Histoire socialiste/Le Second Empire/05

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CHAPITRE V


LE DÉCLIN


1864 - 1867


Au moment où la classe ouvrière prenait ainsi conscience d’elle-même, s’organisait et reparlait déjà de son émancipation totale, l’Empire entrait en décadence. Les élections de 1863, à vrai dire, n’avaient point été de nature à l’ébranler : seuls les proscrits de Londres et quelques vieux de 1848 avaient pu croire alors à l’imminence de sa chute. Si la situation extérieure était restée bonne, si la France avait pu conserver le prestige de 1856, si l’Empereur avait su, au milieu de tous les soupçons et de toutes les inquiétudes, exercer le rôle glorieux d’un arbitre impartial et désintéressé, quelques concessions libérales eussent suffi sans doute pour rallier la masse des anciens partis parlementaires et pour opposer bientôt la cohésion d’une bourgeoisie impérialiste aux premiers efforts du prolétariat républicain et socialiste.

Mais l’intervention italienne et la question romaine, les démarches diplomatiques en faveur des peuples opprimées, les expéditions lointaines pour la défense catholique et la propagande des missionnaires, avaient détaché de la France ou tourné contre elle la plupart des nations. Préoccupé comme il l’était de rallier ses sujets par la gloire, Napoléon III avait renoncé à suivre la politique de sagesse et de prudence qui avait établi son influence en 1856 et qui eût garanti à la France une situation extérieure hors de pair. Il avait proclamé à toute occasion que les traités de 1815 avaient fait leur temps, que le principe des nationalités ou le principe des frontières naturelles devaient présider à un remanîment de l’Europe, et ses interventions multipliées avait fait redouter souvent que le nouveau Napoléon ne bouleversât le monde comme le premier. Mais il connaissait trop les ambitions, les convoitises et les susceptibilités des diverses races, pour ne pas redouter les coalitions qu’une réalisation audacieuse des idées napoléoniennes auraient formées contre lui. Constamment pris entre ses rêves ou son perpétuel désir de satisfaire les partis et, d’autre part, la crainte de déchaîner une guerre européenne, le pitoyable souverain, bientôt fatigué et malade, par ses demi-décisions, par ses timidités et ses incertitudes, acheva en quelques années, de compromettre la France et de ruiner son trône.

Dès la fin de 1863, la France était, à l’extérieur, dans la situation la plus étrange, la plus risquée. Par ses expéditions coloniales, par ses interventions diplomatiques, elle se trouvait engagée, sur tous les points du globe, dans tous les problèmes, sans qu’elle pût désormais compter sur une alliance.

Ses entreprises coloniales avaient inquiété l’Angleterre : celle-ci suivait d’un regard jaloux, mais bientôt satisfait, l’aventure mexicaine, ou par ses surenchères libérales, s’ingéniait d’autre part à brouiller la France avec les jeunes nations dont elle cherchait la clientèle. L’amitié russe, que Napoléon III avait entretenue depuis 1856, s’était trouvée brusquement rompue par son intervention maladroite et incomplète en faveur des Polonais. Les relations avec l’Espagne, depuis la rupture de la Convention de Londres (p. 136), étaient plutôt tendues ; et les États-Unis n’attendaient que d’être soulagés de leurs luttes intestines, pour signifier à la France qu’ils ne toléreraient pas d’Empire étranger sur le continent américain. L’Autriche ne pouvait que garder rancune à l’auxiliaire de l’Italie, au gouvernement qui lançait contre elle les libéraux de tous les pays, et la Prusse, dont M. de Bismarck faisait peu à peu la protectrice et l’avocat du patriotisme germanique, ne pouvait se compromettre par une alliance outre-Rhin. Restait enfin l’Italie ; mais le revirement brusque de la politique française, à la veille des élections de 1863, avait suffi à lui faire oublier le service rendu en 1859 et à tourner déjà contre nous le patriotisme populaire, tandis que le Saint-Siège, incapable de se défendre lui-même, réclamait sans cesse, pour sa sécurité, des garanties nouvelles.

Vaguement, vers cette fin de 1863, Napoléon III sentait que sa puissance déclinait, qu’il n’avait plus vis-à-vis de l’Europe l’autorité ni le prestige de 1856. Plus tard, il s’illusionnera : il cherchera à se tromper et à tromper les autres par la hauteur de ses paroles ; alors, il pressentit la vérité. Il avait acquis naguère gloire et puissance par la guerre ; il chercha à reconquérir sa prépondérance ébranlée par la paix. À l’heure où, de toutes parts, les ambitions nationales se faisaient jour, il tenta de les satisfaire par un remanîment pacifique de l’Europe, par un Congrès. Et, prenant une initiative curieuse et chimérique, il poussa en même temps l’Europe ainsi remaniée et, pensait-il, satisfaite, à réduire ses armements.

Le 3 novembre 1863,le Napoléon Ier, en petit chapeau et en redingote qui surmontait la colonne de bronze de la place Vendôme, était descendu, remplacé par un Napoléon costumé en empereur romain : ces Empereurs-là avaient su fermer le Temple de la Guerre. Le lendemain, le neveu du grand conquérant proposait aux princes européens d’assurer l’avenir par un Congrès. Les traités de Vienne étant détruits, modifiés ou menacés, « il ne restait plus que des devoirs sans règle, des droits sans titres et des prétentions sans frein ». Il fallait rendre un droit à l’Europe, et lui permettre ainsi de « réduire des armements exagérés entretenus par de mutuelles défiances ». « Nos ressources les plus précieuses, ajoutait l’Empereur, doivent-elles indéfiniment s’épuiser dans une vaine ostentation de nos forces ? Conserverons-nous éternellement un état qui n’est ni la paix avec la sécurité, ni la guerre avec ses chances heureuses ? » — Quelle manifestation singulière en vérité que cette lamentation anticipée sur la paix armée, écrite par le souverain même dont la politique allait bientôt imposer à toute l’Europe et pour de si longues années ce régime néfaste !

Un remanîment pacifique des traités de 1815, par un Congrès diplomatique, tel était le rêve irréalisable que, pendant près de sept ans, au milieu du déchaînement des passions nationales, allait poursuivre cependant le pauvre rêveur fatigué. Plus le régime institué en décembre perdait de force intérieure et plus il devait faire de concessions à la liberté, plus aussi il s’efforçait d’assurer sa solidité par le rétablissement de la gloire française, par cette destruction des traités de 1815 que le nationalisme populaire avait en horreur. À partir de 1863, les traités de 1815 allaient être le thème constant de tous les discours du trône à presque toutes les sessions.

Mais l’Europe n’était point disposée à ces remanîments territoriaux. Comme l’écrivait Palmerston, lors de la proposition de Congrès, « ceux qui possédaient leur domaine par un titre valide, depuis près d’un demi-siècle, n’étaient point désireux de voir ce titre discuté et exposé à toutes les revendications de frontières, que de bons voisins pouvaient avoir envie de proposer ». Une à une, les puissances déclinèrent l’offre napoléonienne, et il n’y eut guère que la Prusse qui sembla l’accueillir avec quelque faveur. C’est qu’elle aussi désirait le remanîment des traités de 1815. Mais l’homme qui présidait déjà à ses destinées savait que dans l’Europe nouvelle, où les nationalités réveillées faisaient valoir leurs droits historiques opposés et contradictoires, ce n’était point d’un Congrès ou d’une Conférence pacifique, qu’un État pouvait attendre la satisfaction de ses ambitions. Tandis que l’Empereur français gaspillait les forces de sa nation, M. de Bismarck assurait celles de la Prusse : ses collaborateurs, Roon et de Moltke, la dotaient d’une puissante organisation militaire ; depuis l’affaire de Pologne, il avait acquis l’alliance russe, et du même coup, il avait porté une première atteinte à la prépondérance française. Il avait les mains libres en Europe. Dès les premiers mois de 1864, il pouvait commencer de réaliser le projet traditionnel de la monarchie prussienne : l’unité allemande sous son hégémonie.

Il ne nous est point possible de retracer ici ni les origines de l’étonnant hobereau prussien qui allait bientôt emplir le monde européen de son nom, ni les démêlés que depuis 1815 la Prusse avait connus avec l’Autriche ou la foule des petits princes allemands.

Prenons le royaume et son vrai chef en cette fin de 1863 : Bismarck, alors âgé de 48 ans, premier ministre du roi Guillaume depuis l’automne de 1862, et ministre absolutiste, menant la bataille avec acharnement, contre les libéraux, contre les professeurs, qui prétendent discuter le budget, contrôler la monarchie, alors que l’Allemagne n’a cure que « de la force de la Prusse et non de son libéralisme » ; — la Prusse, d’autre part, déjà pourvue d’une armée puissante, capable d’imposer par une menace la signature d’un traité de commerce à la Bavière et au Wurtemberg (octobre 1862), et parlant haut à l’Autriche.

Le 15 novembre 1863, la mort du roi de Danemark, Frédéric VII, allait être pour la Prusse la première occasion de passer aux actes. Il y avait, incorporés au Danemark, deux duchés, le Schleswig et le Holstein, dont les patriotes allemands avaient tenté vainement de s’emparer de 1848 à 1850. Frédéric VII avait battu les troupes fédérales ; il avait gardé la possession des duchés. Bien plus, comme il était sans enfants, comme des droits de succession différents dans le royaume et dans les duchés pouvaient rouvrir la question à sa mort, les grandes puissances, intervenant, avaient décidé, par un protocole signé à Londres en mai 1852, que Christian de Glucksbourg, mari de la nièce du roi, serait héritier de toute la monarchie, y compris les duchés. Depuis lors cependant le conflit ne s’était pas apaisé ; Frédéric VII avait connu, en Schleswig et en Holstein, de nombreuses difficultés administratives et les patriotes allemands, hommes aux ambitions tenaces, n’avaient cessé de réclamer la reprise des duchés.

A la mort de Frédéric VII, Christian de Glucksbourg, Christian IX, devint roi en Danemark ; mais, au mépris du protocole de Londres, les duchés proclamèrent comme leur souverain le duc d’Augustenbourg. Bismarck ne se souciait pas de créer en Allemagne un nouvel État indépendant : la Kleinstaaterei, « toute la petite Étaterie », si l’on peut ainsi traduire, s’était trop souvent opposée déjà aux ambitions prussiennes ; il ne fallait point sottement la renforcer. Proclamer duc Augustenbourg, ce n’eût certes pas été travailler pour le roi de Prusse. Bismarck décida donc que ce dernier devait prendre pour lui les duchés. Mais il eut l’habileté d’entraîner avec lui la protectrice traditionnelle des petits États, l’Autriche. Il suffit de faire peur au gouvernement autrichien. Bismarck lui représenta que le mouvement patriotique allait avoir conséquence en Allemagne une poussée libérale, un nouveau mouvement révolutionnaire et il le décida à substituer une action en commun avec lui à celle de la Diète germanique. En février 1864, les deux puissances sommèrent le Danemark de donner au Schleswig une constitution indépendante et, sur son refus, occupèrent militairement les duchés.

Mais qu’allait faire l’Europe, garante du protocole de 1852 ? — Dès avant l’entreprise, M. de Bismarck s’était chargé de la neutraliser. L’affaire de Pologne lui avait assuré la neutralité russe. L’Angleterre, un moment, poussée par les principautés allemandes, tint pendant quelques semaines en suspens (de mai à juin) la politique de Bismarck ; elle l’obligea même par cette politique à se déclarer pour la candidature d’Augustenbourg. Mais elle échoua à régler définitivement la question. Quant à la France, elle restait neutre et plutôt au fond sympathique à la Prusse. L’Empereur s’attardait à chercher le moyen d’affirmer dans les duchés sa politique des nationalités et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Mais il se perdait dans les difficultés que faisait naître là le mélange des races : et il n’eût point été fâché peut-être d’obtenir dès alors par des complaisances envers la Prusse la promesse d’une aide pour résoudre un jour la question italienne.

