Histoire socialiste/Le Second Empire/06

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CHAPITRE VI


EN BATAILLE CONTRE L’EMPIRE


Les hommes modérés de l’Internationale prêts à manifester dans la rue ! Les tacticiens habiles et cauteleux, si soucieux, naguère, d’éviter tout ce qui pouvait ressembler à une démonstration politique, entraînés à leur tour dans la lutte ouverte contre le régime impérial ! On pouvait mesurer à ce seul fait toute l’évolution qui s’était accomplie depuis 1864.

Au point où en était l’Empire, le lendemain de Sadowa, en présence des passions nationalistes prêtes à se déchaîner cette fois contre lui, il n’avait plus qu’une ressource : la liberté intérieure. C’était, nous l’avons vu, ce que réclamaient les Parlementaires de la gauche ou même du Tiers-parti. C’était ce que voulaient réaliser, mais dans un tout autre esprit, les socialistes du Courrier Français. Vermorel l’écrivait avec une grande force dès le 9 septembre 1866, alors qu’autour de lui tant de gens déjà parlaient de « la revanche de la France » : « On ne peut répudier les errements de la vieille politique qu’à la condition d’entrer franchement dans la voie de la politique nouvelle… Il y a longtemps qu’on l’a dit : le pouvoir est placé entre ces deux alternatives : la gloire extérieure ou la liberté intérieure… La France a une revanche à prendre en Europe. Qu’elle mette son honneur à la prendre sur le terrain de la liberté large et des applications sociales. Elle peut laisser sans regret à la Prusse la gloire des batailles, des annexions, des conquêtes et des fusils à aiguille ».

Cette politique si noble et si habile, que les hommes d’État les plus éclairés de la troisième République n’ont pu que difficilement faire accepter à la France après la guerre franco-allemande, le gouvernement impérial, moins que tout autre, pouvait la comprendre. Mais à défaut de ces hautes considérations, le simple souci dynastique pouvait le faire réfléchir. Et, en fait, il réfléchit, il s’inquiéta : mais il était désormais incapable, — si du moins il ne le fut pas toujours, — de changer hardiment et brusquement de système. Il lassa l’opinion, il lassa même des parlementaires, par ses hésitations entre le système autoritaire et le système libéral, par ses flatteries alternées à Rouher et Ollivier, par ses concessions incomplètes et souvent même illusoires, toujours trop tardives en tout cas pour exercer sur l’opinion la plus petite influence.

Nous passerons rapidement sur toute la vie parlementaire de 1864 à 1868. Son importance, à tout prendre, est médiocre dans l’histoire française.

Après l’amendement des quarante-cinq, l’Empereur, poussé par Rouher, avait semblé un moment devoir s’opposer à toute velléité de libéralisme. Pour couper court aux efforts de la gauche en vue d’arracher une revision constitutionnelle, il avait fait décider par un Sénatus consulte (14 juillet 1866) que désormais la discussion de tout changement à la constitution serait exclusivement réservée au Sénat : ni le Corps législatif, ni la presse, ne pouvaient toucher aux questions constitutionnelles. Le vieux système apparaissait intangible.

Or, six mois plus tard, brusquement, le 19 janvier 1867, et sans qu’aucun fait nouveau se fût produit, sinon le mécontentement croissant, l’audace croissante des républicains, le souverain penchait aux réformes, et Émile Ollivier croyait l’emporter. Par un décret émané de l’Empereur, le droit d’interpellation était rendu aux députés ; l’adresse était supprimée comme inutile ; un ministre pourrait être spécialement chargé par le souverain de le représenter au Luxembourg ou au Palais-Bourbon. Enfin la lettre au ministre d’État qui accompagnait le décret annonçait le dépôt de deux projets de loi : l’un devait affranchir la presse de l’arbitraire administratif, l’autre devait rendre partiellement au moins le droit de réunion publique.

Était-ce la chute de Rouher ? Était-ce le triomphe d’Ollivier ? Ç’avait été la principale préoccupation des Chambres pendant les six premiers mois de 1867. Elles purent s’apercevoir bientôt que le décret du 19 janvier ne contenait pour les libéraux que d’apparentes satisfactions et surtout que l’Empereur n’était point disposé à s’aider d’un personnel nouveau qui l’eût aidé à tirer, comme on disait, les conséquences du décret. Pour interpeller, en effet, il fallait que toute demande fût signée de cinq membres au moins et adoptée par quatre bureaux, ce qui permettait à la majorité de repousser toute demande désagréable au gouvernement. De même, la responsabilité ministérielle, que certains se flattaient de trouver en germe dans la présence des ministres devant les Chambres, n’était qu’une illusion : la lettre du 10 janvier spécifiait bien que les ministres ne dépendaient que du souverain, et qu’ils n’étaient que ses porte-paroles. Enfin Rouher, soutenu d’ailleurs par la majorité, sournoisement hostile à Ollivier, continuait de l’emporter dans les conseils du souverain. Tandis qu’il laissait, rue de l’Arcade, se former sous ses auspices un cercle nombreux de députés réactionnaires, hostiles à toute concession libérale, ce personnage sans vergogne se flattait devant la Chambre d’avoir inspiré à l’Empereur le décret du 19 janvier. Mais il développait d’une manière inattendue la politique libérale qu’il y disait incluse. Le 12 mars, le Sénat obtenait le droit d’examiner au fond toutes les lois et non plus seulement de les déclarer conformes ou non à la Constitution. Bientôt Walewski, le protecteur d’Ollivier, était contraint de renoncer à la présidence du Corps législatif. Les projets de loi promis étaient ajournés on ne savait à quand. Ollivier, battu et mécontent, prenait furieusement à partie « le vice-Empereur » dans un discours des plus virulents. Le lendemain l’Empereur envoyait à Rouher la plaque en diamants de grand-croix de la Légion d’honneur pour le dédommager des « injustes attaques dont il avait été l’objet. » (12 juillet 1867).

Ce qui éclatait ainsi aux yeux des moins prévenus, c’était l’impuissance de l’opposition parlementaire à pousser rapidement le gouvernement dans la voie libérale. Les ouvriers de Paris et des grandes villes qui, en 1863, tenaient surtout à envoyer au Corps législatif « des bougres capables d’engueuler l’Empire » devaient plutôt se trouver déçus. On allait bien répétant les apostrophes véhémentes de Jules Favre ou les mots rudes d’Ernest Picard. On se réjouissait de l’embarras gouvernemental après les discours de Thiers. Mais il est certain que le peuple républicain de Paris ne devait pas être pleinement satisfait de ses représentants. Entre Ollivier, regardé comme un traître par les républicains parlementaires et Thiers ou même Jules Favre. les nuances n’étaient point très distinctes ; et les plus décidés adversaires d’Ollivier, comme Pessard, se l’avouaient a eux-mêmes plus tard (Mes petits papiers, p. 122). Le rétablissement du parlementarisme les eût satisfaits les uns et les autres, et la concentration libérale, républicaine, orléaniste, légitimiste même de 1863, restait plus ou moins à la base de leur politique d’opposition. Ceux des hommes de 48, comme Garnier-Pagès et Carnot, qui avaient pris part à la lutte électorale et dont Clamageran saluait si joyeusement l’entrée au Corps législatif en mars 1864, ne pouvaient guère aller plus loin que les autres dans l’opposition. Leur républicanisme n’effrayait nullement l’auteur de la France Nouvelle, l’orléaniste Prévost-Paradol ; et leur sympathie pour les sociétés coopératives pouvait être partagée par M. Casimir-Périer. Ensemble, enfin, orléanistes et républicains menaient la bataille pour l’autonomie communale et ils confondaient leurs signatures au bas du programme décentralisateur rédigé en 1865 et appelé programme de Nancy.

Cette confusion même, contre laquelle des républicains s’étaient élevés dès la période électorale, ne pouvait tarder à être l’objet de vives attaques. On ne demandait pas à Thiers une opposition plus vive. On l’avait attendue des républicains. Or, il n’avait point surgi de « nouveaux Manuels ».

L ne étude détaillée, plus fouillée encore et mieux ordonnée que celle esquissée par M. Tchernoff dans son livre si utile sur le Parti républicain, prouvera que c’est de 1863 à 1867 surtout, qu’une opposition populaire a commencé de se manifester contre l’opposition parlementaire, et que les groupes républicains ont précisé leurs tendances opposées.

Parmi les électeurs républicains de 1863, il y avait évidemment des nuances ; il y avait, nous l’avons montré, des hommes d’âges et de tempéraments différents. Mais Gambetta soutenait le bloc intangible des Cinq : les démocrates de la Butte-des-Moulins votaient pour Thiers ; et même l’opposition que la plupart des républicains faisaient à la candidature ouvrière n’était point dès l’abord inspirée par une divergence de principes politiques entre les candidats ouvriers et eux-mêmes. Question d’opportunité, appréciation des circonstances, là était tout le différend. Les candidats ouvriers reprochaient bien, quelques mois plus tard, aux députés démocrates leur ignorance de la vie ouvrière. Mais, nous l’avons montré (p. 234) ; dans le courant de 1864, les républicains ou opposants de toutes nuances ne le cédaient pas aux bonapartistes en manifestations de sympathie pour la classe ouvrière, pour le mouvement ouvrier et plus particulièrement pour la coopération. Une publication du genre de l’Association, fondée en novembre 1864, semblait attester que les questions sociales ne devaient pas créer de division entre la bourgeoisie républicaine et le prolétariat. On n’avait point l’impression que les ouvriers et les bourgeois, les socialistes et les républicains, dussent bientôt s’opposer. On ne pouvait surtout soupçonner que les socialistes deviendraient un jour révolutionnaires et accuseraient de compromissions avec l’Empire les républicains bourgeois. Bien au contraire, le seul soupçon qui s’élevait contre ceux qui dirigeaient la classe ouvrière et se réclamaient du socialisme était qu’ils ne fussent des républicains tièdes, plus ou moins insoucieux de hâter la révolution politique.

D’après un document de la Bibliothèque nationale


Or, a la fin de 1867, les républicains socialistes s’opposent d’une manière ouverte et parfois brutale aux députés républicains du Corps législatif ; et toute une opposition révolutionnaire s’apprête à mener une plus rude guerre à l’Empire, à côté, en dehors de l’opposition parlementaire, et souvent même malgré elle.

Comment cette transformation s’était-elle accomplie ? Sous l’influence de quels faits ou de quels hommes, les nouveaux groupements s’étaient-ils constitués ? Les révolutionnaires de 1867, ceux qui tentaient déjà de manifester contre la seconde expédition de Rome,, étaient des étudiants, des intellectuels, — et des ouvriers. Il nous faut dire d’où venaient et les uns et les autres.

Les premiers s’intitulaient fièrement la « jeunesse du second Empire » ou la « nouvelle génération ». Déjà de 1860 à 1863, nous avons vu quelques-uns d’entre eux grandir et travailler (p. 150-151). Ce sont eux qui ont édité alors la Revue pour tous, la Jeunesse, le Travail. Mais, de jour en jour, leurs rangs se sont accrus. A côté de Germain Casse, de Rogeard et de Pierre Denis, voici Ch. Longuet, l’éditeur des Écoles de France, voici Lafargue, venu de Bordeaux à Paris pour faire ses études médicales. A côté de Taule, de Clemenceau, de Ranc, voici qu’apparaissent Naquet, Accolas, Tridon, Jaclard, Villeneuve, les Levraud, cent autres encore.

Mais leur nombre n’augmente pas seul. Leurs études deviennent plus approfondies, leur critique plus pénétrante, leurs opinions plus arrêtées. Du Travail aux Écoles de France, des Écoles de France à la Rive Gauche ou à Candide, il y a un progrès qui est manifeste.

Et tout d’abord la nouvelle génération n’est point et ne veut point être dupe du libéralisme parlementaire. Clément Duvernois ayant affirmé dans un article de la Presse, « que la génération nouvelle ne demandait qu’une chose : la liberté sur le terrain de l’Empire et de la Constitution », Charles Longuet lui répond que la jeunesse est républicaine à outrance et ne pactisera pas avec l’Empire. (Rive Gauche, 5 novembre 1865… Quelques semaines plus tard, à l’occasion d’un discours de Glais-Bizoinau Corps législatif, Longuet précise cette opposition. « Nous ne sommes pas suspects, dit-il, d’admirer trop vivement les députés de l’opposition. Nous le serions en général de leur reprocher ce qu’ils ont fait et ce qu’ils font, c’est-à-dire d’être entrés au Corps législatif et d’y soutenir une politique arriérée, creuse, déclamatoire, et sans idées. Si un représentant passable de nos principes était au Corps législatif, il s’en ferait chasser : et quant à un représentant complet de nos principes, c’est-à-dire aussi de notre morale, il n’y serait pas entré (18 mars 1866).

