Histoire socialiste/Le Second Empire/02

La bibliothèque libre.


CHAPITRE II


L’APOGÉE IMPÉRIALE


Quand Napoléon III inaugura son règne, le système impérial était déjà complet. Les décrets-lois et les plébiscites avaient officiellement consacré le régime, préparé dès le temps de la présidence et fondé par la violence, au Coup d’État. L’organisation sur laquelle il reposait était parfaite, si parfaite qu’en dépit même de « l’évolution logique des choses », en dépit des habitudes nouvelles que la démocratie avait commencé de développer, en dépit des traditions, il parut pouvoir se maintenir, durer, et assurer dans ses cadres le développement de la nation. Cet Empire, né d’une imitation, création artificielle, volontaire, œuvre d’un ambitieux subtil qui avait su tourner à son profit des traditions nationales vivaces dans le peuple et les inquiétudes du parti de l’ordre, cet Empire auquel beaucoup ne pouvaient croire, même lorsqu’ils s’attendaient à le voir surgir en conclusion de la politique présidentielle, s’imposa à l’ensemble de la nation, et découragea souvent par son succès les exilés au cœur tenace, qui rêvaient encore l’abattre.

Il faut décrire l’ensemble des mesures qui permit de réaliser ce paradoxe historique.

Et d’abord, et avant tout, cette centralisation politique et administrative, qui donne au gouvernement le pouvoir de diriger à son gré l’opinion, la presse, tous les corps constitués, toutes les pseudo-assemblées parlementaires.

La Constitution de 1852 avait conservé, nous l’avons montré, une Chambre élue au suffrage universel. Cette Chambre tenait à Paris une session annuelle de trois mois ; elle avait le vote du budget et des lois. Mais, en matière législative, elle n’avait aucune initiative. Au-dessus d’elle, avant elle, il y avait le Conseil d’État. Les députés ne pouvaient présenter aucune proposition de loi, ni même un amendement à un projet du gouvernement. Aucun projet n’arrivait au Palais-Bourbon, si les conseillers d’État ne l’avait préalablement marqué de leur empreinte. Si quelque résistance imprévue surgissait, ces conseillers encore venaient à la Chambre, et, avec toute l’autorité que leur donnaient leur prestige d’avocats du gouvernement ou leur compétence particulière, ils imposaient le vote aux propriétaires ruraux, aux industriels, ou aux agents du pouvoir qu’étaient tous les députés.

En matière budgétaire, des hommes médiocres et de bonne volonté, par une étude consciencieuse et diligente, auraient pu rendre cependant quelques services. Le gouvernement ne le souffrait point, la Chambre votait le budget, mais en blocs, tout un ministère à la fois ; et il suffisait d’un virement pour que le gouvernement rendît encore ce vote illusoire. Quelque temps, soucieux de leur mandat, de leur devoir, certains s’émurent de l’excès des charges locales : le gouvernement leur fit entendre que, pour bien marquer sa sollicitude du progrès et du bien-être général, il avait besoin de laisser les communes et les départements engager ainsi leur avenir. Soucieux aussi de « l’intérêt de la dynastie », ils n’insistèrent point.

Au demeurant, l’eussent-ils voulu, il leur aurait été si difficile d’insister ! C’était sous l’œil d’un agent du maître, sous la direction d’un président nomme par lui, pénétré de sa pensée, qu’ils délibéraient : M. Billault, d’abord ; plus tard, à la fin de 1854, M. de Morny en personne, l’ancien, ministre du Coup d’État. Ce dernier, d’ailleurs, s’était entendu à les dresser : tour à tour séduisant et hautain, dandy persifleur ou financier compétent, il avait conquis l’assemblée et chacun de ses membres. Il avait dissipé définitivement ce relent de parlementarisme qui parfois encore, au début, quand Montalembert prenait la parole, tendait à reparaître. Il avait habitué tous ces hommes à causer, à converser des affaires publiques, — que la conversation portât des fruits ou non, — sans souci de l’opinion ou de la popularité.

D ailleurs, ici, encore, le pouvoir avait pris ses précautions. La Chambre ne pouvait pas devenir un moyen de publicité ou de propagande. Si ses séances étaient publiques, le nombre des auditeurs était restreint ; et nul n’avait le droit de publier des séances un compte-rendu détaillé. Un compte-rendu analytique et bref était seul publié dans tous les journaux : et il suffisait d’une demande de cinq membres pour que la Chambre fût obligée de délibérer en secret. Les travaux du Corps législatif ne pouvaient plus être livrés à « l’esprit de parti des journaux ».

Telle était cette étrange assemblée. Et l’on comprend bien, dès lors, le mot d’ordre d’abstention qui courut longtemps parmi les groupes républicains. L’histoire montrait cependant que même les assemblées les plus privées de tous droits, les représentations populaires les plus infidèles et les plus impuissantes gardaient, en dépit de toutes les mesures restrictives, une sorte de pouvoir d’attirance, et que la moindre opposition, surgie de leur sein, évoquait autour d’elle en des temps d’oppression toutes les forces vives de la nation. Le second Empire, lui aussi, pouvait redouter cette évolution. Mais, ici encore, le gouvernement de Napoléon III avait su prendre ses précautions.

Les citoyens étaient tous électeurs. Il avait été proclamé que la constitution reposait sur le suffrage universel, et même, pour faciliter le vote, on avait substitué au vote au canton et au scrutin de liste le vote à la commune et le scrutin uninominal. Mais le gouvernement dirigeait les élections.

D’abord, il présentait aux électeurs son candidat, le candidat officiel, dont les affiches sur papier blanc étaient imprimées aux frais de l’État. Les préfets, suivant les conseils donnés dès 1852, par M. de Morny, agissant officiellement et non par l’intrigue, soutenaient ce bon candidat, «  éclairaient le suffrage universel » sur ses qualités et sur les défauts de ses adversaires. Voter pour ce candidat officiel, c’était, disait-on, voter encore pour l’Empereur ; chaque élection devenait comme une réplique du plébiscite. Citons, entre cent, un exemple de recommandation préfectorale. Voici celle du sous-préfet de Fougères, en 1859, pour M. de Dalmas (Taxile Delord, Histoire du Second Empire, II, p. 612.).


_______« Monsieur le Maire,

« Le scrutin ouvre demain.

« J’ai l’honneur de vous rappeler que vous devez l’ouvrir immédiatement après la première messe ; que vous aurez sur le bureau un certain nombre de bulletins portant le nom de M. de Dalmas, et pas d’autres ; qu’il est important que des personnes intelligentes et sûres, munies de bulletins portant le nom de Dalmas, occupent les abords de la mairie et protègent les électeurs si bien intentionnés de votre commune contre l’erreur et le mensonge.

« Un cantonnier restera à votre disposition pendant les deux jours du scrutin.

« Trois candidats sont en présence :

« M. de Dalmas, secrétaire sous-chef du cabinet de l’Empereur, candidat du gouvernement ;

« M. Le Beselm de Champsavin ;

« M. Dréo, gendre de Garnier-Pagès, fondateur de la République de 1848, un de ceux qui décrétèrent les 45 centimes, dont vous avez gardé le souvenir.

« M. de Dalmas représente le principe du dévouement au gouvernement, à l’autorité, à l’ordre, et peut seul, par sa position, favoriser le développement des nombreux intérêts de l’arrondissement.

« M. Dréo représente la République, le socialisme, la misère !

« Entre ces deux candidatures opposées, la candidature de l’honorable M. Le Beselm doit s’effacer devant les intérêts de l’ordre et de la société menacés.

« Faites voter en masse, monsieur le maire, pour M.de Dalmas, candidat du gouvernement ; et, par votre conduite éclairée et patriotique, vous servirez à la fois le gouvernement de l’Empereur et l’intérêt général du pays.

Le sous-préfet de Fougères,
Thil.___


C’est, un peu forcée seulement, la note générale. Lorsque le Corps législatif discuta de cette élection, M. Baroche rappela victorieusement le principe du régime : « Si on laissait le suffrage universel sans direction, aux prises avec les passions locales, il pourrait devenir un grand danger ».

On conçoit les difficultés que devaient rencontrer, dans leur campagne, les candidats de l’opposition. Les réunions électorales étaient interdites, comme portant atteinte à la liberté des électeurs. L’affichage était soumis à l’autorisation du préfet, qui pouvait naturellement la refuser. Enfin il n’était même pas permis de distribuer librement des bulletins, la Cour de Cassation ayant décidé qu’un bulletin devait être, comme un livre, soumis à la loi sur le colportage et astreint à l’obligation du dépôt. Les militants, qui osaient encore faire cette distribution, risquaient d’être poursuivis comme conservant « leurs anciennes manies révolutionnaires sous prétexte de colportage de bulletins ».

L’élection était dirigée par les maires. Or, depuis 1852, nous l’avons vu, c’était le gouvernement qui nommait tous les maires. Le scrutin durait deux jours ; dans les campagnes, le soir du premier jour, le maire emportait l’urne chez lui. Dans les villes, les ouvriers, connaissant les procédés administratifs, ne votaient que le second jour. Dans les villages où les paysans n’avaient point pris l’habitude d’aller voter, c’était le maire qui improvisait les résultats de l’élection. Ce ne pouvait être dans un sens défavorable au gouvernement qui l’avait nommé. L’échec de M. Migeon, ancien candidat officiel, abandonné par le gouvernement en 1857. amena un procès qui projeta quelque lumière sur les mœurs électorales de ce temps-là. Un maire faisant voter les électeurs dans la salle de cabaret où il vend des liquides, un zouave qui s’empare de l’urne, des enfants votant pour leurs pères et réciproquement, un sous-préfet dénonçant l’ancien candidat officiel comme « un mauvais domestique, qu’on chasse, sans avoir à lui donner de raisons », ce furent-là des traits suggestifs.

La géographie électorale complète le tableau. Les circonscriptions étaient définies non par une loi, mais par un simple règlement, fait tous les cinq ans, sans autre méthode que l’intérêt du gouvernement. On assemblait les cantons ou les arrondissements de la manière la plus favorable au candidat officiel. On coupait les villes en morceaux, et la réunion de ces divers morceaux à des cantons ruraux permettait de noyer les ouvriers républicains parmi les campagnards loyalistes.

On le voit, non-seulement les opposants, au Corps législatif, se trouvaient facilement réduits à l’impuissance ; mais il était douteux, avec les procédés électoraux en vigueur, qu’un opposant pût jamais arriver au Corps législatif. Il y avait encore en France une apparence de parlement, un parloir de gens « comme il faut » ; il n’y avait plus de vie parlementaire. Comme il l’avait dit, au lendemain du Coup d’État à l’ambassadeur autrichien, M. de Hubner, Napoléon III voulait bien être baptisé avec l’eau,du suffrage universel, mais il ne voulait point vivre les « pieds dans l’eau ». (De Hubner, Neuf ans de souvenirs, I, 53). Et le fin représentant du vieil État réactionnaire pouvait noter avec satisfaction « la ruine du parlementarisme » (p. 49).

Avec la liberté parlementaire, la liberté de la presse avait été elle aussi, en fait, anéantie. Les journaux politiques sans doute n’étaient pas supprimés ; ils n’étaient même pas, comme en 1815, soumis à une censure préalable. Le cautionnement, bien que doublé depuis 1852, et élevé au chiffre de 50,000 francs à Paris, demeurait encore inférieur à celui de 1819. Mais le décret du 17 février 1852 avait fait un choix habile des moyens propres à atteindre le même but que les anciennes lois.

Un croquis de Constantin Guys — (D’après un original du Musée Carnavalet)

Pour fonder un journal, il fallait d’abord obtenir l’autorisation préalable : le gouvernement ne laissait plus fonder aucun journal sans sa permission. Le ministre de l’Intérieur, mesure inouïe, avait seul le droit de désigner le rédacteur en chef, sur la présentation des propriétaires, et de le destituer. Tout changement dans le personnel, gérant, administrateur, rédacteur, ne pouvait s’opérer qu’avec l’autorisation du même ministre. Le cautionnement, nous l’avons dit, avait été augmenté, le droit de timbre également ; et cette double augmentation rendait désormais difficile la publication de feuilles politiques à bon marche.

Par le même décret de 1852, les journaux se trouvaient placés sous la juridiction administrative. C’était la police correctionnelle qui seule, désormais, à la place du jury, allait juger ou plutôt réprimer les délits de presse. Une seule condamnation encourue dans l’année pour crime commis par la voie de la presse ou deux condamnations pour délits et contraventions, entraînaient de plein droit la suppression du journal. Bien mieux, le gouvernement avait le droit, par mesure de sûreté générale, de supprimer immédiatement un journal ; il suffisait, pour cela, d’un décret spécial du chef de l’État inséré au Bulletin des Lois.

Mais la plus fameuse innovation, c’était le système des avertissements et des suspensions. Si un article avait déplu à l’administration, le journal recevait un avertissement du préfet ; après deux avertissements, une simple décision ministérielle suffisait pour suspendre le journal.

Enfin, le gouvernement peut intervenir jusque dans la facture du journal. Non-seulement il interdit de rendre compte des procès de presse et des séances du Corps législatif ; non-seulement il défend de publier des fausses nouvelles, c’est-à-dire des nouvelles désagréables au gouvernement, mais encore il exige des journaux, de tous les journaux, l’insertion des communiqués officiels.

Voici maintenant comment ses agents usent des armes qu’il leur fournit. De 1852 à 1853, M. de Maupas et les préfets infligèrent quatre-vingt-onze avertissements. Les causes ? « Une critique acerbe du décret du 29 mars 1852 sur les sucres » ; — un doute exprimé sur la véracité d’une note du Moniteur ; — « une appréciation dépassant les bornes d’une critique convenable et modérée ». — un article qui « dépasse les bornes du bon goût » etc.. Un ministre protestant écrit-il dans un journal religieux protestant : « Cinq personnes viennent d’abjurer à Edimbourg les erreurs du catholicisme romain », le préfet du Finistère lui donne un avertissement. Le Phare de la Loire reçoit un avertissement pour la phrase suivante : « L’Empereur a prononcé un discours qui, d’après l’agence Havas, a provoqué à plusieurs reprises les cris de : « Vive l’Empereur ! » : attendu « que cette formule dubitative est inconvenante en présence de l’enthousiasme si éclatant que les paroles de l’Empereur ont excité ». Et l’on pourrait citer des masses d’attendus semblables. C’est là ce que le gouvernement et ses amis appelaient « contenir la presse sans l’opprimer ». Et ils avouaient qu’ils frappaient même les « attaques dissimulées », les articles où se manifestait « une tendance hostile ». Inconscience ou cynisme, ces aveux-là dispensent d’apprécier. La presse est aux mains des préfets : il est facile désormais de travailler et fausser l’opinion.