Quoi qu’il en soit des mobiles français, Bismarck, profitant de cette situation, poussait hardiment sa pointe : en août 1864, les deux puissances recevaient du Danemark les duchés conquis ; elles devaient les remettre à Augustenbourg ; mais en février 1865, la Prusse imposait à ce dernier de telles conditions (entrée dans le Zollverein, armée incorporée dans l’armée prussienne, cession de Kiel), que celui-ci refusait et que Bismarck proposait purement et simplement l’annexion à la Prusse (février 1865). Un moment l’Autriche parut résister. On put croire la lutte imminente entre les deux puissances allemandes. A Berlin, on ne parlait que d’armements ; à Paris, de Goltz cherchait à s’assurer de l’amitié française contre l’Autriche, et, pour l’Italie toujours, le gouvernement français paraissait disposé à la laisser marcher. Le roi Guillaume cependant préféra la paix. Le 14 août, par la convention de Gastein, la Prusse et l’Autriche se partageaient la possession des duchés. L’Autriche prenait le Holstein, la Prusse le Schleswig.

Ce fut pour les libéraux français qui soutenaient la Prusse en haine de l’Autriche, et pour le gouvernement impérial qui cherchait dans l’alliance prussienne un moyen de faire chanter l’Autriche en Italie, une première et sensible déception. Le 29 août 1865, M. Drouin de Lhuys fit entendre la protestation française : « Sur quel principe, écrivait-il dans une circulaire, repose la combinaison austro-prussienne ? Nous regrettons de n’y trouver d’autre fondement que la force, d’autre justification que la convenance réciproque des deux copartageants. C’est là une pratique dont l’Europe actuelle était déshabituée, et il en faut chercher les précédents aux âges les plus funestes de notre histoire ». Et le ministre français, après cette allusion au partage de la Pologne, opposait à la théorie du droit de conquête la théorie du droit des peuples constaté par plébiscite.

Vaine et triste protestation ! Dès alors, la France impériale n’était plus en état de soutenir ce qu’elle croyait le droit par la force de ses armes. Au moment où la Prusse partageait avec l’Autriche une terre allemande, promise et garantie par la Diète à un prince allemand, à l’heure où la Confédération germanique menacée aurait eu plus que jamais besoin de l’appui traditionnel que la France lui avait assurée contre les États trop forts et trop ambitieux, Napoléon III apparaissait comme frappé d’impuissance. Les préoccupations compliquées, qu’une politique dispersée comme la sienne appelait avec elle, paralysaient son action. Il commençait à parler sans agir, sans manifester sa force : dès alors, il avait droit au mépris de Bismarck. Le dur réaliste était en droit de penser que les forces matérielles de l’État français déclinaient.

Et, de fait, en ces mois-là, des troupes françaises de plus en plus considérables se trouvaient immobilisées et gâchées au Mexique, où la grande pensée du règne menaçait d’aboutir à la plus sinistre des aventures.

Nous avons dit plus haut (p. 136) la situation dans laquelle se trouvaient, au milieu de 1862, les 6,000 hommes de troupes françaises isolés au Mexique, lorsque Prim, sentant l’impuissance des monarchistes mexicains, venait de décider l’Espagne à retirer son épingle du jeu. Ç’avait été juste le moment, au contraire, où la France avait révélé son entier dessein de rétablir au Mexique une monarchie catholique. Depuis le début de l’entreprise, l’Empereur avait promis a l’archiduc Maximilien, gendre du roi des Belges, époux de la très catholique princesse Charlotte, de le faire Empereur du Mexique : il se sentait engagé d’honneur. Le général Lorencez avec ses six mille hommes n’avait pu prendre Puebla fidèle à Juarez (mai 1862). L’Empereur avait alors décidé l’envoi d’une expédition imposante, aux frais du Trésor français. En mai 1863, le général Forey à la tête de forces plus nombreuses, s’était emparé de Puebla. En juin, les troupes françaises étaient entrées à Mexico, et la junte,convoquée par elles, avait proclame Maximilien empereur.

Le Mexique était conquis, mais Juarez tenait encore les provinces du Nord ; Porfirio Diaz occupait le Sud, et contre l’étranger les patriotes, de plus en plus nombreux ralliaient les républicains.

Presque à contre-cœur, et désormais sans confiance dans la grande entreprise, Maximilien s’était embarqué le 14 mai 1865. Il avait fallu les instances de sa femme, des monarchistes mexicains, des agents du Saint-Siège, des courtisans autrichiens pour le décider à partir ; et il était monté à bord du Novare, plein de mélancolie et de colère contre tous ceux qui escomptaient, dans leur intérêt personnel, ou son départ ou son règne.

A peine arrivé, à peine acclamé, il s’était senti impuissant. Impuissant à donner satisfaction à la papauté, qui réclamait la restitution des biens d’Église, car les libéraux modérés avec lesquels il était contraint de gouverner ne l’auraient point souffert. Impuissant, d’autre part, à satisfaire pleinement ces mêmes libéraux, qui attendaient contre l’Église des décisions immédiates, décisions que l’Empereur, solennellement béni par Pie IX, ne pouvait prendre. Monarchistes et libéraux se tournaient également contre lui ; cependant que le maréchal Bazaine, commandant en chef des troupes françaises, multipliait les intrigues et tentait de le faire déposer.

En cette fin d’avril 1865, à l’heure même où la France protestait contre la convention de Gastein, à l’heure où les événements allemands réclamaient déjà toute son attention, elle se trouvait au Mexique en présence de ce dilemne : ou reprendre l’affaire à son compte, faire de nouveaux emprunts, expédier de nouvelles troupes ; ou abandonner Maximilien, avant que sa ruine définitive entachât l’honneur français. Quelques semaines, on avait pu croire que la France accepterait la première alternative : Fould faisait appel à l’épargne française ; les actions des mines mexicaines faisaient fureur à la Bourse. Rouher parlait toujours avec enthousiasme de cette entreprise hardie, conçue par le génie de l’Empereur et qui devait être pour la France tout à la fois « une grande affaire lucrative et une page glorieuse ».

Mais, si les complications européennes ou les charges financières ne constituaient pas pour l’Empire un avis suffisant d’en finir au Mexique, une autre puissance allait se charger de l’avertir. La capitulation du général Lee, le 9 avril 1865, avait mis fin à la guerre de sécession : les États-Unis avaient les mains libres, et ils n’avaient point oublié la doctrine de Monroë. Dès la fin de 1865, ils soutenaient Juarez au Texas, refusaient de traiter Maximilien en souverain, et au fur à mesure qu’ils reconstituaient leurs forces, envoyaient à Paris des notes plus menaçantes.

L’heure des embarras avait sonné, l’heure où l’on allait se demander si la politique napoléonienne, loin d’apporter à la France la gloire qu’elle prétendait lui donner, ne compromettait pas au contraire jusqu’à ses intérêts vitaux.

Ce fut la question que posa alors avec netteté l’opposition parlementaire. Nous ne pouvons, nous socialistes, être tendres à la plupart des hommes qui la composaient : si l’Empire leur avait fait plus de concessions immédiates, s’il s’était abandonné à leurs conseils, ils se seraient trouvés avec lui contre les revendications prolétariennes. On l’a vu en 69 et surtout en 71. Mais ce sera leur gloire indéniable d’avoir vu clair en matière de politique extérieure d’avoir dénoncé avec courage et obstination la sinistre politique d’aventures où les rêves et les intrigues césariennes entraînaient alors notre pays.

D’après une caricature de l’Éclipse


Au premier rang de ces opposants se trouvait Thiers. De 1863 à 1870, il exerça dans le Parlement une autorité singulière. Nul des élus de 1863 n’avait un passé comparable au sien. Son éloignement du gouvernement du 2 décembre, les mesures, anodines d’ailleurs, qui avaient été prises contre lui, avaient fait oublier son conservatisme social ; il était craint de l’Empire, et c’était assez pour lui concilier les républicains. 1849, d’autre part, l’avait réconcilié avec les doctrinaires, avec les de Barante, les de Broglie, les Guizot, qui maintenaient, à l’Académie ou dans les salons de leurs châteaux, le culte de la liberté. En dépit de son inconcevable erreur sur le pouvoir temporel, ou malgré celle des républicains nationalisants sur l’unité allemande par la Prusse, lorsque le petit homme prenait la parole pour dénoncer le gaspillage des forces françaises et les imprudences de la diplomatie napoléonienne, il apparaissait, selon le mot de Pessard, comme « l’Egérie de toutes les oppositions unies ou séparées », et son toupet « blanc brillait comme un phare qui ralliait la gauche ».

Dès janvier 1804, lors de la discussion de l’adresse, Thiers avait signalé que l’expédition du Mexique coûtait 14 millions par mois au budget, et retenait loin de France 40.000 hommes, dont on pouvait avoir besoin. « L’honneur militaire est sauf, disait-il, l’archiduc n’est pas parti, il ne faut pas s’engager davantage et traiter avec Juarez ». Sage conseil et que la majorité elle-même entendait bien ; mais Rouher lui fit acclamer aussitôt « l’homme de génie » qui avait conçu l’expédition ; et lorsque Thiers voulut reprendre la parole, un Péreire s’écria « qu’on avait trop parlé déjà en faveur de l’étranger » et les fabricants de chocolat de la majorité refusèrent d’entendre sa réplique. Dans la même session, Jules Favre signala la violation du droit qui se commettait alors dans les duchés danois. Et, à l’occasion du budget, plusieurs fois encore, les orateurs de l’opposition recommencèrent leurs attaques contre le gaspillage mexicain.

Les événements, il fallait bien le reconnaître, leur donnaient raison. La majorité continuait d’applaudir Rouher, mais, secrètement, elle approuvait la gauche et il lui arrivait en 1805 de laisser échapper quelques « très bien » lorsque Berryer dénonçait « cette folie pure, de vouloir fonder l’équilibre de notre budget sur l’espoir des redevances mexicaines ». Dans le public on s’impatientait des fausses nouvelles et les journaux parlaient plus hardiment. « Les correspondances officielles, disaient un jour les Débats, peuvent se résumer en un seul mot : Juarez continue à être en fuite comme par le passé ».

En 1865, encore, lors de la discussion de l’adresse et lors du budget, l’opposition renouvela sa critique de la politique extérieure. Un député, récemment revenu de mission, M. Corta avait dépeint le Mexique comme un pays de Cocagne où tout allait à souhait. Le sceptique Ernest Picard n’en put pas moins dire à ses collègues que tous désiraient la fin de l’expédition et qu’ils devaient en hâter la fin, si du moins ils en avaient le courage. Il déchaîna un tumulte ; mais il avait dit vrai. A l’occasion du budget encore, Jules Favre dénonça les crimes commis par les troupes, les incendies de ville, et les jugements moins que sommaires rendus par les Conseils de guerre. M. de Guilloutet avait beau lui crier que « la Chambre l’écoutait avec indignation », M. Rouher avait beau justifier les crimes militaires en disant que les villes mexicaines n’étaient que « des repaires de brigands ». Chacun, dans la Chambre et dans le pays, sentait encore une fois qui des deux disait vrai. Les correspondances privées décrivaient les embarras, la faiblesse de Maximilien, l’anarchie gouvernementale et les souffrances des troupes. A l’automne de 1865, les fonds mexicains commençaient à baisser à la Bourse de Paris. Dès les premiers jours de 1865, des journalistes comme Saint-Marc Girardin parlèrent nettement d’évacuation.

En fait, Napoléon III qui suivait avec attention tout le déroulement de l’expédition venait de s’y résoudre. Le 22 janvier 1866, il annonçait avec une solennelle impudence sa résolution de rappeler les troupes : « Ainsi que j’en exprimais l’espoir l’année dernière, disait-il, notre expédition touche à son terme. Je m’entends avec l’Empereur Maximilien pour fixer l’époque du rappel de nos troupes ». C’était, en d’autres termes, l’abandon du malheureux archiduc qu’on avait expédié là-bas pour la gloire de la France et du pape et pour le profit des banquiers. C’était surtout la faillite avouée « de la grande pensée du règne ».

