux (5 août 1852). En juillet 1855, il note que le « mouvement industriel paraît ne s’y être développé qu’au détriment de la tranquillité et de la moralité publique ».

En Alsace (ressort de Colmar, BB 30/376), mêmes constatations : la population est « gangrenée de socialisme », et son silence ne rassure pas du tout le procureur (10 juillet 52). Le 31 mars 53, il signale la population de Mulhouse comme « une des plus dangereuses qui existent en France ».

Enfin, dans le ressort de Douai (BB 30/377), au moment même où il note « l’incroyable élan de l’industrie », l’informateur semestriel est forcé de constater comme ses confrères que les républicains, réduits au silence, n’ont point perdu courage. Jusqu’au dernier rapport qui a pu nous être communiqué celui de juillet 1856, il lui faut noter la persistance du parti républicain « devenu socialiste en pénétrant les masses ». « C’est à Lille, dit-il. et dans les groupes industriels qui l’entourent, à Anzin, à Saint-Amand, à Orchies, à Valenciennes que les républicains ont le plus d’adhérents dans le Nord ».

Dans les centres moins industriels, la classe ouvrière est animée partout des mêmes sentiments. Préfets et procureurs sont unanimes. L’un écrit de la Côte-d’Or : « Les mauvaises passions exercent toujours leur empire sur les classes ouvrières ». Un autre, de Metz : « Après les grâces accordées au parti démagogique, la fermentation et le mouvement commencent à reparaître ». De Rouen : « Nulle amélioration morale parmi les ouvriers ; les anciens cadres subsistent encore ; dans les classes supérieures, disposition à considérer l’Empire comme un fait transitoire, à éviter de s’engager avec le gouvernement ». D’Orléans : même note. Et enfin le procureur d’Aix, qui exagère, craint « un soulèvement général dans le Midi ».

Mais, ce que nos citations mêmes ne peuvent rendre, c’est l’impression d’ensemble qu’on éprouve à la lecture de ces rapports. Si quelqu’un pouvait douter encore des dispositions de la classe ouvrière à l’égard de l’Empire, nous lui conseillerions de parcourir quelques-uns de ces rapports. Il y verrait le nombre incalculable de poursuites pour outrages envers l’Empereur, pour des paroles qui échappaient. Il y verrait qu’il n’y a presque point de mois où ne soient signalés des ouvriers, des paysans qui menacent d’un nouveau 93, vengeur de 48, qui acclament « la République démocratique et sociale ». Et il acquerrait la conviction que non seulement les militants, tous ceux qui pensaient et voulaient encore, demeurèrent fidèles à la République, mais que bien souvent le prétendu ralliement de la classe ouvrière à l’Empire n’était qu’une phrase officielle.

Que les proscrits, que les exilés écrivent donc : qu’ils rappellent les crimes de décembre, qu’ils disent la nécessité de la liberté : il y a en France une jeunesse intellectuelle qui écoute leurs leçons ; il y a une classe ouvrière qui rêve encore de son émancipation politique et sociale. Un parti républicain subsiste : entre les transportés, les détenus, les exilés et ceux qui luttent en France, ceux qui souffrent de l’odieux système policier qui a succédé à la proscription, les relations sont fréquentes, et les haines (sinon toujours tous les désirs et toutes les conceptions), sont communes.

Il serait intéressant de décrire, mais précisément, finement, les idées dominantes de ce parti républicain, ou plutôt de ces groupes républicains, épais dans toute la France. Il serait intéressant aussi de marquer les influences qui ont le plus fortement agi sur l’intelligence de toute la jeunesse républicaine qui étudiait, les influences de Proudhon, de Michelet, du positivisme. Nous dirons plus loin, rassemblant quelques traits épais, ce qui persista des idées socialistes. Mais il nous faut dire ici au moins d’une manière générale, l’état d’esprit de ces républicains, leurs sentiments. Quelle action jugeaient-ils possible ? Quel développement entrevoyaient-ils pour leur parti ?

Une distinction est nécessaire entre les exilés et ceux qui luttent en France. Dans leurs solitudes des villes étrangères, les proscrits continuent de vivre dans l’état d’esprit où les a trouvés le Coup d’État ; leurs attitudes ont été comme figées soudain ; les circonstances nouvelles de la vie politique en France ne peuvent les modifier. Ils gardent leur idéal, ils gardent leurs passions, leurs rancunes de 1848, d’un temps de libre discussion, où les systèmes particuliers pouvaient s’épanouir et se heurter. A Londres, il y a des divisions, des conflits entre écoles rivales ; Louis Blanc a son groupe, et Ledru-Rollin a le sien. Les partisans de Félix Pyat s’opposent aux uns et aux autres. La Commune révolutionnaire et la Révolution, les deux sociétés rivales, s’accusent mutuellement de trahir la démocratie. Telles sont parfois les haines engendrées par ces divisions qu’il arrive que le sang coule. Un jour, à Londres, dans un duel terrible, Barthélémy, partisan fanatique de Louis Blanc, tue Cournet, ancien lieutenant de vaisseau, ami de Ledru-Rollin.

Impossible même d’étudier en commun les causes de la défaite républicaine. Les quelques réunions, tentées dans ce but, n’aboutissent qu’à une recrudescence de querelles. Les socialistes, les amis de Louis Blanc et de Leroux reprochent à Ledru-Rollin ses trahisons, sa haine constante du socialisme. Depuis 1850, le Comité central démocratique européen, sorte d’Internationale républicaine et bourgeoise, a réuni Ledru-Rollin, Mazzini, Arnold Ruge, le député allemand, Darasz, le réfugié polonais ; tous ensemble, ils proclament qu’ils faut écarter provisoirement les systèmes socialistes, lutter seulement pour la liberté politique, pour l’indépendance nationale.

Naïvement, ils attribuent aux discordes des chefs l’échec de la Révolution, sans voir, comme le leur rappelle Marx, les luttes de classes ou de fractions de classes qu’elles n’ont fait que révéler ou exprimer. Mais ce sont ces discordes seules qui désormais se perpétuent, maintenant que les réalités économiques et sociales ne viennent plus les ranimer, ni les modifier. En dépit de tous les manifestes grandiloquents et solennels, c’est une pauvre et triste querelle qui va ainsi se perpétuant parmi ces hommes d’action ou de pensée, isolés de la vie qui appelle l’action et nourrit la pensée. Tantôt, c’est un article de Mazzini au journal belge, la Nation, qui réveille la querelle avec Louis Blanc et les socialistes ; tantôt c’est un manifeste du triumvirat, Mazzini, Ledru-Rollin, Kossuth, qui survit seul en 1855, au Comité démocratique européen, qui incite encore Louis Blanc et Leroux à rappeler que la forme républicaine n’est qu’un moyen, et qu’il faut songer au but, songer à la réforme sociale, au moment même où l’on tente d’établir la République. Discussions oiseuses, qui ne font que discréditer les proscrits dans le pays même qui leur donne asile, et qui n’aident en rien ni à l’intelligence du passé, ni à la préparation de l’avenir.

Heureusement, il ne semble pas qu’elles passent la frontière ! Même, quand les proscrits écrivent en France, on dirait qu’ils taisent ou atténuent leurs rancunes. C’est que là, sous le régime d’oppression hypocrite ou brutale, sous lequel ils vivent, les républicains ne peuvent s’attarder à des querelles rétrospectives. Dans la proscription, il y a encore des républicains bourgeois et des socialistes. Ici, en dépit de juin ou en dépit de décembre, il n’y a plus guère que des républicains, mais de tendances socialistes.

La faute en est à l’administration, à la magistrature et à la police d’abord : depuis 1848, en effet, depuis que la réaction, de jour en jour, s’est accentuée, proscrivant successivement des idées moins avancées et des hommes moins audacieux, c’est comme rouges, c’est comme socialistes, que les hommes au pouvoir ont évincé et frappé tous les républicains jusqu’aux plus modérés. Et il faut bien prendre garde, en consultant les documents officiels de l’époque, de se laisser tromper par les mots. Socialiste veut dire simplement républicain ; et il est tout à fait rare qu’un procureur distingue. Pour discréditer tous ses ennemis de gauche, pour les frapper tous, le pouvoir leur a attribué communément, les pensées les plus redoutées par l’opinion conservatrice. Tout républicain est devenu un rouge ; tout rouge est devenu socialiste. Mais alors, en fait, les hommes frappés ensemble se sont rapprochés, se sont confondus dans les mêmes rangs, comme jadis, au temps de la Restauration, républicains et bonapartistes se réunissaient dans les sociétés secrètes.

Mais il faut noter ici, une fois encore, un autre fait. A côté des républicains bourgeois de ferme caractère et de convictions arrêtées qui se rencontrent encore dans les rangs républicains, c’est surtout dans la classe ouvrière des grandes villes que le parti se recrute. Cette classe ouvrière sans doute, ne semble plus avoir la force d’affirmer son idéal particulier : en face des républicains bourgeois, le plus souvent, elle n’affirme plus, comme naguère, ses théories socialistes. Mais comme l’Empire l’opprime, comme c’est contre elle, la classe républicaine par excellence, que la plupart des poursuites sont dirigées, elle tend à considérer le renversement de l’Empire comme le commencement de son émancipation. Qu’une crise commerciale et industrielle se produise dans une ville, qu’une grève éclate, c’est l’Empire d’abord que la classe ouvrière rendra responsable de sa misère ; et la propagande républicaine se répandra. Les procureurs le savent bien, et c’est de cela surtout qu’ils se méfient. Le moins de misère, le moins de gêne possible pour assurer le calme politique. C’est la misère qui pousse les tisseurs et fileurs de laine, à Reims, en 1853, à écouter Marchand et ses amis, qui leur apprennent ce qu’est Badinguet. Et il est certain, d’autre part, que le malaise industriel de 1857 a dû être une des causes du vote républicain des ouvriers des villes, en cette année-là. D’ailleurs, les républicains bourgeois, qui se rencontraient alors dans des réunions clandestines avec les ouvriers, n’étaient pas de ceux qui n’avaient vu dans la République qu’une forme gouvernementale. Certains d’entre eux comprenaient bien que si la Deuxième République avait pu être étranglée en décembre, c’était qu’elle n’avait pas su garder la confiance de la classe ouvrière. Et tous, plus ou moins, ils mêlaient à leur conception républicaine quelques réformes sociales. Entre eux et la classe ouvrière, provisoirement du moins, l’entente était possible ; elle était d’ailleurs nécessaire, urgente.

Nous tenterons de dire plus loin quelles espérances particulières de réforme sociale continuaient d’animer même en ces années-là de nombreux ouvriers républicains. Il nous suffit d’avoir marqué ici que momentanément, dans leurs préoccupations, le renversement de l’Empire avait pris la première place.

Mais, comment le renverser, cet Empire ? La propagande clandestine pouvait conserver au parti ses militants, ses fidèles. Mais pouvait-on espérer d’entraîner jamais les timides ? Comment, sous la surveillance de la police, et dans le silence de la presse, composer une majorité ?

Tout naturellement, les républicains revenaient à leurs anciennes méthodes. Il fallait tenter un coup de main, comme autrefois Blanqui, comme naguère l’homme de décembre lui-même : un attentat, l’insurrection heureuse d’une minorité s’emparant du gouvernement. Les étudiants qui connaissaient le passé de leur parti, les ouvriers qui, avant 48, avaient appartenu aux sociétés secrètes, aux Familles, aux Saisons, pouvaient indiquer la méthode. De 1852 à 1858, pendant toutes ces années de gloire pour le nouvel Empire, de nombreuses conspirations furent formées. La police, sans doute, en exagéra le nombre ; il lui fallait bien des prétextes pour achever d’extirper de France le mal républicain. Mais il y en eut de réelles ; l’idée du régicide ne cessa d’être prêchée par les proscrits ; et les petits groupes républicains ne cessèrent point de songer à l’émeute, à l’insurrection populaire.

Dès septembre 1852, on arrêta dans la rue de la Reine-Blanche un groupe de conspirateurs : un médecin, un officier de marine, mais avec eux une dizaine d’ouvriers. Ils avaient fabriqué des armes et des munitions ; ils furent condamnés et crièrent : « Vive la République ! ».