Par une hypocrisie dernière, le gouvernement avait décidé que chaque parti aurait encore, mais sous son étroite surveillance, un journal. Le Constitutionnel, La Patrie, Le Pays auraient l’honneur de défendre le gouvernement. Le Moniteur, d’ailleurs, s’en chargeait, et savait joindre le plaidoyer aux documents officiels. Mais M. Mirés, le gros financier, et ses amis de la Bourse, tenaient à faire des affaires : le journalisme officieux devait jouer sa partie dans leurs spéculations. Le Constitutionnel et Le Pays consacrèrent l’alliance du gouvernement et de la haute finance. Un ex-démocrate, M. Arthur de la Guéronnière avait assumé la rédaction en chef.

Le Journal des Débats, sous la direction d’Armand Bertin. défendait l’orléanisme ; la Gazette de France, l’Union développaient avec quelque liberté leurs théories désormais inoffensives de droit divin mêlé de suffrage universel ; et l’Assemblée nationale représentait la fusion. Deux journaux étaient républicains ou considérés comme tels : le Siècle, de M. Havin, et le Charivari ; et l’Univers était le principal organe du parti catholique.

A dire vrai, ce dernier avait peu de mérite à vivre : « l’Univers était à genoux devant l’Empire sorti du coup d’État » et son directeur célébrait solennellement l’union, pour la victoire de l’ordre, de ces deux armées : « l’une, composée de quatre cent mille hommes de guerre, pleins de discipline et de jeunesse, confiants dans le vieil honneur de leur drapeau ; et l’autre, celle que Napoléon Ier n’eut pas, et qu’aucun peuple n’eut jamais peut-être vue si florissante et si belle, l’armée de charité, forte de quarante mille prêtres et de cinquante mille religieuses ». Au nom de tels principes, Louis Veuillot pouvait librement parler : le despotisme impérial n’eut pas. dès les premiers temps de son existence « d’apologiste plus effronté ».

Mais l’existence d’un journal républicain, à l’heure où les chefs du parti et ses simples soldats étaient dispersés dans les capitales étrangères et sur les pontons, à l’heure où la République et le socialisme confondus étaient poursuivis et traques jusqu’au plus profond des forêts, cette existence demeure un problème et elle doit être expliquée.

Le mystère est d’ailleurs simple : le Siècle était utile au gouvernement dans son jeu de l’opinion. Il parait que c’était M. de Morny, qui l’avait sauvé au 2 décembre, en faisant valoir l’intérêt des actionnaires. Mais son directeur, M. Havin, cauteleux et prudent — « moitié normand, moitié bonapartiste, et encore plus normand que bonapartiste », — disait Pessard, ancien membre de la gauche dynastique, sous la monarchie de juillet, rallié a la République dans le triomphe de 1848, était aussi fort propre a soutenir la seule opposition que le pouvoir devait tolérer. Cette opposition modérée, constitutionnelle, déplaisait, on le comprend, aux républicains les plus ardents ; au lendemain du 2 décembre, Cavaignac, membre du conseil de surveillance du journal, avait donné sa démission ; beaucoup accusaient Havin d’avoir trahi. La réalité est qu’il ne pouvait aller plus loin, sans risquer d’être supprimé : il fut frappé de trois avertissements en 1857, et il ne tint pas aux influences cléricales à la cour qu’il put durer encore. A la fin de 1858, Havin dut faire une démarche à la cour pour sauver son journal. Veuillot disait : « Le Siècle est sous la protection de la police, et l’Univers sous sa surveillance ». Et il suffit de renverser les termes pour avoir la vérité.

Mais ce qu’il faut dire, c’est que les deux journaux se faisaient contrepoids, pour la plus grande utilité du gouvernement impérial. M. Havin pouvait avoir comme principale préoccupation de garder à son parti un organe ; et, de fait, de bons républicains, comme Eugène Pelletan, comme Louis Jourdan, comme Taxile Delord, étaient ses collaborateurs. Mais c’était le pouvoir qui, en dernière analyse, recueillait le plus grand profit de leur activité. C’était, en effet, à la haute protection du prince Jérôme, c’était à l’amitié de Vieillard, que le Siècle devait de subsister. Et s’il était un organe républicain, il l’était d’un républicanisme anachronique, d’avant décembre. Sa doctrine, celle, du moins, que l’Empire lui laissait soutenir, c’était le républicanisme de 1830, le républicanisme nationaliste, confondu avec la légende napoléonienne, le seul qui, à la rigueur, pût rallier au nouveau régime les ouvriers ou paysans qui résistaient encore ; c’était le républicanisme anticlérical, celui qui pouvait être un appoint contre les prétentions exagérées du clergé. Depuis décembre, l’Empire avait fait alliance avec l’Église, rempart de l’ordre : contre cette alliée exigeante, il voulait avoir un moyen de défense. Le Siècle en était un. Voilà pourquoi le Siècle fut gardé.

A côté de lui et du Charivari, à la satire prudente, les républicains avaient créé, à défaut d’organes politiques, des recueils littéraires. En 1855, Eugène Pelletan avait fondé l’Avenir ; et, pendant l’année d’existence que le pouvoir lui laissa, Vacherot, l’ex-directeur des études à l’École normale, destitué en 1851 pour sa polémique avec le P. Gratry ; Barni, le traducteur de Kant ; et Frédéric Morin, le philosophe lyonnais, religieux et républicain, l’avaient aidé à défendre les idées libérales contre l’attaque cléricale de plus en plus arrogante. — Avant et après l’Avenir, la Revue de Paris, fondée en 1854, ouvrait aussi ses pages aux philosophes républicains aux historiens, comme Eugène Despois, aux poètes démocrates, comme Laurent Pichat, ou aux hommes d’État, comme Bastide. Et ces nobles esprits entretenaient la tradition républicaine, dans ce qu’elle avait de plus élevé et de plus pur.

Mais, qu’était-ce que toute cette presse, en dernière analyse, et quelle influence pouvait-elle exercer, surveillée, entravée, ligottée comme elle l’était ? Quel appui ? quel réconfort pouvait-elle apporter à tous ceux que leurs convictions rendaient suspects au gouvernement, et qui se trouvaient inquiétés jusque dans leur vie privée ?

Car il faut descendre plus bas encore dans cet enfer : après le cercle de l’esclavage parlementaire, et celui de la presse, voici les agissements de l’administration et de la police contre les personnes, voici les atteintes à la liberté de conscience, voici la persécution individuelle.

Il suffisait, à cette époque, d’une conversation politique pour être arrêté comme suspect. L’administration n’avait à craindre aucune publicité ; elle disposait arbitrairement de la liberté de tous. Lorsque l’Empereur devait passer dans une ville, on incarcérait à l’avance tous les hommes suspects de républicanisme. Les habitudes, prises par les agents du pouvoir au lendemain du coup d’État, ne pouvaient point se perdre tout de suite. Jusque dans leurs salons, les républicains étaient surveillés, et leurs confidences réciproques leur attiraient parfois des désagréments. Les espions étaient partout. Arsène Houssaye fit afficher, dans le foyer de la Comédie-Française, un avis par lequel il invitait formellement les personnes admises au foyer à se priver désormais de toute conversation qui aurait trait aux affaires du gouvernement. Et l’anecdote est célèbre de l’acteur comique Grassot, qui fut arrêté pour avoir dit dans un café où on le faisait attendre : « C’est donc ici comme à Sébastopol, on ne peut rien prendre ».

Dans leur vie privée, dans leurs fonctions ou leurs métiers, le gouvernement savait atteindre tous ses ennemis « dangereux ». Officiers ministériels, les hommes « des partis hostiles » avaient à craindre les censures et les destitutions. Négociants, ils se trouvaient boycottés ; artisans, ils ne trouvaient plus d’ouvrage ; médecins, ils étaient délaissés de leur clientèle ; tant était puissant le mot d’ordre venu de l’autorité. Et il est inutile de dire que tous les patrons prudents n’avaient jamais de travail pour les chômeurs républicains ou soupçonnés de l’être.

Enfin, pour préserver les générations nouvelles, pour faire de tous les jeunes les zélés admirateurs de la puissance impériale, l’Université, soigneusement épurée, devait être soumise à une étroite surveillance. C’était ici, contre les tendances libérales du grand corps, si fortement constitué par la monarchie de juillet, que l’alliance du parti de l’ordre et du gouvernement de l’ordre, l’alliance des cléricaux et de l’homme de décembre, devait se montrer le plus efficace. Les professeurs devaient prêter serment ; beaucoup de républicains s’y refusèrent noblement ; ils étaient révocables par arrêté, sans recours. De 1851 à 1856, ce fut le temps du fameux ministère Fortoul. Le cours de logique remplaça dans les lycées le cours de philosophie. l’enseignement religieux, inspecté par l’évèque diocésain ou ses délégués, devint obligatoire pour tous les internes. En 1854. le ministre se félicita d’avoir rétabli, comme au Moyen-Age, le trivium et le quadrivium. Les habitudes militaires, que le premier Empire avait introduites dans le régime des lycées, étaient naturellement entretenues, exagérées. Ce fut le temps où les mêmes exercices devaient se faire à la même heure dans toutes les classes de France, le temps où les professeurs recevaient l’ordre de raser leur moustache pour « faire disparaître du costume ainsi que des mœurs les derniers vestiges de l’anarchie ».

L’asservissement était complet ; le système de compression du second Empire ne le cédait en rien à celui du premier. Mais la compression seule est insuffisante pour gouverner. Elle n’est efficace que contre des minorités ou contre un peuple découragé, abattu. Napoléon III, l’élu du plébiscite, tenait à être, à demeurer un souverain populaire. Il y avait des corps, il y avait des classes auxquelles le second Empire était sympathique, auxquelles il apportait des satisfactions et dont il voulait conserver l’appui. Quant aux autres, il ne désespérait pas, par une politique habile, de les gagner à sa cause.

D’abord, et avant tout il s’appuyait sur l’armée, l’armée si fortement travaillée pendant tout le temps de la présidence, l’armée qui avait fait le coup d’État et opéré par toute la France contre les républicains. « Avec elle, par elle, pour elle doit être désormais sa devise ». C’est M. de Hubner encore qui le note (p. 51) : et cet observateur, en effet, a bien noté le coup de force, le pronunciamiento, qu’a été décembre. Dans les années antérieures, il est vrai, de nombreux régiments avaient donné la majorité aux rouges. Au coup d’État, encore, lorsque l’armée vota, quarante-huit heures après le 2 décembre, 37.359 officiers ou soldats avaient voté non, contre 303.290 oui. Les quatre officiers d’artillerie attachés à la garde du Palais-Bourbon avaient voté non sur des registres. Quel que fût le mécontentement de certains, tous cependant obéirent. Bosquet lui-même, le général républicain, après avoir demander sa mise en disponibilité, s’inclina. Il n’y a personne de plus empressé que les soldats pour rallier la victoire.

Mais si l’armée docile assurait la force au gouvernement, ce n’était point sur elle surtout qu’il pouvait compter pour propager sa popularité, pour rallier des masses de plus en plus nombreuses.

Napoléon III avait le clergé ; il avait pour lui « la société chrétienne ».

L’auteur du coup d’État était-il personnellement religieux ? Les écrivains catholiques qui l’affirment sont contraints de reconnaître, comme par exemple M. de la Gorce, que c’était « avec de grandes lacunes du côté des actes et des mœurs » ( !). Mais l’état des partis, le rôle joué par le clergé pendant toute la durée de la deuxième République, enfin, ici encore, l’imitation calculée de Napoléon Ier, restaurateur des autels, tout poussait le nouvel Empereur à entretenir l’alliance avec le parti catholique. C’était l’Église qui était devenue le rempart de l’ordre social ; c’était autour d’elle, et non plus autour des vieilles bannières monarchiques que les conservateurs s’étaient ralliés. Dans leur intérêt réciproque, Napoléon III et elle devaient rester unis. Au lendemain même du coup d’État, Montalembert s’était officiellement rallié. Le 12 décembre, il avait invité les catholiques à accepter le nouveau pouvoir « pour éviter la ruine du pays ». L’Univers fut dès lors des plus sympathiques au prince. Le clergé manifesta hautement son approbation du coup d’État.

En échange, il reçut des faveurs nombreuses. Poussé par ses propres fonctionnaires, qui sentaient bien dans les départements tout l’intérêt de l’appui catholique, le gouvernement ne refusa aucun honneur, aucun privilège au clergé. Les croix détruites furent rétablies sur leurs socles ; les fonctionnaires furent invités à assister aux processions ; les missions de propagande catholique furent autorisées, aidées, dans l’espoir qu’elles opposeraient « un obstacle sérieux à la propagande révolutionnaire, au développement des associations démagogiques ». Des fonctionnaires furent révoqués pour n’avoir point assisté à un service religieux. Le Panthéon était rendu au culte ; les conditions de la reconnaissance légale étaient simplifiées pour les congrégations de femmes ; les émoluments des évêques étaient accrus ; les écrits calomnieux pour la religion étaient écartés du colportage ; et, chose inouïe, le clergé au milieu de l’universelle compression, garda la liberté de se réunir en conseils provinciaux. « Jamais, avoue M. de la Gorce dans son Histoire du second Empire (I, 135) plus de présents ne furent faits aux Églises ; jamais plus de sollicitude ne fut apportée à relever les édifices religieux ; jamais le matériel du culte ne reçut plus d’accroissements ». Les préfets célébraient la Providence en tous leurs discours, et demandaient l’indulgence de l’évêque pour les fêtes officielles les jours d’abstinence. « Les bonapartistes, écrivait Schœlcher, vont à la messe à tort et à travers ». Et, guidés par l’Univers, les curés de campagne, à tort et à travers aussi, chantaient au seigneur leurs Salvum fac Imperatorem.

À la faveur de la loi de 1850, le catholicisme mettait la main sur la jeunesse. Lacordaire développait le collège de Sorèze ; Gratry et Petétot restauraient la congrégation de l’Oratoire. Puis, les conférenciers de Notre-Dame s’adressaient au grand public. Les maisons de charité, les asiles, les crèches, les visites des petites sœurs des pauvres ou des Messieurs de la Société de Saint-Vincent-de-Paul permettaient de maintenir dans la fidélité à Dieu et à l’Empereur les pauvres de Paris ou des grandes villes. On comprend le mot de Veuillot : l’Empire était bien, pour les catholiques, « un don de la Providence. »

Mais ce qui marque le mieux à quel point le parti catholique était partie constitutive du système, c’est que de 1852 à 1858, seul il put faire entendre sa voix, seul il put esquisser une opposition.