Peut-être cependant, en dépit des efforts de l’opposition parlementaire, le prestige de l’Empire n’aurait-il pas été trop ébranlé par le fiasco mexicain, si la question romaine, une fois encore, n’était venue précipiter la crise allemande et troubler profondément toute la vie française. Les premiers revers de la fortune avertissaient l’Empereur de mesurer ses forces. Il allait au contraire achever de les compromettre, en suscitant de tous côtés le désordre européen.

Si sommaire que doive être notre exposé, il importe cependant que nous marquions bien l’enchaînement des faits. Les camarades socialistes ont encore trop tendance à négliger les faits extérieurs et à méconnaître leurs répercussions sur la politique gouvernementale. Ils se laissent trop souvent guider par des préjugés traditionnels ou des sentiments héréditaires pour que nous négligions de retracer ici les événements d’où procède la situation présente de l’Europe.

Nous avons raconté plus haut (p. 140) comment, au lendemain d’Aspro-monte et à la veille des élections de 1863, l’Empereur était brusquement revenu à une politique favorable au Saint-Siège, comment Drouin de Lhuys, le ministre ami de l’Impératrice et du pape, avait succédé à Thouvenel. Pour la protection de la papauté, l’Empereur était prêt, en ce temps-là, à une seconde expédition de Rome. C’en était assez pour que l’Italie oubliât les bienfaits de 1859 ; et les patriotes unitaires s’étaient pris à haïr la France au moins à l’égal de l’Autriche.

Or cette haine était insupportable à l’Empereur et le versatile souverain ne devait point tarder encore à changer de politique. S’il ne pouvait satisfaire l’Italie, sur le sujet de Rome, ne pourrait-il au moins lui donner satisfaction sur un autre point ? Ne pourrait-il, par cette compensation, lui faire oublier Rome ? Il s’en flattait, et son esprit se rassurait à cette idée. L’alliance italienne devenait d’ailleurs pour lui une nécessite : la Russie s’était tournée contre la France depuis l’affaire de Pologne ; il savait qu’il n’avait rien à attendre de l’Angleterre ; quant à l’Autriche, n’était-elle point l’ennemie héréditaire ?

Dès le début de 1863, il le déclarait donc à son ami Arese : « Tous mes efforts tendent à ce que vous obteniez la Vénétie ». Il le faisait entendre aussi dans le courant de l’année au roi italien lui-même, et un ministre se trouvait, M. Visconti Venosta, ancien patriote mazzinien, mais diplomate supérieur qui, au bout de quelques mois, allait traduire en traité la solution que l’Empereur proposait à l’Italie.

Le 15 septembre 1864, une convention était signée. L’Italie s’engageait à ne pas attaquer les possessions qui restaient encore au Saint-Siège ; la France promettait de retirer ses troupes, à mesure que le Saint-Siège aurait une armée de volontaires, mais dans un délai de deux ans. Un article secret indiquait que la capitale de l’Italie serait transférée à Florence. Ce transfert apparaissait comme une renonciation durable à Rome ; mais Florence aussi « offrait les meilleures conditions topographiques sur les lignes du Pô et des Apennins » ; Florence était, contre l’Autriche, la capitale stratégique. Que Napoléon III parvint donc bientôt à donner la Vénétie à l’Italie, et il pourrait se flatter d’avoir enfin résolu la question qui l’obsédait déjà depuis tant d’années.

Peu importaient, en somme, si l’on arrivait à ce résultat, les criailleries catholiques. En réponse à la Convention du 15 septembre, Pie IX, exaspéré, avait lancé l’encyclique Quanta Cura et le Syllabus (8 décembre 64). Ces documents sont célèbres dans l’histoire du monde moderne. Ne nous y attardons pas. Chacun en connaît le contenu : anathème à la philosophie, anathème à la science, anathème aux droits de la conscience, anathème aux principes les plus élémentaires du droit public. Le pontife romain déclarait, on le sait, « qu’il ne pouvait ni ne devait se réconcilier ni transiger avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne ».

D’ailleurs, à l’heure même où il fut lancé, le Syllabus apparut surtout comme une manœuvre politique. Napoléon III l’accueillit sans philosophie. On eut de nouveau quelque temps la petite guerre religieuse : l’interdiction au nom de la loi de propager le Syllabus, la désobéissance des évêques, le lisant en chaire au risque de l’inoffensif « appel comme d’abus », et le pouvoir répondant comme naguère, en lâchant ses libéraux, en appelant le prince Napoléon à la vice-présidence du conseil privé, en laissant faire la belle et pacifique manifestation qui accompagna le cercueil de Proudhon, en janvier, ou en permettant à Duruy, l’ennemi de l’Église, de publier dans le Moniteur son rapport concluant à la gratuité et à l’obligation de l’enseignement primaire (février 65).

Mais il fallait agir vite ; il fallait en dérivant les passions italiennes vers l’Autriche, en procurant effectivement la Vénétie à l’Italie, montrer l’efficacité de la convention du 15 septembre. L’insupportable Thiers ne venait-il pas encore, en avril, de critiquer cette convention, de la dénoncer comme imprudente et dangereuse ?

Or, depuis l’ouverture de la question des duchés, c’était dans cette question même, dans les complications diplomatiques qui en pouvaient naître, que Napoléon III cherchait l’occasion de réaliser son plan italien. Dès le mois de décembre 1863, lorsque son agent Fleury venait offrir au roi de Prusse « plus même qu’il ne lui plaisait », la Vénétie devait être pour l’Italie le prix de la complicité française dans les desseins prussiens. Plus tard, en avril 1864, lorsque l’Angleterre pressait la France d’intervenir en faveur du Danemark, l’Empereur répondait « qu’il ne pouvait soutenir la cause des nationalités en Vénétie, et la combattre dans les duchés ». Et Rouher disait encore que s’il intervenait « il aurait souci de la Vénétie plus que du Danemark ». Les bonapartistes libéraux, les hommes du Siècle et de l’Opinion Nationale poussaient dès alors aux interventions en faveur de l’Italie. Rome demeurait en 1865, comme en 1860, le pivot de notre politique.

Mais comment encore une fois la question vénitienne allait-elle pouvoir être rattachée à la question des duchés ? — Précisément par la querelle qu’on attendait, qui surgissait déjà entre les deux puissances allemandes, L’Autriche, menacée, obligée de chercher des appuis, rétrocéderait la Vénétie comme prix d’une alliance ou d’une neutralité ; ou bien l’Italie, alliée à la Prusse, la lui arracherait. Lors de la première tension, de juin à août 1865, des négociations eurent lieu entre Rome et Berlin sous les auspices des Tuileries ; une alliance italo-prussienne fut ébauchée ; mais Guillaume Ier préféra retarder la guerre et l’Autriche intimidée consentit à traiter. Ç’avait été alors la convention de Gastein (août 1865). Et il est bien permis de penser que la protestation solennelle, que M. Drouin de Lhuys lança contre cette convention, fut moins dictée par le souci même du principe des nationalités que par le dépit d’avoir échoué dans sa solution italienne et de voir la Prusse ralliée à l’Autriche.

Chacun pourtant le sentait : la crise n’était pas fermée. La convention de Gastein n’était qu’un replâtrage. Les États secondaires d’Allemagne réunis à Francfort protestaient contre l’annexion des duchés ; et seule la fidélité de l’Autriche à l’alliance prussienne retardait la lutte. Mais cette lutte était nécessaire pour la réalisation du plan bismarckien ; elle était indispensable pour que fût affirmée enfin la prépondérance prussienne. D’ores et déjà, elle était résolue à Berlin.

Ce furent une fois encore les préoccupations italiennes de Napoléon III qui en précipitèrent l’explosion. La grande colère du gouvernement français s’était vite apaisée. Quelques jours à peine après la solennelle protestation de Drouin de Lhuys, l’Empereur avait recommencé de faire des avances à la Prusse. Elle demeurait encore pour lui la puissance révolutionnaire du continent, celle avec laquelle il pensait pouvoir remanier les traités de 1815, établir une Europe nouvelle ; et c’était vers elle qu’il se sentait invinciblement attiré.

En octobre 1865, Bismarck vint à Biarritz. Il vit l’Empereur ; causa avec lui de la situation de l’Europe. « Si l’Italie n’existait pas, disait-il au retour, il faudrait l’inventer ». L’Italie fut, en effet, à la base de toute la combinaison. Pour résoudre la question romaine, si embarrassante pour lui et à l’extérieur et à l’intérieur, Napoléon sacrifia la Confédération germanique. La Vénétie fut le prix de la neutralité française. Et la combinaison devait plaire à Bismarck : l’Italie, comme alliée, était moins compromettante que la France ; livrer des terres italiennes était plus facile que de livrer des terres allemandes ou tenues pour telles.

Son plan d’action d’ailleurs était déjà formé et l’imprécision même des engagements français ne devait point l’arrêter. Il incorporerait le Holstein. Si l’Autriche cédait, la prépondérance prussienne se trouverait ainsi immédiatement affirmée. Si elle résistait, il l’y contraindrait, par la guerre, et avec l’aide de l’Italie.

En janvier 1866, comme l’Autriche laissait les partisans d’Augustenbourg intriguer en Holstein, Bismarck lui envoya une mise en demeure d’avoir à les faire cesser. Le 7 février, le gouvernement de François-Joseph relevait le défi. Bismarck aussitôt hâta les pourparlers avec l’Italie. Le 28 février. Napoléon III, toujours hanté de son idée italienne, faisait dire par Nigra au ministre La Marmora : « Il est indispensable que vous poussiez hardiment la Prusse à la guerre et que vous vous mettiez vous-même en état de la faire » ; et les Italiens hésitant, il leur donnait sa parole de les garantir contre tous risques. Le 8 avril, le traité d’alliance offensive et défensive était signé entre la Prusse et l’Italie.

Au même temps, ne négligeant aucun moyen, Bismarck entamait en Allemagne toute une campagne libérale et patriotique. Sûr désormais du côté diplomatique, il allait tenter de se faire reconnaître par les libéraux allemands de tous pays, par les patriotes de tous les États, comme le vrai représentant des intérêts allemands.

Ainsi, par l’intrigue napoléonienne au service de la volonté prussienne, l’Europe allait se trouver bouleversée de nouveau. Cette fois, définitivement, les traites de 1815 allaient être anéantis. Mais, était-ce bien dans l’intérêt de la France ? L’œuvre révolutionnaire des nationalités devait évidemment s’accomplir. Il était dans les traditions de l’État français de n’y point faire obstacle. Mais le gouvernement français devait-il y chercher profit et gloire, devait-il tenter de la tourner à son intérêt personnel ? D’autre part, s’il voulait agir, s’il voulait se servir de cette grande occasion, il devait être fort. L’était-il encore ?

A la veille même de ce conflit imminent, l’opinion française s’inquiéta. On sentait vaguement déjà que l’Empire autoritaire avait fait faillite. L’opposition parlementaire croissait en force et en vivacité ; et les préoccupations extérieurs se traduisaient désormais par des revendications de plus en plus audacieuses de contrôle parlementaire et de gouvernement libre. A la session de 1865, le groupe de la gauche avait parlé avec une hardiesse nouvelle. A l’occasion d’un discours de M. d’Havrincourt, Ernest Picard « prononçait au milieu du bruit des paroles qui n’étaient entendues que d’une partie de la Chambre », comme disait simplement le compte-rendu officiel sans reproduire les dites paroles : mais le lendemain, tout Paris savait le mot que Picard avait prononcé et pour lequel on n’avait point osé le rappeler à l’ordre. « Le Deux Décembre est un crime ! » : voilà ce qu’il avait crié à la majorité stupéfaite. Quelques jours plus tard, Eugène Pelletan, malicieusement, prenait acte d’une phrase de M. Rouher, disant « qu’un peuple a le droit de changer son organisation intérieure ». Enfin, selon la tradition établie par les Cinq, l’opposition exprimait par des amendements à l’adresse, les conclusions pratiques des critiques qu’elle dirigeait contre la politique intérieure ou la politique extérieure. « L’état de nos finances et du crédit public, disait par exemple un amendement de 1865, dépend du régime politique plus encore que des circonstances extérieures… La Chambre ne peut remplir efficacement son mandat qu’autant que le principe fondamental de la spécialité dans le vote des finances aura été restitué ». Depuis le premier discours prononcé par Thiers en 1863, l’opposition reprenait sans cesse sa thèse des « libertés nécessaires ».