Quelques semaines, plus tard, dans un article-manifeste que nous aurons souvent à citer, Lafargue reniait ceux que, lui et ses camarades, avaient naguère tant admirés : « Les démocrates assermentés de l’opposition, disait-il, firent un moment illusion à la jeunesse. Eux seuls parlaient. En prison, plusieurs d’entre nous s’étaient trouvés en contact avec des journalistes. Nous eûmes pendant quelque temps un enthousiasme incompréhensible pour ces hommes. Plusieurs d’entre eux ont même reçu de nous des lettres individuelles et collectives. Qu’ils ne s’en vantent pas et ne nous les jettent plus à la face ; qu’ils les brûlent plutôt. Ces lettres sont écrites non à eux, mais aux fantômes de notre imagination juvénile.

« Nous avons appris à connaître ces hommes… Alors nous avons brusquement rompu avec eux. Leurs salons ouverts pour nous à deux battants ont été désertés. On se caserna au quartier Latin, et on ne fréquenta que des ouvriers. »

Ainsi, en politique, vis-à-vis de l’Empire, opposition irréductible. La jeunesse est avec ceux qui ne pactisent pas ; elle ne peut être avec l’opposition parlementaire. Mais il y a des vieux de 1848 aussi qui ne pactisent pas : est-ce avec ceux-là que lutte la jeunesse ? la nouvelle génération reprend-elle donc à son compte leurs idées, leurs théories ?

En aucune manière. — Ces hommes, d’ailleurs honorables, qui veulent « replâtrer 1848 » ne comprennent pas que l’égalité politique sans l’égalité économique est précaire. « Le parti de 1848 se renferme étroitement dans son idéal purement, honnêtement républicain, mais anti-radical, anti-socialiste et condamné par conséquent à disparaître comme toute utopie et toute vaine déclamation. » Les jeunes ne sont pas de ce parti.

C’est que par-delà l’année 1851, ils ont recherché la raison de la situation dont ils souffrent. « Condamnés au silence et à l’étude par l’Empire, ils se mis au travail ». Ils ont étudié l’histoire, l’histoire du peuple surtout, et non plus celle des grands premiers rôles. Dans les Écoles de France, Tridon a raconté déjà ce que furent les Hébertistes, ces représentants authentiques de la foule révolutionnaire. Les jeunes ont appris que, si la liberté politique a été anéantie, c’est que les nécessaires réformes sociales n’ont pas été accomplies. La nouvelle génération, déclare Paul Lafargue, a compris qu’il était nécessaire de changer non-seulement le gouvernement, mais la société même « qui l’a produit et qui le soutient ». « Nous savons que tant que nous n’aurons pas changé la société, rien ne sera fait ; nous aurons toujours des empires, moins le nom peut-être, mais qu’importe le nom ? La cause restant la même, le même effet se produira ».

Il faudra donc travailler à résoudre la question sociale, « la plus formidable de toutes », déclare le prospectus de la Rive Gauche. Tous lisent, relisent, commentent et développent Proudhon. Longuet, Lafargue (avant d’avoir connu Marx), Vermorel, Pierre Denis, César de Paepe (encore à cette époque), et une foule d’autres sont des Proudhoniens décidés. Socialisme mutuelliste, principe économique de la réciprocité et principe politique du fédéralisme, ce sont les formules accoutumées. Au Courrier Français et à la Rive Gauche collaborent les disciples directs du maître, Chaudey et Duchêne : Là déclaration par laquelle débuta le Courrier Français le 20 mai 1866, est entièrement proudhonienne.

Mais toute cette jeunesse subit une autre influence, profonde, ineffaçable chez beaucoup, celle de Blanqui. Le 14 juin 1861, après deux ans de liberté, « ce maniaque de conspiration », comme l’appelle dédaigneusement Taxîle Delord, avait été de nouveau enfermé. C’est en prison que le Vieux connut les jeunes. « A Sainte-Pélagie, dit encore Lafargue, on rencontra heureusement un révolutionnaire, Blanqui. C’est lui qui nous a tranformés. Il nous a tous corrompus. Aussi un de ces démocrates joli-cœur disait qu’une des plus grandes fautes de l’Empire était d’avoir emprisonné Blanqui au milieu de la jeunesse. Il avait raison ». A son contact, les jeunes devinrent des révolutionnaires. Il leur avait donné le conseil de n’écouter jamais les vieux, pas même lui, « s’il leur disait des choses contraires à leurs propres aspirations ». Les préoccupations sociales des jeunes-n’étaient point pour lui déplaire : n’était-ce point un changement social qu’il voulait réaliser par le changement politique ? Mais il insistait, lui, sur la nécessité de la lutte politique, de la lutte religieuse aussi.

Avide de savoir, ardent à s’informer, à apprendre, il replaçait en effet sa conception de la justice sociale dans l’évolution générale. Il disait et répétait « que la grande question était celle de l’éducation, que l’œuvre à accomplir était de libérer la mentalité humaine de tous les despotismes et de tous les parasitismes d’idées, de préjugés, d’habitudes, de manies héréditaires » (G. Geffroy, L’Enfermé, p. 243). Athée et matérialiste, il se trouvait par là en harmonie avec les tendances des jeunes révolutionnaires.

Car c’est là un dernier trait : les jeunes ne sont plus anti-cléricaux à la manière de M. Havin. Ils ne se contentent pas de déclamer contre les Jésuites. Ils s’attaquent au christianisme, ou même au vague théisme de 48 : ils lisent les livres de Büchner, de Moleschott, de Virchow, des grands matérialistes étrangers, et ils demandent à ces savants de publier sous leurs auspices une Revue encyclopédique. En mai 1865, ils rédigent avec Blanqui lui-même un audacieux journal : Candide. Tridon, E. Villeneuve, Watteau, Onimus et le baron de Ponnat, ce d’Holbach du second Empire, y collaborent. Blanqui, on le sait, signe Suzamel. Tous guerroient contre le surnaturel, montrent l’origine humaine de la morale, dénoncent les méfaits du monothéisme sémitique. Au Congrès de Liège, Congrès international d’étudiants, quelques mois plus tard, Germain Casse, Regnard, Tridon, Lafargue affirmaient hardiment leurs idées anti-religieuses. « La science, disait Lafargue, ne nie pas Dieu ; elle fait mieux : elle le rend inutile » (octobre 1865).

C’est dans le même Congrès que Léon Fontaine, un des collaborateurs belges de la Rive Gauche, résumait pour ainsi dire la profession de foi de la jeunesse dans les termes suivants : « Dans l’ordre moral, nous voulons par l’anéantissement de tous les préjugés et de l’Église, arriver à la négation de Dieu et au libre examen ; dans l’ordre politique, nous voulons, par la réalisation de l’idée républicaine, arriver à la fédération des peuples et à la solidarité des individus ; dans l’ordre social, nous voulons, par la transformation de la propriété, l’abolition de l’hérédité et la suppression du salariat, arriver à la solidarité, à la justice ».

Les autorités universitaires gardiennes de la morale et des dogmes condamnèrent à des peines diverses ces étudiants révolutionnaires. Mais les républicains libéraux eux-mêmes les désavouèrent ; le « pontife de l’Opinion nationale » les accabla de trois articles ; et « un des vénérables du jacobinisme, rédacteur d’un journal prétendu démocratique, disait d’eux : « Si mon fils avait émis et soutenu de pareilles doctrines, je l’enverrais dans une compagnie de discipline ».

« Maintenant, concluait Lafargue, comprenez-vous pourquoi nous détestons autant le constitutionnalisme que l’impérialisme, que le jacobinisme ? »… Il y avait un abîme en effet, entre l’opposition constitutionnelle parlementaire et l’opposition révolutionnaire qui dès alors s’essayait.

Il importe, dans cette opposition même, de marquer des nuances. Les uns s’attachaient davantage à Blanqui, les autres à l’œuvre de Proudhon. Dans un article du 5 novembre 1865, Longuet tentait de définir les deux esprits, les deux tendances. Les rédacteurs du Candide selon lui attachent trop d’importance aux hommes et pas assez aux institutions ; « Ils marchent, s’empresse-t-il d’ajouter, dans une voie qui est la nôtre. Pourtant, sans nier l’importance de la question économique, ils semblent se préoccuper davantage de la question religieuse ou métaphysique que nous mettons au second rang ou du moins que nous croyons pouvoir résoudre par la suppression du budget des cultes, par l’enseignement organisé d’après les principes si admirablement exposés dans le dernier livre de Proudhon, et surtout par la réforme économique ». Au contraire, dit Longuet, « les vingt ou trente jeunes gens qui ont fondé la Rive Gauche comptent sur la force de collectivité (en italiques dans le texte], qui dans la période révolutionnaire surtout peut accomplir en quelques mois l’œuvre d’un siècle ».

Peut-être, concluait-il, est-ce trop accentuer les nuances. Les deux groupes se feront des concessions et peut-être même se fondront, « pour se réunir contre l’ennemi commun, c’est-à-dire contre ceux qui ne veulent pas comme eux le triomphe complet et définitif de la Révolution sociale ».


Sur l’heure cependant, une querelle allait s’élever entre les deux groupes. Elle avait pour cause leur attitude à l’égard des ouvriers déjà organisés, à l’égard de l’Internationale.

Nous avons laissé, en effet, les Internationaux parisiens au lendemain du meeting de Saint-Martin’s Hall, alors que se constituait le premier Conseil général. De retour à Paris, Tolain, Limousin et leurs amis, se préoccupèrent d’établir solidement leur groupe. En novembre, ils recevaient du Conseil général le pacte fondamental. Un « ami sûr », traducteur moins sûr en donnait une version française, et le petit groupe parisien le faisait imprimer à plusieurs milliers d’exemplaires. Ce document contenait à la fois un règlement et des considérations préliminaires. Ces dernières doivent être reproduites :

« Considérant,

« Que l’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes, que les efforts des travailleurs pour conquérir leur émancipation ne doivent pas tendre à constituer de nouveaux privilèges, mais à établir pour tous les mêmes droits et les mêmes devoirs ;

« Que l’assujettissement du travailleur au capital est la source de toute servitude politique, morale, matérielle ;

« Que pour cette raison, l’émancipation économique des travailleurs est le grand but auquel doit être subordonné tout mouvement politique ;

« Que tous les efforts faits jusqu’ici ont échoué, faute de solidarité entre les ouvriers des diverses professions dans chaque pays, et d’une union fraternelle entre les travailleurs des diverses contrées ;

« Que l’émancipation des travailleurs n’est pas un problème simplement local ou national, qu’au contraire ce problème intéresse toutes les nations civilisées, sa solution étant nécessairement subordonnée à leur concours théorique et pratique ;

« Que le mouvement qui s’accomplit parmi les ouvriers des pays les plus industrieux de l’Europe, en faisant naître de nouvelles espérances, donne un solennel avertissement de ne pas retomber dans les vieilles erreurs et conseille de combiner tous ces efforts encore isolés ;

« Par ces raisons :

« Les soussignés, membres du Conseil élu par l’assemblée tenue le 28 septembre 1864, à Saint-Martin’s Hall, à Londres, ont pris les mesures nécessaires pour fonder l’Association internationale des Travailleurs ;

« Ils déclarent que cette association internationale, ainsi que toutes les sociétés ou individus y adhérant, reconnaîtront comme devant être la base de leur conduite envers tous les hommes la vérité, la justice, la morale sans distinction de couleur, de croyance, ou de nationalité ;

« Ils considèrent comme un devoir de réclamer non seulement pour eux les droits de l’homme et de citoyen, mais encore pour quiconque accomplit ses devoirs. Pas de droits sans devoirs ; pas de devoirs sans droits.

C’est dans cet esprit qu’ils ont rédigé le règlement provisoire de l’Association internationale. »

Dans le premier volume de l’ouvrage capital, qu’il est en train de publier sur l’Internationale (L’Internationale, Documents et Souvenirs, 1864-1878), James Guillaume a fait des différents textes de ce manifeste, — qui, fut adopté définitivement en 1866 par le Congrès de Genève — une critique minutieuse et importante. Il a relevé les inexactitudes de la tradition française.

L’une de ces inexactitudes doit nous arrêter : par la correction même dont elle fut l’objet plus tard, elle est un événement historique. Le texte anglais disait que « l’émancipation économique était le grand but auquel tout mouvement politique doit être subordonné comme un moyen (as a means) ». Ces mots « comme un moyen » ne se trouvaient pas dans le texte français. Lorsqu’en 1870, dans une nouvelle édition, et sur l’initiative de Paul Lafargue, les inexactitudes de la première traduction française furent corrigées (James Guillaume I, 285), la correction même parut tendancieuse, et d’autant plus que la traduction nouvelle rendait as a means, par ces mots : « comme un simple moyen ». Alors, en effet, la querelle s’élevait déjà entre marxistes et bakouninistes, entre socialistes soucieux de l’action politique et socialistes anti-politiciens.

« Pour les hommes de Londres, dit James Guillaume, les mots as a means étaient censés signifier que l’action politique était obligatoire ».