Tandis en effet que Veuillot, tandis que l’Univers et la démagogie des curés de campagne se ruent aux pieds de César ; tandis que, guidé par des instructions de Rome, tout ce monde célèbre le « vrai pouvoir catholique » et redoute d’entraver l’œuvre efficace des Congrégations par la moindre brouille avec le pouvoir, quelques hommes sentent qu’ils peuvent élever la voix, et que ce même pouvoir leur doit trop pour les faire taire.

Cette opposition, ce sont les protagonistes du parti catholique, au temps de la monarchie de Juillet et sous la Deuxième République, c’est Montalembert, c’est M. de Falloux, qui vont la mener. Ils ont assisté, eux, à l’enfantement du nouveau régime ; ils y ont même fortement aidé. Ils croient pouvoir réclamer des gages.

A ces hommes, les acquêts de 1850 semblent insuffisants. Pour l’Église, ils veulent de nouvelles conquêtes. Du 2 Décembre 51 à Janvier 52, ils avaient espéré les obtenir du prince-président. C’était le temps où Montalembert, comme il disait « s’appelait lui-même à l’Élysée », le temps où il demandait que l’enseignement supérieur fut livré à l’Église, et que les articles organiques fussent abolis. Napoléon n’avait pas voulu capituler à ce point. Dans la mesure où le régime le permit, Montalembert tenta, par son opposition au Corps législatif ou dans la presse, d’émouvoir l’opinion, l’opinion catholique au moins, pour obtenir de nouvelles et sérieuses concessions aux intérêts catholiques. Mais « les hommes noirs s’étaient apprivoisés » selon le mot de M. de Persigny ; si les plus intelligents des évêques, si Dupanloup, Guibert semblaient disposés à suivre les conseils de Montalembert ou de M. de Falloux, Veuillot et l’Empire savaient les faire fléchir, en déchaînant contre eux, la masse des curés.

C’est à peine si par ses livres, par ses revues, comme le Correspondant, cette opposition pouvait se faire entendre du public catholique éclairé. Au Corps législatif, Montalembert s’usait en vain : lorsqu’il fut battu en 1857. il sortit sans regret de cette « cave ». — L’Empire, en effet, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, donnait satisfaction à la masse catholique d’alors. Et l’alliance semblait solide entre lui et cette masse. Par cette alliance, les monarchistes et les orléanistes avaient perdu toute force. Par elle, la haute société, sinon la vieille aristocratie, se ralliait au nouveau régime. Et elle ajoutait encore, s’il était possible, à la force du loyalisme paysan.

Tout cela, cependant, n’eût pas suffi : la tranquillité morale que les conservateurs de tout ordre pouvaient éprouver à voir l’accord du prince fort et de l’Église, la joie des dévots à recevoir l’Empereur au pied des autels ou des Pardons, même la propagande des curés de campagne, tout cela ne constituait pas les éléments d’une popularité enthousiaste.

C’était par d’autres moyens que le Gouvernement comptait gagner et retenir l’affection des diverses classes, de la bourgeoisie commerçante, des classes ouvrières, des paysans.

L’Empire avait privé la France de ses libertés : il se proposa de donner satisfaction aux intérêts matériels. Ce fut là toute une politique méthodiquement poursuivie, et qu’il importe de décrire.

Cette politique, elle avait son origine dans la politique suivie de 1840 à 1848 par le ministère Guizot. Dans la même absence de vie parlementaire, le gouvernement d’alors avait proclamé que son programme était de « bien faire les affaires du peuple », de travailler à satisfaire « la grande Société

(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


saine et tranquille ». Le mot, on le sait, est de Guizot ; il pourrait être de M. de Morny.

Au demeurant, qu’était-ce que ce dernier ? Qu’étaient-ce que Fould, Magne, Billault, sinon des orléanistes de la deuxième génération, des orléanistes du ministère Guizot ? Fould, député de Tarbes en 1842 et soutien du ministère, n’avait-il pas des alors poussé aux grands travaux et à la satisfaction des intérêts matériels ? Magne, le protégé de Bugeaud, n’avait-il pas été le type du député-fonctionnaire, de l’administrateur homme d’affaires ? Billault, enfin, l’avocat d’Anoenis, ne s’était-il pas en 1847 rallié à Guizot ? Mais c’était M. de Morny surtout qui était le type accompli de cette deuxième génération politique de la monarchie de juillet. Élevé en exil, le fils du général Flahaut avait contracté les habitudes de la vie anglaise. Son activité industrielle, ses talents d’homme d’affaires, autant que son dandysme aristocratique, lui avaient acquis une autorité singulière dans la société parisienne. Brillant lancier, il s’était illustré à Constantine, mais à 28 ans, les fièvres l’avaient contraint de quitter l’armée. Il s’était fait industriel : il avait cultivé en Limagne d’immenses champs de betteraves, exploité des raffineries. A 31 ans il était député et se signalait comme un des orateurs les plus habiles de la Chambre. C’était lui qui avait sauvé Guizot lors de l’affaire Pritchard et Armand Marrast, furieux, l’avait même désigné déjà à cette occasion comme « le plus jeune et le plus chauve des satisfaits ».

Or, dès ce moment. M. de Morny soutenant le ministère Guizot préludait à la politique industrielle du second Empire. C’était cette politique qu’il avait formulée, pour ainsi dire par avance, dans un article de la Revue des Deux Mondes du 1er Janvier 1847. Impatient de « solutions pratiques », comme il disait, il déclarait qu’il était moins préoccupé de transformations sociales que de transformations industrielles, et il invitait les Français à se mettre à l’étude moins des réformes politiques, suscitées par des besoins factices, que des questions matérielles. Sachons entreprendre, concluait-il, en industrie, en commerce, en finance, toutes les réformes qui peuvent tendre au bien-être des masses. Et nous aurons plus fait pour le progrès que par les plus mirifiques réformes sociales. C’était cette doctrine, que les plus fidèles soutiens du ministère Guizot allaient pleinement réaliser après le Coup d’État.

Mais, pour cette politique, d’autres hommes encore allaient se faire les très zélés auxiliaires du nouveau pouvoir. Je veux parler des Saint-Simoniens. Si certains membres de l’École, aux diverses époques, avaient été républicains et démocrates, il faut rappeler que, dans l’ensemble, ils avaient toujours considéré la forme du gouvernement et les articles des Constitutions comme des questions secondaires. Ce qu’ils réclamaient avant tout, ce que leur organe, le Crédit, avait proposé dès 1849 comme le programme d’un gouvernement de progrès, c’était le développement des travaux publics, des chemins de fer, des canaux, c’était, pour assurer ces travaux, le développement du crédit. La réalisation de ce programme, ils l’avaient espéré de la République parlementaire : le gouvernement despotique la leur promettait à son tour. Ils se rallièrent à lui.

Dès que le père Enfantin vit l’essor pris par l’industrie, il approuva le nouveau régime. Il fut bientôt en coquetterie réglée avec les Tuileries ; il dédia des livres à Napoléon III et l’Empereur parla de lui avec estime. Dans le monde industriel son activité fut grande ; il avait été un des promoteurs du chemin de fer de Lyon avant 1848 ; ce fut lui qui contribua le plus en 1857 à la fusion définitive entre les sociétés de Paris-Lyon et de Lyon-Méditerranée. Tous les membres de l’École avaient le même entrain : Paulin Talabot figurait au premier rang des créateurs de voies ferrées ; Didion, son ami, directeur de la Compagnie d’Orléans, et Jullien travaillaient aussi aux chemins de fer. Les Péreire, Émile et Isaac, s’intéressaient surtout aux institutions de crédit. Ils aidaient à la naissance du Crédit foncier, et, pour éveiller partout l’esprit d’initiative, fondaient le Crédit mobilier. Des membres de l’École possédaient encore d’autres établissements financiers ; Amail, par exemple, dirigeait la Caisse des actionnaires. D’autres soutenaient dans la presse la nouvelle politique industrielle : Barrault se faisait l’apologiste du Crédit mobilier, et célébrait l’universelle construction des chemins de fer : « L’Europe, s’écriait-il, aura bientôt son réseau de voies ferrées des monts Ourals à la Sierra Nevada ; elle s’alimentera d’une même circulation financière et respirera la même atmosphère morale ! » Guéroult écrivait à la Presse, puis dirigeait l’Opinion nationale ; et les brochures de Duveyrier faisaient grand bruit, parce qu’on les disait inspirées par l’Empereur.

L’influence des Saint-Simoniens était, en effet, considérable dans les conseils du gouvernement. Les Péreire étaient fort écoutés ; Michel Chevalier était l’économiste préféré de l’Empereur. D’autres encore vivaient dans l’entourage du souverain. Un jour, s’il faut en croire Maxime du Camp, à la table de Napoléon III, comme un convive raillait les théories saint-simoniennes sur les femmes, un autre se leva et dit : « Je suis fils de Talabot, fils de Lambert, fils d’Enfantin, fils d’Olinde Rodrigues, fils de Saint-Simon ». Et parmi les assistants, dit le narrateur, un sénateur et trois ministres auraient pu faire une profession de foi semblable, mais ils se turent.

Avaient-ils donc perdu tout idéal ? Se laissaient-ils entraîner, à l’universelle curée ? Eux aussi, ne voyaient-ils plus que les honneurs et les profits, tandis que gémissaient en exil d’autres hommes, pénétrés comme eux parfois, de la pensée saint-simonienne ? Certains peut-être, mais pas tous. Très sincèrement, beaucoup professaient que l’essor industriel était la condition du progrès social. L’industrie, écrivait Barrault, est la seule arme du prosélytisme de la civilisation ». Et s’ils étaient disposés à considérer le Coup d’État comme une nécessité, s’ils passaient l’éponge sur les tristes incidents qui l’avaient signalé, « le menu des Révolutions n’étant jamais bien attrayant », ils gardaient la conviction qu’ils étaient, en servant l’Empire, les sûrs pionniers de la société meilleure. Enfantin écrivait en 1853 : « La tribune et la presse doivent se taire pour un temps, afin que le marteau retentisse seul là où parlait la poudre, afin que l’homme écrive sur le sol ses hiéroglyphes de fer, et non sur le papier des rébus politiques ». Mais il ajoutait ailleurs : « L’esprit dort, la chair veille et travaille… Ils ont la force et le vertige, les manieurs de la matière, et dans leur bacchanale, ils maudissent l’esprit, l’idée si bien qu’on pourrait la croire perdue et retournée à Dieu. Mais elle est toujours là, la maligne, elle est là qui se frotte les mains et dit tout bas : Allez, chantez, cancanez, bambochez. Travail et terre, vous enfantez : vous créez un nouveau monde ; que ce nouveau monde naisse entouré de toutes ces ordures, nous le laverons ! ». Le Père le sentait : l’irrésistible poussée industrielle entraînerait le monde plus loin même qu’il ne le voudrait, vers la société nouvelle.

Au profit de qui ? Serait-ce à celui du nouvel Empereur, de sa « dynastie » ? C’est la question que Napoléon III, lui, se pose. Il est, il veut être le promoteur de tout ce grand mouvement. Ce superbe développement industriel, auquel s’applique la bourgeoisie, il veut qu’il apparaisse comme son œuvre. Nous avons dit déjà ses initiatives, au temps de la dictature. Mais il se sent tiraillé, pour ainsi dire, entre les deux groupes d’industrialistes, entre les anciens orléanistes et les saint-simoniens, entre Morny et Enfantin. Certes, il lui plairait d’être le saint-simonien couronné, l’Empereur socialiste, d’aller jusqu’au bout du développement industriel, d’assurer le bonheur de ces classes pauvres, pour lesquelles il éprouve une sympathie réelle. Le progrès que veulent les Saint-Simoniens n’est-il pas celui qu’il a rêvé lui-même ? « L’idée napoléonienne, disait-il il y a déjà bien des années, va vivifier l’agriculture ; elle invente de nouveaux produits ; elle emprunte aux pays étrangers les innovations qui peuvent lui servir. Elle aplanit les montagnes, traverse les fleuves, facilite les communications et oblige les peuples à se donner la main. » Sous l’impulsion du gouvernement nouveau, « moteur bienfaisant de tout l’organisme social », c’est une ère nouvelle qui va commencer. Naguère encore, il l’a déclaré : les profondes réformes sociales ne l’effraient point. Il a dit, dans l’Extinction du paupérisme, en 1844, comment le gouvernement, protecteur naturel des classes laborieuses, peut améliorer la condition de ces classes. « La richesse d’un pays, disait-il, dépend de la prospérité de l’agriculture et de l’industrie, du développement du commerce intérieur et extérieur, de la juste et équitable répartition des revenus publics ». Or, tout cela était miné en France, et ce qu’un Napoléon pouvait se proposer, c’était la restauration industrielle et agricole. Le prétendant avait donc dit comment il ferait cette restauration, comment, par une loi, il donnerait les 9.190.000 hectares de terres incultes qui se trouvaient encore en France à une immense association ouvrière, comment son gouvernement fournirait à cette association les avances nécessaires ; comment, enfin, par une action méthodique, il organiserait les masses encore socialement inéduquées, comment il « créerait entre les ouvriers et ceux qui les emploient une classe intermédiaire jouissant de droits légalement reconnus et élue par la totalité des ouvriers. Cette classe intermédiaire serait la classe des prud’hommes ». Tout chef de fabrique eût été tenu d’avoir un prud’homme pour dix ouvriers et de lui payer un salaire double. « Ces prudhommes rempliraient dans la classe ouvrière le même rôle que les sous-officiers remplissent dans l’armée ». Alors s’élèveraient partout des colonies agricoles, comparables aux monastères du moyen-age, « au milieu d’un monde égoïste livré à la féodalité de l’argent ». Alors le chômage serait supprimé. Alors l’armée industrielle, comme l’autre, serait disciplinée. Alors toute l’économie nationale se trouverait intensifiée. Et de même que « le triomphe du christianisme a détruit l’esclavage, de même que le triomphe de la Révolution française a détruit le servage ; de même, le triomphe des idées démocratiques aurait détruit le paupérisme ».

L’Empereur poursuit-il le rêve du prétendant ? Voudra-t-il être le prince organisateur et révolutionnaire qui « améliorera la condition de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre ? » Peut-être ; mais qu’il prenne garde de réveiller par l’industrie même les préoccupations politiques ou sociales. L’industrie doit occuper les esprits, absorber les activités ; il ne faut point qu’elle devienne une nouvelle occasion de penser. Il faut que la condition de la classe ouvrière se trouve améliorée, pour qu’elle apprenne a aimer le nouveau régime ; mais il ne faut pas que des réformes trop profondes viennent susciter en elle des revendications nouvelles. Dans l’intérêt de la dynastie, il faut s’arrêter à temps, régler et contenir l’activité de tous.

