Histoire socialiste/Le Second Empire/07

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CHAPITRE VII


VERS LA RÉVOLUTION SOCIALE


C’est de l’année 1868 que date vraiment le grand mouvement républicain et révolutionnaire qui devait tôt ou tard emporter l’Empire. Jusqu’alors, les petits groupes républicains se trouvaient plus ou moins réduits à un travail de termites, minant lentement et sourdement l’édifice impérial, ouvrant les brèches par où passaient soudain les candidats de gauche, hostiles à l’autorité. Les groupements ouvriers réunissaient les militants, rien de plus ; ils ne voyaient point venir à leurs appels ces masses anonymes, incertaines et flottantes, mais ; dont les flottements mêmes révèlent l’influence exercée, indiquent l’action nécessaire.

A partir de 1868, comme subitement, la scène change. C’est à des foules réveillées que les républicains et les socialistes vont s’adresser. Désormais, l’Empire apparaît à tous comme condamné. Question de temps seulement ; mais nul ne doute que tôt ou tard le gouvernement du 2 Décembre ne succombe. « Les temps sont proches ! » ; c’est l’idée commune, celle qu’on retrouve alors jusque dans les lettres intimes. De juin 1868 à juillet 1870, ce sont des mois d’activité intense, des mois de fièvre, d’inquiétude et d’enthousiasme que nos pères ont vécu. Inquiétude des intrigues et des manœuvres parlementaires, ministérielles ou policières, par lesquelles l’Empire ébranlé tente de se consolider ; inquiétude surtout de ces bruits de guerre, qui retentissent de temps à autre, en avril 68, en octobre 68, en mars 69, et qui viennent rappeler aux républicains que c’est dans les conflits extérieurs que les despotismes menacés ont toujours cherché des moyens de se rétablir. Mais aux heures de réunion ou dans les jours de grande manifestation, lorsque tout Paris tressaille, lorsque la capitale semble déjà en état révolutionnaire, la confiance revient à tous les cœurs : les temps sont proches !

Quels temps ? — Ceux de la République sans doute. — Mais quelle République ? La République organisée et rassurante que tâchent de définir et de régler Gambetta et ses amis ? La République jacobine et conventionnelle de Delescluze ? Ou bien déjà, tout de suite, la République sociale, la République de justice et d’égalité ? Qui sera à la pointe de la bataille Qui entraînera les foules déchaînées ? Dans la lutte qu’ils mènent en commun, c’est la préoccupation de tous. Il ne faut pas que la Révolution surprenne, comme celle de 1848 ; il faut, ennemis de l’Empire, que nous soyions prêts à prendre le pouvoir, prêts à organiser la société. Et, dans cette heure de force et d’élan, sans qu’elle affaiblisse la bataille générale, la discussion s’élève, ardente et féconde, entre le socialisme et la République pure.

Nous l’avons dit : ce sont les lois de 1868, ce sont la loi sur la presse, promulguée le 11 mai et la loi sur les réunions publiques, promulguée le 8 juin, qui donnèrent l’essor au mouvement républicain et socialiste jusqu’alors contenu, et qui permirent aux sentiments des foules de se manifester.

On en connaît les principales dispositions. La loi sur la presse abolissait le régime des autorisations. Pour fonder un journal, il n’y avait plus besoin d’autorisation ; une déclaration suffisait. Les avertissements étaient abolis ; abolies également les suspensions et les suppressions par voie administrative. Les journaux ne pouvaient plus être frappés que par une sentence judiciaire ; mais, comme le gouvernement impérial savait ce qu’il en avait des gouvernements antérieurs d’avoir laissé au jury le soin d’apprécier les délits de presse, les procès de presse étaient renvoyés aux tribunaux correctionnels ; et les pénalités étaient énormes. Il demeurait défendu aux journaux de discuter la Constitution et de publier sur les débats des Chambres autre chose qu’un compte-rendu officiel. Des entraves fiscales, comme le timbre et le cautionnement, subsistaient nombreuses. En fait, le pouvoir discrétionnaire du gouvernement sur la presse se trouvait aboli ; mais le régime auquel elle se trouvait soumise, demeurait encore assez rude.

La loi sur les réunions autorisait en principe les réunions publiques ; mais elles ne pouvaient avoir lieu qu’après une déclaration signée de sept personnes, dans un local fermé, et sous la surveillance d’un commissaire de police, qui avait le pouvoir de les dissoudre. Le gouvernement avait le droit d’ajourner ou d’interdire toute réunion. La loi ne parlait point du droit d’association. Ce droit n’existait point. Il n’existait qu’une tolérance gouvernementale.

Pour quelles, raisons, après avoir retardé près de dix-huit mois l’accomplissement des promesses libérales faites en janvier 1867, l’Empereur s’était brusquement décidé à les tenir ? Au début même de 1868, on pouvait se sentir encore en pleine réaction. Depuis l’affaire de Mentana, depuis les interpellations et débats sur les affaires d’Italie (décembre 67), le gouvernement se trouvait de nouveau inféodé aux intérêts catholiques. L’Empereur répondait aux archevêques par de pieux discours, appelait sur son règne la protection divine et proclamait que « l’Église est le sanctuaire où se maintiennent intacts les grands principes de morale chrétienne qui élèvent l’âme au-dessus des intérêts matériels » (Discours de Rouen, mai 1868). Les évêques, haussant le ton, prétendaient régenter l’État et multipliaient les attaques contre l’Université, propagatrice des doctrines immorales et perverses. M. de Bonnechose, au Sénat, combattait la liberté de l’Enseignement supérieur ; M. Dupanloup, l’évêque d’Orléans, s’acharnait contre les cours secondaires de jeunes filles, dont l’éducation, confiée à l’Église comme un dépôt, ne pouvait, disait-il, lui être ravie. Et l’épiscopat français presque unanime se préparait à voter à Rome l’infaillibilité pontificale et l’érection en principes des négations du Syllabus. Par quelle bizarre contradiction, à ce moment précis, le gouvernement en venait-il à réaliser des réformes libérales ?