Question de mots, dira-t-on ! — Bien sur ; mais quiconque a tant soit peu milité connaît l’importance des mots. De 1864 à 1870, on peut dire que toute l’histoire de l’Internationale parisienne et de tout le socialisme français tourna autour de cette simple phrase : « L’émancipation économique des travailleurs est le grand but auquel doit être subordonné tout mouvement politique ». Toutes les inquiétudes, tous les doutes des esprits les plus compréhensifs, les plus avertis, tournent autour de cette phrase ; tous les tiraillements entre groupes, entre Blanquistes et Internationaux, tous les désaccords entre les hommes, entre les syndiqués de la première heure et les révolutionnaires de la seconde, se rattachent, en dernière analyse, à l’interprétation qu’ils donnent de cette pensée, aux conséquences pratiques qu’ils en déduisent. Ici encore nous ne pouvons donner que quelques indications : mais celui-là rendra un signalé service à la science d’une part et à la conscience socialiste d’autre part, qui fera l’étude minutieuse, précise, de toutes les formules émises de 1864 à 1870 sur les rapports de l’action politique et l’action sociale. C’est là une question capitale dans l’histoire des idées sociales à la fin du XIXe siècle.

Lorsque la traduction du règlement provisoire de l’Internationale parut, en cette fin de 1864, le paragraphe en question reposa simplement la question qu’avaient posée au début de l’année le manifeste des Soixante et la candidature Tolain. Malgré le patronage de ses trois démocrates, on avait accusé Tolain de diviser, d’affaiblir l’opposition républicaine, de faire volontairement ou non le jeu de l’Empire, de détourner la classe ouvrière de la vraie lutte politique, de la lutte pour la liberté. Parce qu’il réclamait, de l’Empire même, les améliorations à la condition ouvrière, il semblait plus ou moins indifférent à la forme politique. Était-ce cette indifférence qu’exprimait la fameuse formule du manifeste ?

Henri Lefort, l’ami des proscrits de Londres et des Internationaux, le républicain ardent, s’en inquiéta. Dans une lettre adressée à Lelubez le 4 février 1865 et qu’il cité M. Tchernoff (p. 453), il marque les scrupules de plusieurs républicains, entre autres de Horn l’économiste, « qui, dit Lefort, comprend que nous mettons de côté la politique et que nous croyons qu’on peut arriver à des progrès économiques indépendamment de la politique, Il dit qu’il y a une tendance fâcheuse à cela dans une partie de la classe ouvrière en effet ; c’est le bonapartisme, c’est la démocratie impériale… » Or Lelubez répondait : « Notre déclaration de principes n’a pas été très bien traduite, et même quelquefois le sens est complètement changé » ; et il donnait la traduction exacte du paragraphe anglais : « comme un moyen ».

Incontestablement, cependant, avec la traduction exacte ou inexacte, une divergence existait parmi les socialistes ou dans l’Internationale même. Les uns, demeurant dans la pure tradition du républicanisme social de 1834 ou de 1848, entendaient « que la réforme sociale était le but, que la révolution politique était le moyen », le moyen nécessaire, inéluctable, dont il se faudrait servir pour atteindre le but. Les Blanquistes étaient de ceux-là. Ils n’admettaient point de République qui ne fut sociale : mais ils ne croyaient point non plus qu’on pût réaliser une parcelle de socialisme sans avoir préalablement renversé l’Empire.

Les candidats ouvriers, les fondateurs ouvriers de l’Internationale, estimaient au contraire que la transformation politique était vaine si elle n’était pas l’expression d’une transformation sociale. Ils pensaient au fond que c’était à l’amélioration de la condition ouvrière qu’il fallait d’abord travailler, et qu’une révolution politique faite par des ouvriers non organisés, misérables et ignorants, serait socialement inefficace. Ils pensaient que la tâche première était, même sous le régime présent, d’obtenir les réformes indispensables à la vie ouvrière. Et, républicains très fermes, très décidés souvent, ils considéraient la bataille politique comme « subordonnée », c’est-à-dire comme secondaire. « En lisant ce passage, — toujours le paragraphe sur les deux actions, — raconte Fribourg (L’association internationale, p. 151 note 12), Tolain ne put se défendre d’un mouvement de joie : « Enfin, dit-il à ses collègues, on ne pourra plus dire que c’est nous seuls, qui voulons absolument que la question politique ne passe pas avant tout. ». Les intellectuels proudhoniens, comme Vermorel, précisaient aussi cette pensée. Dans le premier numéro du Courrier Français, qu’ils venaient de reconstituer, ils définissaient ainsi leur programme, et les Internationaux de Paris sûrement l’auraient contresigné : « S’attaquer aux formes du gouvernement qui ne sont, après tout, que l’expression de l’état social, ce serait se briser aveuglément contre la force des choses ; et alors même que nous parviendrions à l’ébranler à notre profit, elle ne tarderait pas à se retourner fatalement contre nous.

C’est dans ses causes véritables — l’ignorance et la misère — qu’il faut attaquer et vaincre le despotisme moderne.

A l’action politique nous voulons substituer l’action sociale ».

Grave, angoissante question que le prolétariat républicain ne pourra jamais résoudre définitivement, qui se posera et se reposera constamment à lui, jusqu’au jour où il l’aura supprimée par l’établissement de la République Sociale ! — C’est elle que nous retrouverons après quelques mois, sous une forme nouvelle, dans les luttes entre marxistes et bakouninistes ; c’est elle qui crée les premiers tiraillements entre le bureau de Paris et Henri Lefort,

Le premier local de l’Internationale, 44, rue des Gravillines. — état actuel. — La fenêtre et la porte sont marquées d’une croix


politiquement trop compromis aux yeux des correspondants parisiens ; c’est elle qui suscite le différend entre Blanquistes et Proudhoniens, soit à Paris, soit à la première conférence, à Londres en 1865, où nos pères occupèrent déjà, tout comme nous autres, les camarades étrangers de leurs querelles passionnées. Et c’est toujours parce qu’ils se posent cette question et parce qu’en majorité ils la résolvent dans le sens blanquiste, dans le sens politique, que les travailleurs parisiens soupçonnent si longtemps, si obstinément les fondateurs de l’Internationale d’être des bonapartistes honteux, des agents du Palais-Royal, et se refusent à adhérer à l’association nouvelle.

Nous avons retracé trop longuement les origines mêmes des Internationaux pour avoir besoin de les justifier de cette accusation. Fribourg a raconté par quelle ruse Tolain et lui réunirent les principaux militants des syndicats ou plutôt des sociétés de secours mutuels de Paris et se justifièrent devant eux de l’ignoble calomnie de « césarisme plomplonnien » Ils les convoquèrent individuellement à une conversation qu’ils croyaient particulière et où tous se rencontrèrent et s’expliquèrent. D’ailleurs, si les Blanquistes reprenaient avec la passion ordinaire de frères ennemis l’accusation de servir l’Empire, les socialistes impartiaux qui n’étaient pas engagés dans cette lutte et qui tentaient de réunir en un même faisceau tous les groupes révolutionnaires, ne soupçonnaient en rien les Internationaux. Comme, dans un petit journal belge, intitulé l’Espiègle, Vésinier, un blanquiste de Londres, continuait brutalement cette attaque, Charles Longuet qui, notons-le bien, malgré son proudhonisme, pensait « qu’une révolution politique seule pouvait assurer au peuple le triomphe de ses revendications » (29 juillet 1865, lui répondait en se portant garant du républicanisme de Tolain, de Limousin ou de Fribourg (Rive Gauche, 18 mars 66).

« Nous remarquons, disait-il dans une page de fin bon sens, que si les délégués ouvriers parisiens avaient le moindre penchant pour le bonapartisme et étaient décidés à le servir, ils devraient non pas cacher leur drapeau, mais le déployer tout grand, comme l’ont déployé quelques ouvriers parisiens qui firent l’an dernier du pseudo-socialisme au Pays.

« Ce serait rendre un mauvais service au gouvernement impérial que d’agiter les masses ouvrières au nom de la reforme sociale, sans leur parler de révolution, je le veux bien, mais aussi sans les habituer à attendre leur rédemption de l’Empereur, en développant au contraire leur activité et leur initiative. C’est à cette œuvre digne de tous nos encouragements que se sont dévoués les délégués parisiens, et s’ils ont su jusqu’ici, à force de calme, de prudence et d’habileté, continuer cette lutte utile, ce n’est pas, il nous semble, un motif de les tenir en suspicion ».

C’était là, par avance, le jugement de l’histoire. Longuet comprenait admirablement quelle force révolutionnaire latente renfermait l’Internationale ; il pressentait avec exactitude la fécondité de l’action méthodique, prudente et cauteleuse des Tolain ou des Limousin ; il sentait que malgré leur timidité et leur modérantisme, ces libres et vivants esprits allaient être poussés plus loin qu’ils ne le croyaient eux-mêmes par leurs patientes études, et que la logique même de leur action devait les pousser eux ou leurs collaborateurs immédiats à la politique au sens large du mot, et à la révolution. Quelques-uns, fatalement, sans doute, devaient s’arrêter à mi-chemin ; mais il ne faut pas oublier que Varlin, que Malon, que Camélinat furent des ouvriers de la première heure, des membres du premier grand bureau (Fribourg, p. 34), avec Tolain ou Fribourg. Et de même que Tolain ou Limousin inspirés par la conscience de leur classe étaient passés de la pure défense corporative à la candidature ouvrière et à l’association internationale, de même, par une évolution naturelle, fatale, leurs amis allaient passer de l’étude un peu étroite des questions sociales à une action révolutionnaire, mais d’une forme nouvelle, politique et sociale tout à la fois.

Force nous est, hélas ! de laisser de côté toute la vivante histoire des théories de l’Internationale, — et aussi la vie quotidienne de l’association même, du Conseil général, des sections nationales, des groupes locaux, premiers germes semés sur le monde entier, — et germes indestructibles, — de la société nouvelle ! Nous n’avons pu dans ces quelques pages que replacer l’effort d’émancipation du prolétariat dans l’histoire du Second Empire. C’est à cela encore que nous devons nous borner, en parlant de l’Internationale.

Donc en ces débuts de 1865, rue des Gravilliers, 44, les Internationaux s’étaient mis à l’ouvrage. « Un petit poêle de fonte cassé, apporté par Tolain, une table en bois blanc servant dans le jour d’établi à Fribourg pour son métier de décorateur, et transformée le soir en bureau pour la correspondance, deux tabourets d’occasion auxquels quatre sièges de fantaisie furent adjoints plus tard, tel fut pendant plus d’une année, le mobilier qui garnissait un petit rez-de-chaussée exposé au nord et encaissé au fond d’une cour, où se condensaient sans cesse des odeurs putrides. C’est dans cette petite chambre de 4 mètres de long sur 3 mètres de large que furent débattus, nous l’osons dire, les plus grands problèmes sociaux de notre époque » Fribourg, p. 23).

Lentement, difficilement, les adhésions vinrent : des sections furent formées à Puteaux, à Saint-Denis, à Vanves, à Montreuil ; — à Rouen, au Havre, à Caen, à Amiens, à Lyon, à Saint-Etienne, à Roubaix, des groupes furent créés. Quelques bourgeois donnaient leur adhésion ; Henri Martin, Chaudey, Corbon, Ch. Beslay, Jules Simon même ! Quelques journalistes parlaient sympathiquement de l’effort ouvrier. En sept mois cependant, on n’avait point groupé plus de cinq cents adhérents.

Les secrétaires parisiens évitaient prudemment tout ce qui pouvait avoir l’apparence d’une manifestation politique, tout ce qui aurait pu donner barre sur eux à l’administration ; ils usaient de toutes les subtilités juridiques, afin de pouvoir poursuivre en paix leur œuvre d’organisation et d’éducation ; mais ils cherchaient aussi de toutes les manières à gagner la confiance des prolétaires républicains.

Le mouvement ouvrier, que nous avons vu se dessiner vers la fin de 1863, se développait alors sous toutes ses formes. Tandis que les coopérateurs, en majorité républicains, faisaient paraître leur Association, tandis que Beluze préconisait le Crédit au Travail, le gouvernement impérial et les Bonapartistes continuaient leurs tentatives pour faire approuver et célébrer par des ouvriers. « par la classe ouvrière » les bienfaits dus à l’Empereur ou encore attendus de lui. Parmi les clients de l’Empire, il en était de diverses sortes. Il y avait les hommes que le financier Hugelmann enrôlait dans la Société nationale pour l’extinction du paupérisme. Ceux-là faisaient appel ouvertement au patronage impérial (art. 2 des statuts), et de même que les catholiques invoquent l’intercession des saints auprès de leur bon Dieu, ils « priaient l’Empereur de choisir pour intermédiaire de ce protectorat auprès d’eux.., le duc de Persigny ! » Quel style, et quelles conceptions ! Moins avilis certainement étaient les hommes du Palais-Royal et des brochures ouvrières, comme le typographe Bazin qui collaborait de juin à août 1865 au journal le Pays. Comme l’opposition parlementaire, au gré de Bazin, ne s’inquiétait pas assez des ouvriers, il faisait appel à l’Empereur ; mais sa critique de l’état social — il est honnête de le marquer — était au fond la même que celle des ouvriers républicains. A l’Opinion Nationale, deux anciens amis de Tolain, mais qui semblent s’être arrêtés au quart du chemin, J.-J. Blanc, l’ancien candidat ouvrier et Coutant suivaient le mouvement des grèves et continuaient de lutter pour la reconnaissance des associations professionnelles.