Il ne semble pas d’ailleurs qu’il y ait, de ce côté, un danger imminent. Après l’expérience de 1848, la bourgeoisie, la classe moyenne, à qui son pouvoir politique a été ravi, ne demande qu’à travailler et à jouir. La classe ouvrière, décimée à plusieurs reprises depuis juin, n’a pas la force nécessaire pour tenter quelque conquête. Le gouvernement peut donc hardiment pousser au développement de l’industrie.

De 1852 à 1850, ce développement fut remarquable.


*
* *


Et d’abord le développement du crédit. Pour soutenir et provoquer l’esprit d’entreprise, deux grands établissements furent fondes : le Crédit foncier et le Crédit mobilier.

Le décret du 28 février 1852 avait autorisé la création de Sociétés de Crédit foncier consentant aux propriétaires sur première hypothèque des prêts à long terme remboursables par annuités, et se procurant les capitaux par l’émission de lettres de gage garanties par les hypothèques. A la faveur de ce décret, une Banque foncière s’était établie à Paris ; deux autres, bientôt, furent fondées à Marseille et à Nevers. Mais rapidement, pour assurer l’unité des opérations, et pour rendre plus facile la circulation des lettres de gage, que la diversité des émissions faites par plusieurs banques aurait ralentie, le gouvernement songea à donner à l’institution un caractère d’entreprise d’État, au tout au moins placée sous le contrôle de l’État. Par décret du 10 Décembre 1852, la Banque foncière de Paris fui transformée en Crédit foncier de France et eut désormais le privilège des opérations de Crédit foncier pour la France entière ; elle fut autorisée à racheter les deux banques de Marseille et de Nevers, reçut une subvention de 10 millions, mais fut contrainte de prêter au taux de 5 0/0, intérêt et amortissement compris. In décret du 31 Décembre 1852 décida en outre que les lettres de gage ne seraient émises qu’après le visa du commissaire du gouvernement. Enfin, achevant cette transformation, le décret du 6 Juillet 1854 imposa au Crédit foncier un gouverneur et deux sous-gouverneurs nommés par l’Empereur. Ce fut, dès lors, comme la Banque de France, un établissement public lié à l’État. En 1854, il avait déjà prêté pour une cinquantaine de millions, surtout sur les biens-fonds urbains, et contribuait autant à la transformation des villes et au développement de l’industrie qu’à l’amélioration de l’agriculture.

Mais c’est surtout le Crédit mobilier qui, dans les premières années de l’Empire, aida à l’établissement et à la prospérité des entreprises industrielles ou commerciales. Jusqu’alors, les maisons de banque de Paris, Rotschild, Hottinguer, Mallet frères, etc. pratiquaient peu la commandite et bornaient leurs opérations aux prêts à court terme, à l’escompte ou à l’arbitrage. En novembre 1852, les frères Péreire, les Saint-Simoniens, fondèrent la Société générale de Crédit mobilier. Ce devait être à la fois une Société commanditaire, une banque de placement, de prêt et d’emprunt, et une banque d’émission. Avec ses ressources et son crédit, elle devait créer ou seconder de grandes entreprises, intervenir dans les emprunts publics ou dans les émissions des grandes Sociétés, émettre elle-même des obligations pour une valeur égale à dix fois son capital. Isaac Péreire aimait à célébrer Law, « l’homme de génie qui, par un immense essor donné aux affaires, révéla au monde les puissances de l’association ». Il avait, comme lui, l’illusion de la puissance illimitée du crédit ; et le Crédit mobilier devait sombrer comme la célèbre banque de l’Écossais.

Mais, dans les premières années de l’Empire, il joua un rôle immense. Il intervint dans l’établissement de la plupart des réseaux de chemins de fer, l’Est, le Grand Central, l’Ouest, le Midi, les Ardennes. Il commandita, en 1854, la Société de la rue de Rivoli ; il facilita la fusion des six Compagnies du gaz à Paris, leur prêta 10 millions et, par la haute influence de ses directeurs, leur fit accorder en seize jours, le monopole qui devait lier Paris pour un demi-siècle (juillet 1855). Il créa enfin la Compagnie maritime transatlantique, et, faisant franchir les frontières aux capitaux français, contribua à la création des chemins de fer du Nord de l’Espagne et des chemins de fer autrichiens. En trois ans, le Crédit mobilier apparaissait comme la plus puissante organisation financière de notre histoire. En 1855, il donnait à ses actionnaires un dividende de 178 fr. 50 par action. Péreire rêvait plus encore. Mais sa fortune suscitait des envieux ; sa hardiesse inquiétait ; et le Crédit mobilier devait bientôt connaître de graves difficultés.

La Banque de France, de son côté, participait à la prospérité générale, « Les opérations de la Banque, disait son directeur dès 1852, se sont considérablement améliorées : le commerce et l’industrie ont repris leur essor ». Le décret du 28 mars 1855 l’autorisa à faire des avances sur dépôts d’actions et d’obligations de chemins de fer. La loi du 9 Juin 1857 lui accorda la prorogation de son privilège jusqu’en 1897 : elle fut autorisée à élever le taux de son escompte au-dessus de 6 0/0. Le gouvernement put exiger dix ans après la promulgation de la loi, qu’elle eût au moins une succursale par département.

Grâce à ces mesures, l’organisation financière se trouvait adaptée à l’essor nouveau du commerce et de l’industrie. Le développement des chemins de fer et des autres moyens de communication allait aussi le favoriser.

Pendant les premières années du second Empire, ce furent surtout ces entreprises favorisées par le gouvernement, qui absorbèrent les capitaux et furent matière à spéculations. L’élan qui leur avait été donné par la loi de 1842 s’était ralenti. Le nouveau gouvernement ranima l’activité. Au 31 décembre 1851, il n’y avait encore en exploitation que 3 627 kilomètres de chemins de fer, répartis entre dix-huit petites Compagnies. Les inconvénients d’une pareille division étaient grands : les dépenses d’exploitation s’élevaient à des proportions qui devenaient vite ruineuses sur des lignes à faible trafic : les prix de transport et les tarifs maxima n’offraient aucune homogénéité ; le service se faisait mal et les transbordements multiples gênaient le libre développement des communications. De 1849 à 1851, la situation des principales Compagnies s’était notablement améliorée ; mais les entreprises qui végétaient, lassant l’État et les bailleurs de fonds par leur continuelle mendicité, décourageaient les capitalistes. Aucun entrepreneur ne voulait plus se charger de la construction de lignes nouvelles sans une importante subvention de l’État, et la France se trouvait de nouveau devancée par les autres pays.

L’Empereur et M. de Morny se préoccupaient vivement de donner aux chemins de fer un nouveau développement. Huit jours après le coup d’État. un décret prescrivait la construction d’un chemin de fer de Ceinture (rive droite) à l’intérieur des fortifications de Paris. Pendant tout le cours de 1852, les concessions se multiplièrent.

Les mesures les plus importantes de Napoléon III en faveur des chemins de fer, peuvent se ramener à trois chefs principaux.

1° La prolongation régulière des concessions pour une durée de quatre-vingt-dix-neuf ans, afin d’assurer le crédit des Compagnies, en leur permettant de donner à leurs entreprises tout le développement convenable.

2" Les arrangements pris jusqu’alors avec les différentes Compagnies donnant naissance a des difficultés de toutes sortes, le gouvernement établit un système uniforme, permettant de donner une garantie d’intérêts aux Compagnies dont le crédit était incertain. L’État garantit un intérêt minimum de 4 0/0 pendant la moitié de la durée de la concession.

3° L’État chercha à diminuer les frais de construction et d’exploitation par la création de réseaux, qui, en même temps, compenseraient les déficits des mauvaises lignes avec les bénéfices de lignes plus productives. Dans ce but, il fallait former de grandes Compagnies, capables de développer méthodiquement le trafic intérieur des chemins de fer et d’entrer en relations avec les Compagnies étrangères.

Tels furent les principes de la politique impériale en matière de chemins de fer. Ils portèrent rapidement leurs fruits. Par une série de concessions et de fusions, les grandes Compagnies se constituèrent. Celles du Nord, d’Orléans, de Paris-Lyon et de Lyon-Méditerranée, existaient en 1852 ; en 1853, furent créés le Midi et le Grand Central (ce dernier disparut en 1857) ; en 1854, la Compagnie de l’Est ; en 1855, celle de l’Ouest. En 1858, à la suite de la fusion du Paris-Lyon et du Lyon-Méditerranée, les six grands réseaux actuels étaient constitués. A la fin de 1858, l’ensemble du réseau ferré français était de 16 207 kilomètres. Et telle était la confiance des entrepreneurs qu’en 1857, l’État avait pu concéder 2 586 kilomètres sans promettre ni subvention, ni garantie d’intérêt. Mais la légère crise de 1857 et les embarras des concessionnaires firent que la garantie d’intérêt de 4 0/0, déjà assurée à beaucoup, devint la règle générale.

Sans innover vraiment en politique de chemins de fer, tout en maintenant le principe de la loi de 1842, la collaboration de l’État et des capitaux privés, le gouvernement, par la confiance qu’il donnait aux capitaux, complétait méthodiquement le réseau de nos voies ferrées.

Sans doute alors, guidé par une idée fausse, il négligeait au profit des chemins de fer la navigation fluviale et s’occupait moins des routes. Mais il régularisait et perfectionnait le service de la poste et l’emploi du télégraphe ; en 1855, Mende était pourvu du télégraphe électrique, et c’était la seule préfecture qui ne fût pas encore reliée à la capitale.

Pourvue de capitaux, aidée par la facilité nouvelle des moyens de communication, l’industrie allait pouvoir se développer. Le gouvernement lui prodiguait ses faveurs. La loi sur les brevets d’invention était amendée (31 mai 1856) ; les contestations entre associés étaient remises à la juridiction consulaire (17 juillet 1856) ; la liquidation de la faillite était facilitée au moyen du concordat. Et de même, les formalités concernant la circulation des warrants furent simplifiées (1858). Enfin le Second Empire rendit la liberté aux deux professions qui se trouvaient encore assujetties à des règles étroites : la boulangerie et la boucherie. Le souvenir des anciennes disettes avait amené, on le sait, le gouvernement du Consulat à placer ces

Retour des courses — (D’après un original du Musée Carnavalet)


deux métiers sous le contrôle de l’autorité municipale : il savait, pour en avoir profité, ce qu’il en coûtait à un gouvernement de ne pouvoir assurer à chaque citoyen le pain et la viande, et il s’imaginait faussement que la surveillance étroite des bouchers et des boulangers permettait de l’assurer. Depuis, on s’était rendu compte de l’inefficacité de la surveillance. Le Second Empire s’efforça par une réforme habile de mériter les sympathies du petit commerce, tout en apaisant les inquiétudes de la classe ouvrière. Pour la boucherie, le décret du 24 lévrier 1858 supprima la réglementation et le monopole, et déclara libre la profession de boucher à Paris, en la soumettant seulement aux règles de la salubrité publique. Le gouvernement n’attendait pas de la concurrence nouvelle que le décret allait faire naître une diminution notable du prix de la viande ; mais, comme l’indiquait Rouher dans le rapport annexé au décret, il tenait tout à la fois à supprimer le privilège, l’exception, et à « affranchir l’administration de la responsabilité pleine de périls que faisait peser sur elle un privilège, sujet à abus, institué par elle et dont elle n’était pas maîtresse de régler l’usage ».

La boulangerie, elle, dut attendre plus longtemps. Le souvenir des disettes récentes était vif. Et la question du prix du pain préoccupait vivement le gouvernement impérial. A aucun prix, il n’aurait voulu être un gouvernement de pain cher. Et les procureurs généraux lui rappelaient constamment dans leurs rapports, que les récoltes étaient mauvaises, et que les démagogues en accusaient l’Empire. On réglementa donc encore, mais avec habileté. A Paris, on créa la caisse de service pour la boulangerie (27 décembre 1853. Le mécanisme en était simple : pendant les temps de disette, le pain était maintenu au prix de 40 centimes le kilogramme, la caisse payant aux boulangers l’excédent de leurs dépenses ; pendant les temps d’abondance, le prix de 40 centimes était maintenu, mais les boulangers remboursaient la caisse. De 1853 jusque vers le milieu de 1856, la caisse dut avancer 53 millions et demi ; de 1856 à 1863, elle liquida son passif. Mais ce mécanisme ingénieux était fort coûteux : les sommes utilement employées coûtèrent 30 0/0 de frais. En outre, pour le faire fonctionner, il fallait que la caisse fût seule chargée de « tous paiements de pains et farines, sans aucune exception » ; et pour que le contrôle fût possible, on fut amené à limiter en banlieue, puis à Paris même, le nombre des fonds. La situation créée par ces règlements était lourde aux boulangers : les querelles, que cherchèrent les pâtissiers à ceux d’entre eux qui faisaient des gâteaux, démontrèrent une fois de plus qu’il fallait inaugurer un nouveau régime. Le préfet de Paris, Haussmann, rêvait, lui, de substituer à toutes les boulangeries quelques grandes manutentions municipales. Dès 1857, le Conseil d’État fut saisi de la question. Il fallut attendre le 22 Juin 1863, pour qu’elle fût tranchée. Elle le fut dans le sens de la liberté. Mais la caisse de compensation subsista, alimentée désormais par un droit d’entrée sur les farines ; et l’autorité municipale conserva dans toutes les communes le droit de taxer le pain.

D’autres dispositions encore devaient témoigner des excellentes dispositions du gouvernement pour toutes les entreprises industrielles. Des lois successives exonéraient de l’impôt des patentes de nombreux petits façonniers : par l’effet de la loi du 4 Juin 1858, 96,029 artisans furent rayés du rôle.

Enfin, honorant l’industrie comme il honorait la religion, l’Empereur lui donnait la grande fête de 1855. l’Exposition universelle de Paris. Et les industriels français, répondant à son appel, attestaient les efforts accomplis par eux depuis le début du règne.