La versatilité impériale est connue. Napoléon III n’avait jamais été l’homme que des demi-décisions : l’influence cléricale elle-même devait réveiller en lui ses vieux instincts libéraux. Ce fut surtout à cette époque que le démocrate sincère qu’était Duruy se sentit le plus intimement d’accord avec lui, contre les Chambres elles-mêmes ou les autres ministres. Puis, les crises de maladie se succédaient plus fréquentes, rendant plus pénibles encore les résolutions à prendre, plus lourdes les responsabilités. Tout poussait l’Empereur à se décharger : la lutte, tout près de lui, de ces influences opposées, avec lesquelles il ne savait même plus ruser et dont il se sentait devenir la proie, les difficultés successives où s’embarrassait sa politique et ses échecs presque ininterrompus, enfin l’espérance d’apaiser quelques revendications, de regagner quelques partisans par des concessions qu’il estimait opportunes. Peu à peu, malgré Rouher, l’Empereur se trouvait enclin à écouter les conseils d’Ollivier, et d’autant plus que les imaginations naïves et persévérantes du député libéral lui fournissaient le moyen de se faire encore illusion, de se duper lui-même. A l’heure où son pouvoir ébranlé chancelait, à l’heure où, pour des raisons intérieures et sous l’effort de l’opposition croissante, le régime autoritaire craquait de toutes parts, les réformes libérales devaient faire illusion, faire croire à tous et à l’Empereur lui-même que, l’ordre établi, l’heure de la liberté venait de sonner et que l’édifice, selon la formule fameuse, allait recevoir son couronnement. Quelques mois avant les lois libérales, notons-le bien, la loi de réforme militaire avait été votée en février ; après une vive opposition du parti républicain qui redoutait de fournir à son ennemi de nouvelles armes, la Chambre avait concédé au gouvernement le service de neuf ans, divisé en deux périodes, cinq ans d’année active et quatre ans de réserve, ce qui devait donner 800.000 hommes. Dans la loi militaire, comme dans les lois libérales, c’était un renouvellement de forces que l’Empire s’efforçait de trouver.

Dans les deux domaines, il était trop tard. Le gouvernement n’avait plus le prestige nécessaire pour faire accepter à la nation les sacrifices qu’il lui demandait ; il était devenu trop faible pour empêcher que les libertés, ainsi restituées par lui, ne fussent mises en œuvre contre lui.

Il ne tarda pas à s’en apercevoir par l’usage qui fut fait des demi-libertés concédées à la presse. La loi était à peine promulguée que les journaux républicains se multiplièrent. Les élections approchaient ; elles devaient en effet avoir lieu en mai 1869. De bons instruments de propagande étaient nécessaires. A côté des vieux organes, du Siècle, de l’Opinion Nationale (1859), du Temps (1861), et de l’Avenir National que publiait depuis 1865 le vieux républicain anti-clérical Peyrat, de nouveaux parurent : il y eut la Tribune, le journal dirigé par Pelletan et auquel collaboraient Lavertujon, Glais-Bizoin, Cluseret, Naquet, Claretie ; la Revue politique, dirigée par Challemel-Lacour, et qui, comme la Revue encyclopédique, au début du règne de Louis-Philippe, prétendait indiquer au futur parti de gouvernement qu’était le parti républicain, les lignes générales d’une organisation politique et sociale, conforme à ses principes ; la Démocratie, fondée par Chassin, et qui dans le dessein de ranimer la tradition, toute la tradition républicaine, invitait à collaborer Louis Blanc et Quinet, Cantagrel et Naquet, Chemalé et Félix Pyat.

Mais deux journaux surtout se firent remarquer : l’Électeur et le Réveil. Tous deux hebdomadaires, ils représentaient les deux grandes nuances du parti républicain. Ernest Picard, le député modéré, le futur organisateur de la gauche ouverte, avait fondé le premier. C’était Delescluze, le vieux révolutionnaire ombrageux, revenu de Cayenne à Paris et tout prêt à subir de nouvelles persécutions, qui dirigeait le second. L’Électeur se proposait de conquérir les institutions qui sont la condition de la liberté et, dans ce but, d’évincer tous les candidats officiels, « de faire pénétrer les candidatures indépendantes jusque dans les villages les plus reculés ». La haute conscience de Delescluze exigeait plus : par sa grandeur morale, par sa pureté, le parti républicain devait, pensait-il, s’imposer au pays, l’entraîner avec lui, et sans l’aide des orléanistes ni des légimistes, vaincre au nom du suffrage universel. Alors, mais alors seulement, déclarait le Réveil, les questions sociales pourront être résolues : elles ne pouvaient l’être, selon lui, que par la liberté politique.

Par ces journaux, le peuple républicain s’accoutumait de nouveau à lire, à discuter, à penser. L’Électeur, il est vrai ne tirait qu’à 900 exemplaires, et la Tribune à 2.500 ; mais le Réveil tirait à 12.000, et il lui arrivait de ne pouvoir répondre à plus de 2.000 demandes (Tchernoff, loc. cit., p. 512)

Un pamphlet périodique les éclipsa tous. Dès le 30 mai, Henri de Rochefort avait lancé la Lanterne. Les traits, les jeux de mots, les insolences du spirituel polémiste avaient eu dès le premier jour un succès énorme, et qui s’accroissait de numéro en numéro. Au bout de quelques semaines, le gouvernement sévit. Trop tard encore : de Bruxelles, où ses amis avaient fait filer Rochefort (en août) les 50.000 exemplaires de la Lanterne pénétraient en France et les investigations policières n’empêchaient point les Français d’apprendre presque par cœur les railleries décochées à l’Empereur ou à la famille impériale. Aux Tuileries, ce fut du désarroi.

Désormais la bataille, une bataille acharnée, était engagée entre le pouvoir et l’opinion ; quelques vieux, comme Ledru et comme George Sand, pouvaient regretter et s’inquiéter qu’elle eût été décidée par un pamphlet sans noblesse et par un écrivain sans conscience. En fait les railleries eurent

CLÉMENT DUVERNOIS Le Peuple Politique
P.-.J. PROUDHON
JULES VALLÈS Le Peuple Littéraire
(Document de la Bibliothèque Nationale)


plus de force que les accusations véhémentes ou les appels émus des rédacteurs du Réveil.

Au demeurant, quelques semaines plus tard, des manifestations nouvelles allaient apporter aux vieux républicains des satisfactions plus hautes. Le 3 août, malgré la pression officielle, malgré les circulaires du préfet, opposant « le principe conservateur du gouvernement impérial et le principe révolutionnaire », Jules Grévy, le démocrate radical de 1848, l’adversaire de l’expédition romaine, était élu député par les campagnes du Jura. Le 21, paraissait le livre de Ténot, Paris en décembre 1851, l’exposé modéré et honnête, net et simple, des origines et du développement du Coup d’État. « L’ouvrage de M. Ténot, écrivait Ranc à la fin de l’année, est plus qu’un livre, c’est un acte politique, et c’est aussi pour le pays le point de départ d’une situation nouvelle. Aux uns il a rappelé le passé ; aux autres, il l’a appris » (Bilan de l’année 1868, p. 139).