En face de toutes ces tendances, séparées souvent par des nuances presque insensibles, et en présence des soupçons républicains ou blanquistes, les ouvriers de l’Internationale avaient le devoir de préciser leurs conceptions. En juin 1865, ils avaient fondé la Tribune ouvrière : au bout de quatre numéros, l’administration la supprima. De la fin de juin au milieu d’août, ils collaborèrent à l’Avenir National, le journal républicain fondé par Peyrat. Ainsi se distinguèrent-ils bien des bonapartistes du Pays. Mais ni leurs déclarations, ni la suppression de la Tribune ouvrière, interdite « moins pour ce qu’elle disait que pour ce qu’elle aurait pu dire un jour », ne pouvaient désarmer le groupe des proscrits de Londres ni les Blanquistes. Comme nous l’avons dit, à la conférence de septembre qui remplaça le 1e Congrès prévu pour cette année 65, les Parisiens et les proscrits se heurtèrent : Tolain, Fribourg, Limousin et Varlin eurent maille à partir avec Vésinier et Lelubez sur la question polonaise. Les premiers, fidèles à leur tactique, à leur résolution de traiter uniquement des questions ouvrières, refusaient d’inscrire cette question à l’ordre du jour du prochain Congrès ; les autres dénonçaient ce refus comme une manœuvre bonapartiste. La conférence se borna presque uniquement à établir l’ordre du jour du Congrès, convoqué à Genève pour septembre 1866. Pourtant, sur la demande des Parisiens, qui voulaient se garder des intellectuels politiciens, elle avait examiné ce qu’il fallait entendre par « travailleur » ; et si elle n’avait pas décidé l’exclusion des étudiants et des journalistes, elle avait déclaré chaque section libre de donner au mot « travailleur » l’acception qu’elle jugerait convenable.

Peu d’événements marquèrent pour l’Internationale française l’année qui s’écoula de septembre 65 à septembre 66. La polémique avec Vésinier, poursuivie depuis Londres, — la protestation contre la guerre, dont nous avons parlé plus haut, — furent presque les seules démonstrations publiques. Mais « les Gravilliers » travaillaient. Ils lisaient, ils étudiaient, et dans leurs séances du jeudi soir, ils élaboraient consciencieusement le programme où ils voulaient résumer leurs doctrines. Ils venaient d’ailleurs de retrouver un nouvel organe. Tandis que la Rive Gauche, surtout par les articles de Lafargue, décrivait les grèves anglaises, signalait l’importance capitale de ces luttes de classes, et tâchait déjà de répandre en France les pensées directrices du Conseil général, les Internationaux du groupe parisien collaboraient au Courrier Français, devenu presque alors leur organe officiel.

L’heure est venue de résumer leurs doctrines. Ils les formulèrent dans un Mémoire adressé au Congrès de Genève, et où se trouvaient traitées les diverses questions de l’ordre du jour.

Dans un long préambule, les délégués parisiens rappelaient les caractères de la période nouvelle où entrait, selon eux, l’humanité : le Travail, la Démocratie veulent avoir leur existence propre ; ils ne veulent plus se traîner à la remorque de leurs patrons, « ni combattre follement pour le choix de leurs tyrans ». La Démocratie connaît maintenant la cause de ses défaites. C’est qu’elle n’était point « capable ». De même que la bourgeoisie n’a triomphé à la fin du XVIIIe siècle que lorsqu’elle était devenue « en talents, en science, en richesse, au moins l’égale de l’aristocratie, de même la classe ouvrière, « après quinze années de travail opiniâtre et de recherches laborieuses » tente maintenant de s’émanciper, et, cela, par l’Association internationale des travailleurs.

La question capitale qui se pose à elle, c’est celle des « relations du capital et du travail ». Le travail est l’acte par lequel l’homme s’approprie les forces de la nature, et transforme les matières premières qu’elle renferme, en sa propre substance. Le capital, c’est du travail accumulé. Le travail d’aujourd’hui vaut celui d’hier : l’échange doit être juste et réciproque entre travailleurs. L’intérêt de l’argent est illégitime, immoral. Tous doivent être obligés de travailler.

Comment réaliser cette société non utopique. « cette nation de travailleurs échangeant entre eux et pratiquant la réciprocité et la justice ? » — Avant tout, par le développement des facultés morales et matérielles des travailleurs, c’est-à-dire par l’instruction. Or cette instruction, elle ne peut être donnée par l’État. Avec Proudhon, qu’ils ont lu et relu, qu’ils citent et récitent, la majorité des Internationaux parisiens estiment que l’enseignement donné par l’État ne peut être qu’uniforme, qu’il tendra fatalement à modeler toutes les intelligences selon le même type, que « ce sera l’immobilisme, l’atonie, l’atrophie générale au détriment de tous ». C’est dans la famille, dans la famille où doit demeurer la femme, la mère, aujourd’hui attachée à l’atelier, aujourd’hui victime d’une honteuse exploitation, que l’enseignement doit être donné. Si la famille n’y suffit, les pères pratiqueront entre eux l’assurance mutuelle.

Varlin et Bourdon — notons-le — ne furent pas de cet avis. Pour éviter l’injustice, pour assurer à tout enfant le bénéfice de l’instruction, ils réclamèrent, eux, l’enseignement par l’État, mais avec une liberté d’initiative et une variété de programmes, auxquelles ont trop rarement songé nos modernes réformateurs.

Précisant ensuite l’état de la société future, le Mémoire se prononçait contre l’association, —- mot par lequel les Internationaux entendaient le communisme autoritaire,— et pour la coopération, qui, au lieu d’annihiler les individus, d’en faire non des personnes, mais des unités, « groupe les hommes pour exalter les forces et l’initiative de chacun ».

Les délégués parisiens condamnaient les grèves. La lutte du capital et du travail est, pensaient-ils, toujours mauvaise. Il faut la supprimer « en établissant l’échange sur les bases de la réciprocité » ; en réformant l’enseignement professionnel ; en empêchant certaines branches de s’encombrer et de créer un surplus de bras disponibles, favorable aux pires exploitations. — Ils condamnaient encore l’impôt, dernière forme de l’antique sujétion, l’impôt que paient surtout les travailleurs et avec lequel on entretient des institutions dirigées surtout contre eux ; « en sorte que le prolétariat travaille non-seulement pour la caste qui le dévore (celle des capitalistes), mais encore pour celle qui le flagelle et l’abrutit ». Ils condamnaient les armées permanentes, parce qu’elles sont destructrices de la production, en enlevant au travail des millions d’hommes, en détruisant par la guerre le travail fait, en amoindrissant par la discipline la moralité du peuple. Ils dédaignaient enfin la querelle entre protectionnistes et libre-échangistes. Ce qu’ils voulaient, eux, c’était « la liberté d’organiser l’échange égal entre producteurs, service pour service, travail pour travail, crédit pour crédit ». Ils ne demandaient enfin aux croyants de toute confession que de ne point faire intervenir « leur Dieu » dans les rapports sociaux, et de pratiquer la justice et la morale.

Tout le mémoire vaut mieux que cette trop brève analyse. Il renferme des pages sincères, émouvantes, où les théories du maître se trouvent vraiment repensées, vécues par les disciples. Je comprends l’attachement avec lequel en parlent les vieux militants qui collaborèrent à sa rédaction. Mais, replacé à côté du manifeste des Soixante, de tous les documents qui nous restent de la candidature ouvrière et de la fondation de l’Internationale, il détone bizarrement. Les vieilles formules, jaillies comme un cri de guerre de la bataille ouvrière, et qu’on retrouvait d’article en article, dé manifeste en manifeste, simplement enrichies et mieux nuancées, ont presque entièrement disparu. C’est la théorie proudhonienne dans son abstraction logique qui inspire tout le Mémoire. Les militants parisiens ont adopté, ils ont pris à leur compte le livre fait pour eux par le vieux maître, cette Capacité des classes ouvrières où Proudhon avait tenté de leur définir leur idée. Ils se considèrent comme les héritiers et les avocats de sa doctrine. Mais cette doctrine s’élève désormais comme une barrière entre eux et l’expérience. Le Mémoire révèle déjà comme une déviation de la pensée primitive de l’Internationale. Les rédacteurs tendent à oublier la lutte ouvrière quotidienne. Ils ne se contentent plus de faire appel à la prudence et à la modération dans les grèves nécessaires. Ils condamnent les grèves comme une lutte néfaste. Et l’organisation syndicale, l’organisation de lutte de la classe ouvrière semble avoir disparu de leurs préoccupations. C’est précisément là la force qu’aura contre le proudhonisme la doctrine « collectiviste », qu’elle se réclame de Marx ou de Bakounine : elle ne sera pas la répétition de formules philosophiques rapidement vieillies ; elle sera au moins pendant plusieurs années l’expression, remaniée au jour le jour, de la lutte ouvrière elle-même. Et c’est enfin parce que Varlin et Malon, plus dégagés des formules et plus attentifs à l’expérience quotidienne, ne s’arrêteront pas à la pensée proudhonienne qu’ils relèveront plus tard l’arme tombée des mains de Tolain et de Fribourg.

Mais il importe de le bien marquer : si les débats du Congrès de l’Internationale ont, dans l’histoire de nos idées modernes, une importance capitale, elles ne semblent pas avoir joué un rôle considérable sur l’action même de la classe ouvrière contre l’Empire et contre la bourgeoisie. Les discussions semblent être restées des discussions théoriques et dont la portée échappait à la plupart. Avant comme après Genève, avant comme après Lausanne, une seule question se posait pour les ouvriers français : oui ou non, les Internationaux étaient-ils des agents du bonapartisme ? Oui ou non, menaient-ils la lutte contre l’Empire ? Or, à ce point de vue même, — et c’est là ce qu’il nous faut dire — le proudhonisme de stricte observance de Tolain et de Fribourg n’a pu que les détourner de la claire vue des circonstances. Sous l’influence proudhonienne, ils ont résisté longtemps aux mouvements qui les poussaient, ils ont retardé l’élargissement fatal de la bataille sociale, et c’est pour cela qu’ils ont dû passer la main à de plus audacieux, à de plus jeunes. Les hommes s’usent toujours vite dans la tourmente ouvrière.

Il nous faut marquer maintenant comment se fit cette évolution, comment se transforma l’Internationale. Car c’est bien par une évolution continue, par un effort poursuivi, que certains modérés de 1864 sont devenus les révolutionnaire de 1869.

Le Congrès de Genève s’ouvrit le 5 septembre 1866. Le nombre total des délégués s’élevait à 60.

L’acte important du Congrès, ce fut évidemment l’adoption de la déclaration préliminaire et des statuts de l’Internationale, dont nous avons parlé plus haut. Mais déjà l’on put sentir quelques-unes des oppositions qui allaient se manifester au sein même de l’association.

Les Parisiens firent approuver leur mémoire ; mais sur le point capital des relations du capital et du travail, les délégués de Londres, inspirés par Marx qui avait écrit leur programme, firent des réserves. Ils rappelèrent que les luttes ouvrières étaient pour eux l’essentiel ; ils demandèrent au Congrès une déclaration limitative des heures de travail et l’appui de l’organisation internationale pour atteindre ce but. Les Parisiens défendirent leur conception anti-gréviste, et « au nom de la liberté des contrats et des contractants » repoussèrent l’idée d’une intervention de l’Internationale dans les conflits de travail. Opposant, pour employer des termes modernes, une conception purement coopérative à la conception syndicaliste dés Anglais, ils développèrent un projet qui faisait de l’Internationale une « société coopérative universelle à capital variable, et à mise mensuelle égale », ouvrant partout des magasins où les associés feraient des échanges égaux, et commanditant « les associations coopératives qui lui sembleraient réaliser l’idée de justice et de solidarité entre tous les membres ».

La résolution prise par le Congrès tint compte du présent, selon le vœu anglais ; aux Proudhoniens…, elle donna l’avenir. « Le Congrès, disait-elle, déclare que, dans l’état actuel de l’industrie, qui est la guerre, on doit se prêter une aide mutuelle pour la défense des salaires. Mais il est de son devoir de déclarer en même temps qu’il y a un but plus élevé à atteindre : la suppression du salariat. Il recommande l’étude des moyens économiques basés sur la justice et la réciprocité ».

Cette résolution contradictoire et le débat même dont elle était le résultat indiquaient par avance le drame qui allait se jouer. Ceux des Internationaux qui voulaient tenter de réaliser le proudhonisme devaient être débordés par le mouvement ouvrier lui-même. La politique à suivre, c’était la politique réaliste de Marx, qui, dès alors, comme il l’expliquait à Kugelmann dans une lettre du 9 octobre 1866, se limitait « aux points qui permettent une entente immédiate et une action commune des ouvriers, et qui donnent immédiatement un aliment et une impulsion aux besoins de la lutte de classe et à l’organisation des ouvriers comme classe ». Les circonstances, plus fortes que les hommes et que leurs théories, allaient ramener les ouvriers parisiens et les Internationaux français à cette politique révolutionnaire.