Mais d’autres aussi commençaient de comprendre la valeur de cette thèse, et la reprenaient à leur compte, au moins en partie. Par l’aventure mexicaine, par les incertitudes et les contradictions que Thiers avait dénoncées dans la politique italienne, par mille petits faits quotidiens où se révélait déjà comme la lassitude du système, bien des hommes de la majorité se sentaient ébranlés dans leur confiance. Entre l’opposition plus ou moins nette mais obstinée et résolue des républicains, qui attendaient ou préparaient la chute de l’Empire, et les partisans du césarisme autoritaire, il semblait déjà à beaucoup qu’il y avait place pour une opposition constitutionnelle, capable d’aider l’Empire dans un développement progressif des libertés publiques et de le sauver des aventures ou d’une décadence prématurée. Thiers avait rassuré les plus timides d’entre eux en leur montrant que les libertés parlementaires n’étaient point aussi révolutionnaires qu’ils avaient consenti à le croire ; et les ambitieux de la bande comptaient bien trouver dans un changement de politique et de personnel, des positions lucratives. Ainsi tendait à se former, depuis plusieurs mois, le Tiers parti.

Déjà, d’ailleurs, ce parti avait son chef désigné : M. Emile Ollivier. Nous avons raconté plus haut (p. 235) qu’il avait été le rapporteur du projet gouvernemental sur les coalitions (avril-mai 1864), et qu’il avait soutenu ce projet sans réserve, contre Jules Simon, contre Jules Favre, contre la gauche républicaine et libérale. Le fait, en lui-même, constituait déjà une trahison. Ollivier l’avait souligné : reprenant un mot de Mallet-du-Pan, il avait dénoncé le « pessimisme » de la gauche, « cette maladie qui, lorsqu’on se trouve en présence d’un gouvernement qu’on n’approuve pas, consiste, au lieu de prendre ce qui est bien et de blâmer ce qui est mal, à tout attaquer, à tout critiquer, surtout le bien, parce qu’il profite à ceux qui le font ». — Et Jules Favre avait répondu : « Il n’y a, quoi qu’en dise Mallet-du-Pan, que deux écoles en politique, celle des principes et celle des expédients ». Il se déclarait de la première : il laissait entendre qu’Ollivier était de l’autre. « Il faut, disait en terminant le noble avocat, que chacun ait le courage de son opinion : nous rejetons l’équivoque. On a fait appel aux amitiés qui restent aux personnes, mais qui ne sauraient rien changer aux opinions qui ne cessent pas d’être les nôtres. Il faut qu’on nous dise comment on a abandonné d’anciennes opinions en proposant aujourd’hui ce qui les contredit absolument ». Au milieu d’une vive émotion, pendant plusieurs séances, le débat se poursuivit. Une grande séparation était imminente. Tout le parti républicain s’en occupa : et l’anecdote fut souvent contée de Jules Favre tendant la main à Ollivier, à la sortie du Corps législatif, d’Ollivier hésitant, puis se ravisant, tendant la sienne, Jules Favre enfin, retirant la main en disant : Il est trop tard !

M. Ollivier, séparé de la gauche, allait poursuivre sa route vers la fortune. En mars 1865, lors de la discussion de l’adresse, il déclarait « qu’il ne regrettait pas d’avoir employé toutes les forces de sa volonté à conclure une alliance durable entre la démocratie et la liberté par la main d’un pouvoir fort et national » ; et, par un vote « d’espérance », il confondait son bulletin avec ceux de la majorité. En récompense, le néophyte impérialiste était reçu à la cour, flatté, choyé de toutes manières ; mais Rouher lui barrait la route, et Walewski n’était point assez fort pour l’aider à passer l’obstacle. La sympathie impériale suffisait cependant à assurer à Ollivier des partisans. La session de 1866 permit de constituer définitivement le tiers-parti.

Dès le début de la discussion sur l’adresse, Thiers avait repris et précisé sa thèse des libertés nécessaires. Il avait dégagé les conséquences des principes de 89, donnés, par la Constitution de 1852, comme la base et la garantie du droit public français. Et il avait décrit à quoi tendait tout le système savamment édifié depuis 1852 : à détourner la nation de ses propres intérêts politiques. Les problèmes de la politique étrangère eux-mêmes lui fournissaient des arguments que ne pouvait accepter la gauche : en ce qui concerne l’Italie ou la Pologne, il restait décidément trop conservateur, trop réactionnaire. Mais ces arguments-là pouvaient achever de convaincre les hommes ébranlés de la majorité.

La gauche sentait de son côté qu’elle pouvait accentuer ses affirmations libérales : par un amendement, dont les signataires allaient de Havin et Guéroult à Carnot, Garnier-Pagès, et Dorian, elle réclama une presse libre, des élections libres, des municipalités libres, des fonctionnaires

CARTE DE MEMBRE DE L’INTERNATIONALE
Recto et verso
D’après un document de l’époque


Transcription du texte français.


L’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. Les efforts des travailleurs pour conquérir leur émancipation ne tendent qu’à établir pour tous des droits et des devoirs égaux et à anéantir la domination de toute classe. L’assujettissement économique du travailleur aux détenteurs des moyens de travail,c’est-à-dire des sources de la vie, est la cause première de sa servitude politique, morale, matérielle. L’émancipation économique des travailleurs est conséquemment le grand but auquel tout mouvement politique doit être subordonné comme moyen. Tout les efforts faits jusqu’ici ont échoué faute de solidarité entre les ouvriers des diverses professions dans chaque pays, et d’une union fraternelle entre les travailleurs des diverses contrées. L’émancipation, du travail n’étant un problème ni local ni national mais social, embrasse tous les pays dans lesquels la vie moderne existe et nécessite pour sa solution leur concours théorique et pratique.



responsables. « Le peuple français, concluait-elle, entouré d’États libres initiés par lui à la liberté, a trop de fierté de son passé, pour qu’on le traite en interdit et qu’on le déclare incapable ou indigne de porter lui-même le glorieux fardeau de ses destinées ». L’amendement fut repoussé.

C’est alors que quarante-cinq membres de la majorité proposèrent de leur côté l’amendement suivant, qui devait attester la rupture, depuis longtemps pressentie, entre la droite outrancière de l’impérialisme et certains hommes soucieux de progrès.

« La stabilité, disait l’amendement, n’a rien d’incompatible avec le sage progrès de nos institutions. La France, fermement attachée a la dynastie qui lui garantit l’ordre, ne l’est pas moins à la liberté qu’elle considère comme nécessaire à l’accomplissement de ses destinées. Aussi le Corps Législatif croit-il aujourd’hui être l’interprète du sentiment public en vous apportant au pied du trône le vœu que Votre Majesté donne au grand acte de 1860 les développements qu’il comporte. Une expérience de cinq années nous parait en avoir démontré la convenance et l’opportunité. La nation, plus intimement associée par votre libérale initiative à la conduite des affaires, envisagera l’avenir avec une entière confiance ». Ce langage humble et quémandeur était encore trop hardi ; malgré un discours d’Ollivier, qui demandait aux quarante-cinq la permission de se confondre dans leurs rangs, l’amendement n’obtint que 63 voix. Jamais cependant la minorité n’avait atteint pareil chiffre (19 mars 66). Le 20 mars, un amendement des quarante-cinq sur la presse obtenait 65 voix.

L’Empereur, naguère, avait cru habile d’appeler les partis et surtout les partis d’opposition, à prendre leur part de responsabilité dans sa politique extérieure ; ils réclamaient désormais une part du pouvoir. Comme son apologiste et porte-parole Rouher, Napoléon III voyait sans doute « avec tristesse et douleur, discuter après quatorze ans d’un règne prospère, les bases sur lesquelles le peuple avait assis la prospérité de la dynastie et du pays » — « J’ai fortifié la nation, lui faisait dire toujours le même Rouher dans la séance du 19 mars, où se discutait l’amendement des quarante-cinq, je lui ai donné l’ordre, la sécurité, j’ai rajeuni sa gloire, étendu ses frontières, agrandi son territoire ; j’ai agi dans l’intérêt de la France, de la santé, de la vie du peuple entier ». Mais, encore une fois, la majorité parlementaire n’avait plus confiance, et bientôt la défiance allait s’étendre d’elle au pays.

En cette fin d’avril 1866, alors que rien ne semblait directement menacer l’Empire, et que les velléités de parlementarisme se trouvaient refoulés par l’apologie pompeuse et acclamée du régime autoritaire, une inquiétude vague cependant montait aux cœurs. On pressentait ce qui se préparait en Allemagne ; on observait avec attention et parmi les libéraux, dans le peuple, souvent avec sympathie la fermeté et la promptitude des résolutions prussiennes ; le souvenir de Plombières hantait les esprits, l’entrevue de Biarritz apparaissait comme son pendant ; l’Empereur avait dû préparer avec Bismarck un remaniment nouveau de l’Europe, et peut-être un agrandissement de la France.

La discussion de l’adresse était terminée ; le droit d’interpellation n’existait pas. Mais le vote de la loi sur le contingent fournit l’occasion de demander des explications sur le grand objet qui préoccupait tout le monde.

Le jeudi 3 mai, la discussion de la loi vint à l’ordre du jour. M. Rouher avait cru pouvoir s’en tirer avec quelques brèves explications, en affirmant que la France ne soutiendrait pas une agression de l’Italie contre l’Autriche, mais entendait maintenir vis à vis des puissances engagées son entière liberté d’action. Il venait à peine de s’asseoir que Thiers prenait la parole, au milieu de l’attention générale.

« Je viens, commença-t-il, défendre cette chose sainte et sacrée qu’on appelle le droit, et qui est aujourd’hui foulée aux pieds… Je viens défendre cette autre chose non moins sainte, non moins compromise qu’on appelle la paix ». Et, devant la majorité inquiète, tourmentée, et que conquit bientôt la clarté de son éloquence, devant ces hommes surpris, émus de comprendre, et que son bon sens averti rendait soudain indociles, l’orateur de l’opposition démontra comment le droit était violé, comment la paix était compromise.

Il dénonça les convoitises de la Prusse, les abus répétés qu’elle faisait de sa force, les simulacres de justice par lesquels elle tentait de tromper l’opinion. En termes simples, il dit les malheurs du Danemark. Il avait un beau port, un territoire fertile ; mais il était petit, il était faible, et quelques-uns de ses sujets parlaient la langue d’un puissant voisin. Aussi lui avait-on pris les duchés, « au nom de la Confédération germanique, ou, comme on dit aujourd’hui au nom de la patrie allemande ». puis on les avait gardés ; enfin, après les avoir pris de moitié avec l’Autriche, on avait dit à l’Autriche : laissez-les moi ou bien je vous fais la guerre ».

Mais ce qui émut le plus l’assemblée, ce fut l’annonce, ce fut le diagnostic, si inquiétant dans sa précision, du danger que courait la France. « La Prusse, continuait Thiers, si la guerre lui est propice, tiendra une partie de l’Allemagne sous son autorité directe, l’autre sous son autorité indirecte, et n’admettra l’Autriche dans le nouvel ordre de choses que comme protégée. Mais cette Prusse agrandie et surtout associée à l’Italie c’est la résurrection de l’Autriche d’autrefois associée à l’Espagne… c’est la reconstitution de l’Empire de Charles-Quint ».

La comparaison entre les Hohenzollern et les Habsbourg était saisissante : quelques années plus tard, le pays tout entier, auquel, dès 1866, Thiers faisait appel et dont il cherchait à réveiller les traditions nationales, devait s’en souvenir.