À ceux qui l’ignoraient, à ceux qui l’avaient oublié, le livre de Ténot rappela la plus illustre des victimes de Louis-Napoléon, Baudin. De même que, l’année précédente, le jour des Morts, des républicains et des ouvriers avaient manifesté sur la tombe de Manin, le patriote italien, de même quelques-uns se préoccupèrent de retrouver le 2 novembre, la tombe du député républicain. Charles Quentin, du Réveil, Gaillard père,le cordonnier babouviste, Gaillard fils, et Peyrouton retrouvèrent la pierre modeste, à l’inscription déjà un peu effacée, qui marquait la tombe. Une courte manifestation s’organisa. Le lendemain, l’Avenir National et le Réveil, auxquels s’associaient bientôt la Tribune et la Revue politique, prenaient l’initiative d’une souscription publique pour élever un monument à la mémoire de Baudin. Le 6, une instruction était ouverte contre les manifestants et les journalistes. Alors d’autres journaux ouvraient leurs colonnes ; et les souscriptions arrivaient en masse. Victor Hugo, Louis Blanc, Jules Favre, Prévost-Paradol, Berryer enfin, à la veille de sa mort, envoyaient leurs noms. Le gouvernement hâtait les poursuites ; le délit invoqué par le ministère public était celui de « manœuvres à l’intérieur ».

Le 13 novembre, Delescluze, Quentin, Peyrat, Challemel-Lacour, Duret, les deux Gaillard et Peyrouton comparaissaient devant le Tribunal correctionnel. Crémieux, Emmanuel Arago, Gambetta et Laurier les défendaient. Un président, secrètement sympathique, permit aux avocats de tout dire. Gambetta, de sa voix tonnante, lança contre les hommes du Coup d’État un acte d’accusation terrible. On sait les phrases désormais classiques et que tous les républicains récitèrent sur « les hommes sans talent, sans honneur, perdus de dettes et de crimes » qui avaient fait le coup d’État ; sur Paris soumis, non, « assassiné, mitraillé » ; sur le 2 décembre, anniversaire national, délaissé par les Bonapartistes honteux, et que les républicains revendiqueraient et fêteraient « jusqu’au jour où le pays, redevenu maître, vous imposerait la grande expiation nationale, au nom de la liberté, de l’égalité, de la fraternité ».

Delescluze et ses amis avaient été condamnés. Mais les origines historiques et criminelles de l’Empire avaient été rappelées. Il n’était plus seulement ridicule ; il devenait odieux. Malgré la condamnation, les souscriptions continuèrent. Chaque jour révélait l’existence de nouveaux ennemis.

Qu’on nous pardonne de ne point insister longuement sur ces événements illustres de notre histoire républicaine. Ils sont connus ; ils sont classiques. Nous n’en nions nullement l’importance générale ; mais il en est d’autres, qui, de notre point de vue socialiste, méritent d’autant plus de retenir notre attention, qu’on en a souvent nié la portée, dans l’histoire générale.

C’est, pour une part, à la loi sur la presse qu’étaient dû le retentissant procès du 13 novembre et l’essor nouveau qu’il permit au mouvement républicain. C’est à la loi du 6 juin sur les réunions qu’est due la diffusion des idées socialistes dans les masses ouvrières parisiennes.

Les camarades socialistes, avec qui j’ai pu parler de l’époque que je raconte, ont insisté toujours avec vigueur dans nos conversations, sur l’importance singulière et méconnue des réunions publiques. Pour Landrin, par exemple, tout le mouvement socialiste de la fin de l’Empire est sorti de là. Et notre camarade a raison. A leur sortie de Sainte-Pélagie, c’est un prolétariat nouveau que les militants de l’Internationale ont rencontré.

Il faut lire, soit dans le livre de Molinari, sur le Mouvement socialiste et les réunions publiques avant le 4 septembre, soit surtout dans les Souvenirs si amusants de Lefrançais, le tableau de ces réunions publiques.

La première eut lieu au Vaux-Hall, derrière la caserne du Chàteau-d’Eau, le 18 juin 1868. Malgré le beau temps, un dimanche après-midi, plus de 3.000 personnes étaient venues pour assister à cette première réunion, convoquée par Forney, le buchézien, le vieux Ch. Beslay, Demay le bronzier, Horn l’économiste, qui présida, et quatre autres personnes, au terme de la loi. La discussion roula sur le travail des femmes ; Horn exposa. On discuta, dans les séances ultérieures ; et deux mois durant, elles se poursuivirent ainsi. Elles avaient l’allure d’une conférence comme les républicains en avaient fait déjà les années précédentes. « Le public est seulement un peu moins guindé, moins « comme il faut », suivant l’expression convenue… mais le sujet d’études abordé est vaste et gros d’incidents imprévus » (Lefrançais, p. 29S). Quelques femmes, Andrée Léo, Maria Deraisme, prenaient la parole. Les Proudhoniens vinrent soutenir leurs théories.

Bientôt les réunions furent transportées du Vaux-Hall à la Redoute ; rue Jean-Jacques-Rousseau, dans la salle des fêtes de la maçonnerie écossaise ; puis elles se multiplièrent, dans le faubourg Saint-Antoine, rue Mouffetard, à Belleville, à Montmartre. Par une évolution qu’ont subie, plus tard, à leur tour, nos Universités populaires, l’auditoire bourgeois-ou petit-bourgeois disparut. Désormais, « la salle est bondée de travailleurs, hommes et femmes à la mine ouverte, se communiquant librement leurs impressions… » (Lefrançais, p. 302). Catholiques et socialistes sont aux prises sur la question du mariage, du divorce, et de la condition de la femme.

Les économistes, les républicains modérés, sentent qu’ils vont être débordés. Courageusement, quelques-uns entreprennent de lutter. Une grande discussion s’engage sur le capital et le travail : Horn, Clamageran, Molinari, Frédéric Passy, Courcelle-Seneuil descendent dans l’arène. Les socialistes craignent bien un peu de n’être point à la hauteur ; mais ils ont tenu à honneur de répondre au défi. Et un peu partout, dans toutes les réunions, c’est à la question sociale que les débats se trouvent ramenés.

C’est alors que l’on voit surgir des rangs du peuple, des orateurs, parfois inconnus la veille, qui viennent soutenir telle ou telle thèse des vieilles écoles, qui se proclament proudhoniens, fouriéristes, babouvistes même, attestant que des années d’oppression n’ont pu éteindre les souvenirs, et que dans la masse bâillonnée, timide, incertaine, et qui hésitait même à suivre les modérés de l’Internationale, l’espérance socialiste n’a jamais été éteinte.