Sur l’heure cependant, en cette fin de 1866, ils furent encore une fois occupés de leurs démêlés avec les Blanquistes. A Genève même, Protot, Alphonse Humbert, Jeanou, Lalourcey avaient été admis au Congrès, malgré leur opposition, et leur avaient reproché là leurs prétendues accointances avec le Palais-Royal. Brusquement cependant, et sans que nous sachions

MASQUE DE JULES VALLÈS
Se trouve au Musée Carnavalet


rien des motifs de cette résolution, Blanqui leur ordonna de cesser l’attaque. Ces délégués n’y consentirent pas (Geffroy, p. 200. Il y eut un violent désaccord, et c’est pour le faire cesser que tous les commettants étudiants et ouvriers, avaient été convoqués, au café de la Renaissance, à la séance solennelle du compte-rendu (7 novembre 66).

À cette réunion, Protot persista dans la première attitude ; Tridon soutint le nouvel avis de Blanqui. A la fin de la séance, la police survint ; tous les assistants furent arrêtés, en tout 42. Protot seul avait pu échapper. En janvier 1867, ils furent tous condamnés, pour délit de société secrète. La liste des abonnés du Candide était devenue,pour les juges, la liste des membres de la société. On avait oublié pour la circonstance que M. de Rotschild était abonné. Mais le vrai motif de l’arrestation et de l’accusation, était que les étudiants fréquentaient les ouvriers. La police avait soigneusement relevé le nombre de leurs réunions clandestines et dont le siège errait à travers les faubourgs. Ses agents provocateurs pouvaient dire comme les étudiants savaient convaincre et corrompre.

Tous ces événements n’étaient point de nature à faciliter la propagande de l’Internationale. Un certain nombre de journaux, le Temps avec Brisson, la Liberté avec Pessard, avaient parlé sympathiquement du Congrès de Genève. D’une manière générale, le retentissement avait été plus grand qu’on ne l’espérait. Mais ces articles passagers ne suffisaient pas à rallier le monde ouvrier. Les révolutionnaires audacieux qui pouvaient attirer les minorités énergiques, continuaient de décrier les Internationaux ou même les accusaient d’avoir dénoncé à la police la réunion de la Renaissance ; et les ouvriers timides, quoique soucieux d’améliorer leur sort par une action méthodique, s’inquiétaient de la situation incertaine de l’Internationale, tolérée toujours, mais déjà tracassée par le gouvernement. Sa Tribune ouvrière, on s’en souvient, avait été supprimée dès le 4e numéro. Au retour de Genève, le gouvernement français avait saisi les papiers des délégués anglais, et il avait fallu l’intervention de l’ambassadeur anglais à Paris, pour les leur faire rendre. Enfin, le Mémoire des délégués parisiens,imprimé à l’étranger, n’avait pu entrer en France, parce qu’ils s’étaient totalement refusés à y introduire un mot de remercîment à l’Empereur, pour sa bienveillance envers la classe ouvrière ! Le régime de tolérance, sous lequel vivait l’Association, était, on le voit, précaire. Mais c’était d’autre part avec une impatience indignée que quelques-uns comme Varlin subissaient ces entraves.

Patiemment, cependant, ils s’étaient remis à l’étude et les projets allaient leur train : projet de comptoir d’échange — auquel il fallait bientôt renoncer, vu le peu de membres dont on disposait ; — projet de crédit mutuel pour mettre successivement des groupes professionnels en possession de leurs outils de travail et réaliser ainsi l’émancipation du prolétariat ; projet de « tour d’Europe » pour l’enseignement professionnel ; projet d’assurance mutuelle, pour la naissance de l’enfant ouvrier, pour son instruction et pour son entretien, en cas de décès du chef de famille ; enfin vaste enquête sur les conditions du travail. Mais quelle que fût la qualité de ce labeur modeste, ce n’était point par lui non plus qu’on pouvait attirer les masses ouvrières.

Or, ii ce moment, aux environs de 1867, nous assistons comme à une nouvelle poussée du mouvement ouvrier que nous avons vu naître en 1863-64. La candidature ouvrière et la fondation de l’Internationale étaient sortis du premier ; l’Internationale révolutionnaire sortit du second. Ce n’est point parce qu’ils discutèrent avec les blanquistes ni parce qu’ils tinrent compte des opinions « du parti autoritaire », comme le dit Fribourg, que les Internationaux conquirent la confiance des masses ouvrières, mais parce que l’évolution économique et les événements politiques firent comprendre à des masses plus étendues la nécessité de cette organisation, et la contraignirent en même temps elle-même à prendre une allure révolutionnaire.

Il faut le marquer tout d’abord : l’année 1867 fut pour l’économie française, un moment, sinon de crise, au moins de fléchissement. Le crédit se resserra, les affaires languirent. Le commerce extérieur qui avait atteint 7.615 millions de francs en 1865 et 8.126 millions en 1866, tomba en 1867 a 7.965 ; et la diminution portait exclusivement sur les exportations. Les escomptes de la Banque de France étaient tombés de 6 milliards 556 millions en 1866 à 5 milliards 723 millions. A la fin de 1867, le bilan accusait le chiffre formidable de un milliard neuf cent dix-neuf mille francs en caisse. C’est ce qu’on appela la grève du milliard.

Ce fléchissement, passager d’ailleurs, et dû à des causes beaucoup plus générales que la bataille de Sadowa ou l’Exposition universelle de 1867, ne pouvait manquer d’avoir quelques répercussions.

La première, ce fut une recrudescence de l’opposition protectionniste. Les protectionnistes — c’était de bonne guerre — se refusaient à distinguer entre l’accident qu’était cette crise et les résultats généraux des traités de commerce. A Amiens, à Lille, à Roubaix, l’agitation fut vive, surtout au début de 1868. En mai de la même année, un grand débat eut lieu au Corps Législatif sur le protectionnisme et le libre-échange. Majorité et opposants s’y divisèrent. Les partis politiques, un moment, disparurent. On a vu dans les Chambres de la Troisième République des accidents analogues.

Pour la classe ouvrière même, le fléchissement économique fut sensible. A défaut de statistique des grèves, la statistique des poursuites pour atteinte à la liberté du travail montre que les conflits de travail durent être assez fréquents en 1867. En 1865, dans les premiers moments de la liberté de coalition, alors que les travailleurs s’essayaient à l’exercice du droit « nouveau, contesté, suspect » qu’on venait de leur accorder, les poursuites avaient été nombreuses : 87 affaires, suivies de 112 condamnations sur 145 prévenus. En 1866, on n’avait eu que 26 affaires, englobant 130 prévenus, dont 129, d’ailleurs, avaient été condamnés. Or, en 1867, nous notons un nouveau sursaut, une recrudescence de poursuites, et probablement de coalitions : 66 affaires, 161 prévenus, 150 condamnés.

Fatalement, l’Internationale devait s’occuper de ces conflits. La grande association d’études de la classe ouvrière ne pouvait demeurer indifférente ni à leurs causes, ni à leurs effets. Il suffit qu’un jour elle intervint dans une de ces luttes pour devenir, du coup, populaire.

En février 1867, les bronziers de Paris s’étaient mis en grève. Leur société de secours mutuels était puissante et agissante ; les patrons avaient résolu de la briser. Le 14 février, 22 ouvriers de la maison Barbedienne reçurent l’ordre de quitter la Société de secours mutuels. Tout le personnel se solidarisa avec eux, et l’on répondit à l’ultimatum patronal par une demande de révision de tarif. Après quelques jours, M. Barbedienne repoussa les demandes ; les patrons se solidarisèrent avec lui.

Les ouvriers répondirent, en faisant signer dans les ateliers la simple et noble déclaration suivante : « Nous soussignés déclarons avoir l’honneur de faire partie de la société du crédit mutuel des ouvriers du bronze, qui a pour but de garantir à chaque travailleur une rétribution plus en rapport avec les besoins de la vie, et protestons d’avance contre toute société tendant à abaisser la conscience et la dignité de l’homme ».

Une question de dignité n’a jamais laissés indifférents les prolétaires parisiens. Toutes les corporations s’émurent de la lutte des bronziers. La Société des ferblantiers avança 5.000 francs, plus des deux tiers de son capital ! Les typographes et les sculpteurs sur bois, deux corporations qui se trouvaient elles aussi à la veille d’un conflit, n’hésitèrent point à prêter presque tout leur avoir. Et un appel fut adressé aux ouvriers parisiens par dix-huit militants connus.

Parmi les signataires se trouvaient des membres de l’Internationale ; malgré son hostilité foncière pour les grèves, le groupe parisien ne pouvait demeurer indifférent à celle-là. Presque tous les membres du bureau du bronze faisaient d’ailleurs partie de l’association, Camélinat, Arsène Kin, Valdun, Tolain et Fribourg passèrent la Manche, firent appel à la solidarité des Unions anglaises, et purent obtenir quelques billets de mille francs. L’impression fut immense, quand ils les apportèrent dans une réunion de Ménilmontant, à laquelle assistaient les patrons dissidents. La grève ne dura que peu de jours après ; les patrons cédèrent. Mais surtout, le retentissement de l’événement fut énorme. On parla couramment dans les masses ouvrières des millions de l’Internationale.

Les hommes prudents du bureau parisien craignaient cependant de devenir des fauteurs de troubles, d’exciter à la guerre sociale. Comme les tailleurs de Paris, quelques jours plus tard, se déclaraient en grève, ils se refusaient à les aider ; et ils résistaient également, s’il faut en croire Héligon, aux velléités de grève que manifestaient toujours les ouvriers du bâtiment.

Enfin, encore an même temps, en cette fin de mars 1867, ils prenaient position, avec netteté et courage, en face des événements de Roubaix.

Le 15 mars, en effet, les patrons de Roubaix avaient, après entente, affiché un règlement draconien, dans toutes les usines de la ville, « L’ouvrier, disait l’article 3, conduira deux métiers à la fois si le patron le juge convenable et si l’ouvrier s’est engagé pour cela. — L’ouvrier qui, par imprudence prouvée, brisera ou détériorera une pièce quelconque de son métier, sera tenu de payer la valeur du dommage (art. 12). — Les pièces mal faites supporteront un rabais proportionné à la gravité des défauts (art. 13) ».

Le 15 mars, la réponse des ouvriers fut terrible. En quelques heures, des usines furent saccagées ; les métiers furent brisés ; des incendies éclatèrent. Le soir, des troupes occupèrent la ville ; 87 arrestations furent opérées.

Par un manifeste, signé de ses trois correspondants, Tolain. Fribourg, Varlin, la commission parisienne proclama « le droit des ouvriers à une augmentation proportionnelle, alors que, par un nouvel outillage, une production plus considérable leur est imposée » ; elle flétrit les règlements imposés aux travailleurs de Roubaix, « règlements faits pour des serfs et non pour des hommes libres » ; et elle signala que, dans cette grève d’abord calme, l’intervention de la gendarmerie n’avait pu qu’irriter les ouvriers qui croyaient y voir une pression et une menace ».

Mais se tournant alors vers les ouvriers de Roubaix, elle les conjurait de rester calmes.

« Quels que soient, disait-elle, vos justes griefs, rien ne peut justifier les actes de destruction dont vous vous êtes rendus coupables. — Songez que la machine, instrument de travail, doit vous être sacrée ; songez que de pareilles violences compromettent votre cause et celle de tous les travailleurs. Songez que vous venez de fournir des armes aux adversaires de la liberté et aux calomniateurs du peuple.

Il y avait peut-être d’autres choses à dire, en la circonstance, d’autres leçons à tirer des faits. Il faut louer cependant la sincérité de ces hommes qui, au milieu d’une propagande plutôt pénible, ne firent jamais de battage ni de surenchère. D’ailleurs, en terminant, loin de renier leurs frères violents, ils proclamaient « la solidarité d’intérêts et de misère » qui les unissait à eux et ils demandaient à chacun de leur donner appui, matériel et moral.

Tous ces mouvements, toutes ces manifestations, fléchissement des affaires, opposition protectionniste, grèves, émeutes ouvrières, poussaient naturellement le gouvernement impérial à hâter les quelques réformes sociales auxquelles il était à peu près décidé à consentir. Plus que jamais, depuis Sadowa, puisqu’il lui avait été impossible de retrouver l’enthousiasmé populaire de 1859, Napoléon III devait chercher à gagner la confiance ouvrière en hâtant la réalisation des réformes promises.

Depuis qu’ils avaient pu de nouveau élever la voix, les ouvriers avaient énergiquement réclamé l’instruction gratuite et obligatoire. En 1867, le ministre libéral et vraiment démocrate qu’était M. Duruy, le seul ministre de Napoléon III qui ail été un peu populaire, put, après bien des résistances faire aboutir la grande loi sur l’enseignement primaire. Cœur droit, esprit élevé, démocrate impérialiste convaincu, mais sans basse pensée césarienne, Victor Duruy se proposait avec confiance l’instruction intégrale du peuple. « Le jour où l’on a mis, disait-il, le suffrage universel dans la constitution et la souveraineté dans le peuple, la libre concurrence dans l’industrie, les machines dans l’atelier et les problèmes sociaux dans les discussions journalières des ouvriers, on s’est imposé le devoir, pour sauver le travail national, l’ordre et la liberté, d’étendre par tous les moyens l’instruction et l’intelligence des classes laborieuses. » Depuis le début de 1865, le ministre était prêt ; mais « tout le monde était contre son projet », c’était le ministre de l’Intérieur lui-même qui le lui déclarait. Ce projet avait été annoncé le 6 mars 1865 et déposé en mai au Corps législatif. Ce n’est qu’en 1866 que la commission l’étudia, en 1867 qu’on le discuta. Il fut voté alors à l’unanimité. La loi du 10 avril 1867 obligeait toutes les communes de 500 habitants et plus à entretenir une école de filles ; elle autorisait toute commune établissant la gratuité absolue, à voter une imposition extraordinaire de 4 centimes au principal des quatre contributions directes ; elle établissait la caisse des écoles. La loi allait avoir pour effet la création de 8.000 écoles de ville, et de 2.000 écoles de hameau. Au même temps, sous l’impulsion du ministère, les cours d’adultes commençaient à prendre une extension tout à fait remarquable.