Mais, plus profondément, ce que démontrait le grand homme d’État, c’était pour ainsi dire l’utilité réelle des traités de 1815 pour la France du XIXe siècle. Sans doute ces traités ne procédaient pas seulement d’une pensée de défense contre les conquêtes napoléoniennes, mais aussi, et surtout d’une pensée de réaction contre la propagande révolutionnaire. Mais ils n’en avaient pas moins garanti pour des années la paix européenne ; ils avaient obligé les gouvernements à respecter longtemps les engagements mutuels, et ils les empêchaient encore d’utiliser pour leurs intérêts particuliers, ou même pour le développement de leur domination sur leurs propres peuples, les poussées nationales et démocratiques qui se manifestaient partout. L’œuvre des nationalités a été pendant tout le XIXe siècle une œuvre de violence et de guerre. Les peuples réveillés ont été excités les uns contre les autres ; et les théories des professeurs, appuyées sur la force militaire, ont été substituées au droit des peuples de disposer d’eux-mêmes, de se grouper selon leurs affinités. Il appartenait à la France, au pays dont l’unité nationale était accomplie, d’arrêter l’Europe sur la route de la violence. Et il eût été de l’intérêt même du Second Empire de suivre cette politique.

Au contraire, il avait cherché à se fortifier à l’intérieur, en assurant de la gloire aux Français. Pour flatter les libéraux, il avait aidé Cavour, et il poussait Bismarck à la lutte contre l’Autriche. Il aidait à la création d’États forts sur les frontières de France, puis, pour opposer force à force, il cherchait des dédommagements, des compensations. A la politique de réflexion et de prudence qui était celle de Thiers, qui était la politique traditionnelle des hommes d’État conservateurs, honnie des libéraux et même des républicains, il préférait la politique d’aventure et de gloire, qui devait flatter et déchaîner les instincts nationalistes.

Le 6 mai, dans un concours régional à Auxerre, l’Empereur, à son tour, faisait appel au peuple contre Thiers. Remerciant le maire d’Auxerre des paroles de bienvenue qu’il lui avait adressées, « j’ai d’ailleurs, disait-il, envers le département de l’Yonne une dette de reconnaissance à acquitter. Il a été un des premiers à me donner ses suffrages en 1848 : c’est qu’il savait, comme la grande majorité du peuple français que ses intérêts étaient les miens et que je détestais comme lui ces traités de 1815, dont on veut faire aujourd’hui l’unique base de notre politique extérieure. Je vous remercie de vos sentiments. Au milieu de vous je respire à l’aise, car c’est parmi les populations laborieuses des campagnes que je retrouve le vrai génie de la France ».

Qu’elle est étrange, cette confusion des idées et des sentiments, au moment même où, dans le drame austro-prussien, allaient se jouer outre-Rhin les destinées de la France ! Thiers, incontestablement, en dénonçant le gouvernement prussien comme fauteur de guerre, en déchirant le voile des déclarations libérales et patriotiques dont Bismarck désormais usait et abusait, en révélant les convoitises brutales des Hohenzollern, servait les intérêts de la France. Lorsqu’il demandait au gouvernement de parler à la Prusse un langage énergique, ou de lui refuser nettement tout concours, ou enfin de retenir l’Italie sur la voie de l’alliance, il indiquait la seule politique conforme à la sécurité française, la seule aussi qui eût permis à l’Europe démocratique un développement pacifique. Mais si la droite l’applaudissait, c’était surtout pour son hostilité à l’unité italienne, pour son opinion favorable au pouvoir temporel, en un mot, pour l’inspiration décidément conservatrice de sa politique. Et les libéraux, des républicains même, se retrouvaient, comme en 1859, contre lui, avec l’Empereur. Ils sentaient vaguement le danger ; ils comprenaient qu’une prépondérance trop grande, prise par la Prusse, serait pour la France une humiliation, si elle n’était compensée par un agrandissement. Mais ils se flattaient vaguement de l’idée que la Prusse n’écraserait ni facilement, ni complètement les armées autrichiennes, et que l’arbitrage nécessaire de la France s’imposerait à tous pour son plus grand profit. Eux aussi, l’idée des frontières naturelles les hantait. Eux aussi, ils avaient l’esprit pourri de nationalisme et de légende.

Seuls, à cette heure, tandis que les journaux libéraux faisaient rage contre l’Autriche, tandis que l’Opinion Nationale célébrait le nouveau Richelieu qu’était M. de Bismarck, et que le Siècle dépêchait ses correspondants, MM. de Vilbord et Charles Floquet, aux armées prussiennes et italiennes, tandis que l’on parlait couramment d’une intervention militaire de la France en faveur de la Prusse, seuls, les socialistes affirmèrent hautement la nécessité de la paix, et dénoncèrent tout ce que la politique belliqueuse contenait de danger pour la nationalité française et la démocratie européenne. Nous retracerons plus loin d’ensemble le mouvement républicain et socialiste de 1864 à 1867 ; nous dirons l’évolution des « Internationaux » ; mais il faut ici, à sa date, en opposition à la confusion bourgeoise, rappeler ce que fut la première protestation socialiste et ouvrière contre la guerre. Elle n’eut pas sans doute, sur l’heure, le retentissement du discours de Thiers ; mais elle fut l’expression de la pensée de groupements déjà nombreux ; et elle a, en tous cas, dans l’histoire des idées, une bien autre signification.

C’est dans la Rive Gauche, fondée par Charles Longuet, Aimé Cournet et Robert Luzarche, à la fin de novembre 1864, et dans le Courrier Français, repris par Vermorel et Vallès en mai 1866, qu’on trouvera l’écho de la protestation socialiste.

Protestation contre l’absurdité de la guerre, d’abord, contre ses horreurs : la simple et nette protestation humaine contre l’entre-tuerie des hommes ! Comme firent souvent depuis les socialistes ou les syndicalistes de toutes écoles, ils reproduisent les passages des philosophes, des littérateurs, des économistes, qui stigmatisent cette monstruosité, et ils appellent de leurs vœux, le désarmement général. Guillaume Ier et François-Joseph veulent se battre ; qu’on les fasse donc battre en champ clos. Que les peuples ne se laissent plus conduire à la boucherie. L’idée de la « grève des réservistes » ne date point, on va le voir, des dernières années. Le 10 juin 1866, l’article de tête du Courrier Français, article signé de Vermorel, est intitulé « La grève des peuples contre la guerre ». Les peuples, démontre l’auteur, ne veulent plus de la guerre, et on ne peut plus la faire sans leur assentiment ; c’est même pour cette raison que M. de Bismarck a tardé de lancer son ultimatum. Qu’ils affirment donc plus haut leur volonté. « Il suffit de se croiser les bras, de faire la sourde oreille et de rester immobile. Pour faire la guerre, il faut des hommes et de l’argent, des levées extraordinaires et des emprunts. Eh bien ! qu’on ne donne ni hommes, ni argent ».

Au nom de quels principes, en effet, au nom de quelles idées, des hommes vont-ils marcher les uns contre les autres ? Dans une adresse publiée par le Courrier Français le 20 mai et par la Rive Gauche le 27, les étudiants de Paris supplient les étudiants d’Allemagne et d’Italie de ne pas s’armer les uns contre les autres, de ne pas acclamer la guerre, de ne pas oublier qu’ils ont tous au cœur la même haine, celle de l’oppression, qu’ils ont tous une œuvre commune à accomplir, l’œuvre de liberté et de justice, qui nécessite l’union de tous les efforts. « Frères, s’écrient-ils, vous êtes les dupes d’une vieille politique absurde autant qu’odieuse qui, depuis des milliers d’années, pousse les peuples à s’entrégorger sous de sots prétextes d’intérêt national et de différence de races ». Nationalités, patries, etc... tout cela n’est que vains mots. Les peuples peuvent-ils donc s’entre-tuer pour des mots ?

Qu’est-ce que la patrie ? se demande le 10 juin, dans le Courrier Français, l’un des signataires de l’adresse, Albert Fermé. Il montre à l’intérieur des prétendues patries, les deux classes aux prises, les opprimés et les oppresseurs, les exploités et les exploiteurs ; il cite et commente le passage célèbre de Voltaire, sur le marmiton qui n’a rien et se passionne « pour sa patrie », et liant indissolublement le socialisme et la négation de la patrie actuelle, il constate que « le socialisme ne date pas de 1848, qu’il ne date pas non plus de Voltaire, qu’il est aussi ancien que le bon sens et la conscience humaine ».

« Quand donc, concluait-il, en finirons-nous avec ces mots mystiques, absurdes, fléaux de l’humanité ?

« Je veux ceci : être indépendant, et que mon travail me rapporte ce qu’il vaut réellement. — Et ce que je veux pour moi, je le veux également pour les autres. — Passé cela je ne comprends rien. La Pologne ! la Vénétie ! le Scheswig-Holstein ! duperies, mystifications, questions mal posées ! » Si les habitants de ces pays sont misérables, Fermé est avec eux contre leurs oppresseurs. Hors de là, peu importe quels sont les oppresseurs. Mais cet « anti-patriote » prévoit le moment où le mot patrie prendra un sens nouveau, lorsque les peuples seront libres, associés dans les communes et dans les fédérations, lorsque patrie voudra dire souveraineté.

L’article de Fermé fut déféré aux tribunaux ; et, malgré l’autorité de Voltaire dont il se couvrait, son auteur recueillit six mois de prison.

Mais pendant près de trois mois, en mai, en juin, en juillet, dans les deux journaux frères, chaque semaine, la campagne se poursuivit : les secrétaires de rédaction zélés recueillaient dans les journaux tous les symptômes du mouvement contre la guerre, depuis les articles de la Gazette de France jusqu’à ceux de Cucheval-Clarigny du Siècle ou de Michel Chevalier, le conseiller pacifiste de l’Empereur, qui venait dans un article sensationnel de la Revue des Deux-Mondes de préconiser le désarmement général et l’entente des peuples européens dans une Confédération comparable à celle d’outre-Atlantique. Au jour le jour, d’après les correspondances d’Allemagne et d’Italie, ils relataient « les abominations de la guerre ». Et Jules Vallès, en des pages virulentes, stigmatisait ce qu’on appelle la gloire ou l’héroïsme.

Mais, ce qu’il faut bien marquer, c’est que les socialistes de 1866 ne se bornent pas à cette protestation humaine contre la sauvagerie de la guerre. Si les étudiants démocrates et les ouvriers de l’Internationale, mènent cette campagne vigoureuse et obstinée, c’est qu’ils sentent clairement ce que seront, pendant la lutte même ou au lendemain d’une victoire, les conséquences d’une guerre. C’est que la guerre est en contradiction directe, immédiate, avec l’œuvre de libération politique ou d’émancipation sociale qu’ils poursuivent. La guerre même faite au nom de « l’unité », au nom de « l’indépendance », c’est fatalement « l’accroissement de la souveraineté de quelques princes au détriment de la souveraineté populaire » ; la guerre c’est l’arrêt de la démocratie ; la guerre, enfin, comme l’écrit Vermorel, « c’est la contre-révolution » (1er juillet 66). Plus précisément encore, dans un article de la Rive Gauche du même jour, notre camarade Paul Lafargue montrait comment une fois encore l’Empire allait être sauvé par la guerre. En 1857, disait-il, au moment où l’Empire était menacé par les premiers mécontentements populaires, la guerre d’Italie était venue le consolider, en lui rendant l’affection des libéraux. En 1863, après les élections, l’expédition mexicaine, d’abord heureuse, avait flatté le chauvinisme français, retardé une fois encore la lutte contre un régime détesté. Et voilà qu’au moment même où le mouvement renaissait, où Thiers et Boissy dénonçaient la banqueroute imminente, « voilà que tout d’un coup, l’air se remplit de cris de guerre, et la malheureuse question italienne qui fait son apparition ; voilà que maintenant tout le monde fait volte-face et laisse l’Empire faire son petit train-train tout seul et laver son linge sale. La guerre va enterrer le Mexique et consolider l’Empire pour longtemps ». Et cela est si vrai, continue Lafargue, que les bonapartistes libéraux à la Guéroult montrent à l’Empereur que ce sont ses ennemis qui s’opposent à la guerre, alors que les bonapartistes la désirent. « Avions-nous tort, riposte le socialiste, lorsque nous disions que ceux qui excitent à la guerre sont contre-révolutionnaires et nuisibles ? »

Des républicains se laissent encore duper par leurs sympathies pour l’unité et pour l’indépendance italiennes : ils ne peuvent se résigner à abandonner la nation sœur. Hardiment les socialistes s’opposent à ce dernier préjugé. « La guerre italienne a deux fois sauvé l’Empire, s’écrie Lafargue dans cette forme outrancière et heurtante qui fait de lui un si heureux propagandiste, qu’elle soit maudite ». Et Vermorel, à son tour, reprend l’accusation : « L’Italie a troublé la paix du monde ; au lieu de profiter de la position que lui avait faite le concours de la France pour affermir chez elle la liberté et la prospérité, elle s’est jetée volontairement dans des aventures insensées. Qu’elle supporte donc toute la responsabilité de son entreprise ».