Militants connus ou nouveaux, ils sont tous là, Langlois, le proudhonien, qui amuse par ses gestes bizarres et abondants ; Tolain, calme, froid, capable d’exposer habilement la doctrine mutualiste ; Murat, le mécanicien, sanguin et emporté ; Camélinat, mutualiste aussi, mais déjà « moins doctrinaire que ses amis », Chemalé, petit, sec, nerveux, précis et subtil comme un juriste, narquois et brutal ; parmi les communistes, le grand Ranvier, à la parole chaude et convaincue, Millière, aux allures d’apôtre, humanitaire et religiosâtre à la Pierre Leroux, Gaillard père, communiste autoritaire, la tête de Turc des journaux bourgeois, Lefrançais, grand partisan de l’union libre et de la suppression de l’héritage, Varlin enfin, qui tend de plus en plus au communisme. Puis ce sont les blanquistes, Jaclard, l’étudiant en médecine, exclu de l’Université après le Congrès de Liège, Germain Casse, Raoul Rigault ; Moreau, Chauvière. Puis viennent les indépendants : Longuet, qui tente en savant la conciliation du blanquisme et du proudhonisme, ou le vieux père Beslay, qui la veut de tout son cœur, mais avec eux, tous les ouvriers indépendants, « véritables tirailleurs de la révolution, n’ayant en vue aucune solution particulière, désirant seulement avec ardeur, eux aussi, l’avènement d’une société plus équitable envers les travailleurs, les déshérités du monde actuel, Amouroux le chapelier, Demay le modeleur, Cauzard le comptable, enfin et surtout le héros des réunions, inconnu a veille, adoré maintenant de tous ses auditeurs, le citoyen Briosne, l’homme au corps grêle, usé par la maladie, au front coupé par d’épais sourcils, aux yeux brillants de fièvre dans la figure tourmentée, encadrée de barbe et de cheveux noirs, et qui tour à tour fin, caustique, sentimental, amer et terrible, sait faire accepter à l’auditoire son socialisme éclectique, qui ne se rattache à aucune école mais qui exprime si bien les aspirations de la masse.

Cette puissante poussée socialiste, cette renaissance inattendue de toutes les vieilles doctrines révolutionnaires étonna la bourgeoisie. « Nous ne pouvons plus, écrivait Molinari en 1869, nous faire d’illusions sur les opinions et les tendances qui régnent dans les masses. Sur dix ouvriers s’occupant d’autre chose que du boire et du manger, neuf sont socialistes ou en train de le devenir, comme sur dix chefs d’industrie, neuf sont protectionnistes, ce qui est leur manière à eux d’être socialistes ». Contre les orateurs les plus audacieux, contre ceux qui soutenaient les doctrines les plus antireligieuses ou ceux qui se permettaient des attaques politiques violentes, le gouvernement engagea des poursuites (de janvier à avril 1869 surtout). Il lui semblait utile d’apparaître encore comme le « sauveur de la société » ; et il s’appliquait en même temps à rendre tous ses adversaires solidaires des audaces socialistes. Vitu, un écrivain à sa solde, préparait pour les électeurs ruraux une brochure intitulée : Réunions publiques, destinée à produire le même effet que la fameuse brochure de Romieu sous la seconde République. Des républicains modérés ou des révolutionnaires politiques s’en inquiétaient ; on parla d’agents provocateurs envoyés par l’Empire : la Cloche, de Louis Ulbach, et l’Avenir national mirent en garde les ouvriers ; un rédacteur du Réveil, traita les orateurs socialistes « d’endormeurs », cherchant sciemment à enrayer par leur propagande le progrès républicain. Delescluze, sans doute, désavoua ce collaborateur : Au fond, lui aussi, était inquiet.

Peu importaient après tout ces attaques. Les socialistes, qui luttent dans une démocratie républicaine savent qu’ils sont exposés à ces calomnies sempiternelles. Babeuf les entendait ; nous les avons entendues. Les socialistes de la fin de 1868 avaient tous, chevillée au cœur, une haine de l’Empire assez vigoureuse pour ne point s’arrêter à une accusation misérable. Ils savaient qu’au jour de la bataille, c’étaient eux qui se trouveraient au premier rang : leur républicanisme pouvait défier celui de Peyrat ou celui de Jules Simon. Le problème qui se posait à eux était à la fois plus grave et plus étendu que celui de l’attitude à prendre vis-à-vis des modérés ; ou plutôt il englobait ce dernier.

La tempête politique était déchaînée ; les journaux républicains, même ceux de province, en dépit des condamnations, multipliaient les souscriptions Baudin et tout le parti se préparait à une lutte formidable pour les élections prochaines. Mais, dans la tempête même, le bruit des revendications sociales grondait plus fort. La rafale serait-elle assez puissante, non seulement pour emporter l’Empire, mais pour extirper jusqu’à ses racines bourgeoises et capitalistes ? La révolution qui, un jour ou l’autre, proche en tous cas, le renverserait, pourrait-elle prendre immédiatement un caractère socialiste ? Tout ce mouvement nouveau, où s’exprimaient plus ou moins vaguement les aspirations ouvrières, avait besoin, sinon d’être dirigé, au moins d être compris et éclairé ! A quelle minorité organisée et énergique incomberait la tâche de montrer la route, d’orienter les masses ? Par quels moyens, par quelles méthodes d’organisation, cette minorité pourrait-elle peu à peu organiser la masse vivante encore amorphe ? Comment pourrait-elle la pousser peu a peu dans la voie des réalisations socialistes ? Tel était vraiment le problème que les militants les plus avertis, les plus conscients de leur tâche allaient avoir à résoudre. Ainsi posé, il n’était point nouveau : c’était sous cette forme qu’il avait hanté l’esprit ardent de Babeuf, depuis la lettre à Coupé (de l’Oise) jusqu’à la conspiration des Égaux, ou la vive et lucide intelligence de Blanqui en 1834 et en février 48.

Mais quel groupe serait donc capable de rallier ainsi à lui les foules ouvrières et de les entraîner dans ses voies ?

Quelques années auparavant, les coopérateurs l’auraient pu. C’étaient leurs solutions qui rencontraient le plus de sympathies dans les masses ouvrières. Mais les révolutionnaires les avaient dénoncés ; Blanqui avait mené contre eux une campagne acharnée. En 1868, ils venaient enfin d’éprouver un échec terrible : le Crédit au travail, la grande Banque qui entretenait dans toute la France l’ardeur coopérative, faisait faillite pour avoir prêté à tort et à travers à des sociétés insolvables. C’était la ruine du mouvement. Les coopérateurs, au demeurant, eussent eu peine à s’accommoder a l’atmosphère révolutionnaire et leurs tentatives eussent rappelé trop fidèlement l’essai malheureux de 1848.