Au même temps, la classe ouvrière recevait une autre satisfaction. Elle demeurait toujours engouée de coopération ; elle attendait de ses sociétés, de ses sociétés de production surtout, la suppression du salariat, l’émancipation totale. Les exemples qu’elle donnait n’effrayait point trop le gouvernement impérial : la masse ouvrière, en s’occupant de coopération, écouterait moins peut-être les révolutionnaires. En ouvrant la session de 1865, l’Empereur avait déclaré « qu’il tenait à détruire tous les obstacles qui s’opposaient à la création des sociétés destinées à améliorer la condition des classes ouvrières » et il avait annoncé le dépôt d’un projet de loi. Les associations ouvrières n’avaient pas accueilli sans défiance cette trop belle déclaration. Le 19 février 1865, cinquante gérants ou membres d’associations avaient protesté contre l’idée « d’une loi destinée spécialement aux ouvriers » et réclamé le droit commun. Véron déclarait dans son livre « que la liberté vaudrait mieux pour les sociétés que la plus ingénieuse réglementation et que les dispositions les plus fastueusement protectrices ». Une enquête fut faite. La majorité des sociétés réclamèrent la liberté de se constituer comme elles l’entendaient, le droit de réunion, la réduction des frais de publicité. C’est en 1867, encore, le 24 juillet, que le gouvernement impérial fit aboutir la loi. Elle n’était point parfaite, loin de là : et les associations coopératives de production encore régies par elle aujourd’hui réclament, on le sait, un nouveau statut juridique. Elle apportait cependant quelques améliorations. Les sociétés anonymes pouvaient se former désormais sans l’autorisation du gouvernement (art. 21) ; le nombre des associés ne devant pas être inférieur à sept (art. 23), chacun ayant souscrit une action de 50 francs (art. 50) et en ayant versé le dixième (art. 51), une société anonyme à capital variable pouvait dès lors être constituée avec un capital versé de 35 francs.

Mais si la coopération apparaissait aux ouvriers comme la meilleure solution du problème social, et si une élite de travailleurs s’enthousiasmait ainsi à l’idée de supprimer le salariat, le problème immédiat demeurait celui que la loi de 1864 n’avait fait que résoudre partiellement, celui des rapports présents entre le capital et le travail, entre les salariés et les patrons.

La discussion même de la loi sur les coalitions avait montré à l’avance comment il allait désormais se poser. Comme la gauche l’avait signalé, les ouvriers avaient obtenu le droit de coalition. Mais ils n’avaient ni le droit de réunion, ni le droit d’association ; et, comme les coalitions leur faisaient une nécessité et de se réunir et de s’associer, la loi de 1864 pouvait être dénoncée comme un « traquenard ». En 1804, le 8 juillet, six semaines après la promulgation de la loi, la Société de bienfaisance des portefaix de Marseille se trouvait condamnée pour avoir imposé à ses membres de ne prendre un emploi qu’avec son assentiment. Quelques mois plus tard, en 1805. comme les veloutiers de Saint-Étienne, en grève, avaient institué des sections et des groupes de moins de 20 membres, pour maintenir la cohésion de la grève par un moyen plus sûr que des réunions publiques, les six membres du comité de grève furent condamnés à des peines d’emprisonnement, variant de trois mois à un mois. « La coalition, déclarait le tribunal, suppose seulement une entente accidentelle, mais non point une organisation de la nature de celle qui est soumise au tribunal, organisation en quelque sorte permanente et indéterminée ».

Les tribunaux poursuivant tout ce qui pouvait ressembler à une association, force était de se rabattre sur les réunions. Cette fois, le caprice administratif remplaça l’arbitraire des tribunaux : selon les villes, les autorisations demandées par des ouvriers, grévistes ou non, de s’assembler pour discuter des conditions du travail furent accordées ou refusées. Ce dernier cas était le plus fréquent. Les ouvriers de toutes nuances, ceux de l’Opinion nationale et ceux du Pays, tout comme les Internationaux, demandèrent le droit de réunion et le droit d’association.

A la fin de 1864, le gouvernement, sollicité au moins de se montrer tolérant, avait encore brutalement rappelé que la loi refusait aux ouvriers les droits qu’ils revendiquaient. Mais peu à peu, par la manière dont ils conduisaient les grèves, par leur tactique méthodique, calme, obstinée, les travailleurs s’imposaient à l’attention de leurs adversaires et maîtres. Les luttes des corporations parisiennes, de 1864 à 1866 pour les dix heures, celle des bronziers surtout, avaient frappé l’opinion publique. L’opposition patronale à la loi de 1864 semblait s’apaiser. Et, d’autre part, l’unanimité de tous les écrivains ouvriers à réclamer le droit d’association impressionnait le gouvernement. Vers la fin de 1866, il pensa qu’il était utile de faire dans ce sens aussi des progrès nouveaux ; et il se flatta sans doute de rallier encore quelques sympathies.

Il ne s’y prit point sans habileté. De jour en jour, le césarisme perfectionnait ses méthodes.

De l’Exposition de 1862 et des délégations de Londres était sortie la loi des coalitions. L’Exposition de 1867 allait s’ouvrir. Une fois encore, rappelant par des bienfaits nouveaux les bienfaits anciens, le gouvernement allait encourager les études des ouvriers, leur demander de formuler leurs revendications, et, prudemment, mais sans trop tarder,il leur donnerait quelques satisfactions. L’habileté serait de ne pas porter ombrage aux sentiments d’indépendance de cette classe, de ne point réveiller ses susceptibilités.

Le 29 novembre 1866, une commission d’encouragement aux études des ouvriers fut établie. M. Devinck, l’industriel, le candidat officiel de 1863 en fut président : de nombreux patrons et de hauts personnages en firent partie. L’Empereur donna à la Commission 15.000 francs ; une souscription lui rapporta 140.000 francs. Entre le protecteur et les protégés, il y avait un écran, assez transparent cependant pour que les premiers pussent discerner la silhouette du second et lui devenir reconnaissant ! Le préfet de police reçut l’ordre de ne pas s’inquiéter. La commission fixa le nombre de délégués par professions, organisa les élections, et pour stimuler le zèle des électeurs, offrit à chaque votant un billet d’entrée ! 112 professions nommèrent 316 délégués. 8 refusèrent le patronage officiel, et nommèrent à leur frais 20 délégués.

L’essentiel était maintenant d’amener les ouvriers à formuler leurs revendications. Les délégués, sans doute, allaient faire des rapports comme en 1862 ; mais il était intéressant pour la politique gouvernementale que les rapports donnassent une impression d’ensemble, dont elle pourrait tirer des indications précises. Ainsi, ses réformes, bien adaptées aux désirs ouvriers, ne manqueraient point de trouver dans le monde du travail l’approbation désirée.

Le plan fut réalisé avec une habileté singulière : par une circulaire de juillet 1807, circulaire signée d’ouvriers, les présidents des bureaux électoraux et tous les délégués des diverses professions, même ceux qui avaient refusé le patronage de la commission d’encouragement, furent convoqués à des réunions destinées à favoriser la rédaction des cahiers. Ces réunions, tolérées et encouragées, eurent lieu dans un local scolaire, mis à la disposition de la commission par le maire du XIe arrondissement et situé passage Raoul. De septembre 1867 a août 1869, de nombreuses séances y furent tenues. On eut là comme un Parlement du Travail, où parurent, certains jours, des notabilités, comme Jules Simon ! On y discuta de tout, du caractère et du fonctionnement des chambres syndicales ; du travail des femmes ; de l’apprentissage ; de l’enseignement professionnel ; des conseils de prud’hommes ; des sociétés coopératives, pour lesquelles les délégués marquaient tous la même sympathie. Après chaque discussion, des documents furent réunis. Un volume remarquable de procès-verbaux a été le fruit de ces séances et la rédaction des rapports fut ainsi facilitée.

D’après un document du Musée Carnavalet


Avant même que ces rapports ne fussent publiés (ils ne le furent qu’en 1869), le gouvernement manifesta sa volonté d’assurer à la classe ouvrière la réalisation des réformes dont les débats du passage Raoul exprimaient clairement le besoin. C’était le dernier acte de la comédie.

Le 19 janvier 1868, le Ministre de l’agriculture, du commerce et des travaux publics reçut une délégation de la commission qui lui apporta les vœux ouvriers. Dans leurs réunions, les délégués s’étaient trouvés d’accord pour revendiquer la liberté de former des chambres syndicales dans toutes les professions, l’extension du conseil des prudhommes avec une indemnité pour les conseillers, l’abrogation de l’article 1781 du Code civil et la suppression des livrets. Le 3 février, les délégués remettaient au ministre, sur sa demande, un mémoire écrit. Et le 30 mars, un rapport ministériel, approuvé par l’Empereur, déclarait que les chambres syndicales d’ouvriers jouiraient désormais d’une tolérance égale à celle dont jouissaient depuis de longues années les chambres patronales. Les ouvriers n’avaient eu qu’à parler : l’Empire n’avait-il pas immédiatement fait droit à leurs désirs ?

Mais c’est le résultat commun de toutes les manœuvres césariennes, de toutes les tentatives de canalisation ou de corruption du mouvement ouvrier, qu’elles se retournent presque fatalement contre leurs auteurs. Dans le dessein de gagner l’élite de la classe ouvrière, l’Empire avait machiné toute la mise en scène du passage Raoul. Il avait proclamé officiellement un régime de tolérance pour les associations syndicales. Elles allaient, sur l’initiative de la commission ouvrière elle-même, se multiplier (il s’en créa 67 à Paris de J868 à 1870) et préparer les troupes de l’Internationale.

Mais, en même temps, le problème de conscience que posait de nouveau le patronage impérial, achevait d’affiner chez les ouvriers le sentiment fécond de leur indépendance de classe et de leur dignité.

On aurait tort de se représenter en effet les hommes de la délégation ouvrière, comme des travailleurs soumis et serviles, sortes de politiciens jaunes, attachés à faire le jeu de l’Empire. Comme les hommes de la première commission, comme Coutant, comme Blanc, comme les amis mêmes du prince Napoléon, ils étaient préoccupés sincèrement des intérêts de leur classe. Ils pensaient — c’était leur marotte et c’était leur erreur — que le pouvoir seul pouvait les aider à défendre ces intérêts. Ils faisaient confiance aux promesses répétées du gouvernement impérial et pensaient seulement qu’il fallait souvent les lui rappeler. Mais ils n’auraient point souffert la moindre atteinte à leur indépendance, ni à leur dignité.

Tout au début des réunions du passage Raoul, par exemple, Davaud, dans un article de la Coopération du 30 juin 1867, avait insisté sur le caractère patronal et capitaliste de la Commission d’encouragement ; il avait déclaré que le « patronage » exercé par ses membres était plus étroit qu’en 1862 ; et il avait reproché aux délégués « de demander aux capitalistes l’argent nécessaire pour plaider la cause du travail ». L’assemblée tout entière unanimement protesta, et son mouvement de protestation a un caractère de spontanéité qui frappe. De même les tentatives de Chabaud, l’ancien président de 1862 — un véritable agent de l’Empire, celui-là — pour faire accepter aux délégués des offres directes « d’une personne qu’ils connaissaient tous », furent fraîchement accueillies ; Sans doute, trois d’entre eux acceptèrent bien, en janvier 1868, la décoration de la Légion d’honneur que leur décernait le ministre. Mais le texte même des rapports qu’ils rédigèrent prouve que tous ces hommes parlèrent librement et à voix haute. On dirait même parfois qu’ils enflent volontairement le ton pour mieux manifester leur indépendance.

Mais ici encore allait se marquer un nouveau progrès dans la conscience de quelques-uns. Si la plupart se résignaient à accepter les faveurs du gouvernement sans lui en savoir gré, sans s’inféoder à sa politique, et s’appliquaient simplement à affirmer, en toute occasion, leur complète indépendance, — et la mentalité de beaucoup, hélas ! ne s’est pas depuis lors élevé plus haut — d’autres se trouvaient déjà qui ne voulaient rien devoir au gouvernement et qui se refusaient à accepter les faveurs de la classe adverse ou de ses représentants. Si Chabaud osait déclarer, en pleine assemblée ouvrière : « Nous sommes tous pauvres et nous ne devons pas refuser des secours que d’autres bien plus riches que nous n’ont pas dédaigné d’accepter » (Procès-verbaux des Assemblées des délègues, page 167.), Varlin et ses amis estimaient qu’il fallait laisser à ces « autres » leur indignité. Les relieurs avaient refusé tout patronage, toute subvention, et quelques corporations avaient suivi leur exemple. En face des délégués élus sous les auspices de la Commission, il y en eut ainsi quelques autres, élus en dehors de tout patronage : ceux des ferblantiers, des relieurs (Clémence et Varlin), des doreurs sur cuir, des doreurs sur tranche, des menuisiers en bâtiment, des ciseleurs en bronze, des monteurs en bronze (Landrin Hippolyte), des tourneurs en bronze (Landrin Léon). Leurs rapports furent imprimés à part, aux frais de leurs sociétés.