Les socialistes ne se laisseront donc pas entraîner par les préjugés nationalistes, dont le parti républicain n’est pas encore dégagé. Ils savent qu’il n’y a de sécurité pour l’Europe que dans le développement de la liberté des peuples ; que dans la suppression des pouvoirs militaires, des États de force et de brutalité ; et s’ils s’inquiètent à la pensée d’une guerre, s’ils s’opposent déjà de toutes leurs forces aux entraînements nationalistes, c’est qu’ils redoutent de voir la classe ouvrière de tous les pays, à l’heure même où elle commence de s’entendre, de collaborer universellement à l’œuvre de son émancipation, détournée de cette tâche par les préjugés politiques et nationaux.

Rien de plus frappant à cet égard que les adresses échangées entre les groupes d’ouvriers, d’employés et d’étudiants, de Londres et de Paris. A l’adresse des étudiants de Paris que nous avons citée plus haut, des « ouvriers de tous pays » avaient répondu de Londres, et le Conseil central de l’Internationale, sans prendre officiellement à son compte leur adresse, s’était chargé de recueillir les adhésions qui pourraient lui être données. D’ailleurs les signataires, Dupont, Shaw, Lelubez, Eccarius, Lessner étaient tous membres de l’association. Les ouvriers, disait l’adresse, maudissent la guerre, comme les étudiants ; car c’est eux qui en portent le fardeau, c’est eux que le canon broie par milliers sur les champs de bataille. « Le pauvre n’a pas de patrie ; par tous les pays il endure les mêmes maux ; aussi il comprend que les barrières dans lesquelles les puissants avaient parqué les peuples pour mieux les asservir doivent tomber ». Et les ouvriers de tous pays invitaient leurs frères à ne pas se laisser détourner par l’enthousiasme guerrier de la préparation du Congrès ouvrier fixé en septembre.

A leur tour, les membres parisiens de l’Internationale rédigeaient une adresse. Ils y rappelaient en termes éloquents la montée générale de la démocratie. La démocratie, disaient-ils, n’est ni anglaise, ni française ; elle est universelle. Elle appelle toutes les nations au Congrès ouvrier, qu’elle tiendra en septembre pour résister au développement de la féodalité financière et de la misère qui en résulte. Déjà des liens de solidarité s’établissent ; une idée nouvelle va surgir dont l’annonce seule fait tressaillir le monde.

« Mais quoi ! tout disparait. Un brouillard intense et nauséabond enveloppe la terre et semble présager à l’humanité une destruction complète. Qu’est-ce ?… C’est… C’est… Ah ! debout, peuples !… C’est la guerre… l’horizon s’illumine ; c’est le canon qui vomit la mort et projette dans l’obscurité ses sinistres lueurs ; la terre tremble ; c’est le choc des hommes succédant

Le fusil à aiguille. — Couverture d’un numéro de La Lune


au choc des idées : la fusillade retentit, et un million de machines humaines, laborieuses et pacifiques, courbées naguère sous le poids d’un travail dévorant et mal rétribué, vont se précipiter les unes sur les autres pour exécuter l’arrêt de la fatalité !

Oh ! puissent ces soldats, hier encore citoyens et compagnons de nos labeurs et de nos études, sentir s’éveiller en eux ces sentiments d’égalité, de dignité, de solidarité, qui faisaient la base de nos relations ; puissent-ils, pendant qu’il en est temps encore, se souvenir de la devise inscrite sur le drapeau de l’Association internationale : Travail ! Solidarité ! Justice !

El les travailleurs échappant pour cette fois encore à la domination des aristocraties intéressées aux luttes entre peuples, aborderont enfin en ce Congrès ouvrier, sur lequel reposent en ce moment toutes les espérances, ces graves questions que la guerre, avec ses hideuses pratiques, est impuissante à résoudre ».

Pratiquement, enfin, les ouvriers de l’Internationale résumaient leur attitude vis-à-vis de la guerre dans la petite note officielle suivante, que publiait le Courrier du 29 juillet :

« Au sujet de la guerre actuelle, le conseil central de l’Association, considérant que la présente guerre qui ensanglante le continent intéresse seulement les gouvernements, conseille aux ouvriers de rester neutres, et de s’associer dans le but d’acquérir de la force par l’unité et d’employer cette force, ainsi conquise, à leur émancipation sociale et politique. »

Mais il ne faudrait point croire que cette attitude d’abstention ou cette hostilité systématique à toute guerre empêchât les socialistes de 1866 de juger nettement de la situation européenne. On peut même dire que seuls encore ils eurent la vue nette de ce qui était l’intérêt commun de la France et de la démocratie européenne. Dans un article vigoureux de la Rive Gauche, dès le 6 mai 1866, Fontaine prenait acte des applaudissements donnés par la majorité au discours de Thiers. « Elle a montré, disait-il, qu’elle accusait comme nous son gouvernement d’avoir encouragé la Prusse, excité l’Italie, poussé à la conflagration générale, pendant qu’il parlait de paix et de neutralité ». Partant de principes diamétralement opposés à ceux de Thiers, les rédacteurs du Courrier Français et de la Rive Gauche aboutissaient aux mêmes conclusions : ils montraient le danger que_constituait la création sur les frontières françaises de puissants États centralisés ; mais, dépassant la critique de Thiers, ils montraient que le maintien d’un équilibre factice ne garantirait pas à l’Europe la paix qu’elle souhaitait. Ils s’accordaient avec Thiers pour repousser le système absurde des compensations, des pourboires. Mais ils ne croyaient pas à l’efficacité de ces alliances entre gouvernements que tel ou tel intérêt pouvait détruire d’un jour à l’autre. Ils dénonçaient toutes les violations du droit commises par M. de Bismarck, sa brutalité à l’égard des petites principautés allemandes ; et ils signalaient déjà la Prusse, devenant à la place de la Russie la grande puissance réactionnaire de l’Europe. Vermorel rappelait le mot de Napoléon : « Dans un siècle, l’Europe sera républicaine ou Cosaque », et il montrait « le principe cosaque incarné en la personne de M. de Bismarck ». « Les seules conditions réelles de l’équilibre européen, disait-il encore le 17 juin 1866, c’est que l’Italie soit libre, c’est que les peuples allemands soient libres, c’est que la France soit libre, c’est que toutes les nations jouissent également d’une somme suffisante de liberté, qui leur procure une grandeur et une prospérité équivalente, et qui substitue aux antagonismes du présent les liens harmoniques d’une solidarité durable entre les nations.

« Les conditions de l’équilibre européen, c’est que l’ignorance et la misère, avec tous les maux sociaux qu’elles entraînent après elles, disparaissent de la surface du continent.

« Ce but seulement est capable d’émouvoir les peuples et de provoquer de leur part des efforts et des sacrifices.

« Ce n’est qu’à la condition de jeter cette idée supérieure au-dessus des mesquines rivalités qui nous agitent que l’on parviendra à dominer la situation ».

Hélas ! l’avertissement socialiste, pas plus que celui de Thiers, ne fut entendu. Depuis des années que les bonapartistes libéraux travaillaient l’opinion, ils avaient réveillé tous les instincts nationalistes, toutes les idées de gloire et de prépondérance. Et, en ce mois de mai 66, l’opinion inquiète, mais toujours dirigée par eux, réclamait de l’Empereur des satisfactions, de la gloire encore et des agrandissements.

Pour les lui donner, l’Empereur, engagé avec l’Italie et la Prusse, devait s’associer à l’entreprise, y chercher résolument son profit. Bismarck s’y attendait bien. « L’Empereur, disait-il en avril au général italien Govone, désire une grande guerre allemande, parce qu’à la tête d’une armée comme l’armée française, on peut toujours trouver sa part de profit ». Mais si la majorité de l’opinion française réclamait une intervention dans le grand conflit qui s’ouvrait, contre la guerre en elle-même, une dernière opposition se manifestait. Fould savait combien toutes les expéditions antérieures avaient compromis les finances et il avait déclaré, en écoutant le discours de Thiers, « qu’il n’avait jamais rien entendu d’aussi fort ni d’aussi beau ». Les classes riches étaient opposées à la guerre, et à leur tête les financiers, les hommes d’affaires. Un moment, l’Empereur avait espéré donner satisfaction à tout le monde par un Congrès. Sans guerre, un Congrès européen eût donné à la Prusse plus d’homogénéité et de force dans le Nord, à l’Italie la Vénétie, à la France des compensations, des annexions. Le refus de l’Autriche (2 juin) empêcha le Congrès de se réunir. Napoléon III, n’osant risquer la guerre, attendit des hasards de la lutte austro-prussienne les indemnités espérées. Il les attendait surtout de l’épuisement des belligérants, à qui, bientôt, pensait-il, il imposerait la paix.

En apprenant que l’Autriche repoussait l’invitation de la France à un Congrès, Bismarck s’était écrié joyeusement : « C’est la guerre ! », et il avait pris aussitôt les devants. Le 7 juin, les troupes prussiennes étaient entrées en Holstein, le 16, la majorité des États allemands décrétait contre la Prusse l’exécution fédérale ; le 18, les troupes prussiennes occupaient la Saxe, et le 23 elles entraient en Bohême. Le 3 juillet, à Sadowa, elles écrasaient l’armée autrichienne. Au même temps, du 28 juin au 14 juillet, Hanovriens, Bavarois et Hessois avaient été également battus ; mais le 24 juin, les alliés Italiens avaient été accablés par l’archiduc Albert, à Custozza.

L’effet de ces nouvelles fut de stupeur dans l’entourage impérial. Il fut moins rapide dans le public : le 4 juillet, l’Autriche avait demandé la médiation de la France : elle abandonnait la Vénétie pour l’Italie. La paix semblait prochaine : la rente monta ; et il y eut même à Paris quelques manifestations de joie sympathique pour l’Italie.

Mais dans quelles conditions, la France, intervenait-elle ? Quelles allaient être les stipulations de son arbitrage ?

A l’heure même où les libéraux se réjouissaient, le sort de la France venait de se décider. Dans un conseil tenu le 5 juillet au soir, M. de la Valette avait fait écarter l’idée d’une médiation armée : l’Empereur, lassé, malade, anxieux, avait renoncé à suivre le conseil du prévoyant Drouin de Lhuys. Le maréchal Randon n’avait pas affirmé bien nettement que les troupes fussent prêtes ; les meilleurs bataillons, les meilleurs chefs étaient encore au Mexique : l’Empereur n’osa pas envoyer sur le Rhin « le petit appoint de troupes françaises qui, de l’aveu même de Bismarck, eût mis les Prussiens dans la nécessité de couvrir Berlin ».

Ce furent des jours terribles, les plus mauvais du règne peut-être, que ceux qui s’écoulèrent du 5 au 26 juillet, depuis la nouvelle de Sadowa jusqu’à la conclusion de la paix austro-prussienne. Au jour le jour, M. Drouin de Lhuys et ses plus prudents conseillers signalaient à l’Empereur les dangers croissants, l’établissement définitif de la domination prussienne dans l’Allemagne du Nord et l’illusion de croire que la Prusse, forte au Nord, ne franchirait point la barrière du Mein, respecterait toujours l’Allemagne du Sud ; cependant que d’autres redoutaient une nouvelle affaire mexicaine, aussi ruineuse que la première, et dont le pays demanderait compte. Au-dessus de ces perplexités, enfin, planaient toujours les vieilles idées, les principes chers au souverain, son goût pour la nation allemande, son souci de l’Italie. Pouvait-il donc s’opposer aux victoires des jeunes nations dont il avait été le protecteur ? Le prince Napoléon était là pour le lui rappeler avec véhémence.