Mais, à défaut des coopérateurs, les hommes modérés de la gauche libérale, les députés républicains, héritiers désignés du gouvernement impérial, consentiront-ils à se jeter dans la mêlée, à faire au peuple ouvrier les concessions qu’il réclame, à discuter avec lui des réformes sociales nécessaires ? Pour leur bataille même, ils y trouveront intérêt ; c’est une foule plus compacte et plus confiante qu’ils entraîneront avec eux, s’ils cessent de se montrer indifférents ou hostiles à ce problème vital. Qu’ils fassent donc droit aux revendications les plus urgentes ; beaucoup de travailleurs encore leur feront crédit. Des socialistes proposent précisément de tenir une grande et solennelle réunion publique. Chemalé, Murat, Lefrançais, Briosne, Tolain, Demay, Bibal, Combes, Longuet, Pierre Denis et Langlois les convoquent par un appel (nov. 68).

Ces socialistes, tous pénétrés plus ou moins de pensée proudhonienne, il est vrai, ne peuvent se flatter de représenter les communistes : ceux-là, en effet, désapprouvent leur initiative. Mais leur démarche n’en est pas moins significative ; elle prouve que dans la masse socialiste même certains seraient encore disposés à chercher avec les hommes modérés de la gauche un terrain de conciliation, où beaucoup se retrouveraient.

Ils rappellent, dans leur manifeste (Siècle du 5 avril 1869) que la « peur du socialisme a été en France, de 1848, à 1851 la cause principale de la perte successive des libertés politiques, laborieusement conquises par nos pères », et ils signalent que cette peur qui tend à renaître peut compromettre l’opposition libérale.

Cette peur, il faut la dissiper. Les socialistes se déclarent donc prêts à accepter la « sommation de faire connaître, avec précision et sans réticence aucune, non pas leurs idées sur l’avenir de l’humanité, idées qui doivent être d’autant plus vagues, qu’elles s’appliquent à un avenir plus éloigné, mais, ce qui est bien différent et bien autrement important, les mesures législatives qui leur paraissent nécessaires et suffisantes pour accomplir ce qu’ils appellent la révolution sociale.

« Désireux comme vous, citoyens députés, d’en finir avec cette peur absurde, qui fait seule obstacle au triomphe de la liberté, convaincus d’ailleurs qu’un pouvoir quelconque ne pourra jamais révolutionner à sa guise une société qui ne veut pas être révolutionnée, ou la faire marcher dans un sens contraire à celui dans lequel, à tort ou à raison, elle veut et entend marcher, nous avons, après mûres délibérations, pris le parti d’aller au-devant de votre sommation… Si nous devons être vaincus par vous sur le terrain pratique, si vous nous convainquez de l’impraticabilité de nos moyens,… le parti socialiste, auquel nous avons l’honneur d’appartenir, sera sans doute alors renvoyé à l’école des moyens ; mais la nation, nous en sommes convaincus, vous y enverra avec lui, en posant ainsi le problème :

« Formuler un ensemble de mesures législatives telles, que la liberté du travail et la liberté des transactions restant sauves, l’égalité des conditions en résulte progressivement et promptement, sans spoliation ni banqueroute. »

C’était — nous le noterons une fois encore — le développement même de la pensée du manifeste des Soixante : le peuple ouvrier, entrant comme partie contractante dans l’opposition libérale et attendant des libéraux la réalisation de quelques-unes de ses revendications. Mais cette conception se trouvait déjà dépassée. Les collectivistes estimaient que les proudhoniens « signataires de l’appel s’étaient arrogé indûment le droit de représenter le socialisme » : « les vaincus de juin, déclaraient-ils, ne discutent pas avec leurs meurtriers, ils attendent » (Opinion nationale, 10 avril. Et d’autre part, les députés, soucieux de couper les ponts avec des alliés trop compromettants, se refusèrent à accepter le défi. Une fois de plus, les Internationaux de la première heure purent s’apercevoir que l’opposition libérale n’était point disposée à les « guider » dans leur lutte. C’était le moment où Gambetta lui-même condamnait « la politique démagogique », et où Ranc son ami se demandait avec inquiétude si son cher Gambetta ne voulait être qu’un candidat ». Quelque rapprochement que les luttes ultérieures pussent amener, en ce mois d’avril 1869 L’opposition parlementaire, même sous sa forme la plus hardie, apparaissait comme incapable de rallier tout le peuple dans la commune bataille.

Qui donc, encore une fois, se proposera de satisfaire aux aspirations, à toutes les aspirations du peuple révolutionnaire ? Qui donc dérivera son effort vers un but précis et clair ? Ardemment, Blanqui travaille. De Bruxelles, où il réside depuis 1865, il vient souvent à Paris et il y demeure parfois quelques mois. Il s’appelle M. Baduel. Guidés par lui, à travers le Paris révolutionnaire qui renait et tressaille, ses amis, Granger, Eudes, Jaclard, Genton, Duval, recrutent la petite troupe qui, un jour, sur l’ordre venu du chef, fera le coup de main décisif. Ce sont les vieilles méthodes qu’ils reprennent ; les unités forment des dizaines, les dizaines des centaines, chacune sous son chef désigné. Un jour, ils seront 2.500. Mais Blanqui attend, temporise. On dirait presque que cette poussée nouvelle le déroute. Le gouvernement impérial est certainement plus ébranlé que la monarchie de juillet en 1839 ; il éprouve cependant le besoin de perfectionner encore sa méthode d’insurrection ; et ses retards mêmes lassent certains comme Jaclard. Quelques mois plus tard, le 12 janvier 1870, quand les masses parisiennes partiront à Neuilly pour l’enterrement de Victor Noir, « appuyé à un arbre des Champs-Elysées, debout dans la foule, le vieillard attentif verra surgir ses amis, réguliers dans la poussée du peuple, silencieux dans les murmures grossis à tout instant en clameurs. Il verra défiler sa petite armée, mais il attendra en vain le retour ». C’est seulement plus tard, la guerre commencée, le 14 avril 1870, que dans le faubourg stupéfait, Blanqui tentera son coup contre la caserne de la Villette. (Cf. G. Geffroy, l’Enfermè, (264-287).

Admettons qu’il eût réussi ce jour-là ou plus tard : aurait-il trouvé dans le petit groupe, qu’il avait sous ses ordres, les éléments d’organisation nécessaire pour ce lendemain de révolution, dont il eut toujours cependant la claire préoccupation ? Qui sait si ce doute n’est pas la raison profonde de son hésitation ? Dès alors, en effet, les militants ouvriers le sentent vaguement : les transformations industrielles exigent désormais d’autres méthodes. Le suffrage universel, aussi, en réveillant les masses, rend certainement moins efficace le vieux système de conspiration. Des Blanquistes même ont essayé de le faire comprendre au Vieux : mais il en est resté finalement à son ancienne méthode.