En Juillet 1853, l’opinion fut émue par le complot de l’Hippodrome et de l’Opéra-Comique. L’année précédente déjà, quelques vieux conspirateurs parisiens avaient formé des sociétés secrètes, le Cordon sanitaire, la Société des Consuls du Peuple ; de leur côté, des étudiants avaient formé la société des Deux Cents. Les trois groupes marchaient d’accord, pour une action immédiate, pour une insurrection, à commencer, inévitablement, par le meurtre du tyran. Un réfugié politique moldave, Jean Bratiano, avait fourni une presse. On y imprimait les bulletins insurrectionnels.

C’étaient des étudiants, une quarantaine, qui étaient l’âme de la conspiration : Ribault de Laugardière surtout et Ranc. Avec eux des ouvriers, comme Ruault, tailleur de pierres au Louvre. Par l’intermédiaire de Watteau, médecin militaire à Lille, des relations avaient été établies avec des sous-officiers de Lille, avec des réfugiés de Belgique ; et ils étaient en correspondance avec les proscrits de Londres.

L’exécution de l’Empereur avait été fixée au 7 juin 1853, lorsqu’il se rendrait de Saint-Cloud à l’Hippodrome. Mais l’attention de la police avait été éveillée. Ruault et son ami Lux furent arrêtés. Le coup fut remis au 6 juillet. La police, avertie sans doute encore une fois, arrêta trois conspirateurs aux abords de l’Opéra-Comique. Quelques jours plus tard, plusieurs des étudiants qui avaient pris part au complot furent arrêtés. Vingt-sept accusés comparurent devant la Cour d’assises, où ils furent défendus par Jules Favre et Martin de Strasbourg. Les uns furent condamnés ; les autres, acquittés, furent traduits devant le tribunal correctionnel, pour délit de société secrète, et condamnés de ce chef.

En octobre 1853, Delescluze fut arrêté ; le Dr Guépin, de Nantes, fut incarcéré ; les Mangin, rédacteurs du Phare de la Loire, furent perquisitionnés. Y avait-il, cette fois encore, complot, conspiration ? Des plans avaient-ils été arrêtés ? On peut facilement comprendre que la propagande républicaine constituait une conspiration permanente. Propagande clandestine, elle aboutissait fatalement a la constitution de sociétés secrètes ; et la société secrète étant déjà, à elle seule, un acte de révolte contre le régime, elle ne pouvait que tendre au renversement brusque du régime. Au coup de force de décembre ne pouvait répondre qu’un coup de force. Et les relations des proscrits et des républicains de France avaient forcément toujours cet objet. Au début de 1854, les combats indécis de la guerre de Crimée, l’arrêt des armées alliées, et les fléchissements de la Bourse faisaient croire aux proscrits de Londres, qu’un mouvement grandissant de mécontentement entraînait l’opinion. La Commune révolutionnaire pensa que l’heure était peut-être venue d’agir. Boichot vint se faire arrêter en France. Mais ce fut le prétexte de poursuites nouvelles, à Angers, à Tours, à Lyon, où tous ceux qui, parmi les ouvriers, sentaient le besoin de s’unir, de s’instruire ou rêvaient simplement de temps plus libres furent accusés d’être affiliés à la société de la Marianne, si redoutée depuis 1850, ou à la Charbonnerie, dont le souvenir hantait les policiers de l’ancien carbonaro, parvenu au pouvoir.

Par contre, ce furent de véritables conspirateurs que les frères Jacquin, Dhénnin ou leurs amis qui, la même année, projetèrent de faire sauter le train impérial entre Pérenchies et Lambersart, sur la ligne de Lille à Tournai, et furent condamnés de ce chef.

En 1855, l’attentat de Pianori et l’attentat même du maniaque cordonnier Bellemare ne semblent pouvoir être mis au compte du parti. Mais de nouvelles poursuites, à Paris contre la Marianne, à Lyon contre les Voraces, attestèrent la persistance des projets républicains.

Cette même année, 1855, dans la nuit du 26 au 27 août, une émeute, la seule importante de ces années-là, éclata, en province, à Angers. Les ouvriers des ardoisières de Trélazé, membres de la Marianne, marchèrent sur Angers et furent dispersés par les troupes. Ces ardoisiers avaient été l’objet d’une propagande active qui, comme la propagande de Boichot, s’inspirait surtout des événements de Crimée. Des manifestes leur avaient annoncé que l’armée alliée serait battue à Sébastopol, qu’elle serait décimée par la faim et le choléra, et que la République serait proclamée à Paris. C’était pour proclamer le gouvernement révolutionnaire, « pour aider à renouveler la loi », comme disait l’un d’eux, qu’ils s’étaient portés sur Angers. Et un autre, Pasquier, se déclarait « toujours prêt à prendre les armes pour son parti ». Ils furent condamnés ; et jusqu’au début de 1856, des poursuites eurent lieu dans toute la France, contre les membres supposés ou réels de la Marianne, à Nantes, à Tours, à Orléans, à Angers, à Paris. Ces poursuites attestaient que les masses républicaines demeuraient fidèles à leurs idées, qu’en dépit de toutes les mesures de compression policière, le parti agirait. Comme l’écrivait en 1855, le ministre de la Justice, « le parti démocratique était toujours contenu plutôt que corrigé ».

Mais que pouvait-il décidément contre le souverain appuyé sur l’armée, contre le prince heureux, auquel souriait la fortune ? Ses invectives au brigand de décembre étaient étouffées dans le bruit des triomphes de 1856. L’Europe entière rendait hommage à l’Empereur : les attentats, les conspirations étaient-ils bien des moyens propres à faire comprendre la grandeur, la justice de la cause républicaine, propres à la faire aimer et soutenir ?

Le parti, cependant, était impatient de manifester sinon sa force, au moins toujours, son existence. Le corps législatif devait être renouvelé en 1857. Des élections allaient avoir lieu. Qu’allait-on faire ?

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Depuis 1852, de nombreux membres du parti recommandaient l’abstention. Aux élections municipales et départementales elle avait été pratiquée.

D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.


En 1857, les sentimentaux, les irréductibles tenaient toujours pour l’abstention, et quelques anciens aussi, qui ne comprenaient point que l’on pût entrer dans le Corps législatif de l’Empire. Mais ceux-là étaient maintenant les moins nombreux.

La plupart étaient d’avis qu’on participât aux élections : il fallait, disaient-ils, user de toutes les armes, se servir du tronçon si l’on ne pouvait disposer de l’arme intacte. Et ils ajoutaient que pour les masses rien n’est plus énervant que l’abstention. Les proscrits furent consultés : Ledru-Rollin, Eugène Sue recommandèrent l’action. « Aide-toi, le Ciel t’aidera » répondit aussi Louis Blanc et dans un long manifeste, il dit la nécessité de la lutte. « Évitez, écrivait-il, que la paralysie ne soit réduite en système. S’abstenir ne servirait qu’à décourager les bons, à réjouir les pervers, à fournir un masque aux sceptiques, à livrer les hommes de cœur et à protéger les lâches. Le nœud gordien ne se dénoue pas de lui-même ».

Mais que feront les élus, si l’on en a ? Et beaucoup ne doutent pas qu’on en ait. Eugène Sue en espère même cent trente-cinq. Les députés, on le sait, doivent prêter serment à l’Empire. Les républicains vont-ils prêter serment à l’homme qui viola le sien, celui qu’ils lui avaient demandé ?

La question de l’abstention était résolue ; ce fut celle du serment qui souleva les débats les plus passionnés. Louis Blanc voyait dans les élections un moyen solennel et dramatique de protestation. Puisque la presse était silencieuse, un refus éclatant de serment exprimerait la protestation étouffée des masses. « Ce qu’il faut, disait Louis Blanc, c’est un refus motivé, de telle sorte qu’on y entende vibrer ce grand cri qu’a retenu au fond des consciences le succès prolongé de l’attentat par où la liberté de la tribune et celle de la presse ont péri ; interrompus, que les élus de la nation insistent ; menacés, qu’ils résistent, jusqu’à ce que la force brutale, intervenant, les empoigne Que des hommes éminents, concluait-il, donnent dans une circonstance solennelle, un grand exemple de courage civique, croit-on que cet exemple serait inefficace ? » Les anciens partageaient pour la plupart l’opinion de Louis Blanc. Mais un certain nombre de républicains, des jeunes surtout, se souciaient peu de devenir de nouveaux Manuels. Ils voulaient être élus, siéger, agir. Garnier-Pagès, Ledru-Rollin avaient prêté serment sous Louis-Philippe : eux aussi prêteraient serment, profiteraient de la Constitution pour faire entendre des voix indépendantes dans une assemblée servile. Havin et le petit groupe du Siècle poussaient de ce côté : on ferait au Corps législatif une opposition analogue à celle du journal qui se soumettait aux conditions du régime, et ne voulait pas, malgré qu’en eût Goudchaux, « se faire supprimer ».

Depuis quelque temps, en vue des élections, un comité s’était formé, qui se réunissait chez un avocat assez connu, Desmarets. Il y avait là d’anciens représentants, des hommes de 48, Arnaud (de l’Ariège), Jules Bastide, Bethmont, Bûchez, Carnot, le général Cavaignac, Charton, Corbon, Jules Simon, Jean Reynaud ; des publicistes comme Laurent Pichat, Frédéric Morin, Eugène Pelletan ; des professeurs comme Vacherot. Ce comité d’anciens répartit les candidatures dans les dix circonscriptions de Paris.

Mais, à côté d’eux, des jeunes avaient voulu leur part : il y en avait autour de M. Havin qui ne manquaient point de talent, des avocats surtout, quelque peu dédaigneux des « vieilles barbes », et impatients d’agir. Parmi eux. Durier, Ernest Picard, et surtout Émile Ollivier. Fils d’un vieux républicain, d’un proscrit, de Démosthène Ollivier, — préfet des Bouches-du-Rhône, à vingt ans, par la volonté de Ledru-Rollin, cet avocat prompt aux harangues et aux allocutions, désirait, parait-il, montrer qu’une opposition irréductible à l’Empire pouvait ne pas exclure une participation active à ses travaux parlementaires. Comme tous les hommes de sa génération, il avait soif d’action. Il pensait que les anciens avaient trop parlé, trop discuté des principes, trop accumulé et heurté les formules grandioses. Et c’était l’avis aussi de ceux qui, comme Ranc, se mêlaient aux sociétés secrètes et aux conspirations. Mais lui, c’était dans l’enceinte parlementaire, c’était par une collaboration quotidienne au travail d’administration, qu’il comptait donner autorité à l’idée républicaine. « Il est, disait-il quelques jours plus tard dans son programme, une sorte de démocratie, large, sympathique, qui s’élance vers l’avenir. Cette démocratie sait qu’on grandit par l’assimilation et non par l’exclusion ; qu’en présence d’une situation nouvelle, il faut se transformer et non se répéter. Elle croit que le temps des phrases est passé et que celui de la science commence. L’amélioration morale et matérielle du sort de ceux qui souffrent, des travailleurs ; le développement du commerce, de l’industrie, du crédit : voilà son but. — La liberté : voilà ses moyens. Cette démocratie est celle de la jeunesse depuis 1848 ; je suis un de ses représentants ».

La protection de M. Havin valut à M. E. Ollivier une circonscription ; la roublardise du même Normand, qui publia dans le Siècle, au lieu de la liste arrêtée par le comité, une liste à sa façon, lui valut une bonne circonscription.

Les ouvriers n’avaient point eu voix au chapitre. Ils allaient voter en masse pour les candidats désignés par les comités bourgeois. Ils n’avaient ni la liberté, ni les moyens de s’occuper des élections. L’habile homme qu’était Havin estimait cependant qu’il fallait au moins avoir l’air de penser à eux. Il avait songé à Proudhon, qu’ils continuaient d’aimer. Mais Proudhon ne tenait point à se présenter ; personnellement même, il penchait maintenant pour l’abstention. Ce fut un de ses collaborateurs, Darimon, qu’Havin choisit.