C’est que la nation tout entière était saisie d’une fièvre d’entreprise. Le phénomène n’était point d’ailleurs particulier a la France ; au lendemain des Révolutions de 1848, il se produisit par toute l’Europe. Mais en France, il présenta une intensité particulière. La bourgeoisie, tout entière, à l’exception peut-être des républicains irréductibles, satisfaisait à l’attente du souverain : les affaires étaient devenues sa préoccupation essentielle. Elle était lasse de la politique ; elle voulait jouir, et pour jouir, s’enrichir. Les découvertes nouvelles et leurs applications, la mobilisation des capitaux par la banque, les faveurs du gouvernement, tout invitait à « entreprendre ». Londres, qui était, depuis le commencement du siècle, le principal marché des capitaux en Europe, céda le pas à Paris. « Les années 1852 à 1850 furent l’âge d’or de la Bourse ». Ni la guerre, ni la disette qui menaçait après la mauvaise récolte de 1853 et contraignait à l’établissement de la caisse de la boulangerie, ni le choléra, qui de mars à juillet 1854 ravagea Paris puis les provinces, ni enfin les terribles inondations de la Garonne, du Cher, de l’Allier en 1855, du Rhône en 1856, ne ralentirent l’essor industriel. Bien plus, les emprunts ou grands travaux réparateurs que ces maux provoquaient semblaient surexciter encore la fièvre des hommes d’affaires. De l’esprit d’entreprise naissait le goût de la spéculation. Et la spéculation devenait rapidement un jeu effréné. C’est dès 1854 que Proudhon la dénonçait avec véhémence dans son Manuel du spéculateur à la Bourse. « Il ne suffit pas au capitalisme moderne, s’écriait-il, de s’assurer pour l’avenir, par ses actions, l’exploitation du pays. Il faut encore que, par la transmissibilité de l’action et par son escompte en numéraire, il réalise dans le présent sa jouissance ; il faut de plus qu’il agiote, qu’il reporte, qu’il tripote, qu’il joue » (p. 398… « L’improbité règne dans les mœurs, disait-il encore, la piraterie dans les affaires ».

Mais si, avec raison, il se refusait à distinguer entre la spéculation modérée et le jeu des financiers, entre les prudents et les habiles, s’il dénonçait, avec une claire vision de l’ensemble, tout Le système de la « féodalité industrielle », d’autres tentaient de séparer les opérations financières des habitudes morales qu’elles développaient non seulement dans la haute bourgeoisie mais dans toute la nation. N’avait-on pas vu, en effet, des femmes voler leurs maris, pour faire des opérations de Bourse. Dans une comédie, représentée avec succès à l’Odéon, Ponsard avait flétri la cupidité et l’amour du jeu. L’Empereur le remercia par une lettre solennelle. « J’ai été vraiment heureux, lui écrivait-il, de vous entendre flétrir, de toute l’autorité de votre talent, et combattre par L’inspiration des sentiments les plus-nobles, le funeste entraînement du jeu. » Et il l’engageait à persévérer dans cette voie de moralité. Un magistrat, M. Oscar de Vallée qui, dans un livre intitulé Les Manieurs d’argent, comparait l’agiotage du temps à celui qu’avait provoqué le système de Law s’attirait une lettre de félicitations analogue. Mais toutes ces solennelles paroles étaient inefficaces ; et la loi du 17 juillet 1856, destinée à restreindre l’action des sociétés en commandite par actions, ne réussissait point à enrayer la spéculation.

Napoléon III pouvait redouter les déplorables effets de tout ce jeu sur la moralité publique. Il pouvait craindre, comme Proudhon, la déchéance de la nation, la dissolution de la Société. Politiquement, il devait être satisfait. L’activité industrielle supprimait toute opposition de la bourgeoisie. Elle était trop occupée à s’enrichir ; elle avait trop de reconnaissance au gouvernement qui faisait aller les affaires pour lui réclamer même une part du pouvoir politique qu’il lui avait ravi.

Restait la classe ouvrière, celle qui avait fait février, celle qui avait fait juin, qui avait subi décembre. Ses chefs étaient exilés, emprisonnés. Comment le gouvernement ferait-il pour la gagner ? C’était le problème le plus délicat de sa politique intérieure.

Déjà, dans quelques mesures dont nous avons indiqué l’économie, transparaissait sa sollicitude pour les classes ouvrières. Il exonérait les artisans ; il cherchait à donner aux ouvriers du pain à bon marché. Il leur assurait du travail par les grandes entreprises de chemins de fer.

Du travail, du travail régulier, sans chômage, c’était là ce que devait demander la classe ouvrière. Le mal du chômage n’avait-il pas été une des causes les plus graves des troubles de juin ? Le chômage n’avait-il point été l’origine de la révolte ouvrière ? C’était par de grands travaux publics qu’on pouvait sûrement gagner la sympathie des ouvriers. Napoléon Ier l’avait dit : « L’ouvrier manque de travail ; il est alors à la merci de tous les intrigants ; on peut le soulever : je crains des insurrections fondées sur un manque de pain ; je craindrais moins une bataille contre 200.000 hommes. »

Pour la classe ouvrière et contre elle tout à la fois, Napoléon III entreprit de transformer Paris et les grandes villes. Dès le lendemain du coup d’État, il avait décidé l’accomplissement des grands travaux, si longtemps discutés sous les régimes précédents, l’embellissement des Halles, l’achèvement du Louvre ; et le rêve d’un Paris, percé de larges voies, unissant les quartiers du centre à toutes les gares, à toutes les voies de communications, se précisait dans son esprit. Le préfet de la Seine, M. Berger, « édile des anciens jours », hésitait. Il fut remplacé. Le préfet à poigne, l’homme audacieux qui avait contenu le socialisme dans l’Yonne et dans le Var, M. Haussmann, fut nommé à Paris : l’Empereur l’avait choisi pour sa volonté et pour sa hardiesse d’initiative. Il ne fut pas déçu. « Tout est grand, en cet homme, disait Rouher : les qualités et les défauts. » Haussmann avait été accueilli à l’Hôtel de ville avec hostilité et malveillance : dès le premier jour, il s’imposa. Et il se mit à l’œuvre.

Il avait bien saisi l’esprit de la politique impériale. En facilitant la circulation, surtout aux abords des gares, par de grandes voies de pénétration, on montrerait encore une fois le souci que l’Empire avait des affaires. En dégageant les grands édifices, palais, églises, casernes, — en perçant de larges, droits et beaux boulevards, — en créant de toutes pièces une ville jolie, agréable à visiter, on attirerait les étrangers « qui rembourseraient les frais des bâtisses ». A la classe ouvrière, on assurerait du travail, on donnerait des logements plus sains, plus gais, par la destruction de toutes les ruelles infectes et mal famées… Mais à la bourgeoisie, aussi, on assurerait la paix, dans les larges voies, inaptes aux barricades, impropices à l’émeute ;

Avec une audace insolente qui défiait tous les obstacles, en dépit de l’hostilité sourde de l’administration ou des corps constitués, M. Haussmann accomplit ce travail. De l’argent il se souciait peu. « Les dépenses extraordinaires, déclarait-il, ne sont pas les ennemies des budgets ; si elles sont faites avec intelligence, elles enrichissent, loin d’appauvrir, et amènent un accroissement général de revenu ».

La première application du plan grandiose de M. Haussmann fut le percement de la « grande croisée » de Paris, les deux grandes artères perpendiculaires qui devaient se couper au centre même de la capitale, l’une amorcée déjà par le boulevard de Strasbourg, se continuant par le boulevard du Centre bientôt devenu boulevard de Sébastopol), et se poursuivant sur l’autre rive jusque vers l’Observatoire, — l’autre, allant de l’Est à l’Ouest, de la barrière du Trône à celle de l’Etoile, et qui ne demandait pour être complète que l’achèvement de la rue de Rivoli. Il nous faut passer sur tous les détails de cette œuvre, et sur toutes celles qui s’y ajoutèrent : le boulevard Haussmann, le boulevard Malesherbes dans les quartiers du Nord-Ouest, le boulevard Magenta et le boulevard Richard-Lenoir dans ceux du Nord-Est ; la disparition des ruelles de la Cité ; le dégagement du Luxembourg ; le parc Montceau, le parc Montsouris, l’aménagement du bois de Boulogne et du bois de Vincennes ; la construction de fontaines monumentales, d’églises, et surtout celle des Halles centrales. Les quais étaient refaits. Le sous-sol bouleversé donnait place aux tuyaux d’égoûts, aux canalisations d’eau et de gaz. Jamais, on n’avait remué, dans Paris, tant de matériaux de construction.

Dans la même période, et conformément à la même politique, toutes les grandes villes de province subissaient des métamorphoses analogues. Le gouvernement y incitait les municipalités ; les nouveaux établissements industriels, les chemins de fer et leurs gares y invitaient les habitants. A Marseille, les nombreux bassins, dont la construction avait été commencée en 1844, furent terminés et ouverts : Notre-Dame-de-la-Garde fut reconstruite et l’on entreprit, en 1858, la nouvelle cathédrale. De la même époque datent la Préfecture, le Palais de Justice, la Bourse et le Palais de Longchamps. Le port du Havre était également agrandi ; Lyon, Lille s’embellissaient. Toutes les villes se perçaient de larges boulevards.

Tous ces grands travaux assuraient de l’ouvrage à la classe ouvrière, à celle des grandes villes du moins, à celle dont la misère aurait pu ranimer l’ardeur révolutionnaire. Sans doute la prospérité industrielle faisait monter le prix de toutes les denrées ; et la taxe de la viande ou la caisse de la boulangerie se montraient impuissantes à diminuer le coût de la vie. Sans doute aussi, et par l’effet des grands travaux, la classe ouvrière trouvait de plus en plus difficilement des loyers d’un prix abordable ; mais la continuité et l’intensité du travail rendaient plus supportable la différence entre l’augmentation des salaires et celle, beaucoup plus considérable, des denrées alimentaires et des logements. Un historien l’a dit dans une formule heureuse : « Les travaux publics furent pour la capitale ce qu’avaient été les distributions de blé pour la Rome impériale ». Les cérémonies de la cour, ou les fêtes, qui devaient attester la splendeur du nouveau régime, concouraient aussi au même but ; le Moniteur l’affirmait du moins, et démontrait aux grincheux que « la dépense d’un grand bal retombait comme une pluie d’or sur toutes les industries ». Tout ce travail apportait au peuple le milliard que Barbès lui avait promis. Disons plutôt qu’il le gagnait à la sueur de son front.

Le gouvernement connaissait « les effets moralisateurs du travail ». Il tenait à assurer le plus grand bonheur possible à la classe ouvrière ; mais il savait que les ouvriers avaient besoin « d’être surveillés » et « d’être instruits ». Toutes les misères révolutionnaires ne venaient-elles point de ce défaut d’éducation et du défaut de surveillance ? Dans toutes les mesures prises par le Second Empire à l’égard des classes ouvrières, on remarque ce double esprit : l’esprit de protection, de patronage et l’esprit policier, l’esprit de surveillance, hostile à tout effort d’émancipation. Proudhon avait raison de montrer que l’Empire industriel était l’aboutissant nécessaire de la féodalité industrielle, protectrice et exploiteuse.

En matière d’assistance et de patronage, les initiatives gouvernementales furent assez nombreuses. « La pensée d’améliorer le sort de ceux qui souffrent et qui luttent contre les difficultés de la vie était constamment présente à la pensée du gouvernement ». Il fallait le prouver.

Un décret de 1852 réforma et réglementa les Monts-de-Piété. Des succursales furent créées dans Paris. Nous avons déjà dit comment le décret du 22 janvier 1852, ordonnant le retour à la nation des biens de la famille d’Orléans, avait fait la part large à la classe ouvrière : 10 millions avaient été destinés à l’amélioration de ses logements. Dans les temps de crise et de disette, comme en 1853, lorsque les grands travaux ne suffisaient pas à protéger contre la misère, des souscriptions furent patronnées ou même directement ouvertes par le gouvernement. Enfin l’Empereur lui-même, par des dons personnels, manifestait sa munificence. Beaucoup d’institutions de bienfaisance et de charité furent aidées ou soutenues par le gouvernement. Des décrets les placèrent sous le patronage de l’Impératrice : celui du 2 février 1853 lui confia la présidence des sociétés de charité maternelle ; un autre plaça sous son patronage les neuf établissements de bienfaisance gérés par l’État. Deux hospices de convalescents furent bâtis au Vésinet et à Vincennes. En 1856, fut créé, aux frais de la Ville de Paris, l’Orphelinat du Prince Impérial : c’était le cadeau, que sur le désir de l’Impératrice, elle faisait au prince qui venait de naître.

L’Empereur soutenait de ses encouragements et au besoin même de son argent les industriels qui élevaient des habitations ouvrières, fondaient autour de leurs usines des institutions de patronage, des caisses de retraites ou de secours, des salles d’asile, des économats. Le 10 juin 1853, avait été fondé par Jean Dollfus la « Société mulhousienne des cités ouvrières » qui, en treize ans, fit bâtir plus de 600 maisons.

Mais les initiatives de la classe ouvrière rassuraient moins. Les rapports des procureurs et des préfets avaient appris à l’ancien président comment les sociétés de secours mutuels pouvaient servir de centre de groupement à des républicains, à des ennemis du pouvoir, comment des groupements de défense ouvrière se laissaient entraîner à la politique. Au lendemain du Coup d’État, toutes les sociétés ouvrières avaient été traquées : à Lyon, le général de Castellane n’en avait pas laissé subsister une. Les coopératives de consommation, la « Société des Ménages », à Paris, l’« Association de l’Humanité », à Lille, la « Société des Travailleurs unis », à Lyon, l’« Association fraternelle des Travailleurs unis », a Voiron, et combien d’autres ? furent contraintes de liquider et de vendre leur matériel. Les associations de production furent aussi dispersées. Taxile Delord estime que sur 290 sociétés existant alors en France, 15 seulement survécurent. Les sociétés de secours mutuels elles-mêmes n’avaient pas été toujours épargnées.

Mais le gouvernement sentait bien qu’il était difficile d’empêcher complètement l’exercice de l’association en vue du secours mutuel ; et il pressentait tout le bénéfice que sa politique sociale pourrait retirer de la mutualité, s’il savait l’organiser.

Les sociétés suspectes venaient à peine d’être supprimées que le décret du 22 janvier 1852, toujours le décret de spoliation de la famille d’Orléans, prévoyait sur les biens de cette famille une dotation de dix millions pour les sociétés de secours mutuels. Mais le décret-loi du 26 mars fixait, quelques semaines plus tard, à quelles conditions la plupart des sociétés feraient bien de se soumettre, si elles voulaient avoir la vie assurée.

Le décret prescrivait, en effet, la création, par les soins du maire et du curé, d’une société de secours mutuels dans toute commune où l’utilité en aurait été reconnue. Et il créait, à cet effet, à côte des sociétés libres et des sociétés reconnues d’utilité publique, une forme nouvelle, celle des sociétés approuvées. Ces sociétés approuvées obtenaient de grands avantages : gratuité du local, du mobilier et des registres fournis par la commune, réduction des frais funéraires pour leurs membres, exemption des droits de timbre et d’enregistrement, facilités pour le placement de leurs fonds à la Caisse d’épargne et a la Caisse des retraites, participation aux subventions de l’État. Mais, eu échange, des obligations leur furent imposées, et rien ne révèle mieux que leur teneur même l’esprit qui inspirait la politique sociale du Second Empire : les sociétés approuvées durent laisser au chef de l’État la nomination de leur président ; ne jamais promettre de secours contre le chômage ; admettre des membres honoraires.