Qui donc alors « créera la pente ? » qui donc « dérivera » le fleuve ? Des militants se trouveront-ils, pour dire à la foule révolutionnaire par quelles méthodes efficaces elle pourra satisfaire ses aspirations ?

Quelques mois auparavant, il y avait encore l’Internationale. En cette fin de 1868, Tolain, Chemalé paraissent bien encore dans les réunions publiques et soutiennent leurs idées proudhoniennes ; mais ils se résignent à l’effort individuel. A Rouen, la section fondée par Aubry se maintient péniblement. A Lyon, dans la ville où le combat des classes est toujours âpre, les groupes républicains ont tué la section, dès la fin de 66. Varlin, Malon, Landrin, toute l’énergique deuxième commission est à Sainte-Pélagie. Mais selon le vieux mot du Moyen-Age, « les plus mortes morts sont les meilleures ». La résurrection ne va point tarder.

(Document de la Bibliothèque Nationale).

Si L’Internationale française était à peu près dissoute, la grande association n’en avait pas moins poursuivi ses progrès à l’étranger. Du 6 au 13 septembre 1868, le troisième Congrès général s’était tenu à Bruxelles. Cent délégués s’y étaient retrouvés. De France étaient venus dix-huit représentants parmi lesquels Tolain, Murat, Theiz, Pindy, Longuet, Albert Richard, de Lyon ; Aubry, de Rouen, et, nous l’avons dit, Tartaret l’ébéniste, le Tartaret de la commission ouvrière de l’Exposition de Paris.

On sait l’importance capitale du Congrès de Bruxelles, dans l’histoire des idées socialistes. L’Internationale y adhéra au collectivisme. Le 3e Congrès décida en effet.

A. — Relativement aux mines de houille et aux mines métallurgiques : que ces grands moyens de travail étant attachés au sol qui est un domaine gratuitement livré à toute l’humanité, que ces moyens étant d’une importance telle qu’ils exigent que ceux qui en détiennent le monopole se voient placés en face des droits de ceux qu’ils exploitent ; que ces moyens de travail exigent des machines, donc l’effort collectif d’un grand nombra d’hommes ; que, par conséquent : 1° les charbonnages, les mines, les chemins de fer devaient appartenir à la collectivité sociale, c’est-à-dire à l’État soumis à la loi de la justice ; 2° l’État ne devait pas les livrer à des Compagnies capitalistes, mais à des Compagnies ouvrières, moyennant un double contrat : l’État exigeant l’exploitation rationnelle et scientifique au prix coûtant, et le contrôle de la comptabilité ; — l’État fixant les droits réciproques des membres de la Compagnie et de la collectivité.

B. — Relativement au sol agricole, on décida que l’exploitation en grand étant rentable et nécessaire, et la puissance productrice du sol étant la source de toute richesse, sans être produite par un homme, il fallait que le sol fût propriété de l’État ; que c’était là une nécessité sociale et que des sociétés ouvrières agricoles devaient être fondées, à qui l’État céderait le sol avec des conditions de garanties pour la collectivité et pour les individus.

C. — Relativement aux canaux, aux routes, aux lignes télégraphiques, le Congrès décida de même qu’ils devaient appartenir à l’État.

D. — Relativement aux forêts abandonnées aux particuliers et dont la dévastation, résultat de cet abandon, bouleverse le système hydrographique, qu’elles doivent appartenir à l’État.

Par une résolution spéciale, touchant les machines, le Congrès déclara qu’au lieu d’être des instruments d’extorsion aux mains des capitalistes, elles devaient permettre la substitution d’un système de production vraiment social au système du salariat, qu’on y arriverait par les sociétés coopératives et l’organisation du crédit mutuel, mais qu’en attendant, les sociétés de résistance auraient à fixer moyennant quelles garanties pour les ouvriers les machines pourraient être introduites.

C’était le triomphe du collectivisme. Il importe cependant de marquer avec James Guillaume (L’Internationale 1, 66) que le Congrès dans sa majorité, restait mutualiste en ce qui concerne l’indication des moyens à employer pour arriver à la propriété collective. Pour la défense de leurs idées, Tolain et Chemalé avaient encore rudement lutté. Ils se trouvaient dépassés. Les communistes de la deuxième Commission, « empêchés » de se rendre au Congrès par le gouvernement impérial, durent saluer avec joie à Sainte-Pélagie la résolution qui venait d’être prise. Elle répondait entièrement à leurs vœux ; elle indiquait avec une netteté toute nouvelle vers quel but devait s’orienter le mouvement révolutionnaire.

Mais ils furent moins satisfaits de l’autre résolution principale prise par le Congrès de Bruxelles. Convaincus comme ils l’étaient « que la guerre avait pour cause principale et permanente le manque d’équilibre économique » et que, d’autre part, le corps social ne pouvant vivre si la production est arrêtée, « il suffirait donc aux producteurs de cesser de produire pour rendre impossibles les entreprises des gouvernements personnels et despotiques », les congressistes de Bruxelles avaient pensé que le seul moyen efficace d’arrêter la guerre entre peuples était la grève générale, et ils avaient « recommandé aux travailleurs de cesser tout travail dans le cas où une guerre viendrait à éclater dans leurs pays respectifs ». À quoi pouvait servir dès lors la Ligue de la paix et de la liberté ! Quels moyens nouveaux les bourgeois pourraient-ils apporter pour anéantir la guerre ? Si la grève générale seule était efficace, seule l’Internationale pouvait l’organiser, et les amis de la paix n’avaient plus qu’à se fondre dans l’association ouvrière. À l’invitation qui lui avait été adressée de se faire représenter officiellement au Congrès de Berne, le Congrès de Bruxelles répondit en déclarant « que les délégués de l’Internationale croyaient que la Ligue de la paix n’avait pas de raison d’être en présence de l’œuvre de l’Internationale, et invitaient cette Société à se joindre à elle ».

Il est frappant de noter que Tolain, Murat, Chemalé ne votèrent point contre cette résolution : sous une forme un peu différente, elle répondait exactement à leur vieille idée de l’organisation isolée, tout à fait indépendante et se suffisant à elle-même, que devait être l’organisation ouvrière. On dirait presque qu’ils ont accepté la leçon donnée par l’Empire, par ses poursuites.