L’ambassadeur prussien M. de Goltz fut finalement surpris de la facilité avec laquelle l’Empereur acquiesça à l’annexion de l’Allemagne du Nord qu’accomplissait M. de Bismarck. Mais le soir du même jour, le clairvoyant Drouin de Lhuys disait découragé, à son chef de cabinet : « Maintenant, il ne nous reste plus qu’à pleurer ! »

Napoléon avait cru que la France lui saurait gré de la paix ; elle ne sentit que son humiliation. Depuis des années, les agents bonapartistes avaient surexcité le nationalisme français : l’Empereur s’était efforcé de réconcilier tous les partis sous le manteau de la gloire impériale. Le déclin de son influence en Europe devait également tourner contre lui tous les partis.

Ce fut un déchaînement. La nation tout entière parut soudain comprendre l’argumentation de Thiers. L’opinion française réclama une revanche. La politique de la revanche ne date pas de 1870 ; elle date de 1860, du lendemain de Sadowa.

Les libéraux de la veille, les tenants des nationalités, les hommes de la « politique des principes », se retrouvèrent pour la développer. « Les admirateurs de M. de Bismarck, raconte Pessard, qui a bien noté ce revirement de l’opinion, voulaient lui arracher la peau du dos. » {Mes petits papiers, I, 177). Quinet, G. Sand, Daniel Stern, les républicains, s’élevaient contre cette œuvre anti-française ; les conservateurs rappelaient les prophéties de Thiers ; et les bonapartistes, soucieux de l’avenir dynastique, poussaient à la guerre.

Ce fut une heure grave, que celle où tous les partis, retournés ainsi contre l’Empire, lui demandèrent de nouveau et avec plus de véhémence, de donner satisfaction à l’amour-propre national. L’Empereur, toujours guidé par le souci dynastique et par les préoccupations intérieures, se sentait contraint de répondre à ces désirs. Il allait recourir encore à la « politique des pourboires » ; il allait, sous l’unique réserve du consentement des peuples, réclamer des annexions ; mais il allait aussi, en les réclamant, heurter les ambitions germaniques, les idées de la race allemande. Tous les patriotes d’outre-Rhin, en effet, tous les unitaires, au lendemain de la victoire, s’étaient groupés derrière Bismarck et derrière les armées prussiennes ; les députés libéraux, qui lui avaient mené une si rude guerre au Parlement, lui avaient pardonné ses violences et ses coups d’État ; ils allaient être désormais avec lui les défenseurs de l’intégrité du territoire allemand. De nation à nation, une querelle se formait, éveillant des passions de plus en plus redoutables.

Il eût été prudent de la part du gouvernement français de ne point surexciter les sentiments nationalistes qui bouillonnaient déjà des deux côtés du Rhin. Si les forces défensives de la France étaient insuffisantes pour la garantir contre les ambitions germaniques, il fallait les affermir. Napoléon III, au contraire, s’ingénia, comme à plaisir, à éveiller les soupçons et à s’attirer des humiliations.

Dès le moment des négociations de Nikolsbourg, entre l’Autriche et la Prusse, Benedetti « le Petit Corse enragé » avait apporté à Bismarck les demandes de la France : « une note d’aubergiste, disait le Prussien, Mayence et une partie de la rive gauche du Rhin ». Bismarck avait répondu : « Pas un pouce de territoire germanique ! » Et il s’attendit à la guerre. L’Empereur ne fit point la guerre ; ce fut ïe premier aveu de sa faiblesse. Bismarck en profita immédiatement pour dénoncer aux États du Sud méfiants l’avidité de la France et leur arracher la signature de conventions militaires avec la Prusse.

La leçon eût dû servir. C’était s’exposer à toutes les avanies et à toutes les toutes les haines que de réclamer ce qu’on n’était pas capable de prendre. Mais la diplomatie française semble alors frappée de démence. Tenté par Bismarck lui-même, qui dès lors songe à se servir de toutes ses démarches, Napoléon III le 20 août, propose d’autres conventions. Il attend naïvement de Bismarck le prix de sa neutralité : l’occupation de Luxembourg, et par une convention secrète, le droit de faire entrer ses troupes en Belgique.

L’apôtre du droit des peuples va donc conquérir à son tour comme M. de Bismarck ; la Belgique est pays de langue française, comme les duchés l’étaient de langue allemande : la Prusse doit à la France sa neutralité. Mais sa propre méthode ne semble tolérable à Bismarck que lorsqu’il la pratique lui-même ; et, en admettant même qu’il accepte la conquête française, que dira donc l’Europe, garante de la neutralité belge ? que dira surtout l’Angleterre ? — Il a suffi de l’effroi rétrospectif du peuple anglais quand il apprit le danger couru, en 1870, pour nous priver de son appui. Qu’aurait-il fait, en 1866, en voyant Anvers devenir français ?

Politique de contradictions perpétuelles, politique de violence et d’injustice, c’est tout ce que trouvent désormais les hommes d’État en désarroi du Second Empire.

Toute cette fin de 1866 apparaît vraiment lamentable. En octobre, après quatre mois d’insistance, la diplomatie française, dirigée maintenant par le marquis de Moustier, voit Bismarck reculer, se dérober à tout concours effectif, et peu après refuser même la neutralité armée, si la France entre en Belgique.

Alors, au début de 1867, Napoléon III, déçu, se rabat sur une autre indemnité plus maigre, le Luxembourg : « le chemin de Bruxelles à défaut de la Belgique ». Propriété personnelle du roi de Hollande, le Luxembourg était occupé depuis 1815 par une garnison prussienne. L’Allemagne du Nord devenant prussienne, le Luxembourg (et d’autre part le Limbourg) qui se trouvait dans des conditions analogues se trouvaient menacés d’incorporation. En janvier 1867, les Hollandais offrirent le Luxembourg à Napoléon III contre une indemnité, et à condition qu’il obtint de la Prusse sa renonciation formelle aux droits de l’Allemagne sur le Limbourg. Les Luxembourgeois acceptaient l’annexion (février) : l’affaire semblait sûre.

C’est alors qu’à la fin de mars le patriotisme germanique se souleva : les Hollandais avaient demandé un acquiescement du roi de Prusse avant de céder le Luxembourg à la France. Le roi de Prusse hésitait à le donner, et cependant n’osait refuser, quand le 1er avril, les libéraux patriotes, par l’organe du Hanovrien Bennigsen, le sommèrent, lui et ses ministres, de s’opposer, au besoin même par la guerre, à toute diminution de la patrie germanique. Au même temps, le représentant prussien à Paris invitait presque brutalement M. de Moustier à rompre le traité d’achat du Luxembourg. La Prusse poussée par les patriotes, exigeait une nouvelle capitulation diplomatique.

On a cru que l’intervention des libéraux avait été commandée par Bismarck, et que Bennigsen avait interpellé sur son ordre. En fait, il fut débordé lui-même par le nationalisme allemand. Le Luxembourg semblait à tous terre allemande : et beaucoup déjà redoutaient les ambitions françaises. Il n’est point jusqu’à notre camarade Bebel qui alors ne reprochât à Bismarck l’abandon d’une ville fédérale. Tant il est vrai qu’à l’origine de tous les mouvements démocratiques européens, le sentiment de la nationalité s’est toujours trouvé étroitement et confusément mêlé aux aspirations démocratiques. Ce fut Bismarck lui-même au contraire qui, contre les chauvins d’outre-Rhin, contre les militaires, comme de Moltke, bien avertis d’ailleurs de la faiblesse de l’armée française à ce moment-là, empêcha la guerre d’éclater. « Vous n’avez jamais vu un champ de bataille » disait le ministre à ceux qui lui reprochaient de ne point renouveler immédiatement la lutte de Sadowa. Surtout il savait qu’alors l’Allemagne du Sud n’était pas prête militairement, et il ne voulait marcher qu’avec elle, pour la grande unité allemande.

Il exigea donc, pour satisfaire l’opinion allemande, la renonciation de Napoléon III à la possession rêvée du Luxembourg, mais il renonça de son côté à faire valoir les droits allemands sur le Limbourg. Le 7 mai 1807, une conférence des puissances à Londres régla la question : la France laissait au roi de Hollande le Luxembourg toujours rattaché au Zollverein allemand, mais la Prusse évacuait la forteresse de Luxembourg, déclarée neutre et démantelée. Il est indéniable qu’à ce moment-là, M. de Moustier et ses collaborateurs ne manœuvrèrent point maladroitement et surent se tirer sans déshonneur du mauvais pas.

L’accord se trouva donc rétabli entre les deux cours de Berlin et de Paris : Guillaume Ier vint au début de juin assister aux fêtes de l’Exposition universelle. Il assistait avec Bismarck et de Moltke, à la grande revue du 6 juin ; et son ministre allait applaudir la Grande Duchesse de Gerolstein.

C’était le temps des fêtes et des magnificences. Pendant deux mois, à recevoir des souverains ou des viveurs de tous pays, au milieu des fêtes et des feux d’artifices, les Français oublièrent… leurs préoccupations extérieures et les humiliations récentes dont ils ne connaissaient d’ailleurs qu’une partie.

Mais la fête hélas ! fut de peu de durée : la série noire allait continuer. Dans la nuit du 29 au 30 juin, une dépêche annonçait que L’Empereur Maximilien avait été fusillé à Queretaro. En février 1866, le malheureux Empereur du Mexique avait appris que Napoléon III était décidé à retirer ses troupes et l’abandonnait : c’était, il le savait, son arrêt de mort. Sa femme, l’Impératrice Charlotte, qui par ambition de régner et par fanatisme catholique l’avait décidé à partir, fit alors le voyage d’Europe pour supplier l’Empereur des Français de ne pas abandonner son mari. Elle obligea Napoléon III à la recevoir ; elle lui rappela ses engagements, ses promesses ; pleura, supplia, et pour l’intimider, menaça d’abdiquer. Ce fut en vain. Elle vit les ministres, les hommes politiques ; elle trouva partout la même sympathie mais le même aveu d’impuissance. Navrée, désespérée de n’obtenir ni un homme, ni un écu, elle refit en sens inverse les étapes de son voyage vers le Mexique ; elle s’en fut à Miramar, près de sa famille, à Rome, près du pape. La première crise du mal qui devait la tuer, la saisit là : elle devenait folle (septembre 66). Au mois de décembre, Maximilien, aidé seulement de quelques derniers représentants du parti réactionnaire, tentait un dernier effort. Résistant aux conseils que lui transmettait de la part de Napoléon III le maréchal Castelnau, il refusait d’abdiquer. Alors les événements se précipitèrent. En mars 1867, Bazaine rassemblait les derniers bataillons français, et les galants officiers de l’expédition faisaient retenir leurs places aux représentations de la Belle-Hélène. Maximilien tentait cependant une dernière fois de résister, de s’imposer au pays tout entier, soulevé contre lui ; mais la trahison d’un de ses officiers le livrait en mai à Juarez. Les démarches des diplomates, les arguments des avocats, tout échoua pour sauver le malheureux archiduc : l’Indien voulait sa vengeance. Une commission militaire le condamna à mort avec l’initiateur de l’intrigue, Miramon et l’Indien Méjia qui l’avait soutenu. Les condamnés avaient obtenu, au moment même où ils allaient être exécutés, un répit de trois jours : les dernières supplications ne purent avoir raison de Juarez, qui voulait un exemple, pour l’avenir de sa patrie. Le 19 juin, sans pitié, les trois condamnés furent exécutés. Et il fallut plus de six mois pour que la famille impériale d’Autriche put obtenir le corps déchiré de celui qui avait été, sur les instances de l’Empereur des Français, l’Empereur du Mexique.

A l’heure où elles parvinrent, ces nouvelles lugubres impressionnèrent l’opinion. C’était l’écroulement de toute la gloire impériale. La responsabilité morale du désastre retombait tout entière sur le triste souverain qui avait poussé à l’expédition.