On imagine facilement les raisons de toutes ces mesures. Mais les gouvernants du Second Empire eux-mêmes les ont avouées, pour l’instruction de la postérité. L’initiative du curé d’abord leur paraissait devoir assurer « un bon résultat ». « Sa parole, disait une circulaire du ministre de l’intérieur, est puissante pour réunir, pour concilier, pour inspirer aux uns l’obligation de l’économie, aux autres le devoir du sacrifice… Placer l’association sous la protection de la religion, c’est emprunter ce qu’il y a de bon, d’élevé, de généreux dans ces vieilles corporations qui marchaient sous la bannière et portaient le nom d’un saint ».

Par la nomination de leur président, d’autre part, l’État pouvait les contrôler, les surveiller, les guider. Par l’interdiction de promettre des secours de chômage, ils les empêchaient de glisser, comme le cas s’était si souvent produit, à la défense professionnelle, à l’action syndicale. « Dans aucun cas, disait aux préfets la circulaire du 29 mai 1852, vous n’approuverez la promesse de secours en cas de chômage : cette condition ne serait pas seulement un principe de ruine et de démoralisation, puisqu’elle tendrait à encourager la paresse et à faire payer au travail une prime à l’insouciance ; mais elle porterait en elle le germe de toutes les grèves et l’espérance de toutes les coalitions ». Enfin par l’introduction, dans le sein des sociétés, de membres honoraires, payant et ne recevant rien, mais promoteurs et appuis de l’institution, les auteurs du décret comptaient rapprocher l’ouvrier et le patron, les classes pauvres et les classes aisées. On allait réaliser, pour perpétuer la dépendance de la classe ouvrière, une mensongère paix sociale. Mais les économistes du pouvoir la présentaient ainsi : « Tout ce qui est de nature à favoriser cet accord entre patrons et ouvriers, disait Michel Chevalier, doit être accueilli avec empressement et reconnaissance. Or, on concevrait difficilement rien qui y fût plus propre qu’une institution au sein de laquelle le bourgeois et l’ouvrier, réunis spontanément en grand nombre, s’occuperaient à titre d’associés et de collègues, d’une œuvre de bienfaisance dont profiteraient les classes nécessiteuses en y contribuant elles-mêmes ».

Bienfaisance et surveillance, la politique sociale de l’Empire autoritaire se résumait en ces deux termes. Quiconque ne voulait l’accepter était frappé.

Hommes de bourse.
LA rente remonte !
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


En 1855, il y avait déjà 66.000 membres dans les sociétés approuvées. Mais par contre les sociétés libres restaient stationnaires ou diminuaient. Le pouvoir continuait de se défier des sociétés formées sans lui ; et il savait user de l’article 291 du Code civil ou de la loi de 1834 sur les associations, pour détruire les sociétés établies ou empêcher la formation de sociétés nouvelles. De 1852 à 1858, plus de 200 sociétés libres cessèrent d’exister. C’est le même esprit de patronage et de défiance encore que l’on retrouve dans les deux lois les plus importantes de cette période : celle du 1er juin 1853 sur les Conseils de prud’hommes ; celle du 22 juin 1854 sur les livrets ouvriers.

La loi sur les prud’hommes fixa à un minimum de six membres (bureau non compris) la composition du conseil ; elle remit l’élection directe des prud’hommes-patrons aux patrons, celle des prud’hommes-ouvriers aux ouvriers ; elle exigea, pour être électeur, vingt-cinq ans d’âge, cinq ans d’exercice de la profession, trois ans de domicile dans la circonscription. Mais, toujours selon le même système, au lieu d’être élus par le conseil, le président et le vice-président furent désignés par l’Empereur. L’Empereur put même les prendre en dehors des éligibles, se réservant ainsi d’appeler à la présidence d’anciens patrons retirés des affaires, décidés à maintenir, en toute occasion, « l’autorité patronale ». Enfin le secrétaire était nommé par le préfet, sur la proposition du président.

La loi sur les livrets était réclamée depuis 1852 par les agents du pouvoir, et en particulier par le préfet de police Pietri, qui aurait voulu voir le prince-président profiter de la période dictatoriale pour édicter les lois « impérieusement nécessaires qui n’ont pas pu aboutir sous le régime parlementaire ». Proposée dès septembre 1852, elle ne fut votée et promulguée qu’en 1854. Elle rendait le livret obligatoire pour tous, pour les deux sexes, pour les ouvriers travaillant en atelier ou à domicile ; elle enjoignait aux patrons de tenir registre exact des entrées et des sorties, et de reporter les dates sur le livret. Ainsi le livret faciliterait-il la tâche de la police. Mais, pour répondre à des vœux exprimés par des ouvriers et surtout pour dissimuler sous une apparence de libéralisme le caractère policier de la loi, d’autres dispositions établissaient que le livret serait délivré à « tout ouvrier qui en fait la demande », sans condition ; qu’aucune annotation favorable ou défavorable ne pourrait y être ajouté : que, les inscriptions faites, « le livret serait remis à l’ouvrier et resterait entre ses mains », lui tenant lieu de passeport à l’occasion. Le rapporteur de la loi, Bertrand, déclarait que le gouvernement donnait par elle « une preuve nouvelle de sa sympathie pour la classe ouvrière » et il exprimait l’espoir, cher à ce même gouvernement, que la remise du livret entre les mains de l’ouvrier « fortifierait le sentiment de sympathie de l’ouvrier pour le livret et lui obtiendrait une popularité dont il n’a pas encore joui. »

Le calcul fut déçu : les mesures policières transperçaient trop, sous les quelques concessions faites. Les ouvriers de Paris accueillirent assez mal la loi ; les industriels, n’en ayant plus la garde, renoncèrent à l’exiger. En province, la majorité des patrons, changeant peu d’ouvriers, n’en sentait pas la nécessité.

Ne revenons pas sur les mesures quotidiennes qui frappèrent alors les militants ouvriers. Nous avons dit plus haut la condition des personnes, vis-à-vis de l’administration et de la police, pendant toute cette période. C’était parmi les ouvriers des villes que s’étaient recrutés depuis 1830 les groupes républicains et socialistes : ils étaient donc plus étroitement surveillés que toute autre classe. Le gouvernement impérial veillait même sur leur moralité, sur leurs idées. Ce fut le temps où le procureur général défendit au Siècle de continuer un feuilleton, qui, par des descriptions d’orgies, pouvait exciter les pauvres contre les riches, le temps où un ouvrier, un peu monté, et menaçant son concierge d’« un nouveau 93, où l’on pendrait les propriétaires, » se voyait infliger quatre mois de prison, en dépit des bons témoignages de son patron.

Mais ces petits faits, qui révoltaient çà et là les consciences républicaines, ne trouvaient point de répercussion dans la masse indifférente, occupée des grands travaux, amusée par toute la vie du Paris nouveau, reconnaissante à l’Empereur, à l’Impératrice de leur charité, de leur bienveillance, incapable encore une fois de comprendre ceux qui rêvaient d’un régime plus juste, incapable de vouloir de nouveau avec eux sa propre émancipation.

Au demeurant, le fidèle allié de l’Empereur, le clergé, mettait à son service tous les moyens dont il disposait pour asservir les esprits, pour donner à César et au Christ tout à la fois des serviteurs obéissants. Le prince-président avait dit à Bordeaux : « Je veux conquérir à la religion, à la morale, à l’aisance, cette partie encore si nombreuse de la population, qui, au milieu d’un pays de foi et de croyance, connaît à peine les préceptes du Christ ». Ce fut le programme de l’enseignement primaire jusqu’au ministère Duruy. Lorsque, plus tard, celui-ci entreprit la rude tâche de réformer l’enseignement, la situation qu’il trouva après plusieurs années d’Empire autoritaire était lamentable : « des milliers de communes sans école de filles ; tous les hameaux sans école d’aucune sorte ; un grand nombre d’enfants écartés de renseignement par l’établissement d’un chiffre maximum d’admissibilités gratuites ; d’autres abrégeant l’écolage, au risque de ne rien apprendre d’utile ; point d’écoles d’adultes ; pas une bibliothèque de village ; au contingent annuel, plus de 27 pour 100 de totalement illettrés ; misérable condition des maîtres et des maîtresses ; 5.000 institutrices recevaient moins de 400 francs par an ; il y en avait dont le traitement était de 65 francs ; pas une n’avait droit à la retraite, pas un instituteur n’était assuré d’une retraite qui lui donnât un franc par jour ».

Les statistiques semblaient bien cependant attester un progrès sur les années précédentes. En 1850, on relevait 60.579 écoles primaires ; en 1863, 68.761. Mais il faut voir ce qui se cachait sons ces chiffres ; il faut discerner la lente révolution que l’Église accomplissait.

En 1850, on comptait 50.267 écoles laïques (publiques et privées) et 10.312 écoles congréganistes ; en 1803, il y avait 51.555 écoles laïques et 17.206 écoles congréganistes. Ainsi, tandis que le nombre des écoles laïques demeurait stationnaire, ou à peu près, le nombre des écoles congréganistes augmentait dans des proportions considérables. A quoi tenait cette augmentation ? D’une part, sans doute, au développement des écoles de filles qui presque toutes étaient confiées aux sœurs, et, dans certains départements, forcément, les maîtresses laïques faisant défaut. Mais aussi, à la faveur de quelques dispositions rédigées pour elle, l’Église menait une ardente campagne pour « ramener au Christ toutes les jeunes âmes », pour s’emparer encore une fois des consciences. Aux termes de la loi de 1850, du décret du 4 mars 1852 et de la loi du 14 juin 1854, les communes, en cas de vacance dans une école publique, avaient le droit de faire connaître leur désir d’avoir un laïque ou un congréganiste. Or, la Congrégation ne meurt pas. Dans l’école congréganiste, où le supérieur, et non l’administration, nommait les maîtres, il n’y avait presque jamais de vacance : le maître malade ou compromis était rapidement remplacé. Chaque fois, au contraire, qu’un instituteur mourait ou prenait sa retraite ou était révoqué, la Congrégation mettait en mouvement toutes les influences, faisait marcher châtelain, maire, curé et bedeaux, et emportait le village. Bien mieux, sous un régime de large tolérance, les Frères des Écoles chrétiennes ouvraient partout leurs écoles, surtout dans les centres industriels, dans les pays de fabriques, où les industriels souvent les appelaient et favorisaient leur établissement, pour endormir les révoltes ouvrières. La facilité qu’ils avaient de prendre des adjoints permettait la prospérité indéfinie de leurs Écoles. De 1850 à 1803, les écoles laïques (publiques et libres) avaient gagné 376,080 élèves ; les écoles congréganistes 588.000.

La prospérité des Congrégations allait de pair avec celle de leur enseignement. En 1848, le nombre des frères de la doctrine chrétienne était de 3.090 ; en 1805, il s’élevait à 7.720. Le nombre des sœurs n’avait pas augmenté moins rapidement ; de 1839 à 1848, elles avaient pu ouvrir en moyenne 300 écoles par an ; de 1849 à 1857, elles en ouvraient 390.

La loi de 1850 portait donc tous les fruits que le parti catholique en attendait ; les « affreux petits rhéteurs », les instituteurs à tendances républicaines ou socialistes, les émissaires de la Révolution étaient boutés hors des villages et des grands centres industriels. L’Église triomphante assurait le loyalisme du peuple et sa résignation.

Ainsi se complétait, par cet asservissement des masses populaires, le système de l’Empire : système de compression et de flatterie tout à la fois. Les intérêts matériels étaient satisfaits, dans la mesures du possible, c’est-à-dire dans la mesure où le gouvernement le pouvait ; les esprits étaient systématiquement endormis. Et telle était la lassitude politique des uns, telle était la peur persistante des autres, que la nation tout entière acceptait ce régime. Plus d’opinion, plus de pensée. L’absence de presse libre, L’absence de tribune parlementaire semblaient désormais peu sensibles à la majorité des Français.

« On boit, on rit, on chante, on ripaille… », s’écriait le poète vengeur, dépeignant le lendemain du Conp d’État. Et ce n’était là que l’expression vraie de l’état des esprits. « Tout sommeillait, écrivait plus tard Pessard… Dans le marais profond, mangeant des nénuphars et coassant pour son Empereur, un peuple émasculé vivait fort tranquille, sans souvenirs du passé, sans aspirations pour l’avenir. Il ne lisait, il n’entendait aucune voix qui vînt lui rappeler son abaissement ». Les anciens Orléanistes, les vieux doctrinaires, les hommes soucieux de liberté, qui, sans haine, patients, résignés, de leur retraite occupée et studieuse, observaient avec tristesse la France nouvelle, et qui n’avaient plus que la pauvre joie d’un discours à allusions, dans une réception à l’Académie, Guizot, Barante, le comte Molé, M. de Saint-Aulaire ont donné dans leurs lettres un tableau cruel de cet avachissement général. Guizot notait autour de lui « une certaine satisfaction sans bienveillance ni confiance » 11 juillet 1852). « On ne fait rien, on ne pense à rien » écrit-il encore un peu plus tard. Et Pasquier reprend : « Notre pauvre société française semble n’avoir plus rien à attendre que des bontés de la Providence ». — « Il n’y a pas trace de politique dans l’esprit du public, dit encore Guizot un peu plus tard, il est vrai, à l’occasion de la guerre d’Italie ; il ne juge pas la guerre ; il n’en sonde ni les motifs ni les conséquences ; il assiste à un spectacle, et l’amusement qu’il y prend surmonte l’inquiétude qu’au fond il en ressent ». Plus de principes : ce n’est point comme représentant d’une idée que le gouvernement a l’approbation des diverses classes : c’est parce qu’il leur donne des affaires prospères. « Mais cette sorte de joie laisse voir aussi la possibilité d’un mécontentement universel au moindre malaise commercial, au moindre chagrin d’opinion ». Et cette circonstance pourrait permettre sans doute aux vieux parlementaires vaincus d’espérer encore : mais, il leur faut bien noter que « les intérêts matériels sont en bonne voie ».

Seulement, la satisfaction matérielle suffit-elle ? Le ministère de Guizot lui-même, de Guizot avant son repentir libéral, a prouvé le contraire. On se souvient du mot terrible de Lamartine : « La France s’ennuie ». Il ne faut pas que cette nation spirituelle s’ennuie. Il faut amuser la France. L’amusement fait partie de la politique du Second Empire. An pain, il faut ajouter, les jeux du cirque.