Mais les membres de la deuxième commission ne l’entendaient pas ainsi. Ils avaient la nette conscience que tout en travaillant à la réalisation des desseins particuliers de la classe ouvrière, ils ne pouvaient s’isoler de l’ensemble du mouvement révolutionnaire. Dans une lettre adressée aux membres du Congrès de Berne, ils regrettèrent la décision prise cà Bruxelles et déclarèrent « qu’au point de vue de la liberté dont ils poursuivaient Là conquête, le droit de se croire la seule expression des aspirations d’une époque ne pouvait appartenir à aucune association isolée ». À l’heure même où ils s’apprêtaient à reprendre la lutte, les communistes de la deuxième commission jugeaient de plus en plus nécessaire de collabore à l’effort commun, contre l’empire, pour la liberté — pour la liberté sans laquelle les réformes socialistes, but principal, ne seraient jamais qu’incomplètes et peu solides. Les poursuites de l’administration impériale avaient exercé sur leurs idées et leurs sentiments une toute autre influence que sur ceux de Tolain et de Chemalé. Ils se formaient peu à peu du mouvement révolutionnaire une conception nette et compréhensive que nous allons voir bientôt se préciser et se développer.

Quelques jours après le Congrès de Bruxelles, se réunissait à Berne le Congrès de la Ligue de la Paix. Depuis un an, depuis le Congrès de Genève, à l’intérieur même du comité de la Ligue, la bataille était engagée entre le libéralisme bourgeois ou le radicalisme de la majorité et les idées socialistes et révolutionnaires de la minorité, à laquelle appartenait Michel Bakounine. Force nous est, ici encore, de passer brièvement. Il n’est point de socialiste qui ignore ces faits classiques. Au Congrès (21-25 septembre), Bakounine déposa un projet de résolution déclarant que la question la plus impérieuse était celle de « l’égalisation économique et sociale des classes et des individus » et « qu’en dehors de cette égalisation, c’est-à-dire en dehors de la justice, la liberté et la paix n’étaient pas réalisables ». Chaudey et Fribourg combattirent la résolution et la firent rejeter. Alors, le 25, la minorité socialiste se sépara de la Ligue : Élisée Reclus, Aristide Rey, Ch. Keller, Jaclard, Albert Richard, suivaient Bakounine. La minorité créa aussitôt l’Alliance internationale de la démocratie socialiste. Elle « se constituait en une branche de l’association internationale des travailleurs, dont elle acceptait tous les statuts généraux » ; mais elle devait s’étendre à tous les pays et avoir dans chacun un Bureau national.

Le 22 décembre, le Conseil général de l’Internationale refusait d’admettre l’Alliance comme une branche particulière ; puis, le 5 mars 1869, par une nouvelle décision, plus explicite, il se déclarait prêt à admettre séparément les sections de l’Alliance converties en sections de l’Internationale. L’Alliance se soumit ; le bureau central fut dissout. Les fondateurs écoutèrent les conseils que leur envoyait dans une lettre admirable César de Paepe. Ils ne formèrent plus qu’une section genevoise. Mais ils avaient déjà rédigé un programme (J. Guillaume, p. 132), où l’Alliance se déclarait athée, où elle demandait l’abolition de l’héritage, où elle « reconnaissait que tous les États politiques et autoritaires existants… devraient disparaître dans l’union universelle des libres associations, tant agricoles qu’industrielles ». Dans le domaine des théories, tout au moins, la lutte entre bakouninistes et marxistes allait commencer.

Sur l’heure, en cette fin de 1868, la querelle à peine naissante ne pouvait exercer d’influence sur l’Internationale française. Mais peu à peu, des Internationaux comme Albert Richard, comme Varlin, entraient en relations avec Bakounine ou avec ses amis, et un peu de la méthode et des habitudes bakouninistes devaient pénétrer les sections françaises. Le socialiste russe leur apprenait comment, dans les sociétés ouvrières ou dans les grands mouvements révolutionnaires, une minorité énergique, bien unie, consciente de ce qu’elle veut, pouvait exercer une action efficace.

Or, cette minorité, depuis le Congrès de Bruxelles, elle venait de se constituer. Un petit groupe résolu de propagandistes et d’hommes d’action venait, sur les bases théoriques adoptées à Bruxelles, d’inaugurer tout un nouvel effort de réorganisation et de propagande.

Au Congrès de Bruxelles, le délégué de Lyon et le délégué de Rouen, Albert Richard et Aubry, s’étaient rencontrés. Ils représentaient tous deux la province ; Longuet, délégué de Caen et de Condé-sur-Noirot était plus Parisien que Normand. Tous deux, ils étaient demeurés en correspondance avec Dupont, et ils gardaient fermement l’espoir de pouvoir un jour restaurer l’association déclinante. Le découragement de Tolain et de ses amis, de tous les Proudhoniens parisiens, désormais sans influence, ne les avait point gagnés.

Notre camarade Albert Richard était alors tout jeune. Mais il militait déjà, depuis la fin de 1865, avec son père. Idéaliste ardent et convaincu, peu pratique, esprit cultivé et un peu confus, il était destiné à souffrir plus que d’autres de la fin du rêve longuement poursuivi, et il devait supporter la déception générale avec un cœur mal résigné. On connaît l’erreur politique à laquelle le poussa en 1872 la défaite de 71 : la brochure L’Empire et la France nouvelle, par laquelle publiquement l’ancien ami de Bakounine se ralliait au socialisme bonapartiste. On sait les soupçons qui ont pesé, et que certains s’acharnent encore à faire peser sur Richard. J’ai acquis, quant à moi, la conviction profonde que son erreur fut sincère : l’étude détaillée de ses théories et en particulier de sa conception d’un mouvement ouvrier isolé de la politique, dont il discutait avec les amis de Paris ou avec Bastelica, le militant de Marseille, et aussi l’analyse de la psychologie spéciale au milieu ouvrier lyonnais et des sentiments que provoquait l’hostilité constante et sans scrupules de la bourgeoisie lyonnaise, permettent d’expliquer sinon de justifier sa passagère erreur.

Emile Aubry, son aîné de plusieurs années, alors âgé de 32 à 35 ans, avait maintenu, à travers des difficultés de toutes sortes la section rouennaise, fondée par lui en 1866. Calme, modéré, incapable d’exagération et d’emportement, Aubry était tout l’opposé de Richard. Proudhonien assez indépendant, mais fidèle à la doctrine générale du mutualisme, il ne croyait pas qu’une véritable révolution sociale fût prochaine, et il était hostile à toutes les discussions de doctrines qui lui semblaient prématurées. Mais il avait la conviction que par un progrès régulier le prolétariat hâterait l’action nécessaire, et « il se dévouait corps et âme, avec une énergie froide et calculée à l’organisation des forces ouvrières ». (Albert Richard, Revue socialiste, juin 1896).