De toutes parts, alors, son autorité apparaissait ébranlée. S’il n’avait pas obtenu de compensation pour sa neutralité bienveillante pendant la guerre des duchés ou la lutte austro-prussienne, il se flattait peut-être encore de n’avoir pas perdu toute l’influence, toute l’autorité morale que l’Europe lui avait reconnue en 1856 ; et les fêtes et les réceptions de 1867, la venue de tous les souverains dans la capitale renouvelée, pouvaient lui faire illusion. Mais son intervention en faveur du Nord-Schleswig lui prouvait quelques semaines plus tard que même cette influence était anéantie.

Aux termes du traité de Prague, les populations de ce pays devaient être consultées et rattachées au Danemark, si elles le désiraient. Ce vote de

D’après un document de la Bibliothèque nationale


consultation avait eu lieu en février ; en mai, le cabinet de Berlin n’en avait pas encore tenu compte, et il parlait maintenant d’établir exactement la frontière du Jutland et du Nord-Schleswig. Le 25 juillet, sur la demande du roi de Danemark et surtout « pour éviter une surexcitation de l’opinion en France », l’Empereur faisait remettre une note à Berlin. Le lendemain, la note était publiée par les journaux allemands et le gouvernement prussien signifiait à la France qu’il ne lui permettrait pas d’intervenir dans les affaires germaniques. D’humiliation en humiliation, on pouvait se demander jusqu’où tomberait le prestige français.

Il devenait de plus en plus évident que la poussée du patriotisme germanique allait se heurter un jour ou l’autre au chauvinisme français. « Il reste la question allemande, écrivait en mai 1867, après le règlement dé l’affaire du Luxembourg le clairvoyant M. Rothan…. La guerre a été conjurée, mais le gouvernement de l’Empereur doit s’attendre à une lutte fatale et peut-être inégale ».

Un moment, Napoléon III parut le comprendre. Il se préoccupait au milieu de 1867 de reconstituer l’armée ; Chassepot inventait son fusil ; Trochu venait de publier son livre sur l’Armée française et on semblait disposé à tenir compte de ses critiques. On expérimentait les premières mitrailleuses, dont « l’aboiement » devait démoraliser l’ennemi. L’Empereur lui-même, retrouvant quelques forces, se mettait à l’œuvre. Comme naguère à la veille de l’expédition du Mexique, il se préoccupait des questions militaires, de la réorganisation de l’armée ; et chose plus importante encore, il tentait de retrouver des alliances, de faire cesser l’isolement de la France. Quelque temps, lors du voyage d’Alexandre II en France, il avait espéré rétablir les relations cordiales avec la Russie, l’entente rompue en 1864, lors de l’insurrection polonaise. Mais l’attentat du Polonais Berezowski qui avait tiré sur le Tsar, au bois de Boulogne, était venu raviver les plus cruels souvenirs et le verdict avec circonstances atténuantes du jury parisien avait anéanti l’espérance d’une nouvelle entente franco-russe,

Brusquement alors, en avril, prenant le parti que lui avait conseillé depuis si longtemps M. Drouin de Lhuys, Napoléon III recherchait l’alliance autrichienne. Le 18 août, il s’en allait à Salzbourg visiter officiellement François-Joseph, et si les ministres des deux souverains se défendaient également de vouloir intervenir dans les affaires allemandes, ces relations nouvelles n’en semblaient pas moins aux Français une espérance de revanche. La Gazette de l’Allemagne du Nord et la Gazette de la Croix, les journaux officieux du cabinet de Berlin, avaient âprement dénoncé ce rapprochement, et le patriotisme germanique s’était ému.

Mais, malgré cette entente, l’Empereur demeurait inquiet, mélancolique. Comme il revenait de Salzbourg et visitait la Flandre, il fit publiquement son examen de conscience, rappela le temps de son premier voyage à Lille, au lendemain de son mariage, « le temps où tout souriait à ses désirs ». Puis, passant au présent, il ne dissimula point ses déceptions : « Des points noirs, disait-il, sont venus assombrir notre horizon. De même que la bonne fortune ne m’a pas ébloui, de même des revers passagers ne me décourageront pas ». L’opinion, anxieuse, ne s’occupa pendant quelques jours que des points noirs. Déshabituée de la véritable indépendance, désemparée, par la politique secrète du souverain, par ses coups d’État et ses coups de théâtre, elle s’émouvait ainsi désormais au moindre mot. Au moment même ou rien d’immédiat ne devait troubler les esprits, ils s’inquiétaient tout d’un coup, sentant vaguement depuis 1866 que quelque chose toujours menaçait. Le 23 octobre, François-Joseph était acclamé, dans une visite à Paris, comme aucun autre souverain ne l’avait été. Et son appel à l’union des deux nations longtemps divisées, à une alliance qui devait « offrir un nouveau gage de cette paix sans laquelle les nations ne sauraient prospérer », remuait bien des cœurs.

Mais, pour que l’alliance autrichienne pût être utile, il fallait qu’elle se traduisit en stipulations précises ; pour qu’elle garantit vraiment l’équilibre nouveau des États et la paix de l’Europe contre les ambitions allemandes, il fallait qu’elle fût complétée par l’alliance italienne, il fallait que l’Italie fût détachée des ambitions germaniques. Or, par une sorte de fatalité, c’était encore une fois la question romaine qui allait empêcher l’œuvre de réparation si laborieusement commencée et qui allait bien au contraire précipiter la décadence impériale.

Pendant la guerre austro-prussienne, l’Italie, nous l’avons vu, avait été battue à Custozza. Mais l’Autriche, écrasée quelques jours plus tard à Sadowa, lui avait offert la Vénétie par l’intermédiaire de Napoléon III. Le gouvernement italien n’avait pas accepté immédiatement la paix. Il cherchait une revanche : il ne trouva qu’une nouvelle défaite, sur mer, à Lissa (20 juillet 1866).

Mais les prétentions des Italiens croissaient avec leurs défaites. Ils avaient accueilli froidement l’offre de la France : ils étaient las de ses cadeaux incomplets. La Vénétie ne leur suffisait point. Ils voulaient le Tyrol italien, l’Istrie, toute l’Italie non affranchie, irredenta, comme ils disaient.

Ils avaient accepté sans reconnaissance la Vénétie et, l’imagination aidant, le vote des populations leur faisait croire que l’annexion était bien le fait de leur volonté. Victor-Emmanuel avait dû sacrifier la Marmora, le ministre cher à Napoléon III (août 1866). Des hommes nouveaux, des hommes de Milan, des Romagnes, de Florence, prenaient la direction du mouvement unitaire et le pouvoir. L’alliance avec la France se changeait en haine ; on oubliait les sacrifices faits, jusques et y compris cette renonciation à une médiation armée, après Sadowa, renonciation due en partie à la préoccupation de ne pas desservir l’Italie. Celle-ci ne pensait plus qu’aux obstacles mis par la France à la réalisation des grandes idées unitaires.

Par un effet naturel, les patriotes italiens,ayant une demi-satisfaction du côté de la Vénétie, retournaient les yeux vers Rome, là où précisément la France faisait encore obstacle. Conformément à la convention du 15 septembre 1864, à la fin de décembre 1866, les dernières troupes françaises avaient quitté Rome ; le drapeau tricolore avait disparu du fort Saint-Ange. La papauté avait ressenti d’abord quelque inquiétude ; puis les premiers mois de 1867 avaient été paisibles ; elle s’était rassurée. Dans Rome même, les hommes du parti de l’action, les révolutionnaires qui voulaient donner à l’Italie sa capitale, ne trouvait point d’intelligences.

Mais, depuis février, Garibaldi avait « débusqué de son nid » de Caprera ; il tonnait contre les prêtres, criait « Rome ou la mort », et réunissait déjà ses fidèles. Le gouvernement français s’en inquiétait : le gouvernement italien lui répondait en dénonçant les troupes pontificales réunies à Antibes comme des Français déguisés. En septembre, au Congrès de la paix, à Genève, Garibaldi lançait son cri de guerre. Arrêté un moment, puis relâché, il faisait pénétrer ses partisans dans les États pontificaux, cependant que Napoléon III à Biarritz s’inquiétait à la pensée d’avoir encore à s’occuper de l’Italie. Après de longues hésitations, après s’être laissé tirailler, comme autrefois, entre les italianissimes et les partisans du pape, l’Empereur se résolut enfin à défendre la papauté.

Le 25 octobre, les troupes françaises partirent de Toulon pour Rome. La dernière faute était commise. À Mentana, le 3 novembre 1867, les troupes de M. de Failly écrasèrent les Garibaldiens, et le général télégraphia que « les chassepots avaient fait merveille ». Ils avaient réveillé simplement, toutes les susceptibilités, toutes les rancunes des Italiens. Quelques semaines plus tard, le 4 décembre, Rouher achevait de creuser le fossé entre les deux nations. Renchérissant sur Thiers qui ce jour-là devait naturellement approuver la politique impériale, le ministre d’État, entraîné par les passions surexcitées de la Chambre, lança du haut de la tribune les paroles mémorables : « Jamais l’Italie ne s’emparera de Rome. Jamais la France ne supportera une telle violence faite à son honneur, faite à la catholicité ». Momentanément au moins, l’Empereur s’était réconcilié avec ses sujets catholiques. Mais il avait achevé d’isoler la Fiance, et c’était vers la Prusse que l’Italie allait désormais se tourner.

Ainsi s’achevait, en cette fin de 1867, la décadence de l’Empire français à l’extérieur. Les humiliations avaient succédé aux humiliations, les échecs aux échecs. Chaque jour apportait une nouvelle preuve de la faiblesse de l’Empire ; la France avait perdu son rang dans le monde ; et cela, le nationalisme, entretenu par l’Empereur lui-même depuis le début de son règne et dans un intérêt dynastique, ne pouvait le lui pardonner.

Par un retour singulier des choses, après toutes ses aventures libérales, après toutes ses tentatives pour réformer les traités de 1815, pour aider à naître les nationalités, pour réaliser en mot les idées napoléoniennes, c’était à la politique de réaction catholique du début de son règne qu’il se trouvait ramené. Jadis, il défendait les lieux-saints ; c’était un lieu plus sacré encore qu’il entreprenait désormais de défendre pour les catholiques.

Mais il le faut bien noter. Le temps était passé où, d’accord avec Cavour, il dirigeait à son gré et utilisait pour ses desseins mêmes les passions unitaires italiennes ou les idées libérales françaises. Maintenant, les grands mouvements populaires se retournaient contre lui. C’était contre la France déjà que le patriotisme italien ou le patriotisme allemand faisaient rage : et les socialistes de tous pays découvrant le mensonge du libéralisme bonapartiste, s’opposaient délibérément à ce pouvoir réactionnaire.

La bataille de Mentana avait mis aux prises des Italiens et des Français, mais déjà aussi les révolutionnaires et les hommes de l’ordre. C’était dans le Congrès international de la liberté et de la paix que Garibaldi à Genève avait jeté son cri de guerre ; et les ouvriers de l’Internationale avaient délégué à ce Congrès. Le Congrès de Genève avait convié tous les peuples à marcher sous le drapeau de la République : c’était la révolution que les troupes françaises allaient arrêter à Mentana, et les diplomates français ne manquaient pas de signaler à Victor-Emmanuel lui-même le danger qu’il faisait courir à l’ordre européen, en n’arrêtant point Garibaldi.

En France même, l’affaire italienne révélait le progrès révolutionnaire. Les ouvriers de l’Internationale et les républicains du Congrès de la paix s’étaient rencontrés à Lausanne et à Genève. Le prolétariat conscient allait entrer dans la bataille. Le 2 novembre déjà, les démocrates avaient songé, à défaut d’une insurrection impossible, à faire contre la seconde expédition de Rome une manifestation imposante. Quelques accidents matériels et des mesures policières l’avaient fait échouer en partie. Alfred Naquet et Accolas avaient été poursuivis. Quelques semaines plus tard, l’Association internationale qui avait participé à la tentative avortée de manifestation était poursuivie pour la première fois. L’opposition franchissait les limites du Corps législatif ; la lutte entre le gouvernement ébranlé et la révolution grandissante allait commencer.