Pour occuper l’opinion désœuvrée, il y a la cour, il y a les fêtes, il y a l’étalage de la splendeur impériale. Dès le temps de la présidence, l’ère des fêtes a été ouverte. L’empereur ne peut démentir les promesses du président. Installé aux Tuileries, comme son oncle, de glorieuse mémoire, pourvu comme lui, d’une liste civile de vingt-cinq millions, il lui faut des nobles, de hauts dignitaires, une cour, en un mot : maréchaux de France, grand maréchal du palais, grand chambellan, grand écuyer, grand veneur, grand aumônier auréolent sa puissance. La grâce s’ajoute à la splendeur. L’Empereur à défaut d’une Hohenzollern ou d’une Wasa, qu’on lui a refusée, s’est marié à Mlle Eugénie de Montijo, d’une famille noble d’Espagne. L’Impératrice est belle ; elle sait recevoir, elle sait tenir cour. Il lui manque, pour devenir populaire, d’être un peu moins ultramontaine. Mais ce n’est point à cette heure qu’on le lui demandera. Les fêtes tiennent l’opinion en haleine : pendant l’hiver de 1853 et au printemps de 1854, leur faste défraie les journalistes, à court de copie. En 1854, elles se renouvellent, et toujours. Quelques-uns murmurent sans doute. Est-ce bien le moment ? La guerre ? Le choléra ? Les inondations ? Oublie-t-on tous ces deuils ? — Le Moniteur se charge de leur répondre ; et l’argument a fait fortune : « La dépense d’un grand bal retombe comme une pluie d’or sur toutes les industries ». Les couturiers, les décorateurs, les jardiniers rivalisent et même concourent : les hôtes exotiques affluent aux Tuileries, pour le plus grand étonnement des spectateurs ou des lecteurs du Moniteur. Le mouvement est donné : dans toutes les préfectures, on danse, on dîne. Et la « société », en province, regrettera longtemps ce temps où l’on dansait. Les vrais aristocrates ont beau rire de la raideur gourmée ou du ton de cette cour : leurs critiques ne sortent point de leurs salons. L’opinion s’amuse : il suffit.

Mais, malgré leur renouvellement, les fêtes finiraient par ennuyer, il faut que l’Empereur donne aux Français une satisfaction dernière. il faut qu’il leur donne ce qu’ils réclament depuis un siècle, ce que Louis-Philippe n’a pas su leur donner, ce qu’ils attendent d’un Napoléon : la gloire extérieure, les satisfactions de l’amour-propre national.

L’Empereur aurait bien voulu leur apporter une adhésion unanime des grandes nations au Coup d’État ; et il avait rêvé de se faire sacrer, lui aussi, à Paris, par le pape. Ces deux satisfactions lui ont été refusées. Du moins, les ambitions cléricales lui ont fourni une occasion de gloire ; et les événements le servant, il est apparu enfin, pour la plus grande gloire de la nation française, comme l’arbitre de l’Europe. La politique extérieure a joué, dans les destinées du second Empire, un rôle trop important, pour que nous négligions ses débuts.


*
* *


C’est la politique extérieure du parti catholique qui a fourni au Second Empire une première occasion d’action. Le nouvel Empereur pouvait rêver in petto de l’avenir des nationalités européennes. À l’heure où il montait sur le trône, à l’heure où les divers États soupçonneux, inquiets, hésitaient à le reconnaître et ne le reconnaissaient qu’en rechignant, il importait qu’il ne se compromît pas. Il avait proclamé l’Empire pacifique : mais il fallait donner à cet Empire, qui était aussi un Empire napoléonien « La signification immense de nationalité et de grandeur » qui s’attachait à son nom. Comment viendrait donc la revanche napoléonienne ? Comment les traités de 1815, contre lesquels s’était faite la révolution de 1830 et que la monarchie orléaniste, pour son malheur, n’avait pas su briser, seraient-ils enfin déchirés ? Au lendemain du coup d’État, dans l’Europe encore tout agitée par les révolutions réprimées, nul ne pouvait le prévoir. Mais, en France, le parti catholique réclamait des gages. A l’extérieur, comme à l’intérieur, il exigeait que le nouveau pouvoir servit sa politique. Il fallait d’abord céder à sa volonté.

Ce n’était d’ailleurs que la continuation de la politique des années antérieures qu’il réclamait : l’affaire de Rome, au temps de la République, avait manifesté déjà pour quels intérêts travaillaient la diplomatie et les armes françaises. Cette fois, cependant, il ne s’agissait plus de Rome. C’était la querelle des Lieux Saints qui passionnait les catholiques. « Querelle de sacristie ! » disaient les diplomates. Et d’autres ajoutaient que « le jeu n’en valait pas la chandelle ». Elle déchaîna cependant une guerre fameuse.

Par les capitulations de 1740, la France, protectrice des Latins dans l’Empire turc, avait reçu des sultans la garde des lieux de pèlerinage, soit à Jérusalem, soit en dehors, et les religieux latins en avaient eu la possession reconnue. Mais, peu à peu, les chrétiens grecs, protégés, eux, par la Russie, étaient venus en grand nombre vers les Lieux Saints ; les religieux grecs avaient entretenu et même parfois rebâti les sanctuaires, délaissés par les Latins ; et les sultans, sans souci de la contradiction, leur avaient reconnu à eux aussi la propriété des Lieux Saints, à l’exclusion de tous autres. Ces concessions aux Grecs dataient de 1812, de 1816, de 1829. Comment est-ce donc après vingt ou trente ans que la question se trouva de nouveau posée ?

On ne s’en étonne que si l’on ne connaît pas l’extraordinaire mouvement catholique du milieu du siècle, que si l’on oublie les origines cléricales du Second Empire.

Depuis 1830, en effet, depuis le pontificat de Grégoire XVI, ancien prélat de la propagande, l’Église s’était armée tout à la fois pour la diffusion de sa puissance dans le monde et pour la ruine des idées libérales. L’association pour la propagation de la foi avait été créée à Lyon. en 1822, et fournissait trois millions par an pour cette œuvre : le pape comprit la force qu’elle représentait et l’utilisa. Également la Société de la Sainte-Enfance créée pour la Chine par Mgr Parisis, fournissait de l’argent. Les catholiques de France offraient en outre un personnel, un personnel de missionnaires et de sœurs : jésuites, dominicains, lazaristes, Pères du Saint-Esprit, prêtres des missions, eudistes, filles de la Charité, dames de Sion, etc., qui, de 1830 a 1845 surtout, créaient des « chrétientés » ou des vicariats dans toutes Les parties du monde. Les Lazaristes avaient pris possession de La Turquie et de la Perse ; les Missions étrangères de la Chine ; les Maristes de L’Océanie : les Jésuites de la Syrie.

Or, si ce sont surtout des Français qui se sont faits les nouveaux propagateurs de la foi, si ce sont eux qui donnent au catholicisme ses apôtres et ses finances, la France tout entière et le gouvernement, qui la représente, peuvent-ils rester indifférents ? La propagation de la foi ne doit-elle pas se confondre avec l’expansion française. N’est-ce point là la mission traditionnelle de la France, de la France de Saint-Louis et de Louis XIV, de la fille aînée de L’Église. « Gesta Dei per Francos », « L’action de Dieu par l’intermédiaire des Français », la vieille devise doit redevenir une vérité. Dès 1841, Lacordaire rappelle à la France sa vocation.

M. Emile Bourgeois, qui, dans son Manuel de politique extérieure, a fortement marqué l’importance de tout ce mouvement, a réuni sur ce point un grand nombre de textes qui ne laissent aucun doute sur les desseins et les conceptions du parti catholique à cette époque. « Grâces soient rendues, disait par exemple le Correspondant, organe qui depuis 1843 menait campagne en faveur de l’expansion catholique par la France, grâces soient rendues au gouvernement d’avoir compris que la religion est seule en mesure d’agrandir les Empires. Qu’importe, à côté de cela, aux intérêts catholiques dans le monde, aux intérêts de la nationalité française inséparable des premiers, que la session assure le triomphe de tel ou tel homme politique ? » — « Que la France, disait encore la même revue, cherche toujours la gloire de Dieu, et elle trouvera par surcroit la sienne ». Montalembert, M. de Falloux, de 1850 à 1856, célébraient constamment le grand mouvement de croisade qui entraînait les Français, et M. de Falloux vantait « ce grand libéralisme chrétien dont les Français étaient les propagateurs dans le monde », et qui éveillait partout de si nobles espérances.

La question des Lieux Saints, soulevée dès mai 1850 par le prince-président pour plaire aux catholiques de l’assemblée législative, était pour ceux-là une occasion excellente de développer leur politique. « Il ne faut pas, disait l’un d’eux, la faire descendre aux infimes proportions d’une querelle locale. Elle intéresse la foi de la France et ses croyances. Elle lui rappelle les plus glorieuses traditions de son histoire. Sa prospérité, sa politique et le rang qu’elle tient dans le monde lui font une loi de la résoudre ». Ainsi raisonnait le nationalisme clérical (il n’y a point de mot plus exact pour caractériser cette politique). C’était l’idée nationaliste de la grandeur française, de la gloire nationale, se manifestant dans le monde par l’intervention constante de nos armes et par une expansion incessante, c’était la tradition populaire de toute la première moitié du siècle, mais mise, cette fois, au service des ambitions catholiques.

Le pouvoir nouveau que le Coup d’État et les plébiscites avaient donné à Louis-Napoléon, et d’autre part la nécessité de son alliance avec les catholiques devaient surexciter toutes les espérances de ces derniers. Comment un prince, qui avait donné tant de gages à l’Église, aurait-il pu en effet se refuser à soutenir la nouvelle croisade ?

Louis-Napoléon, cependant, espérait bien pouvoir donner satisfaction aux catholiques sans croisade. Lorsqu’au début de 1852, M. de Lavalette notre ambassadeur à Constantinople, reçut trois clefs de l’Église de Bethléem, ce qui assurait la jouissance en commun des Lieux-Saints aux Grecs et aux Latins, il lui donna l’ordre de s’en contenter ; et l’incident parut vidé. En fait, il allait entraîner le nouveau gouvernement plus loin qu’il ne le désirait.

(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)


La Russie entra en scène. Le propagandisme catholique réveilla l’ardeur des orthodoxes. Le tzar sentit qu’il devait une satisfaction a la loi religieuse et à l’amour-propre national de son peuple. Il fit entendre à la Turquie qu’il ne pourrait ratifier les concessions faites par elles aux Latins et celle-ci lui donna secrètement l’assurance qu’elle les annulait. Il y avait exactement un mois qu’elle les avait données à la France (mars 1852).

En septembre 1853, Latins et Grecs, en Terre-Sainte, s’autorisant des concessions contradictoires de la Turquie, faillirent en venir aux mains. Mais c’est aux Latins que le commissaire turc sembla donner raison.

Alors, le 1er Mars 1852, croyant pouvoir compter sur la neutralité bienveillante du ministère tory en Angleterre et au besoin sur l’aide de l’Autriche, la Russie fit un éclat. Un ambassadeur extraordinaire, le prince-amiral Menzikoff débarqua à Constantinople, en grand appareil, au milieu des acclamations de tous les Grecs qui semblaient venir saluer en lui le tzar libérateur. Parlant en maître aux Turcs atterrés, il renversait le ministre coupable d’avoir trompé la Russie, Fuad-Paeha, et bientôt présentait au nouveau ministre, le traité qui devait placer officiellement tous les chrétiens grecs sous la protection de la Russie (31 mars 1853).

Jusqu’alors, jusqu’à cet éclat de Menzikoff, le gouvernement de Napoléon III avait cru la paix possible, et il avait même manifesté son intention de faire des concessions pour la maintenir. Dans les conseils du prince, autour du sage ministre des affaires étrangères qu’était M. Drouin de Lhuys, on trouvait les fanfares des journaux catholiques ridicules, et l’on niait l’intention de conquérir Jérusalem ou de chercher querelle à la Russie sur la question des Lieux-Saints. L’empereur aurait bien voulu donner à ses amis catholiques une apparence de gloire, par des ententes diplomatiques. Mais il ne pouvait se résigner à la guerre ; la promesse de l’Empire pacifique était encore trop récente.

. Et cependant pouvait-il ne pas répondre au défi de Nicolas Ier ? Lui, l’héritier de la tradition napoléonienne, pouvait-il subir un semblable affront ? Un Napoléon pouvait-il laisser porter atteinte à l’honneur du nom français sans perdre du même coup sa popularité ? La nation voulait sans doute l’ordre intérieur et la paix, mais aussi une situation digne et glorieuse à l’extérieur. Napoléon donna l’ordre à sa flotte de quitter Toulon, le 20 mars 1853, et d’aller attendre les événements dans les eaux de Salamine.

Cependant, satisfait d’avoir manifesté sa force, il laissait ses ministres négocier à Constantinople, préparer l’apaisement, si possible. Et de fait, quelques semaines plus tard, le 18 mai, après cette alerte, la paix semblait assurée : le sultan d’une part restreignait un peu les concessions faites aux Latins, — et de l’autre se bornait à garantir le libre exercice de la religion grecque dans l’Empire. Latins et orthodoxes avaient fait des concessions.

Trois jours plus tard, tout était rompu. Le ministre conciliateur était renversé ; Reschid-Pacha, parvenu au pouvoir, ne voulait faire aucune concession. Menzikoff, furieux, repartait pour Pétersbourg. Le 31 mai, Nicolas Ier envoyait un ultimatum. C’étaient les intrigues savantes de l’ambassadeur anglais, lord Stratford Redcliffe, obstiné à combattre l’influence russe, c’était l’assurance donnée par lui au sultan que l’Angleterre soutiendrait la Turquie, qui amenait cette tempête orientale.

Il y eut alors un moment singulier dans l’histoire de l’Europe. L’annonce de la guerre, immédiatement, réveilla toutes les traditions nationales, toutes les ambitions des partis. L’opinion anglaise réclamait une intervention immédiate en faveur des Turcs ; en France, des républicains, comme Quinet, s’indignaient qu’on n’intervînt pas pour dégager le Danube des armées russes ; et les catholiques se réjouissaient à l’avance « du conflit préparé par la Providence pour le triomphe de la civilisation et du christianisme ». Or, juste à ce moment, par des efforts désespérés, les diplomates européens, les Français en tête, tentaient encore une fois de prévenir la guerre ! Comme s’ils avaient pressenti vaguement les conséquences incalculables qu’elle allait avoir sur l’avenir de l’Europe.