Ces petites manœuvres d’Havin et de son protégé soulevèrent de vives querelles. D’aigres et publiques discussions se poursuivirent entre Émile Olivier et Garnier-Pagès. A Paris finalement l’opposition marcha divisée à la bataille.

Et pourtant le succès fut grand : Paris, dans ses circonscriptions urbaines, nomma cinq républicains sur huit députés à élire. Trois au premier tour, et avec des majorités considérables : Cavaignac, Carnot, Goudchaux ; puis Émile Ollivier et Darimon au scrutin de ballottage. En province, il était difficile de résister à l’écrasante pression administrative. Dans quelques grandes villes, cependant, les groupes républicains avaient mené la bataille. Lyon avait nommé Hénon, comme en 1852, et un second candidat démocrate, Bacot, n’avait échoué que de quelques suffrages. Bordeaux avait élu Curé, considéré alors comme républicain. Un grand nombre de villes s’était associées à cette manifestation, dans les coins de France les plus opposés : dans la Marne, la Meurthe, le Lot, le général Cavaignac, dont le nom, en dépit de Juin, « signifiait clairement République » avait obtenu des milliers de voix. À Avignon, il avait eu la majorité. Emmanuel Arago et Pagès (de l’Ariége) avaient eu également la majorité dans Toulouse. Dans l’Aube, la Côte-d’Or, la Loire, l’Eure, la Dordogne, l’Hérault, l’Indre, la Charente, l’Orne, l’opposition avait réuni des minorités respectables. Mais le vote quasi unanime des campagnes, menées au scrutin par les préfets, assurait encore au gouvernement une majorité considérable.

Cette affirmation éclatante de la fidélité à la République (car ce n’était point une renaissance, aucune propagande nouvelle n’ayant pu amener un nouveau groupement), surprit le gouvernement. Elle surprit même quelques républicains qui s’étaient laissé prendre aux apparences du 2 décembre, et avaient cru un instant que la masse ouvrière était gagnée à l’Empire. Le gouvernement songea même, dit-on, à ne plus renouveler la Chambre que partiellement, tous les cinq ans.

Suivant les engagements qu’ils avaient pris, Carnot et Goudchaux écrivirent une lettre publique pour refuser le serment : ils furent déclarés démissionnaires (nov. 1857). Cavaignac était mort avant l’ouverture du Corps législatif.

Hénon prêta serment en déclarant qu’il se conformait ainsi à la volonté de ses électeurs. Les trois autres, Émile Ollivier, Darimon, Curé prêtèrent serment, sans rien manifester. Leur serment avait quelque authenticité : quelques mois plus tard, Curé se ralliait à l’Empire ; les deux autres mirent plus de temps ; mais leur trahison n’en eut que plus d’éclat.

Émile Ollivier, Darimon, Hénon ; ce n’étaient point ces trois hommes, qui, à eux seuls, allaient ébranler tout l’édifice impérial. L’opinion publique s’était intéressée quelque temps à leur élection, à leurs premiers gestes : le train-train de la vie quotidienne reprenait. Les fêtes suffisaient toujours à distraire les boutiquiers, les grands travaux à occuper les masses ouvrières, et les coups de Bourse satisfaisaient la féodalité financière. Pour que le parti républicain recommençât à jouer un rôle historique, il fallait qu’il apparût de nouveau comme le représentant d’une tradition, comme le dépositaire d’idées, que les événements rappelaient au premier plan. Pendant ces années de gloire impériale, de 1852 à 1857. il avait vécu, et c’était beaucoup. Vie artificielle, vie volontaire, comme celle du malade qu’on suralimente, comme celle de l’organisme débile, qui ne peut que défendre son existence contre toutes les forces adverses ! La vie normale, la vie inconsciente de l’organisme fort ne pouvait recommencer que par l’action. Mais une action républicaine était-elle possible sous ce régime ? Une intervention républicaine était-elle possible dans ce système ?

Ce sont les rêveries napoléoniennes qui la rendirent possible ; c’est la politique extérieure de Napoléon III qui rendit quelque la liberté et quelque force au parti républicain.

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Par la guerre de Crimée, Napoléon III avait donné satisfaction aux catholiques ; par cette guerre, également, et par le Congrès de Paris, il avait donné à la France la gloire nationale que tous les partis désiraient. Pour un régime comme celui qu’il avait établi, et dans un pays comme la France, une guerre glorieuse, même stérile, était une utile diversion. « En France, comme le disait Persigny, dès 1850, le sentiment national est le seul moyen de combattre les mauvaises passions ». Lisons : le nationalisme est le plus efficace moyen de réaction.

Au lendemain du Congrès de Paris, la France se trouvait dans une position admirable. Grâce à elle, l’Angleterre avait réalisé ses desseins dans la mer Noire. La Russie, vaincue et préparant sa revanche, recherchait ses bonnes grâces et même son alliance ; l’Autriche, satisfaite de l’issue d’une guerre qui, malgré les efforts de la Prusse ou du Piémont, ne lui avait rien coûté, ni en Allemagne ni en Italie, lui était reconnaissante de la libre navigation du Danube. C’était la France encore qui aidait la Turquie dans son effort de réforme intérieure ; c’était elle qui avait obtenu au Congrès l’admission de la Prusse et du Piémont, et ces deux nations attendaient d’elle un avenir conforme à leurs espérances. Cette position valait d’être gardée : il suffisait de montrer que la France était assez forte pour obliger chacun de compter avec elle, assez désintéressée pour donner confiance en ses arbitrages.

Mais Napoléon III avait de grandes idées, conçues depuis longtemps, longuement méditées pendant les années d’exil ou d’aventure, et dont la réalisation le hantait. Ce qu’il voulait, c’était réaliser pacifiquement les vœux traditionnels de la Révolution française et de l’Empire ; c’était rendre à tous les peuples leur indépendance, leur liberté. Héritier du grand Empereur, élevé par sa mère dans les souvenirs de l’épopée impériale, il se proposait d’effacer la honte des traités de 1815, d’effacer surtout les dispositions injustes qui continuaient de peser sur les peuples. Il connaissait les aspirations des races opprimées ; dès sa jeunesse, il avait reçu les leçons des philologues Lebas et Hage, et il avait eu, comme ses condisciples allemands, la passion des études archéologiques. Plus tard, de 1824 à 1820, en Italie, il s’était attaché à la patrie romaine ; il avait même lutté avec son frère aîné, en 1831, pour la cause sainte de l’indépendance italienne. Et depuis 1831, il était resté tout à la fois le confident et l’espoir des patriotes italiens exiles.

Liberté allemande, liberté italienne, liberté de toutes les nationalités opprimées, tels étaient ses rêves constants. Et, depuis le jour où il s’était emparé du pouvoir en France, il songeait à les réaliser.

Surtout, il sentait bien que la réalisation de ces grands projets flatterait l’amour-propre national de ses sujets. Les catholiques lui seraient reconnaissants de mettre la force de la France au service des intérêts chrétiens, au service des missions, au service des races latines. Mais les républicains surtout se rallieraient au prince qui déchirerait les traités de 1815, les odieux traités imposés par la Sainte-Alliance victorieuse et qui avaient étranglé leur propagande. Ils se rallieraient à l’Empire contre l’Autriche réactionnaire qui avait brisé la révolution européenne de 1848 ; et ils seraient au moins indulgents au prince qui inaugurerait l’œuvre d’émancipation, que la Deuxième République n’avait eu ni le temps ni le pouvoir d’accomplir. Sans doute, le coup d’État avait creusé un fossé difficilement franchissable entre les républicains et les bonapartistes, naguère encore unis contre la politique trop timide de Louis-Philippe ou dans l’admiration confuse des temps révolutionnaires. Mais les traditions créées par la légende n’étaient pas complètement éteintes. Les conceptions de politique extérieure des rédacteurs du Siècle n’étaient pas toujours très éloignées de celles de l’Empereur. Et celui-ci pouvait penser à utiliser les républicains. « L’Empire, disait-il un jour à Walewski, est encore de fraîche date ; il est soumis aux tribulations de l’enfance. Il faut qu’il réunisse sous le manteau de la gloire les partis qui tendent à se séparer de plus en plus ».

Tout en continuant de ménager les catholiques, Napoléon III allait donc tenter de satisfaire ses aspirations intimes. C’eût été déjà une besogne compliquée, délicate, de sauvegarder les intérêts français, à l’heure où les Allemands, où les Italiens, où toutes les races européennes rêvaient d’établir leur unité, au besoin même par la force, et d’affirmer leur puissance. Mais à quels dangers une politique d’intervention et de gloire pouvait-elle entraîner la France ! Passe encore même si une politique de nationalités, nettement populaire, n’avait fait qu’inquiéter en Europe les puissances réactionnaires. Mais, à vouloir mêler le profit individuel, le pourboire, dont Napoléon III avait besoin pour l’affermissement de sa dynastie en France, aux vastes desseins humanitaires, on risquait fort de mécontenter tout le monde, et de tourner contre soi les forces déchaînées des nations nouvelles.

Au lendemain du Congrès de Paris, on put croire un moment que c’était en Roumanie que Napoléon III allait inaugurer sa politique de nationalités. La question roumaine avait été abordée au Congrès. Napoléon III avait soutenu les revendications des patriotes roumains qui réclamaient tout à la fois l’indépendance et l’unité de leur pays. Il avait demandé pour eux la réunion des principautés moldo-valaques sous l’autorité d’un seul prince qui aurait été le duc de Parme. Il n’obtint que le principe d’une consultation des Roumains. Une loi électorale fut préparée… par la France. Singulière initiatrice de liberté, en vérité, que la France impériale de cette époque ! La Porte montra d’ailleurs qu’elle s’entendait, elle aussi, en élections : les neuf-dixièmes de la population furent exclus du vote. La France protesta : l’ambassadeur anglais à Constantinople, toujours le fameux Redcliffe avait une riposte prête, pour cet adversaire (à l’extérieur) ; des élections « officielles » : « Vous criez, dit-il à M. Thouvenel, contre la conduite du caïmacan à Iassy, eh bien ! lisez donc la circulaire de M. Billault sur la liberté des élections en France ». Le gouvernement français montra les dents, menaça la Turquie d’une guerre ; mais, sentant que l’Angleterre ne le suivrait pas, il se contenta de l’annulation des élections. Le 19 août 1858, à Paris, un nouveau Congrès régla l’affaire. La France laissa tranquillement effacer les concessions faites aux Roumains deux ans auparavant : ils demeurèrent sous la suzeraineté du sultan, séparés toujours en deux provinces et soumis au tribut, n’ayant pour toute satisfaction que l’uniformité administrative. Napoléon laissait en somme les Moldaves se débrouiller seuls ; et ils se débrouillèrent fort bien en élisant comme hospodar dans les deux provinces Alexandre Couza qui prépara l’unité et l’indépendance roumaines.

Mais depuis des mois déjà, « l’Orient n’était plus rien dans les calculs de Napoléon III ». L’Italie était tout ! C’était en Italie que la politique napoléonienne des nationalités, avec toutes ses conséquences, allait se déployer. Il nous faut rappeler en quelques mots l’évolution décisive qui venait de se produire dans le mouvement pour l’unité et l’indépendance en Italie.

Naguère encore, lors de la grande poussée d’opinion qui avait amené les soulèvements de 1848, Rome et la Papauté, exaltée par Gioberti, avaient tenu la première place. Les événements de 1848 et des années suivantes avait montré ce qu’était vraiment la papauté : l’obstacle à l’unité italienne, à la liberté italienne. Soutenue par les Bourbons, par l’Autriche, par la France réactionnaire, elle était apparue, dans sa vérité, comme le centre de la réaction… Mais d’autre part il avait été reconnu aussi que les républicains avaient été impuissants à défendre la liberté contre elle et contre l’étranger.