Mais — c’est là aussi un exemple de tactique qu’il faut rappeler — au moment même où ils affirmaient ainsi cette conception nouvelle de l’indépendance absolue de leur classe, les militants de l’Internationale, qui inspiraient ces corporations et qui en furent les libres délégués, se gardèrent bien de prendre une attitude hautaine d’intransigeance et d’opposition à l’égard des corporations patronées. Ils ne traitèrent pas leurs représentants de « vendus » ni de « domestiqués » ; ils vinrent coopérer à leur tâche, dans la mesure où elle pouvait servir la cause générale. Avec les délégués « encouragés », ils assistèrent aux assemblées du passage Raoul ; ils prirent une part active aux discussions ; ils développèrent leurs conceptions particulières, et parmi les pièces annexes qui font du recueil des procès-verbaux un très précieux document, on n’est pas médiocrement surpris de retrouver le pacte fondamental de l’Internationale ou ses proclamations, lors des grèves. Les délégués officiels, inspirés par la fine mouche qu’était leur secrétaire, l’ébéniste Tartaret, ne se montrèrent pas plus exclusifs que les exclusifs eux-mêmes ; et Tartaret lui-même ne crut pas sa présence déplacée au Congrès de Bruxelles où il alla représenter la « Commission ouvrière ».

Par cette habile méthode de pénétration, l’Internationale se faisait mieux connaître du monde des militants ouvriers. Qu’une heure vînt maintenant, heure prochaine sans doute, où les promesses de l’Empire paraîtraient illusoires et mensongères : c’était vers elle, tout naturellement, vers l’association qui se proposait de donner aux travailleurs confiance en leur propre effort, que les militants déçus se retourneraient.

Tout cela se passait de juillet à septembre 1867. Il fallait plusieurs mois encore pour que la semence, ainsi jetée, pût lever. En septembre 1867, lorsque les délégués de la section parisienne se rendirent au Congrès de Lausanne, leur groupement n’avait point pris une bien grande extension. Le rapport de Murât constatait que la section avait 600 membres, et qu’elle devait une somme de 466 francs.

On sait l’importance théorique du Congrès de Lausanne (2-7 septembre 1867). C’est à ce Congrès que se heurtèrent pour la première fois les deux théories opposées du mutualisme et du collectivisme. Le mutualisme l’emporta.

Je passe encore forcément sur les débats du Congrès. On en trouvera un vivant tableau dans le livre de James Guillaume (I, p. 29 et sq.), et un sérieux résumé critique dans l’ouvrage de notre regretté camarade Gustav Jaeckh (Die Internationale, p. 53).

Après avoir examiné les moyens de développer la propagande et fixé une cotisation à l’organe central de 10 centimes par an et par membre, le Congrès préconisa l’organisation nationale du crédit gratuit et recommanda la coopération de production aux sociétés d’assurances mutuelles (2e question). Il signala le danger de la formation d’un cinquième État, si les associations ouvrières créaient un quatrième État, c’est-à-dire une classe nouvelle de travailleurs privilégiés ; et il invita les associations à supprimer tout prélèvement du capital sur le travail (3e question). Ce fut, notons-le, à l’occasion de cette question que César de Paepe soutint l’idée de l’entrée du sol à la propriété collective de la société et l’abolition de l’héritage à certains degrés. Allemands et Belges se déclarèrent partisans absolus de la possession collective, tant de la terre que des instruments de travail ; Français et Italiens défendirent la propriété individuelle. Le problème fut renvoyé au prochain Congrès. Sur les relations du capital et du travail (4e question), sur les grèves et le chômage, le Congrès de Lausanne renouvela les déclarations de Genève (Cf. p. 300). Et c’est encore une fois dans le sens proudhonien qu’il résolut le problème de l’enseignement et du travail des femmes (5e question). Enfin, après avoir, toujours selon les mêmes conceptions proudhoniennes défini les limites du pouvoir de l’État, il aborda les deux questions qui allaient précisément décider du sort de l’Internationale en France.

La septième question de l’ordre du jour était ainsi formulée : « La privation des libertés politiques n’est-elle pas un obstacle à l’émancipation sociale des travailleurs, et l’une des principales causes des perturbations sociales ? Quels sont les moyens de hâter ce rétablissement des libertés politiques ? »

C’étaient, dit James Guillaume (I, 36) ; les délégués genevois qui avaient reçu mission de la poser ; et elle était destinée à « servir en quelque sorte de pierre de touche pour éprouver la sincérité républicaine de certains délégués parisiens ». Les délégués parisiens la votèrent, non point, croyons-nous, comme certains l’insinuèrent, pour dissiper les soupçons, mais parce qu’elle correspondait vraiment à leurs idées. Elle était ainsi conçue : « Le Congrès déclare :

« Considérant que la privation des libertés politiques est un obstacle à l’instruction sociale du peuple et à l’émancipation du prolétariat ;

« 1° L’émancipation sociale du travailleur est inséparable de son émancipation politique ;

« 2° L’établissement des libertés politiques est une mesure première d’une absolue nécessité ».

A la rigueur, encore, on aurait pu soutenir qu’il n’y avait pas là un changement de tactique. Les formules mêmes, dont usaient les Soixante dans leur manifeste de 1864, n’étaient pas absolument contradictoires à cette résolution du Congrès.

Mais il n’en est point de même de l’adhésion de l’Internationale au Congrès de la paix et de la liberté qui devait se tenir quelques jours plus tard, du 9 au 12 septembre, à Genève.

Qu’était ce Congrès, qui attirait à ce moment l’attention de toute l’Europe et qui faisait presque oublier le Congrès des ouvriers ? Il procédait de ce sentiment d’inquiétude que tous les démocrates avaient éprouvé à la pensée d’une guerre européenne possible, au lendemain de Sadowa ou lors de l’affaire du Luxembourg. Plusieurs ligues ou unions de la paix s’étaient alors fondées ; mais elles s’abstenaient de toute intervention dans le domaine politique. Était-ce logique ? Était-ce possible ? Beaucoup de démocrates-radicaux ne le croyaient pas. Ils estimaient au contraire et avec raison que le développement politique intérieur de chaque État était un facteur essentiel de la paix. Ceux d’entre eux qui écrivaient au Phare de la Loire rédigèrent un appel. Un comité clandestin s’organisa. Bientôt, les adhésions vinrent en masse, de tous les héros des luttes passées, des démocrates les plus illustres. Et la première question du programme manifesta clairement la pensée républicaine de ceux qui allaient se réunir.

« Le règne de la paix, demandait-elle, auquel aspire l’humanité comme au dernier terme de la civilisation, est-il compatible avec ces grandes monarchies militaires qui dépouillent les peuples de leurs libertés les plus vitales, entretiennent des armées formidables et tendent à supprimer les petits États au profit de centralisations despotiques ? Ou bien la condition essentielle d’une paix perpétuelle entre les nations n’est-elle pas, pour chaque peuple, la liberté, et, dans leurs relations internationales, rétablissement d’une confédération de libres démocrates, constituant les États-Unis d’Europe ? ».

Les manifestations de toutes sortes qui s’étaient produites avant le Congrès ne pouvaient laisser subsister aucun doute : il allait constituer comme disaient les journaux, les Assises de la démocratie européenne. Reform-League et Trade-Unions anglaises, socialistes de Belgique, ouvriers allemands, démocrates italiens et espagnols avaient adhéré avec enthousiasme. Et beaucoup de délégués au Congrès de l’Internationale se trouvaient en même temps délégués au Congrès de Genève. Lors donc que la question de l’adhésion officielle de l’Internationale au Congrès de la paix, vint en discussion, le Congrès adopta une adresse d’adhésion, et il chargea Tolain, de Paepe et James Guillaume d’aller la porter à Genève.

L’adresse rappelait que la guerre pèse principalement sur la classe ouvrière, que la paix armée paralyse les forces productives ; « que la paix, première condition du bien-être général, doit à son tour être consolidée par un nouvel ordre de choses qui ne connaîtra plus dans la société deux classes dont l’une est exploitée par l’autre ». Et ce fut Tolain qui fit voter l’adjonction suivante : « Le Congrès, considérant que la guerre a pour cause première et principale le paupérisme et le manque d’équilibre économique ; que, pour arriver à supprimer la guerre, il ne suffit pas de licencier les armées, mais qu’il faut encore modifier l’organisation sociale dans le sens d’une répartition toujours plus équitable de la production ; subordonne son adhésion à l’acceptation par le Congrès de la paix de la déclaration ci-dessus énoncée ». Ainsi les Internationaux adhéraient au Congrès de la paix ; mais ils y apportaient une affirmation nouvelle, à laquelle ils demandaient au Congrès lui-même d’adhérer. La liberté politique, à elle seule, ne leur paraissait pas capable de garantir la paix ; il fallait qu’elle s’ajoutât à la justice sociale. La démocratie bourgeoise le comprendrait-elle ?

Fribourg a dit (l’Association internationale, p. 115) que, si l’Internationale entra ainsi officiellement en relations avec une société politique, c’est qu’en présence des attaques incessantes dont elle était l’objet, les délégués crurent devoir donner « des gages » au parti républicain.

Il se peut qu’après coup, on y vit cet avantage. Mais on ne peut oublier l’état d’esprit que nous avons signalé chez les délégués des autres sections. On ne peut oublier que dès 1866, et en 1867 encore, à l’occasion de l’affaire du Luxembourg, avant les démocrates bourgeois eux-mêmes, les Internationaux parisiens exprimaient dans leurs adresses exactement les idées qui furent reprises à Lausanne. Et il suffit de se rappeler leurs relations de plus en plus entretenues et étendues avec la jeunesse politique, pour comprendre l’évolution profonde qui s’accomplissait dans leurs esprits et qui les poussait peu à peu à franchir les limites de la prudence.

Mais il est aussi très caractéristique que, par le développement d’une pensée déjà incluse au Manifeste des Soixante, et que le développement de l’opposition républicaine rendait de jour en jour plus actuelle, Tolain lui-même songea à poser aux démocrates bourgeois la question de la réorganisation sociale. Ce ne sont plus seulement, comme en 1865, de jeunes intellectuels révolutionnaires qui s’opposent aux parlementaires ; ce sont les ouvriers eux-mêmes. Leur opposition avait été plus longue à se manifester ; elle n’en fut pas moins éclatante.

Le Congrès de la paix fut plein d’ardeur et de confusion. Les récits que nous en avons évoquent au souvenir nos récents Congrès internationaux de libre-pensée. Le héros Garibaldi y débita des aphorismes qui surprirent, proclama la déchéance de la papauté, mais proposa d’adopter la religion de Dieu. Son enthousiasme fit tolérer ses naïvetés ; puis le Congrès établit les bases de la Ligue de la Paix comme organisation permanente.

Les délégués de l’Internationale le saisirent donc de la question sociale. Les-trois délégués officiels ne se trouvaient d’ailleurs point seuls : E. Dupont, délégué de l’Internationale de Londres, vint démontrer que « pour établir la paix perpétuelle, il fallait accepter la révolution sociale avec toutes ses conséquences » ; Bakounine proclama que la Russie ne pourrait être régénérée que par les principes du fédéralisme et du socialisme ; et Chemalé déclara que les ouvriers, pour cette fois encore — mais il laissait pressentir que c’était la dernière, — présentaient aux favorisés du sort l’épée par la poignée !

Gustave Chaudey, le Proudhonien modéré, l’éditeur du dernier livre de Proudhon, parla pour la conciliation, pour l’alliance nécessaire entre la bourgeoisie et le prolétariat.

Finalement, deux résolutions furent prises, l’une qui affirmait « l’incompatibilité des armées permanentes avec la liberté et le bien-être de toutes les classes de la société, principalement de la classe ouvrière », l’autre qui invitait les membres de la Ligue à faire mettre à « l’ordre du jour, dans tous les pays, la situation des classes laborieuses et déshéritées, afin que le bien-être individuel et général vienne consolider la liberté politique des citoyens ». Émile Accolas célébra, dans le Temps, l’alliance du socialisme et de la liberté politique. « La politique et l’économie, disait-il, se sont reconnues et réconciliées dans la justice ».

La formule était belle. La réalité était moins vaste. Ceux qui avaient fait alliance à Genève, c’étaient surtout les jeunes révolutionnaires et les ouvriers, les uns désormais plus préoccupés encore des réformes sociales, les autres prêts à la lutte politique. Entre l’opposition parlementaire et libérale et ce nouveau groupement révolutionnaire le fossé allait se creuser. Clamageran revenait de Genève, plein d’irritation « contre les déclamateurs, les fous et les imbéciles qui, pendant quatre jours, avaient envahi la tribune, contre la tourbe des athées et des proudhoniens ». (Correspondance, page 292). Dameth, de Molinari, Cherbuliez avaient éprouvé les mêmes sentiments d’impatience et de colère.