Une fois encore, ils amènent la Russie, par l’intermédiaire de l’Autriche à retirer son ultimatum, à accepter de nouveau la note proposée à MenzikofT, le 13 mai. Mais c’est en vain que, forts de cette acceptation, ils essaient maintenant de la faire accepter par la Porte : Reschid-Pacha décide son maître à tenir bon. Le fanatisme turc est déchaîné ; les ulémas ont prêché la guerre sainte : l’armée est réorganisée. Et malgré les déclarations publiques de son gouvernement, malgré le travail pacifique de toute l’Europe, sir Redcliffe, « ce diplomate malfaisant » comme l’appelle Thouvenel, affirme que l’Angleterre soutiendra la Turquie. La Turquie revendique donc son droit de protéger elle-même le culte chrétien dans tous ses États.

Alors, en octobre 1853, la guerre éclate. La Russie réclame maintenant la protection de tous les sujets grecs. Dès le début de la guerre, les flottes française et anglaise, comme l’avait prévu sir Redcliffe, viennent protéger Constantinople. La France et l’Angleterre ne peuvent laisser porter atteinte à l’intégrité de l’Empire ottoman ! Le 30 novembre, la flotte turque est détruite à Sinope par la flotte russe. L’opinion européenne s’émeut de cette destruction qui témoigne selon elle de l’intention de la Russie d’anéantir la puissance turque. Napoléon III se juge atteint dans son honneur. Le 20 décembre, l’ordre est donné aux deux flottes anglaise et française de pénétrer dans la mer Noire. Et, après quelques semaines d’ultimes négociations, au début de mars 1854, la guerre est déclarée à la Russie par la France et par l’Angleterre. En mai 1854, 60.000 Anglo-Français débarquent à Gallipoli. Il y avait quatre ans exactement, que Louis-Napoléon avait posé la question des Lieux-Saints. Il y avait deux ans que la diplomatie de Napoléon III, prise entre le fanatisme russe, déchaîné par sa faute, et les ambitions anglaises, essayait de se tirer par une paix honorable, glorieuse même, mais sans guerre, du guêpier où l’avaient jeté les ambitions catholiques. Mais si les diplomates français, qui l’entouraient, connaissaient les risques de cette guerre et hésitaient, l’opinion publique française, abaissée et avilie par tout le système impérial, dans son ensemble, l’approuvait. Les Français en étaient réduits à ne plus éprouver que les sursauts stupides de « l’amour-propre national ». " On chercherait inutilement, constate M. Bourgeois, dans le manifeste lu par ordre de l’Empereur au Corps législatif, le 3 mars 1854, une seule indication d’avantages analogues à ceux que l’Angleterre attendait de cette entreprise ». Pour justifier l’entreprise, Napoléon III faisait appel aux sentiments nationalistes : soit à ceux des républicains, hostiles aux Russes, aux cosaques, destructeurs de nos gloires nationales, et il se faisait applaudir par Barbès et Chalain ; soit à ceux des nationalistes cléricaux, qui auraient vu avec colère leur Empereur abandonner une politique « que depuis des siècles tout gouvernement national avait soutenue » en Orient. L’honneur de la nation, telle était la raison que Napoléon III invoquait ; et il escomptait toute la popularité que son gouvernement allait en recueillir. « Nulle part, a dit un diplomate saxon, nulle part plus qu’en France, la politique étrangère ne dépend de la politique intérieure, et nul ne le savait mieux que Napoléon III. » C’est alors que la parole fut dite ; elle ne fut jamais aussi vraie.

Il ne nous appartient pas de retracer ici la guerre sanglante qui se déroula alors en Crimée. L’Angleterre, démasquant son programme avait proposé à Napoléon, dès mars 1854, une expédition en Crimée et en Finlande : elle y voyait l’avantage de détruire la puissance maritime de la Russie, et pour l’armée napoléonienne c’étaient là de glorieuses expéditions. — Dans la Baltique, les flottes alliées s’arrêtèrent aux iles d’Aland. D’autre part, ce ne fut qu’en septembre que les troupes, débarquées en mai à Gallipoli, furent transportées en Crimée. Elles étaient ravagées par le choléra ; et c’était à l’automne, sous le feu d’une citadelle comme celle de Sébastopol qu’elles allaient commencer « cette expédition des Argonautes ». Avant d’entreprendre le siège, ou pour défendre les travaux d’approche, il fallut livrer de meurtrières batailles : l’Alma, Balaklava (25 Octobre), Inkermann (5 Novembre). Les difficultés du ravitaillement s’ajoutaient à celles de la lutte contre des adversaires qui se défendaient en désespérés.

Tandis que la guerre se déroulait, les diplomates agissaient. En Juillet 1854 on avait cru un moment que l’Autriche allait entrer dans la lutte. « Étonnant le monde par son ingratitude » elle avait au contraire contraint le tsar de faire évacuer par ses armées les principautés danubiennes. Et elle méditait de s’en emparer. La guerre sembla même un moment sur le point de devenir générale.

Mais alors M. de Bismarck, diplomate encore obscur, commença de faire sentir son influence dans les conseils du roi de Prusse. Il vit le danger qu’il y avait à laisser l’Autriche, qui avait humilié la Prusse à Olmütz et réétabli son hégémonie sur l’Allemagne, remporter en Orient de nouveaux triomphes. Il sut grouper contre elle, au moment où, d’accord avec les puissances maritimes, elle envoyait une sorte d’ultimatum à la Russie, toutes les petites puissances allemandes hostiles à son extension ; et, par l’opposition de l’Allemagne, l’obligea à s’arrêter sur la pente de la guerre (Octobre 1854). La Russie en fut reconnaissante à la Prusse ; et l’Empereur des Français, comprenant mal le jeu, ne garda rancune qu’à l’Autriche. Mais la Prusse s’était ainsi brusquement relevée au rang de grande puissance.

Au même temps, un autre État se révélait comme puissance européenne. La nécessité de se procurer des troupes nouvelles pour emporter Sébastopol et d’autre part l’idée de faire pression sur l’Autriche et de la pousser à la guerre en sollicitant l’appui d’un de ses adversaires, avaient amené l’Angleterre et la France à demander l’alliance et les troupes de la Sardaigne contre la Russie. M. de Cavour avait senti tout l’avantage qui pouvait sortir de cette alliance pour l’avenir de son pays. Il avait décidé son roi : le traité avait été signé en janvier 1855 avec les puissances maritimes. Avec le concours des finances anglaises, un corps d’armée Sarde avait été levé pour l’Orient.

Cependant la guerre traînait : l’abstention de l’Autriche privait les alliés de la diversion nécessaire sur le Danube ; le siège de Sébastopol présentait des difficultés de plus en plus redoutables. Napoléon III s’impatientait contre l’Autriche et songeait à la punir, ou bien projetait d’aller prendre le commandement en Crimée (février-mars 1855) M. Drouin de Lhuys, d’autre part, pressentant tout le danger qu’il y avait pour la France à se tourner contre l’Autriche, à la diminuer en face de la Prusse et de l’Italie, essayait à Vienne d’amener la paix le plus rapidement possible, et de faire triompher cette politique dans l’esprit même de l’Empereur. Un moment même, au début de mai, il semblait sur le point d’aboutir. L’Angleterre, la France, l’Autriche, en effet, avaient posé à la Russie, pendant toutes les négociations engagées depuis 1S54, quatre points : libre navigation du Danube ; abolition de ses droits sur les principautés danubiennes ; renonciation à la protection particulière des communautés grecques ; limitation de la puissance russe dans la mer Noire. Or, c’était ce dernier point que la Russie déclarait toujours ne pouvoir accepter. En avril 1855, M. Drouin de Lhuys et les diplomates autrichiens avaient substitué à cette demande de neutralisation, la limitation réciproque des forces russe et turque dans la mer Noire. Mais le 5 mai, l’Empereur refusait de ratifier ces propositions ; et M. Drouin de Lhuys démissionnait. Il décidait ainsi que l’Autriche devait sortir tout à fait abaissée de ces négociations.

Mais c’était la continuation de la guerre et de lourdes charges. L’Empereur devait demander aux Chambres 150.000 hommes de renfort et 700 millions. Et la gloire venait lentement pour compenser ces sacrifices ! D’aucuns commençaient même à trouver cette guerre plutôt sotte ; l’Empereur lui-même se lassait d’attendre les succès éclatants, qu’il avait escomptés et qui ne venaient point. La mort de Nicolas Ier, en mars, n’avait pas abattu le courage des Russes ; ils résistaient toujours avec la même énergie.

Le 8 septembre 1855, enfin, un assaut heureux livrait Sébastopol. Malgré les efforts de Cavour et de Palmerston, Napoléon III poussait à la paix : l’Autriche, de nouveau, se faisait l’intermédiaire entre lui et la Russie. Le 16 janvier 1856, après une menace de l’ambassadeur d’Autriche, Esterhazy de demander ses passeports, et sur les conseils du roi de Prusse, le tsar cédait.

Un congrès se réunit alors pour régler définitivement les questions orientales. Les diplomates français avaient joué pendant la guerre, dans les négociations dont Vienne était le centre, un rôle assez important pour que le Congrès se réunît à Paris.

L’œuvre en fut aisée et prompte : on négociait, on l’a vu, depuis longtemps. En deux jours, le 28 février et le 1er mars 1856, deux points furent réglés : l’abolition du protectorat russe dans les principautés et la souveraineté ottomane garantie par L’Europe. Les Russes reprenaient Sébastopol et Aland, mais ne pouvaient plus les fortifier. Le 4 mars, le point le plus délicat était réglé : la neutralisation de la mer Noire était solennellement proclamée. Enfin, le 6, la libre navigation du Danube était établie, sous le contrôle d’une Commission internationale. L’Angleterre avait ce qu’elle désirait : Palmerston pouvait proclamer la paix « bonne, excellente, avantageuse ».

De leur côté, les Français et leur Empereur étaient également satisfaits. Les uns se félicitaient que le Congrès de Paris les vengeât des humiliations de 1840 ; et ils comparaient, non sans orgueil, le nouveau Congrès, solennellement présidé par le neveu, à un autre Congrès, à celui de 1815, où l’Europe victorieuse avait écrasé la France napoléonienne et révolutionnaire. L’autre aussi était heureux. Le 10 Mars, l’Impératrice venait de lui donner un fils ; et le 30 Mars, la paix européenne heureusement conclue, sous son patronage, assurait l’avenir de sa dynastie. « Il y a eu, disait un témoin, dans notre histoire nationale des époques autrement glorieuses au point de vue militaire ; je n’en connais pas où le gouvernement de notre pays ait été entouré au dehors de plus d’estime et d’admiration ».

Cette fois, l’Europe entière avait reconnu et célébré le Napoléon ; la France, glorieuse, semblait avoir oublié décembre.

*
* *


Lorsqu’il ouvrait le 16 Février 1857 la dernière session du Corps législatif, élu en 1852, l’Empereur pouvait ainsi résumer l’œuvre des cinq années qui venaient de s’écouler : « Messieurs les députés, disait-il, puisque cette session est la dernière de votre législature, permettez moi de vous remercier du concours si dévoué et si actif que vous m’avez prêté depuis 1852. Vous avez proclamé l’Empire ; vous vous êtes associés à toutes les mesures qui ont rétabli l’ordre et la prospérité dans le pays ; vous m’avez énergiquement soutenu pendant la guerre ; vous avez partagé mes douleurs pendant l’épidémie et pendant la disette ; vous avez partagé ma joie quand le ciel m’a donné une paix glorieuse et un fils bien-aimé ; votre coopération loyale m’a permis d’asseoir en France un régime basé sur la volonté et les intérêts populaires. C’était une tâche difficile à remplir, et pour laquelle il fallait un véritable patriotisme, que d’habituer le pays à de nouvelles institutions.

Remplacer la licence de la tribune et les luttes émouvantes qui amenaient la chute ou l’élévation des ministères par une discussion libre, mais calme et sérieuse, était un service signalé rendu au pays et à la liberté même, car la liberté n’a pas d’ennemis plus redoutables que les emportements de la passion et la violence de la parole.

Fort du concours des grands corps de l’État et du dévouement de l’armée, fort surtout de l’appui de ce peuple qui sait que tous mes instants sont consacrés à ses intérêts, j’entrevois pour notre patrie un avenir plein d’espoir. La France, sans froisser les droits de personne, a repris dans le monde le rang qui lui convenait et peut se livrer avec sécurité à tout ce que produit de grand le génie de la paix. Que Dieu ne se lasse pas de la protéger, et bientôt l’on pourra dire de notre époque ce qu’un homme d’État, historien illustre et national, a écrit du Consulat : « La satisfaction était partout, et quiconque n’avait pas dans le cœur les mauvaises passions des partis était heureux du bonheur public. »

Les peuples heureux n’ont pas d’histoire. La tumultueuse histoire française semblait s’être arrêtée. Ces partis, naguère si agités, ces classes adverses dont la lutte sanglante avait troublé tous les cœurs en juin 48, ces masses ouvrières tourmentées de leur avenir, tout ce monde orageux semblait s’être apaisé, à l’ordre du Napoléon.

La vérité était qu’à l’heure où le parti républicain reconstitué faisait dans le pays une propagande heureuse, à l’heure où les ouvriers des villes, apprenant la pratique de l’association, pouvaient de nouveau espérer une émancipation prochaine, à l’heure où les paysans même commençaient de se réconcilier avec les autres prolétaires, le prince-président, jouant habilement des passions de tous et abusant du pouvoir qu’on lui avait abandonné, s’était emparé de la France. La lassitude des uns, la peur des autres étaient telles que le système de violence, de compression et d’hypocrites avances, par lequel il avait comme suspendu l’évolution régulière des partis et des classes, avait pleinement réussi. Il n’avait eu qu’un souci : l’affermissement de son pouvoir, l’avenir de sa dynastie. Pour l’avenir de sa dynastie, il avait décimé et proscrit les républicains, qui pouvaient troubler encore la paix napoléonienne. Pour l’avenir de sa dynastie, il avait donné à toutes les classes des satisfactions matérielles, aux bourgeois de grandes affaires, aux ouvriers de grands travaux et du pain a bon marché ; il avait surexcite chez les uns le goût d’entreprendre et il réveillait chez les autres le souci de leur condition. Pour l’avenir de sa dynastie, encore, il avait cherché la gloire Mules champs de bataille de Crimée ; il avait réveillé l’amour-propre national des Français ; et il avait utilisé les ambitions particulières des diverses nations européennes.

Mais qui pouvait se flatter de contenir toujours, ou de diriger à son profit ces forces immenses de l’histoire, les revendications des classes ou les espérances nationales ? Là est le drame du Second Empire. Ces forces, un jour, dans leur développement spontané, se sont retournées violemment contre la dynastie qui prétendait les régler. Et la dynastie a été vaincue.