Alors, à l’heure où les princes italiens faisaient appel à la protection de l’Autriche et suivaient la papauté dans la voie réactionnaire, le royaume de Savoie, gouverné par un roi jeune, décidé à résister à l’Autriche, appuyé sur des ministres catholiques, mais hostiles à la réaction, apparut, dans la détresse, comme le point de ralliement des patriotes. Des hommes de tous les partis, des conservateurs, des révolutionnaires, des républicains se groupèrent autour de la monarchie sarde. Si Mazzini et Garibaldi, dans l’exil, demeuraient irréductibles, Rattazzi, Farini, Cialdini, instruits par la défaite, apportaient leur concours à l’État fort qui semblait, seul désormais, pouvoir conduire les Italiens à l’unité et à la liberté.

Un homme, entre tous, avait contribué a cette évolution, à ce nouveau rassemblement des forces italiennes : c’était M. de Cavour. Ce grand seigneur, étranger aux luttes des partis, n’avait jamais eu qu’une passion : L’unité italienne. Servi par une mémoire prodigieuse, une capacité de travail énorme, une volonté de fer, et surtout des connaissances économiques singulières, dues autant à l’étude qu’à l’exploitation éclairée de grands domaines, il sut s’imposer au roi, aux autres ministres, à la nation. Très impopulaire au début, il convainquit l’Italie. Sans phrases, par des actes de bonne administration, par le développement du commerce et de l’industrie, il lui donna la certitude qu’une puissance économique, capable de soutenir une armée forte, était plus propre à lui donner la liberté que les plus beaux enthousiasmes unitaires. Et c’est ainsi que dès 1852, il rallia les partis dans le connubio.

Dès alors les patriotes piémontais songèrent à une lutte nouvelle contre l’Autriche ; mais ils comprirent qu’ils ne pouvaient la mener seuls. Il leur fallait des alliances. Cavour rechercha celle de la France. Pour l’obtenir il était prêt à employer tous les moyens, même des moyens douteux. Mais il fallait atteindre le grand but.

Napoléon, au demeurant, ne demandait qu’à manifester ses sympathies pour l’Italie. Avec du temps et de l’obstination, Cavour devait emporter son appui.

Dès 1852, spontanément, l’Empereur avait déclaré au ministre sarde qu’il aimait l’Italie comme une seconde patrie, et il lui avait exprimé l’espoir de voir « un jour les deux pays compagnons d’armes pour la cause de l’indépendance ». En 1854, nous l’avons vu, Cavour avait accordé sans conditions, et malgré l’opposition des autres ministres, le concours des troupes sardes pour la guerre de Crimée. Ainsi le Piémont était-il sorti de son isolement ; et les minces succès de ses troupes, amplifiés par l’orgueil populaire, avaient rehaussé dans tous les petits États italiens son prestige militaire. Cependant Napoléon III poursuivait son rêve ; et les fidèles amis que Cavour avait aux Tuileries, le comte Arese, un Lombard, vieil ami d’exil de l’Empereur, et le docteur Conneau, fils d’un Français et d’une Milanaise, son compagnon de prison à Ham, ne négligeaient rien pour tourner les impériales rêveries au profit de la liberté italienne. En novembre 1855, quand Cavour et Victor-Emmanuel vinrent assister à la clôture de l’Exposition, Napoléon III leur demanda « ce qu’on pouvait faire pour le Piémont et l’Italie ».

Au Congrès de 1856, il fit déjà quelque chose pour elle, en faisant admettre M. de Cavour. Celui-ci n’obtint guère plus que la sympathie des puissances ; et l’opposition, à son retour, trouva que c’était peu. Mais en fait, comme il le disait, « la cause de l’Italie avait été portée à la barre de l’opinion publique » et le Piémont était désormais son avocat reconnu. D’ailleurs, hors du Congrès, aux Tuileries, entre le ministre sarde et l’Empereur des pourparlers amicaux et secrets avaient été engagés. Une très belle comtesse italienne avait même, dit-on, fort aidé son ministre, auprès de l’Empereur.

D’après un document de la Bibliothèque Nationale.


Les femmes, en effet, avaient leur rôle dans cette étrange lutte d’influence et de diplomatie secrète. Le parti catholique, qui ne voyait pas sans inquiétude, son allié d’hier, son complice de décembre, s’engager dans des entreprises qui devaient fatalement tourner contre le pouvoir pontifical, faisait agir l’Impératrice. Les conservateurs français la mettaient en garde contre les démarches de comte Arese ou des Bonaparte. ; et sa dévotion superstitieuse les servait admirablement.

Par contre, Cavour avait trouvé au Palais-Royal, en la personne du prince Napoléon un auxiliaire des plus dévoués. C’était au Palais-Royal qu’on entretenait la tradition du bonapartisme démocrate et libéral. C’était là qu’on essayait de retrouver et de maintenir l’alliance entre le bonapartisme et les républicains les moins irréductibles ; et la politique des nationalités, hardiment pratiquée, était le seul moyen d’opérer ce rapprochement. Entre l’influence cléricale et l’influence démocratique, entre l’Univers et le Siècle, Napoléon III hésitait. Le remaniement de l’Italie, l’unité et l’émancipation d’une nation latine lui tenaient toujours à cœur. Faire l’Italie une, c’était briser avec éclat les traités de 1815 : mais il eût voulu le faire sans révolution et sans combat, par la diplomatie. La politique anticléricale de Cavour et l’hostilité des patriotes italiens contre le pape lui faisaient pressentir toutes les conséquences d’une guerre nationale et populaire qui soulèverait le peuple.

1857 passa sans que l’Empereur osât prendre la résolution attendue. Les élections de cette année-là avaient été un argument excellent, pour les bonapartistes libéraux ; ils avaient pu montrer le réveil du républicanisme, désigner la part qu’on pouvait lui faire ; mais Napoléon III ne s’était pas décidé. Un autre que Cavour se serait découragé ; obstiné dans son dessein, il achevait au contraire de rallier les patriotes italiens, d’affermir la position du Piémont. Il donnait confiance à tous par son attitude arrogante envers l’Autriche. Ni Mazzini, qui tentait à Gènes un coup de main en juin, ni les catholiques qui s’efforçaient en novembre de le renverser par l’action électorale, ne purent ébranler son pouvoir. L’Italie était prête à le suivre, quand l’heure sonnerait.

L’heure sonna, le 14 janvier 1858. La bombe d’Orsini fut le prologue d’un drame étrange.

Le 14 janvier 1858, au soir, lorsque l’Empereur et l’Impératrice arrivaient à l’Opéra, trois bombes furent lancées vers leur voiture. Ni l’Empereur ni l’Impératrice n’avaient été atteints ; mais 141 personnes avaient été blessées, dont deux mortellement.

Les auteurs de l’attentat avaient été arrêtés : c’étaient quatre Italiens, le comte Orsini, Pierri, Gomez et Rudio. Leur but était de frapper le chef d’État qui seul eût été capable de délivrer l’Italie, mais que des liens toujours plus étroits avec le parti conservateur empêchaient d’accomplir son devoir. Déjà, et pour les mêmes causes, en 1853, Pïanori avait tiré sur l’Empereur ; en 1857, Tibaldi avait comploté contre lui.

Après l’attentat, le premier moment fut de stupeur, d’épouvante. L’Impératrice, éplorée, poussait à la répression. On prit à l’Intérieur, de nouvelles mesures de violence contre les républicains ; on fit à l’extérieur, des menaces aux États qui gardaient les proscrits, à l’Angleterre, au Piémont.

« Qu’on aille me chercher le dossier du procès de la machine infernale », avait dit Napoléon III en rentrant aux Tuileries. De même que le premier Consul, visé par les royalistes, dans la rue Saint-Nicaise, avait frappé les républicains, de même son neveu allait profiter de l’attentat de l’Opéra pour renouveler la terreur de décembre.

Qu’importe de rappeler qu’aucun Français, de l’aveu même des journaux de l’Empire, ne se trouvait mêlé au complot ? La peur ne se raisonne pas. Et les hommes de décembre, pendant dix-huit ans, eurent peur. Vaguement, ils sentaient que, l’Empereur tué, vingt mille bouches, spontanément, auraient dans les rues de Paris proclamé la République. Pour leur sécurité, ils décidèrent d’extirper les derniers germes de République qui pouvaient subsister en France.

Quatre jours après l’attentat, le 18 janvier, le chef de l’État, prenant la parole à l’ouverture de la session du Corps législatif, avait fait entendre des phrases menaçantes : « Une liberté sans entraves, avait-il déclaré, est impossible tant qu’il existe dans un pays une action obstinée à méconnaître les bases fondamentales du gouvernement…

Le danger, quoi qu’on dise, n’est pas dans les prérogatives excessives du pouvoir, mais plutôt dans l’absence de lois répressives… La pacification des esprits devant être le but constant de nos efforts, vous m’aiderez à rechercher les moyens de réduire au silence les oppositions extrêmes et factieuses ».

Les intentions du pouvoir étaient claires. Les actes ne se firent pas longtemps attendre. La Revue de Paris fut supprimée, par ordre de M. Billault, pour avoir osé faire encore « la glorification des souvenirs et des espérances de la pensée républicaine. Supprimé également, le Spectateur, légitimiste, pour avoir trouvé encore dans l’attentat du 14 janvier « une occasion de protester de nouveau en faveur des principes qu’il défend ».

Le l fr février, le Corps législatif, qui s’était levé « comme un seul homme », transporté d’admiration et d’enthousiasme, quand l’Empereur menaçait les partis extrêmes, recevait communication d’un projet de loi de sûreté générale, élaboré par M. Billault. M. de Morny le rapporta ; l’homme du Coup d’État allait faire consacrer législativement sa besogne ignoble. Les pratiques administratives de 1852 allaient être élevées au rang de mesures légales. Le rapporteur savait d’ailleurs les moyens à employer. Une fois encore il évoqua le spectre rouge, déclara que l’attentat du 14 janvier était « attendu par les sociétés secrètes », dit la nécessité « d’intimider et de disperser ces ennemis implacables de la société qui détestent tous les régimes… qu’aucun pardon n’apaise… et qui enlacent la France dans un réseau secret dont le but ne peut être que criminel ». Le style de M. de Morny, ou le voit, valait son œuvre.

Quelques hommes protestèrent contre les mesures de répression qu’on leur demandait : Émile Ollivier, le marquis d’Andelar, le marquis de Pierre, Legrand ; il se trouva des Granier de Cassagnac et des Riché pour les proclamer bonnes. Elles furent votées par 237 voix contre 24, sur 251 votants.

Était puni d’emprisonnement et d’amende « tout individu ayant pratiqué des manœuvres ou entretenu des intelligences soit à l’intérieur, soit à l’étranger ! » Était puni tout détenteur ou porteur de machines meurtrières ou de poudre fulminante.

« Tout individu condamné pour l’un des délits prévus par la présente loi, peut être, par mesure de sûreté générale, interné dans un des départements de l’Empire ou en Algérie, ou expulsé du territoire français ». (Article 5).

« Peut être interné dans un des départements de l’Empire ou en Algérie, ou expulsé du territoire français tout individu qui a été soit condamné, soit interné, expulsé ou transporté par mesure de sûreté générale à l’occasion des événements de mai et juin 1848, juin 1849, ou de décembre 1851, et que des faits graves signalent de nouveau comme dangereux pour la sûreté publique ». (Art. 7). Il suffit de n’aimer pas l’Empire ; il suffit d’avoir lutté à un moment quelconque pour la République, pour être expulsé. Et pourtant, s’il fallait en croire M. de Morny, jamais gouvernement ne s’est montré plus tolérant, plus insensible à l’hostilité des anciens partis. On se demande en vérité ou M. de Morny avait appris l’histoire.

La loi avait été votée le 27 février, promulguée le 28. Elle ne pouvait être appliquée qu’un jour franc après sa promulgation. Mais il y avait beaux jours déjà qu’on arrêtait, emprisonnait, déportait.