Quelques semaines plus tard, l’affaire du 4 novembre accentuait le différend. Au moment où tous les ennemis de l’Empire se réunissaient pour une manifestation qui pouvait dégénérer en émeute, les députés de Paris avaient brillé par leur absence.

Ce furent alors les Internationaux qui sommèrent ces députés de donner leur démission afin de pouvoir fournir au peuple parisien, par de nouvelles élections, un moyen de protester contre l’expédition de Rome.

Jules Favre, répondant à une délégation qui venait le trouver dans ce luit, argua de l’opposition de ses collègues pour refuser. « Pressé également, raconte Fribourg (p. 117), de faire connaître si le prolétariat pourrait espérer être guidé dans la lutte par la bourgeoisie libérale, le jour où il se lèverait en armes pour la République, M. Jules Favre, malgré la décision du Congrès de Genève, répondit : « C’est vous, Messieurs les ouvriers, qui seuls avez fait l’Empire, à vous de le renverser seuls ».

Que la parole soit exacte ou non, elle exprime bien l’opposition qu’allait rencontrer dé la part de la gauche parlementaire le prolétariat socialiste, dans sa lutte pour la République et la Révolution sociale. Mais cette opposition n’était pas de force à l’arrêter. Dès cette fin de 1867, les militants ne doutaient point de l’issue de la bataille. A quinze ans de distance, Héligon se figurait encore que si les chefs de la démocratie parisienne n’avaient pas refusé de prendre part à la manifestation du 4 novembre 67, la lutte révolutionnaire eût immédiatement commencé. « Au jour indiqué, racontait-il, plus de 20.000 citoyens étaient réunis près de la Porte Saint-Denis ». Ils ne l’étaient que dans l’imagination du vieux militant qui racontait cela aux Trinosophes de Bercy en 1880. La masse des prolétaires parisiens n’avait pas encore acquis l’audace de bataille qu’elle aura dans les premiers mois de 1870. Mais s’il semblait à Héligon, que la lutte aurait pu être engagée en 1867 et que les forces d’insurrection étaient nombreuses, c’est que par le Congrès de Lausanne et par celui de Genève, par l’alliance des ouvriers socialistes et de la jeunesse révolutionnaire, le socialisme révolutionnaire venait de renaître, éveillant chez tous de nouvelles espérances. C’était là le fruit de toute la longue évolution que nous venons de raconter.

Sur l’heure, le premier résultat, ce fut de provoquer les rigueurs du gouvernement impérial ; et ce fut l’anéantissement momentané de l’organisation ouvrière qui venait ainsi d’affirmer sa sympathie pour la révolution.

Le 30 décembre 1867, des poursuites furent engagées contre tous les membres du bureau de Paris. Quinze citoyens, parmi lesquels Tolain, Chemalé, Héligon, Camélinat, Murat, Perrachon se trouvèrent ainsi inculpés d’avoir fait partie d’une association non autorisée de plus de 20 personnes. C’était, traditionnellement, en vertu de l’article 291 du Code pénal et de la loi du 10 avril 1834 qu’ils se trouvaient poursuivis. On sait que ce sont ces textes qui ont servi pendant la moitié du XIXe siècle à briser une à une toutes les organisations ouvrières.

L’accusation était mal fondée, il y avait déjà quelque trois ans que l’association internationale fonctionnait publiquement à Paris. L’avocat impérial

LE SECOND LOCAL DE L’INTERNATIONALE, PLACE DE LA CORDERIE. — ÉTAT ACTUEL
Les fenêtres marquées sont celles des deux étages occupés par l’Internationale et par la Fédération des sociétés ouvrières.


avait à expliquer pourquoi l’association aussi longtemps tolérée était devenue soudain un objet de poursuite. Il l’accusa donc d’avoir en quelque manière rompu le pacte de tolérance conclu tacitement entre elle et le Gouvernement, par le fait même qu’elle avait abordé les questions politiques.

Tolain qui avait été chargé de la défense générale, répondit en montrant qu’il était impossible « de distinguer la limite qui sépare la politique de l’économie sociale » et il railla finement l’avocat impérial qui y avait échoué. Il montra que la question des armées permanentes, que la question des impôts liaient des questions ouvrières : « Nous n’avons fait de politique, concluait-il, que celle qui ne peut pas se séparer des matières que nous avions à traiter, mais de politique pure nous n’en avons jamais fait. » — « A Roubaix, disait-il encore, le fabricant était à la fois législateur, magistrat et gendarme. Législateur, il prenait des arrêtés ; magistrat, il prononçait des condamnations pour infractions à ces arrêtés, et gendarme, il les faisait exécuter en mettant les délinquants à la porte de ses ateliers. Nous avons combattu cet état de choses monstrueux ; est-ce là faire de la politique ? » (Premier procès de l’Association internationale, p. 48-50). C’était, débattu entre l’avocat impérial et Tolain, le problème même qui se pose encore à l’heure présente avec tant d’acuité à nos organisations syndicales.

Le 20 Mars, les quinze prévenus, en qui l’avocat impérial avait bien voulu reconnaître « des ouvriers laborieux, intelligents, honnêtes », furent condamnés à 100 francs d’amende chacun. Ils firent appel et comparurent devant la cour impériale le 22 avril 1868. Ce fut Murat qui présenta la défense générale. Il fit un long historique de l’association et montra que par la force même des choses l’association internationale comme telle ne pouvait s’occuper de politique. « Tandis, déclarait-il, que la question du prolétariat, du salariat, du travail est la même aussi bien en Suisse qu’en France et en Amérique, la question politique se pose souvent pour un peuple à un point de vue différent » (page 80). Libre donc à chacun des membres de l’association de s’occuper de « politique dans les manifestations diverses auxquelles elle donne lieu dans les différents pays », c’est le devoir de tout homme et de tout citoyen (page 90). Mais l’association comme telle n’a pas à intervenir et elle n’est pas, affirmait-il, intervenue.

L’avocat général reprit la thèse de son confrère de la correctionnelle. Tolain répliqua vivement ; il montra qu’au fond ce qu’on poursuivait, c’était, en dehors de l’association même, l’attitude politique de ceux qui la composaient. Le procès était donc un procès de tendance : les prévenus affirmèrent hautement leurs tendances : « Nous autres socialistes, reprit Tolain, qui avons été mitraillés en juin et transportés au 2 Décembre… nous ne nous contentons point d’un mot ou d’une forme extérieure. Ce que nous désirons changer, ce sont les choses ; dans la société que nous rêvons, le travail sera la base constitutive. Nous avons donc cherché quel serait le rôle de l’État et à en donner une définition ». Et il montra que, dans la société corrompue où les monopoleurs et les mangeurs d’argent exécutaient toutes leurs saturnales, seules les associations ouvrières étaient les éléments d’ordre et de reconstruction que trouverait la société quand serait venue la catastrophe (p. 114-116). La Cour d’appel confirma le jugement.

Ce procès permettait de voir par quelle évolution, par quel élargissement naturel du problème ouvrier, des hommes comme Tolain en étaient venus à se soucier du rôle de l’État et des questions politiques.

Au moment où des hommes plus jeunes et plus ardents vont leur succéder dans la conduite de la bataille, au moment où ils commencent de perdre peu à peu toute influence, il importait de marquer les derniers progrès que l’expérience quotidienne avait fait faire à ces libres esprits.

D’autres donc avaient relevé l’arme. Pour que l’œuvre d’émancipation ouvrière si péniblement commencée ne fût pas anéantie, pour que les quelques éléments déjà organisés ne fussent point dispersés, il avait été décidé, le 19 février 1868, que les membres du bureau de Paris seraient appelés à élire une nouvelle commission. Le 8 mars, le dépouillement des votes amena la nomination de Bourdon, graveur ; Varlin, relieur ; Benoit Malon, teinturier ; Combault, bijoutier ; Mollin, doreur ; Landrin, ciseleur ; Humbert, tailleur sur cristaux ; Granjon, brossier ; Charbonneau, menuisier en meubles sculptés.

Sans hésiter à la pensée de poursuites certaines la deuxième commission parisienne annonça publiquement sa constitution. Quelques jours plus tard, elle donnait encore la mesure de son courage et de son activité en lançant un appel aux travailleurs parisiens en faveur des grévistes de Genève. Dans cette ville, en effet, depuis le 23 mars, toutes les corporations du bâtiment, habilement conduites par le serrurier savoyard Brosset, avaient engagé la lutte pour la journée de dix heures (au lieu de 12) et pour la fixation des salaires d’après un tarif arrêté par les assemblées générales des corps de métiers. Le 5 avril, l’Opinion Nationale publiait l’appel de la Commission parisienne. En quelques jours, les différentes Sociétés professionnelles envoyaient à Varlin plus de dix mille francs ; et c’est alors que les journaux bourgeois commençaient leurs contes ridicules sur les « meneurs étrangers », sur les « ordres venus de Londres » ou les trésors fantastiques de l’Internationale. Le Gouvernement était ouvertement bravé, il répondit au défi le 22 mai 1868. Les neuf membres de la deuxième Commission comparurent à leur tour devant la sixième chambre du Tribunal correctionnel de Paris.

Ce fut Varlin qui présenta la défense commune. Il montra que c’était l’activité de l’Internationale pendant la grève qui avait déterminé les nouvelles poursuites ; il déplora encore la nécessité où les travailleurs se trouvaient de recourir à la grève, « moyen barbare de régler les salaires » ; mais il fit retomber la responsabilité de ces luttes perpétuelles sur ceux qui entravaient l’œuvre d’associations d’étude telles que l’Internationale. « Si, devant la loi, dit-il, nous sommes vous des juges et nous des accusés, devant les principes nous sommes deux partis, vous le parti de l’ordre à tout prix, de la stabilité, nous le parti réformateur et alors, dans une description virulente il dénonça les misères de l’état social rongé par l’inégalité, tué par l’insolidarité » ; il mit en parallèle la vie jouisseuse d’un petit nombre et la masse, « la grande masse languissant dans la misère et dans l’ignorance, ici s’agitant sous une oppression implacable, là, décimée par la famine, partout croupissant dans les préjugés et les superstitions qui perpétuent son esclavage de fait ». Il fit, dans le détail, et avec une éloquence simple et saisissante, le tableau comparé de la vie du riche ci « le celle du pauvre ; il dit « la haine sourde entre la classe qui veut conserver et celle qui veut reconquérir », entre la classe parasite et la classe du travail désormais consciente. « Lorsqu’une classe, conclut-il, a perdu la supériorité morale qui l’a faite dominante, elle doit se hâter de s’effacer, si elle ne veut pas être cruelle, parce que la cruauté est le lot ordinaire de tous les pouvoirs qui tombent. Que la bourgeoisie comprenne donc que, puisque ses aspirations ne sont pas assez vastes pour embrasser les besoins de l’époque, elle n’a qu’à se confondre dans la jeune classe qui apporte une régénération plus puissante : l’égalité et la solidarité.par la liberté ». (Procès, p. 165).

Cette fois, les juges frappèrent plus rude. Varlin n’avait point plaidé l’indulgence. Ce fut pour chacun des prévenus, trois mois de prison, 100 francs d’amende. Ils en appelèrent. Le 19 juin, le jugement fut confirmé.

Le gouvernement avait donc réussi : l’Internationale parisienne était anéantie. Déjà, immédiatement après le premier procès, le nombre des membres, de 5 à 800 environ, était tombé à une centaine. Beaucoup ne se souciaient pas d’aller en prison. Quand les membres de la deuxième commission furent jugés et emprisonnés, ce fut pis encore. Murat restait sans doute en relations avec Dupont, le secrétaire général pour la France, à Londres. Le petit groupe de militants demeurait bien fidèle à ses idées ; mais l’association comme telle était morte. C’était Tolain qui en septembre, le déclarait au 3e Congrès, à Bruxelles : les adhérents français ne pourraient plus désormais servir la cause commune que par des efforts individuels.

Mais les sections françaises de l’Internationale ne devaient pas tarder à renaître ou à se réveiller. A l’heure même où avait lieu les derniers débats de ses procès, et tandis que les membres de la deuxième commission entraient a Sainte-Pélagie, se tenait à Paris, le 20 juin, la première réunion publique. La loi sur la presse et la loi sur les réunions, avidement utilisées par le peuple ouvrier et par le parti républicain, allait rendre aux masses la hardiesse de pensée et l’énergie d’action que de longues années d’oppression avait éteintes et que le dévoûment obstiné d’une poignée d’hommes avaient eu jusqu’alors tant de peine à réveiller. C’était désormais une foule avide d’apprendre et prompte à s’émouvoir, que les militants révolutionnaires allaient entraîner à la bataille, pour le renversement de l’Empire détesté, pour le rétablissement de la république, mais aussi peut-être pour la fin de la misère prolétaire, pour la Révolution sociale.