Depuis le 7 février, le général Espinasse, le soudard audacieux qui au matin du 2 Décembre avait arrêté les questeurs, l’auteur du rapport contre les mesures de clémence en 1852, avait été appelé à remplacer M. Billault au Ministère de l’Intérieur, devenu pour la circonstance « Ministère de l’Intérieur et de la sûreté générale ». Dès le surlendemain, il annonçait par une circulaire pourquoi lui, militaire, avait été appelé à ces fonctions civiles. La France « s’était abandonnée depuis dix ans à une confiance excessive peut-être sur l’apaisement des passions anarchiques » ; « de coupables espérances couvaient encore au sein du parti républicain ». Il fallait donner au pays la garantie de sûreté qu’il réclamait. « Il est besoin, concluait le général, d’une surveillance attentive, incessante, empressée à prévenir, prompte et ferme à réprimer, calme toujours comme il convient à la force et au droit ( !) ; il faut enfin que nos populations, justement alarmées, sachent bien qu’aujourd’hui encore, c’est aux bons à se rassurer, aux méchants seuls a trembler ». On croyait lire encore quelque proclamation de M. de Maupas en décembre. Les républicains surent bientôt une fois de plus ce que parler veut dire, dans ce langage militaire.

Chaque préfet avait reçu l’ordre d’arrêter un nombre déterminé de républicains, les uns quatre, les autres vingt, selon le passé du département. Les recherches consciencieuses de Ténot et Dubost leur ont permis d’établir que plus de quatre cents citoyens furent alors transportés en Algérie. Il y en eut certainement plus de 2.000 inquiétés, arrêtés, détenus souvent plusieurs mois. Qu’avaient-ils fait ? Tous les renseignements minutieusement recueillis par les historiens sur ces suspects, permettent d’établir que leur innocence était absolue. Ils ne tombaient même point sous le coup de l’article 7 de la terrible loi : « aucun fait grave ne les avait signalés de nouveau comme dangereux pour la sûreté publique ». Quoi alors ? Ils étaient, ils avaient été républicains en 1851. Dans les villes, ce furent surtout des ouvriers qui furent frappés ; dans la province, ce furent les notables républicains, ce furent ces bourgeois libéraux, avoués, avocats, médecins, notaires, qui, depuis le début du siècle, avaient été traditionnellement, les professeurs de républicanisme de la campagne. Les brutalités de la police furent inouïes ; l’arbitraire de l’administration insensé.

Dans le Loiret, Mme Jarreau, femme d’un gros propriétaire, transporté à Cayenne en 1852, fut arrêtée à son tour pour avoir recueilli jadis l’enfant de Pauline Roland. A Paris, ils voulurent arrêter Frédéric Gérard, traducteur au ministère de la Guerre, mort un an plus tôt. Fomberteaux et Tillier, (le fils du célèbre pamphlétaire) furent enlevés par la police, expédiés immédiatement à Marseille, et traités comme des forçats.

Dans la Loire-Inférieure, quelques ouvriers inquiétés naguère pour avoir fait partie de la Marianne ou seulement soupçonnés d’en faire partie fuient arrêtés et transportés. Ailleurs, le père mort manquant à l’appel depuis 1851, on enleva le fils ou la mère. Il fallait aux gendarmes « quelqu’un du nom ».

Il fallait aussi aux préfets leur compte de suspects. Le préfet de la Charente, ayant à arrêter six républicains dangereux et n’en trouvant que cinq, leur joignit un prêtre défroqué.

Cependant, des événements extraordinaires se déroulaient à Paris. Et ils allaient avoir pour conséquence le relâchement du système de répression, qui à cette heure même, semblait s’exagérer.

Sitôt après l’attentat du 14 janvier, le Cabinet des Tuileries avait adressé à Turin et à Londres de violentes protestations contre les assassins politiques, et presque des menaces contre les États qui les accueillaient. Il faillit s’en suivre une rupture. Mais bientôt l’attitude changea.

A l’heure même où la loi de sûreté générale était votée, le procès d’Orsini se déroulait. C’était Jules Favre que l’auteur de l’attentat avait demandé comme avocat. La « pensée de l’Italie demandant grâce pour un de ses fils égaré », avait décidé l’avocat républicain à accepter. L’accusé lui-même avait quelque chose de séduisant, d’insinuant, auquel Jules Favre n’était point resté insensible. Le 25 février, Orsini comparut devant les juges.

Que s’était-il passé depuis le 14 janvier dans l’esprit de l’Empereur ? Quelles influences s’étaient exercées auprès de lui ? Pourquoi le 18 février avait-il donné à son préfet de police, au dévoué Piétri, l’ordre d’aller trouver Orsini dans sa cellule de la Conciergerie ? — Ce ne fut pas, en tous cas, un mince étonnement pour l’opinion publique française, que de voir la publicité donnée aux débats, à la plaidoirie de Jules Favre, et de lire dans cette plaidoirie la lettre de repentir adressée par l’accusé à l’Empereur comme un appel suprême à la délivrance de l’Italie.

Prêt à la mort, le patriote italien, le militant de 1848, l’homme reste fidèle à son serment, déclarait vouloir encore servir sa patrie.

Près de la fin de ma carrière, disait-il, je veux néanmoins tenter un dernier effort pour venir en aide à l’Italie, dont l’indépendance m’a fait jusqu’à ce jour traverser tous les périls, aller au-devant de tous les sacrifiées. Elle fait l’objet constant de toutes mes affections, et c’est cette dernière pensée que je veux déposer dans les paroles que j’adresse à Votre Majesté.

Pour maintenir l’équilibre actuel de l’Europe, il faut rendre l’Italie indépendante ou resserrer les chaînes sous lesquelles l’Autriche la tient en esclavage. Demanderai-je pour sa délivrance que le sang des Français soit répandu pour les Italiens ? Non, je ne vais pas jusque là. L’Italie demande que la France n’intervienne pas contre elle ; elle demande que la France ne permette pas à l’Allemagne d’appuyer l’Autriche dans les luttes qui peut-être vont bientôt s’engager. Or, c’est précisément ce que Votre Majesté peut faire, si elle le veut ; de cette volonté donc dépend le bien-être ou le malheur de ma patrie, la vie ou la mort d’une nation à qui l’Europe est en grande partie redevable de sa civilisation…

Que Votre Majesté ne repousse pas le vœu suprême d’un patriote sur les marches de l’échafaud ; qu’elle délivre ma patrie, et les bénédictions de 25 millions de citoyens la suivront dans la postérité ».

C’était la pensée napoléonienne, jusques et y compris le désir de ne pas intervenir, à main armée, qu’Orsini exprimait là. Le fidèle et discret Piétri avait sans doute mis la main à cette lettre suprême.

Mais que signifiait encore une fois ce brusque revirement et cette mise « n scène ? Aux grands desseins, les petits moyens. C’était la pratique habituelle de l’Empereur. L’homme indécis qu’il était, tiraillé entre les diverses influences conservatrices ou démocrates, des Tuileries ou du Palais-Royal, avait rapidement vu dans l’attentat le moyen d’excuser, auprès de l’Impératrice, auprès des conseillers conservateurs, une intervention italienne. L’Impératrice fut désormais convaincue des dangers que son obstination anti-italienne faisait courir à son mari ; à la dynastie. Elle se laissa imposer la décision impériale. Elle travailla, comme elle l’écrivait au comte Arese « à se faire italienne ».

Napoléon III alors s’engagea. Ce fut des Tuileries que Cavour reçut, pour les publier dans la Gazette Pièmontaise, la lettre d’Orsini, lue par Jules Favre, et celle qu’il adressait encore à l’Empereur, le 9 mars, avant de monter sur l’échafaud. Rome était momentanément sacrifiée. Les articles d’Edmond About, dans le Moniteur officiel, articles où il révélait son détestable gouvernement, le lui apprirent !

Ainsi à l’extérieur, l’Empereur, inaugurant décidément sa politique italienne, relâchait les liens qui l’unissaient à l’Église et se trouvait fatalement poussé vers les libéraux. Dès avril 1858, les républicains du Palais-Royal, les amis du prince Napoléon, Havin, Bixio, Henri Martin, se préparaient à soutenir cette nouvelle politique, dont ils espéraient tirer pour leur parti de sérieux profits.

Au même moment, des élections avaient lieu à Paris, pour remplacer Goudchaux, Carnot et Cavaignac, qui avaient refusé le serment. Si Liouville était battu à une faible majorité, Ernest Picard, l’ami d’Ollivier, et surtout Jules Favre, l’ardent patriote, l’avocat d’Orsini étaient élus. C’était la preuve qu’en dépit de la loi de Sûreté générale, Paris ne désarmait pas ; mais l’élection même de Jules Favre, quelque hostilité qu’elle révélât contre l’Empire, pouvait faire espérer qu’une politique de nationalités, hardiment pratiquée, rallierait encore des républicains.

Cependant, les conseillers italiens déployaient toute leur activité. À la fin de mai, le docteur Conneau apportait à Turin, à son ami Cavour, l’invitation que lui faisait l’Empereur de venir à Plombières s’entretenir avec lui de la guerre prochaine. « Le drame, écrivait alors le ministre sarde, approche de la solution ».

L’entrevue de Plombières (21-22 juillet) régla les conditions de l’intervention française. Il fallait, si l’on voulait se ménager la neutralité des souverains européens, limiter l’entreprise, masquer la révolte populaire, l’offensive révolutionnaire. Le plan fut tracé. Quelques sujets du duc de Modène se soulèveraient. L’Autriche, à l’appel du duc, ne manquerait pas de venir les réprimer. Le Piémont et la France interviendraient. Point de guerre avec Naples ; point de lutte contre le pape, toujours gardé par les troupes françaises. Mais la maison de Savoie obtiendrait tout le Nord de l’Italie, de l’Apennin à l’Adriatique. La France aurait pour elle la Savoie et Nice ; pour Nice, patrie de Garibaldi, terre italienne, Cavour résista longtemps, mais finit par céder. Un mariage devait consacrer l’alliance : le mariage du prince Napoléon, cousin de l’Empereur, et de la princesse Clotilde, fille de Vîctor-Emmanuel.

Il y avait loin des conventions de Plombières aux aspirations unitaires de la race italienne ; et la politique des nationalités, pratiquée par Napoléon, ne devait répondre que bien incomplètement aux vieilles idées de propagande révolutionnaire des républicains français.

Mais peu importait à Cavour. L’essentiel était de marcher ! Le politique réaliste qu’il était saurait bien, l’heure venue, parer aux événements. Les mois suivants furent employés aux derniers préparatifs. La Farina agita-t-il les États de Modène pour préparer le soulèvement initial. Le prince Napoléon, à Varsovie, en septembre 1858, obtenait la neutralité du tsar. Le 10 décembre 1858, un traité secret scellait l’accord conclu à Plombières. La guerre était certaine pour le printemps.

Toutes ces négociations s’étaient poursuivies dans le secret : si les cours européennes s’en inquiétaient, les ministres mêmes de Napoléon, tenus en dehors du secret, s’en inquiétaient bien davantage. Au début de 1859, ils furent informés de ce qui se préparait.

Aux réceptions du jour de l’an, l’Europe fut dramatiquement avertie de ce qui se préparait. Au compliment du baron de Hübner, l’Empereur répondit : « Je regrette que nos relations avec le gouvernement autrichien ne soient plus aussi bonnes que par le passé ». Et, dix jours plus tard, ouvrant son Parlement, Victor-Emmanuel se déclarait « prêt à marcher résolument au-devant des éventualités de l’avenir, à ne plus sacrifier au respect des traités le long cri de douleur qui s’élevait vers lui de tant de parties de l’Italie. L’Empereur avait lui-même revu et corrigé le discours du roi. La guerre parut imminente ; la Bourse baissa.

Ce ne fut pourtant qu’à la fin d’avril que la guerre éclata. Pendant quatre mois, la diplomatie européenne, inspirée par l’Angleterre, essaya de régler la question par un Congrès. Pendant quatre mois aussi, les conseillers de l’Empereur, Fould, Walewski, Morny, Rélissier, Vaillant, Fleury s’efforcèrent de l’arrêter dans son entreprise, prédisant des catastrophes, montrant l’insuffisance des forces militaires contre des coalitions possibles.

Alors se passa un fait singulier. Contre ces conseillers timides, contre ces hommes qui lui montraient la froideur de l’opinion, Napoléon III tenta de réveiller la passion propagandiste, cette passion de l’intervention pour la liberté des peuples, qui avait été le patrimoine commun des républicains et des bonapartistes. Contre les cléricaux ou contre les timides, il sentit le besoin d’être appuyé par une force populaire, par un enthousiasme nationaliste. Il fit appel aux vieilles traditions révolutionnaires. Dans cette heure incertaine, l’homme qui avait ruiné la presse, étouffé la voix des parlementaires, supprimé l’opinion, se sentit seul en face de ses alliés cléricaux ou de ses intimes. Il voulut que d’autres pussent parler.

De là cette étrange attitude d’un prince absolu qui fait appel à l’opinion, qui veut par avance une approbation de ses actes. Le 3 février, sous le nom de M. de la Guéronnière, conseiller d’État, parut la brochure : L’Empereur et l’Italie. Napoléon III l’avait commandée et peut-être dictée. L’auteur y faisait appel au nationalisme traditionnel. Il y montrait le rôle d’arbitre des peuples que la France avait à remplir ; il rappelait sa mission historique, la protection des principes reconnus, la défense des droits authentiques de tous les peuples ; mais il disait aussi son désir de la voir remplir pacifiquement cette mission. Quelques jours plus tard, le 7, l’Empereur parlant de la situation anormale de l’Italie, et d’une guerre possible, disait au Corps législatif, dans un langage également propre à réveiller la passion interventionniste : « Que les uns appellent la guerre de tous leurs vœux, sans raison légitime : que les autres, dans leurs craintes exagérées, se plaisent à montrer à la France les périls d’une nouvelle coalition ; je resterai inébranlable dans les voies du droit, de la justice, de l’honneur national, et mon gouvernement ne se laissera ni entraîner, ni intimider, parce que ma politique ne sera ni pusillanime, ni provocatrice ». D’où qu’elles viennent, de telles paroles n’ont jamais, hélas ! laissé insensibles les assemblées ou les foules françaises.

Départ de l’empereurpour la guerre d’Italie.
(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)


Et alors, les brochures, les articles se succèdent. L’un demande une grande guerre qui vengera Waterloo. L’autre, rappelant que les républicains de 1848 se sont refusés à la propagande révolutionnaire, célèbre l’œuvre nouvelle du Napoléon qui va placer de nouveau la France au rang suprême, en en faisant de nouveau la protectrice de la civilisation. Quelques commerçants s’inquiètent, reprend un troisième ; ignorent-ils donc que le commerce d’une nation ne peut être prospère que si son honneur est sauf ? Tous les grands projets du Mémorial sont de nouveau rappelés. La nation française ne voudra-t-elle plus les réaliser ? Le branle est donné aux imaginations : bien des républicains rêvent de nouveau de la France initiatrice, civilisatrice, protectrice, de la France arbitre du monde, en possession de ses frontières naturelles, délivrée des traités de 1815, vengée de Waterloo, rendant aux peuples la liberté, remaniant la carte de l’Europe.

A la fin d’avril, enfin, lorsqu’en dépit des efforts de l’Angleterre et du projet universellement accepté d’un Congrès, les provocations de l’Autriche rendirent joie et vigueur à M. de Cavour, lorsque la guerre parut inévitable, Napoléon III avait derrière lui pour cette entreprise la majeure partie des républicains. Cette fois, les opposants, même irréductibles, allaient se trouver d’accord avec le gouvernement !

Ce fut à cette occasion que le petit groupe des Cinq, des cinq députés républicains du Corps législatif, Ollivier, Darimon, Hénon, — élus en 1857, — Picard, Jules Favre, élus en avril 1858, fit sa véritable entrée dans l’histoire du régime. Jusque-là, en dépit de leurs talents, d’autant plus remarquables parmi les médiocrités de cette Chambre, ils n’avaient exercé qu’une action bien minime. Les huissiers les avaient parqués sur les bancs les plus élevés de l’extrême-gauche. Dans cette atmosphère d’hostilité et de suspicion, au-delà de laquelle leur voix ne pouvait retentir, toute action semblait condamnée à être inefficace ; et leurs interventions modestes en faveur des libertés publiques étaient souvent sans résultat. Jusqu’en 1859, les Cinq avaient pris rarement la parole.

A la séance du 30 avril 1859, devant un auditoire si malveillant que M. de Morny dut réclamer le silence, Jules Favre, pour la première fois demanda la parole. Il décrivit la domination de violence établie par l’Autriche en Italie, l’oppression de toutes les tyrannies de la péninsule, l’intolérance brutale du gouvernement pontifical restauré par la France en 1849. Il déclara que la guerre lui donnait satisfaction, si elle devait chasser les Autrichiens d’Italie, si elle devait aboutir par l’élan du peuple au renversement de toutes les dynasties. Mais le gouvernement pouvait-il donner la certitude qu’il ne rétablirait pas ces dynasties ? « Si le gouvernement des cardinaux est brisé, l’Empire versera-t-il le sang des Romains pour le relever ? » C’est la question que pose Jules Favre, comme s’il pressentait déjà où l’Empereur, allié des catholiques à l’intérieur, et faisant la guerre contre leur gré, va bientôt s’arrêter. Mais l’aide, apportée au Piémont, apportée à l’Italie pour son indépendance, l’enthousiasme. « Je dis, conclut-il, qu’entre vous et nous, sur la politique intérieure, il n’y a aucun pacte possible. Mais, si vous voulez détruire le despotisme autrichien, délivrer l’Italie de ses atteintes, mon cœur, mon sang, tout mon être sont à vous ; me réservant seulement, après la victoire, de demander au triomphateur compte des principes éternels qui auront fait sa force au dehors, et qui feront la nôtre contre lui au dedans, s’il ne rend pas à son peuple la liberté qu’il aura restaurée chez une nation amie. »

Il apparut, pendant ces premiers jours de la guerre d’Italie, que la politique du prince Napoléon l’emportait, que l’Empire se ferait plus indulgent aux libéraux, et l’on put croire que les républicains se rallieraient. Le Siècle soutenait vigoureusement la politique d’intervention ; dans toute une série d’articles, Pelletan défendait la cause des peuples opprimés. Et les ouvriers parisiens commençaient à s’enthousiasmer pour la guerre. Le 10 mai 1859, ce fut au milieu d’acclamations que Napoléon III, quittant Paris pour aller prendre le commandement de l’armée d’Italie, traversa les quartiers populaires, où l’Empire, cependant, avait tant d’ennemis.

La campagne d’Italie dura quelques semaines. Le 31 mai, les Autrichiens étaient battus par les Franco-Piémontais à Palestro ; le 4 juin, à Magenta, après une journée incertaine et qui faillit être une défaite, l’arrivée de Mac-Mahon sur la droite de l’ennemi donnait à l’Empereur une nouvelle victoire. Le 8, il entrait à Milan avec Victor-Emmanuel, et dans une proclamation enthousiaste, faisait appel au patriotisme italien. « Unissez-vous, criait-il à tous les habitants de la péninsule, unissez-vous dans un seul but, l’affranchissement de votre pays… Animés du feu sacré de la patrie, ne soyez aujourd’hui que soldats ; demain, vous serez citoyens libres d’un grand pays ». L’Italie l’entendit : quelques jours plus tard, l’Empereur constatait avec stupeur que toute l’Italie du centre soulevée réclamait non point une confédération, mais l’unité italienne. La Toscane, Parme, Modène avaient chassé leurs princes ; les Légations secouaient la domination pontificale. Et partout, les pouvoirs étaient exercés par des agents de Cavour. C’était, à brève échéance, l’annexion au Piémont.

Ce fut alors, pour l’homme d’intrigues et de petits calculs, qu’était l’Empereur des Français, quelques semaines d’atroce inquiétude. Napoléon III avait espéré, par cette guerre d’Italie, satisfaire à la fois les libéraux et les catholiques ; il avait promis aux uns, par sa proclamation du 3 mai, l’Italie libre jusqu’à l’Adriatique ; il avait assuré aux autres que la papauté serait respectée, qu’elle présiderait à la Confédération de l’Italie affranchie, dont la France serait la protectrice aimée. Et il voyait maintenant l’Italie révolutionnaire, tout entière debout pour l’unité. De France, l’Impératrice et Walewski lui télégraphiaient l’inquiétude des catholiques, des classes riches et des populations rurales émues par la propagande du clergé. Surtout de redoutables complications étaient à craindre sur le Rhin ; le réveil du patriotisme italien avait eu pour contrecoup un réveil du patriotisme allemand, habilement excité d’ailleurs par la Prusse. Les ambitions prussiennes avaient intérêt à gagner la confiance du patriotisme germanique : après Magenta, le prince-régent mobilisait six corps d’armée et se préparait à la guerre sur le Rhin. L’entreprise italienne allait avoir pour conséquence une immense conflagration européenne, si l’Empereur ne reculait point.

Cependant la chaleur, les insomnies, les mauvais bivouacs multipliaient les maladies. Le baron Larrey, chirurgien en chef, écrivait aux médecins sous ses ordres : « Certaines complications morbides, si elles étaient qualifiées par leur nom propre, tel que le typhus, offriraient de graves inconvénients. Aussi je vous invite, ainsi que nos camarades de Milan, à la plus grande réserve vis-a-vis du public dans l’appellation des maladies graves ». Le corps médical lui-même avait appris comment on gouvernait l’opinion.

Quoi qu’il en soit, l’Empereur fut informé. Le souci de l’état sanitaire s’ajouta aux préoccupations diplomatiques ou intérieures. Le 24 juin, la sanglante victoire de Solférino, remportée après quinze heures de bataille, et au prix de 10.000 hommes, décidait Napoléon III à traiter. A défaut d’une médiation anglaise, que Palmerston, trop heureux de voir son impérial ami embarrassé, refusa d’offrir, il n’hésita pas à faire les premières avances à l’Autriche. Le 8 juillet, l’armistice fut conclu ; le 11, des préliminaires de paix furent signés à Villafranca. La Lombardie devait être cédée à la France et rétrocédée par elle au Piémont ; en dépit de la proclamation du 3 mai, l’Autriche gardait la Vénètie, l’Italie n’était point libre jusqu’à l’Adriatique ; le grand-duc de Toscane et le duc de Modène devaient rentrer dans leurs États ; le Saint-Père serait invité à faire les réformes indispensables ; une confédération italienne serait formée, dont il aurait la présidence.

Pour les patriotes italiens, c’était une trahison ! Pour les libéraux français, enthousiastes de Magenta et de Solférino, c’était une lâcheté incompréhensible ! Du moins, les catholiques étaient à demi rassurés ; et les susceptibilités européennes apaisées. Le 17 juillet, Napoléon III rentra à Saint-Cloud assez mécontent de lui-même, cherchant à expliquer son attitude par l’intérêt supérieur de la France. La nation, heureuse de la paix retrouvée, lui fut alors assez indulgente.

Mais les difficultés ne tardèrent point à reparaître : dès août 1859, en dépit de tous les efforts de Napoléon pour calmer les Italiens, les forces révolutionnaires, déchaînées par lui, poursuivaient leur œuvre. Cavour, après avoir renoncé bruyamment au ministère, dirigeait en sous-main les unitaires de Florence, de Boulogne, de Modène, qui réclamait avec la liberté, l’annexion au Piémont. Le roi de Sardaigne représentait, que s’il s’opposait à ces aspirations véhémentes, il serait lui-même emporté par la révolution. De son côté, le pape s’obstinait, refusant les réformes, réclamant la soumission des Romagnols. Et les diplomates officiels, poursuivant philosophiquement leur œuvre, pouvaient bien le 10 novembre consacrer à Zurich les préliminaires de Villafranca ; chacun sentait que la question italienne n’en resterait pas là.

Napoléon III surtout sentait bien qu’un jour ou l’autre il faudrait continuer l’œuvre inaugurée par la campagne militaire de mai. Et il entrevoyait avec quelque inquiétude le moment où, de nouveau, il devrait s’opposer aux catholiques. D’ailleurs, les amis de Cavour, les grands initiateurs de la première lutte, avaient recommencé leur petite campagne d’influence. Le 3 août, le comte Arese était revenu, en grand secret, à Saint-Cloud, et rappelait à l’Empereur le devoir de la France. Une ardente campagne était menée auprès du souverain contre le trop prudent Walewski ; et, de Londres, par l’intermédiaire de Persigny, Palmerston y prenait part. A la fin le ministre dut se retirer. L’Empereur allait entreprendre, diplomatiquement cette fois, une seconde campagne d’Italie.

Avant de l’ouvrir, il jugea bon de renforcer son crédit auprès des libéraux. Il publia l’amnistie du 17 août 1859. « Amnistie pleine et entière était accordée à tous les individus qui avaient été condamnés pour crimes et délits politiques, ou qui avaient été l’objet de mesures de sûreté générale ». Les proscrits allaient pouvoir rentrer en France sans condition. En 1856, encore, lors de la première amnistie, on avait demandé à ceux qui voulaient rentrer la reconnaissance du gouvernement établi. En 1859, ils pouvaient rentrer la tête haute, sans engagement, demeurer les irréductibles adversaires du régime.

Quelques-uns cependant refusèrent. Madier de Montjau déclara que lui, « ancien représentant du peuple à l’Assemblée violée par le Coup d’État, il n’accepterait pas, à la face du monde, pour lui et pour le corps illustre dont il avait fait partie, le pardon de l’auteur même du Coup d’État ». Charras déclara qu’il ne permettait pas au criminel de pardonner à ses victimes. « A qui viole la loi, il n’appartient pas de faire grâce à qui la défendit… Je le déclare, je ne vous amnistie pas. Je ne vous pardonne pas la mort de quinze mille Français, massacres en décembre, dévorés par vos prisons et vos bagnes, par les misères et les chagrins de l’exil. Je ne vous pardonne pas l’attentat à la Constitution que vous aviez jurée, la destruction de la République qui vous avait rendu la patrie… Le jour où la liberté, le droit, la justice rentreront en France pour vous infliger le plus mérité des châtiments, j’y rentrerai. Ce jour-là est lent à venir, mais il viendra et je sais attendre ». Edgard Quinet, Schœlcher, Clément Thomas protestèrent. Victor Hugo fut fidèle à son engagement solennel de 1852 :

« Je resterai proscrit, voulant rester debout.
J’accepte l’âpre exil, n’eût-il ni fin ni terme ».

Mais comme le conseillaient unanimement Louis Blanc, qui lui non plus personnellement ne voulait point rentrer, Ledru-Rollin, exclu de l’amnistie, Félix Pyat et tous les chefs, la plupart rentrèrent, pour recommencer la lutte, pour servir la République. « L’amnistie est un moyen pour l’Empire, disait Félix Pyat. Pourquoi ne serait-elle pas un moyen pour la liberté ? » Et elle en fut un, en effet.

Mais sur l’heure, en août 1859, c’était surtout l’Empire qui en avait besoin. Il fallait, pour sa politique que le parti démocratique, que les républicains lui apportassent un concours plus ou moins direct, plus ou moins déclaré ; il fallait qu’il pût opposer leurs voix devenues plus fortes à celles des Catholiques, à celles des évêques qui haussaient le ton.

En décembre 1859, M. de la Guéronnière, ou l’Empereur (comme on voudra) publia la brochure : le Pape et le Congrès. Napoléon III et les autres puissances venaient de décider la tenue d’un Congrès pour régler la question italienne. L’Empereur conseillait au pape de renoncer aux légations, de laisser toute l’Italie du Nord s’unir à la Sardaigne, s’il voulait du moins que le reste de son pouvoir temporel lui fût garanti.

C’était le signal de la nouvelle action napoléonienne en Italie. M. Thouvenel, le nouveau ministre des Affaires étrangères allait la conduire habilement. La France reconnaissait les annexions des États du centre au Piémont, moyennant la cession de la Savoie et de Nice. Cavour, redevenu ministre le 20 janvier 1860, consentit à la cession, en ayant l’air d’y être contraint par un ultimatum (24 mars, traité de Turin). Au même moment, la Toscane, l’Émilie, les Légations se prononçaient par plébiscite pour leur annexion à la Sardaigne. Donnant, donnant, Napoléon III était devenu véritablement le « complice de Cavour ».

Or, c’était cette complicité qui effrayait les catholiques et l’avenir prouva qu’ils n’avaient pas tort. M. Thouvenel s’était flatté par le traité de Turin de « rassurer l’Europe et de contenir l’Italie ». Mais l’Italie unitaire ne pouvait être contenue.

Dès avril 1860, Garibaldi révolutionnait la Sicile ; le 8 août, il franchissait le détroit de Messine, et François II devait abandonner son royaume. En septembre, avec la complicité de Napoléon et pour empêcher Garibaldi de compromettre l’unité dans le sud, le Piémont sommait le pape de dissoudre la petite armée qu’il avait rassemblée sous les ordres de Lamoricière ; puis son général Cialdini, franchissant la frontière de l’Ombrie, mettait les pontificaux en déroute à Castelfidardo, occupait l’Ombrie, les Marches, et ne respectait que Rome, toujours occupée depuis 1849 par des troupes françaises ; puis il allait dans le royaume de Naples, préparer contre Garibaldi même, l’annexion de ce pays au Piémont (21 octobre 1860). En janvier 1861, François II perdait la dernière place qu’il eût encore, Gaëte. Toutes les provinces annexées au Piémont venaient d’être invitées à élire leurs députés ; et le premier Parlement italien, réuni le 18 février 1861, proclamait Victor-Emmanuel, roi d’Italie. L’unité politique de la péninsule était accomplie. Seules Rome et Venise manquaient à l’appel. Mais Cavour était plein de confiance en l’avenir.

Tous ces graves événements étaient loin d’avoir laissé indifférents les partis français et plus particulièrement le parti catholique. Dès la fin de septembre 1859, au moment où l’on sentit que l’Empereur allait de nouveau soutenir la révolution italienne, les catholiques français parlèrent comme ils n’avaient jamais parlé. Les mandements, les grandes épitres oratoires, les brochures, les articles contre les révolutionnaires se multiplièrent. Au premier rang luttaient les évêques de Poitiers et d’Orléans, Pie et Dupanloup. En octobre, Mgr Donnaz priait l’Empereur de rester fidèle à « la politique chrétienne » secret des gloires de son règne. En décembre, la brochure Le Pape et le Congrès redoublait l’ardeur de l’opposition.

La brochure avait paru le 22. Fiévreusement, Mgr Dupanloup se mettait à l’œuvre ; et en deux jours composait sa Lettre à un catholique où il sommait l’Empereur de renoncer à l’anonymat, de discuter avec les gens.

Contre sa politique, Napoléon III sentait que l’accord de tous les catholiques, de Montalembert à Veuillot, venait de se faire. Au demeurant, le pape allait la diriger : Napoléon lui ayant conseillé d’abandonner les Romagnes, dans une encyclique violente, le 19 janvier, il déclara les adversaires de son pouvoir temporel dignes des mêmes anathèmes que ceux de son pouvoir spirituel.

A partir de février 1860, toutes les plumes catholiques sont en mouvement. Lacordaire, dans sa Liberté de l’Église et de l’Italie, démontre à l’Empereur qu’il est grave d’avoir mis le christianisme tout entier contre l’unité italienne. Mgr Gerbet, dans son livre De la papauté lui rappelle que c’est grâce aux catholiques que l’Empire a pu être établi. Nettement, dans la collection des Bons livres que lance la librairie Lecoffre, établit que la France, responsable de la guerre de 1859, doit chercher le remède à la situation pénible, créée par elle, et poursuivre l’œuvre glorieuse inaugurée en 1849). M. de Falloux, dans ses Antécédents et conséquences de la situation actuelle, signale la contradiction de la politique nouvelle et de celle qui faisait des Français, pour leur plus grande gloire, les représentants universels du catholicisme. Dans sa Politique nationale et le droit des gens, M. de la Rochejacquelin signalait que la grandeur de la marine française ne se soutenait que par son alliance avec les missions catholiques : la France catholique ne pouvait abandonner le catholicisme dans la question italienne. Enfin Veuillot prophétisait le nouveau Waterloo, plus funeste que le premier. C’était, selon lui. le 3 juillet 1849, par le siège de Rome, que l’œuvre du Congrès de Vienne avait été effacée. C’était depuis ce moment que la grande France catholique était devenue l’arbitre des peuples. Mais ce rôle, disait-il, a été perdu. L’Angleterre a armé Orsini, a poussé l’Empereur dans l’affaire italienne. Le second Waterloo se prépare.

Avec les brochures, les évêques multiplièrent les mandements. Après Castelfidardo des cérémonies funèbres solennelles eurent lieu en l’honneur des défenseurs du pape, tués sur le champ de bataille ; Mgr Pie, dans un mandement, dénonça le nouveau Pilate. Et les légitimistes, qui composaient pour la plus grande part l’armée de Lamoricière, participèrent à toutes ces manifestations.

Les mesures répressives, la suspension de l’Univers, les poursuites contre les évêques, contre les écrivains, se révélaient impuissantes. Cette opposition criarde grandissait toujours.

Napoléon III se trouva alors dans une position singulière. Il avait espéré, par la gloire, rallier à lui tous les partis, donner aux catholiques des gages de dévouement à la grandeur de l’Église, satisfaire les républicains par sa politique des nationalités, par l’aide apportée aux peuples opprimés. La question romaine faisait apparaître tout ce qu’il y avait d’inconciliable dans cette double politique. La Révolution voulait prendre Rome, symbole de l’unité et de la grandeur italienne. Le catholicisme voulait garder Rome, symbole de sa puissance temporelle, gage de sa domination.

Tous les publicistes catholiques réclamaient une croisade, réclamaient l’intervention active des troupes laissées au pape. Et au même moment les démocrates reprochaient au gouvernement de n’avoir pas donné a l’Italie sa capitale. L’Empereur, hésitant, n’osait point rappeler les troupes françaises ; mais il ne pouvait se résigner à les faire servir à la défense du pape.

La voix grandissante des partis annonçait du même coup l’échec de la politique intérieure de Napoléon.

Qu’avait-il voulu, en effet ? Il s’était proposé d’établir son pouvoir et sa dynastie, sur les ruines des anciens partis. Il s’était proposé de donner des satisfactions matérielles ou glorieuses à tous les Français. Et voici que les premières tentatives pour réaliser ces idées avaient tourné tout le monde contre lui. Il avait voulu exploiter dans son intérêt personnel les passions des partis adverses : et voici que ces passions se retournaient toutes contre lui, pour lui reprocher l’échec d’une politique d’ailleurs contradictoire en son fond. Qu’il persévérât, et la France allait être bientôt unanime contre lui.

Or, au même moment, par une autre initiative de sa politique personnelle, il tournait précisément contre lui un grand nombre de ces industriels, de ces commerçants, de ces hommes d’affaires, en un mot, dont il avait fait depuis 1852 les législateurs du régime. Il venait, en effet, de conclure le traité de commerce de 1860, de faire un pas décisif, vers la substitution d’un régime de libre-échange au régime protectionniste.

Il est indéniable, qu’en cela, il vit juste. Les statistiques ultérieures lui ont donné raison : le commerce et l’industrie français, loin d’avoir souffert du régime libre-échangiste, lui ont dû en partie leur développement. Quand, en 1870, au moment de l’échéance du traité de 1860, conclu pour dix ans, avec clause de tacite reconduction, les protectionnistes réclamèrent encore sa dénonciation, le Corps législatif ne put leur donner raison.

Mais il n’en est pas moins vrai que tous les efforts de l’Empereur pour inaugurer cette politique allaient contre les conceptions traditionnelles des industriels français, qui, depuis la Restauration, s’étaient accoutumes à voir, à tort ou à raison, dans le protectionnisme, une des causes de leur fortune, et qui, peu sensibles aux raisons générales de rapprochement des peuples ou d’utilisation rationnelle et complète des ressources du pays, se préoccupaient uniquement d’échapper à la concurrence étrangère sur le marché national.

Napoléon III, instruit par l’expérience anglaise, était persuadé que la

D’après un document de la Bibliothèque nationale.


politique d’isolement avait fait son temps, qu’elle ne pouvait plus convenir a une époque, ou les chemins de chemins de fer unissaient déjà tous les pays, et où les perfectionnements de l’outillage mécanique pouvaient permettre de défier les concurrences étrangères. Mais l’homme de décembre ne perdait jamais de vue l’affermissement de son pouvoir. À l’heure même où il comprenait si nettement les avantages de la politique libre-échangiste, il escomptait déjà la popularité qu’il en pouvait retirer, la reconnaissance d’une classe industrielle enrichie, la reconnaissance des masses populaires, pour le bon marché de la vie. La déception immédiate devait lui être assez cruelle.

On aurait cru qu’il la pressentait. Il n’était allé que prudemment d’abord, dans la voie libre-échangiste, malgré l’ardent désir de réaliser ses grandes idées, malgré le pouvoir dictatorial que lui avait donné, en matière de traités de commerce, le sénatus-consulte de 1852.

En 1853, année de disette, il avait suspendu quelque temps l’échelle mobile, permis la libre-entrée des grains ; et à la fin de la même année, il avait aussi abaissé les droits d’importation sur les bestiaux. De 1853 à 1856, une série de décrets abaissaient successivement les droits d’entrée sur un grand nombre de matières premières : houille, fer, fonte, acier, laine. En 1853, il demandait au Corps législatif la sanction de ces mesures ; et si le Corps législatif nommait le protectionniste déclaré Randoing comme rapporteur, il sanctionnait cependant à l’unanimité les mesures prises. L’Empereur pouvait se flatter de vaincre facilement les dernières résistances.

Aussi, lorsqu’au mois de juin de la même année, fort de ses triomphes militaires et diplomatiques, et s’autorisant de la prospérité industrielle nouvelle, il crut pouvoir proposer au Corps législatif le retrait de toutes les prohibitions, fut-il désagréablement surpris de l’opposition vigoureuse qui se manifesta. Hors du Corps législatif même, une résistance se dessina. Les procureurs généraux signalaient de l’inquiétude et même de l’agitation dans les villes manufacturières ; et celui de Douai (terreur suprême) notait que dans cette opposition, patrons et ouvriers marchaient d’accord. C’était la ruine de la politique impériale, qui tendait à isoler et même à opposer les classes comme les partis, afin qu’elles n’eussent de recours qu’auprès du pouvoir central et de confiance qu’en son intervention ! Le Nord, la Normandie lancèrent protestations sur protestations, pétitions sur pétitions. Cette fois, le gouvernement n’osa pas braver la résistance. Il retira son projet, mais en annonçant qu’une nouvelle loi était à l’étude. Le Moniteur annonça que la levée des prohibitions ne commencerait qu’à partir de juillet 1861 ; mais il fit entendre qu’elle aurait lieu : « L’industrie française, déclarait-il, prévenue des intentions bien arrêtées du gouvernement, aura tout le temps de se préparera un nouveau régime commercial ».

Silence de trois années : les affaires subissent une crise en 1857, et un ralentissement encore en 1859. L’effort du gouvernement se porte en 1859 sur l’agriculture seulement ; mais là, encore, il recule devant la résistance que soulève son projet de supprimer l’échelle mobile.

Alors, le « doux entêté » qu’était l’Empereur usa, en matière économique, de ses secrets accoutumés. Michel Chevalier et Richard Cobden s’étaient rencontrés en 1859 ; les libre-échangistes français et les libre-échangistes anglais s’étaient entendus sur la nécessité d’un traité. C’était le moment où, plus que jamais, après la paix de Villafranca, l’Empereur avait besoin de l’appui de l’Angleterre. Les nécessités politiques, pensa-t-il, lui serviraient, au besoin, à justifier la révolution commerciale ; et d’un traité particulier, il ferait l’origine du nouveau système. Les affaires redevenaient prospères ; l’heure était favorable. Le Coup d’État économique fut décidé.

Le 5 janvier 1860, la France en fut avertie par une lettre de l’Empereur à son ministre des finances. Cette lettre contenait tout un programme : « Suppression des droits sur la laine et les cotons ; réduction successive sur les sucres et les cafés ; amélioration énergiquement poursuivie des voies de communication ; réduction des droits sur les canaux, et, par suite, abaissement général des frais de transports ; prêts à l’agriculture et à l’industrie ; suppression des prohibitions ; traités de commerce avec les puissances étrangères. Par ces mesures, disait l’Empereur, l’agriculture trouvera l’écoulement de ses produits ; l’industrie, affranchie d’entraves extérieures, aidée par le gouvernement, stimulée par la concurrence, luttera avantageusement avec les produits étrangers, et notre commerce, au lieu de languir, prendra un nouvel essor ». Les promesses d’aide, d’encouragement, devaient calmer les inquiétudes, atténuer les oppositions.

Le 23 janvier, la France apprit qu’un traité de commerce était signé avec l’Angleterre, que l’Angleterre adoptait résolument la politique libre-échangiste, que la France atténuait considérablement son protectionnisme. Les prohibitions étaient supprimées à l’égard des produits anglais et remplacées par des droits qui pouvaient représenter jusqu’à 25 0/0 ad valorem ; par contre nos produits obtenaient l’admission en franchise, à l’exception de ceux dont les similaires y étaient frappés de taxes intérieures.

Immédiatement, l’opposition protectionniste dénonça le Coup d’État, signala le désastre national qu’allait amener le nouveau régime. Les journaux officieux avaient beau prendre leurs précautions, atténuer le caractère de la réforme, rappeler la sollicitude du gouvernement. Ils ne parvinrent pas à calmer les protectionnistes loyalistes.

Lorsqu’au mois d’avril, incidemment, à propos d’un projet de loi qui dégrevait les matières premières de l’industrie textile, le Corps législatif fut saisi de la question, l’opposition protectionniste allait faire entendre aigrement sa voix. Pouyer-Quertier, nommé rapporteur, fit l’éloge du système où l’Empereur venait de faire une si large brèche, dit ses inquiétudes pour l’avenir de l’industrie ; puis, le 1er mai, dans une réunion d’industriels, il montra Cobden « travaillant à l’absorption par l’Angleterre de tout ce qui constitue la force et la vie des autres nations » et il accusa les négociateurs français de s’être laissé duper. Au Sénat, comme au Corps législatif, les discussions furent passionnées ; les industriels ne craignirent pas de chercher, comme ils l’ont fait trop souvent, à affoler l’opinion publique, par des chiffres faux. Les manufacturiers, disait-on, avaient dû déjà réduire le salaire de 50.000 ouvriers. Ce fut, il est vrai, contre 3 et contre 4 voix, que les deux assemblées serviles adoptèrent le projet. Mais l’opposition du dehors persistait et même redoublait quand les conventions spéciales d’octobre et de novembre fixaient les tarifs.

Le renforcement que toute cette agitation des manufacturiers protectionnistes allait apporter à l’opposition cléricale ne laissait pas d’inquiéter L’Empereur.

En cette fin de 1860, il se trouvait dans une situation singulière. Il avait cru. à la faveur de son triomphe de 1856, pouvoir réaliser enfin ses desseins particuliers ; et il croyait assez à l’excellence des idées napoléoniennes, il avait assez de confiance dans la fécondité du libre-échange ou dans l’efficacité de l’intervention française à l’extérieur, pour ne point douter un instant de succès nouveaux et universellement acclamés qui assureraient sa dynastie. L’ardeur unitaire de l’Italie lui apprenait que les destinées des peuples ne se règlent pas sur les plans ténus des secrets diplomatiques ; et les poussées successives de la Révolution italienne déjouaient les combinaisons qu’il cherchait à en tirer pour rallier à lui tous les Français. L’opposition protectionniste venait d’accroitre les difficultés. Il avait conscience qu’il connaissait mieux que les industriels mêmes les intérêts généraux de l’industrie française ; il avait conscience qu’il servait vraiment ces intérêts matériels, dont il voulait être le constant défenseur. Mais à quoi bon les servir fidèlement, si ceux qui devaient être satisfaits de ces bienfaits ne les reconnaissaient pas, si au lieu d’acclamer le souverain, ils se tournaient contre lui, et protestaient même, sur un point au moins, contre son pouvoir absolu ?

M. de Grammont a écrit vers cette époque une phrase qui jette un jour singulier sur les préoccupations des conseils impériaux vers la fin de 1860 : « Le moment est venu pour l’Empereur, disait-il, de décharger sa personnalité du poids des mécontentements que sa politique doit nécessairement engendrer. Ce n’est pas un reproche que je fais, c’est un fait inévitable que je constate. L’Empereur ne peut ni satisfaire les réactionnaires, ni satisfaire les révolutionnaires. C’est la conséquence du rôle de modérateur qu’il a choisi ».

Quel aveu ! Quelle condamnation de la politique de mensonge et de duperie pratiquée par l’homme de décembre envers tous les proscrits, envers toutes les classes ! Comme le magicien de la légende, le politique intrigant qui prétendait évoquer tour à tour à son profit le propagandisme catholique et l’interventionnisme républicain, se trouvait débordé par ces forces énormes qu’il avait déchaînées sans trouver le mot fatidique qui devait les contenir. Sa personnalité n’était plus capable de supporter le poids de tous ces mécontentements. Ni les petites campagnes de la presse officieuse, ni les mesures de répression n’étaient désormais capables d’arrêter les catholiques ni les libéraux.

Alors, par un calcul bien digne de son machiavélisme débile, l’Empereur résolut de leur rendre encore quelques libertés, afin de les mieux opposer les uns aux autres. Il appellerait, pensa-t-il, la Chambre et le Sénat « à prendre leur part de fardeau ». Les partis lutteraient entre eux ; et lui, poursuivant sa politique secrète, il ferait retomber sur eux, sur leur opposition, les fautes qu’on pourrait lui reprocher. Il y aurait de nouveau, en France, au moins en apparence, une lutte de traditions et d’idées ; et le pays lui serait reconnaissant, sans doute, de trouver entre les deux, une politique d’équilibre et de modération.

Les décrets du 24 novembre 1860 procédaient de cet état d’esprit, de ce calcul. Ils étaient directement issus des difficultés créées par la question romaine qui avait tourné les catholiques contre l’Empereur sans rallier les libéraux ; et pour une part moindre, par l’opposition protectionniste aux traités de 1860. Ils n’étaient, pas, comme le disait pompeusement leur préambule, « un témoignage éclatant de la confiance de l’Empereur ». Ils n’étaient que la preuve de ses embarras.

Ces décrets rendirent donc quelque liberté aux assemblées, au Corps législatif, au Sénat. Tous les ans, Corps législatif et Sénat pourraient désormais, au moyen d’une adresse librement discutée, en réponse au discours du trône, examiner et apprécier la politique du gouvernement. Des ministres sans portefeuille seraient chargés de défendre cette politique et de soutenir les projets de lois. Enfin des comptes-rendus des séances devaient être publiés chaque soir ; et les débats, reproduits par la sténographie, figureraient in-extenso dans le Journal officiel du lendemain. C’était ainsi qu’en apparence et sans rien lâcher de ses prérogatives essentielles, ce joueur perpétuel espérait tromper le pays et lui faire partager ses responsabilités.

On pouvait seulement se demander si les partis n’allaient pas se servir contre l’Empire des apparences de liberté, qui leur étaient rendus ; si, au lieu de lutter entre eux, ou, tout en luttant entre eux, ils n’allaient pas tourner leur effort principal contre l’Empire lui-même. La politique extérieure, à propos de laquelle ils se heurtaient principalement, ne pouvait occuper toute leur activité. Avant tout, ils avaient besoin de liberté. Parlementaires du règne de Louis-Philippe, doctrinaires républicains, hommes de 48, ouvriers soucieux de leur émancipation, tous avaient besoin de pouvoir plus librement parler, plus librement agir.

A l’intérieur, comme à l’extérieur, l’Empire, en voulant tromper tout le monde, mécontentait toutes les classes. L’évolution économique autant que les aspirations politiques menait à la lutte contre le régime. Elle se prépara de 1859 à 1863.