Albert Richard était l’ami de Bastelica : par lui, la section de Marseille allait se trouver associée à l’œuvre nouvelle entreprise à Lyon et a Rouen. Bastelica, âme ardente, vrai poëte, prompt à l’enthousiasme comme au découragement, orateur de haut vol et de connaissances étendues, était capable de comprendre le travail nouveau qu’Auhry et Richard se proposaient de commencer.

Restait Paris. Malgré tout, on ne pouvait rien sans lui. Malon et Varlin sortaient de prison. Un voyage de Malon à Genève, à la fin de 1868, lui permit de se rencontrer avec Richard. Les deux vaillants militants parisiens allaient bientôt exercer sur le petit groupe ainsi formé une influence décisive.

Malon avait alors 26 ans. Ce descendant de « robustes et durs paysans du haut Forez », Fragments de mémoires, Revue socialiste, janvier 1907), calme, plein de sang-froid, capable de réflexion et d’observation, convaincu qu’il faisait partie de la génération des précurseurs, de ceux qui seraient sacrifies, poursuivait avec « une prudence habile, une vertu impeccable et un courage sans éclat », la tâche rude, souvent ingrate, et parfois si réconfortante de l’organisation ouvrière. En 1866-67, Malon avait pris part à tout le mouvement coopératif qui entraînait les travailleurs parisiens. La Revendication de Puteaux, la grande coopérative encore si prospère aujourd’hui, était en grande partie son œuvre.

Varlin, son ami, son compagnon de toutes les heures, est certainement la figure la plus attirante de cette époque. Né à Claye (Seine-et-Marne) le 5 octobre 1839, fils d’un cultivateur assez à l’aise, il avait été placé à treize ans en apprentissage chez un relieur. Pris d’une grande faim de savoir, il avait commencé de lire, d’apprendre tout ce qui lui semblait utile ou beau, même le latin et le grec. Les dures nécessités matérielles avaient interrompu ces études. « Bien qu’il n’y ait pas de ma faute, disait-il plus tard, il m’est pénible de ne rien savoir ». Il savait moins, en effet, que Malon ou Aubry. « Il n’avait ni l’exceptionnelle activité cérébrale du premier, ni la puissance d’observation et le sens pratique du second » (Richard, loc. cit. p. 650). Mais comme eux, il était simple, doux et dévoué ; on le savait réfléchi et persévérant. Et il suffisait qu’il parût dans un groupe pour qu’on l’aimât. Ceux qui l’ont connu, comme Faillet, ont gardé le souvenir de ses yeux noirs et vifs, sous le vaste front encadré d’une chevelure abondante, de son air modeste et affable. Ouvrier habile et coté, il avait conduit en 1864 la grève des relieurs, et ses camarades, dans un geste touchant de reconnaissance, lui avaient offert une montre en argent. Mais, depuis lors, tous les ateliers lui avaient été fermés. Il s’était installé dans une petite mansarde, 33, rue Dauphine, et il s’était mis courageusement à la besogne, passant une partie de la nuit à relier, occupant la journée à faire de la propagande, à recruter des membres pour l’Internationale. Il avait fondé la Ménagère, il fonda plus tard la Marmite, le petit restaurant coopératif qui devait devenir un foyer de propagande socialiste. Nous l’avons vu plus haut défendre l’Internationale, accuser la société inique lors du procès de la deuxième commission. Sorti de prison, il allait se remettre à l’œuvre. Avant 1868, il n’était guère qu’un coopérateur et un syndiqué, et Malon le trouvait tiède. Mais il avait vécu l’évolution intellectuelle de l’Internationale ; il avait pou à peu compris dans quel effort plus vaste l’action coopérative et l’action de résistance devaient rentrer, et il était devenu tout à fait « collectiviste ».

Tels furent les hommes qui, dans ces mois fiévreux de la fin de l’Empire, cherchèrent à réaliser, au milieu même du mouvement révolutionnaire, l’entière réforme sociale. Tandis que se succédaient ces événements tumultueux, — élections de mai 69, agitation en vue du 20 octobre, élections complémentaires de novembre, assassinat et enterrement de Victor Noir, grève du Creusot, plébiscite — qui passionnaient l’opinion et parfois soulevaient les foules, tour à tour prudents et hardis, attentifs et soucieux d’information, ils cherchaient par quels moyens, par quelle action quotidienne et persévérante ils hâteraient « le renversement radical de l’état de choses présent, et l’application immédiate, s’il était possible, des théories communistes » (Lettre de Malon à Richard, 28 mars 1869). En ces heures de frémissement et de fièvre, c’est ce petit groupe qui représente dans sa pureté la vraie préoccupation socialiste. C’est lui qui tente de donner au mouvement qui rayonne des grandes villes la cohésion, l’unité qui l’empêcheront de dévier vers la démagogie ou de s’attarder dans des enthousiasmes purement politiques. Puisqu’il nous est difficile encore, en quelques pages, de retracer par le détail la masse des événements ou des manifestations de toutes sortes qui encombrent ces dix-huit mois, qu’on nous permette simplement de les revivre aux côtés de ces militants, avec eux, par eux. Les pièces saisies et publiées lors du 3e Procès de l’Internationale (Troisième procès de l’Internationale, Paris, 1870 ; les documents réunis par James Guillaume (L’Internationale, Tome I), enfin et surtout l’abondante correspondance que notre camarade Albert Richard a bien voulu mettre à notre disposition nous ont rendu possible de comprendre ainsi, du point de vue même de nos idées et de nos préoccupations les derniers moments du second Empire.

Au moment où ils recommençaient leur propagande, en cette fin de 1868, les militants de l’Internationale se trouvaient en présence d’une situation nouvelle. L’ancienne conception d’un groupement ouvrier isolé, et fermé, composé d’adhérents réguliers, tel qu’avait rêvé d’être le premier groupe parisien, était périmée. Pour orienter la foule révolutionnaire, il fallait user d’autres méthodes.

Les réunions publiques, depuis juin, restaient toujours en vogue. Le peuple ne se lassait point de ce plaisir nouveau : parler, discuter, penser. Les militants de l’Internationale comprirent que c’était là qu’ils devaient d’abord porter leur effort. Ils se multiplièrent. « A peine revenus du Congrès de Bruxelles, écrit Malon, ils proclamaient l’avenir du socialisme dans les réunions publiques, et développaient ses principes fondamentaux. Le communisme, qu’on croyait enterré sous les pavés de juin, reparut plus formidable, et déclara ouvertement que l’avenir lui appartenait ». Le 27 novembre, Dupont écrivait de Londres à Murat, qui demeurait le correspondant parisien de l’Association : « Je savais déjà par les journaux que c’était l’Internationale qui menait les meetings… Vous avez raison de ne pas abandonner le terrain, votre position de condamnés vous donne un grand poids près des travailleurs, profitez de ces avantages pour la propagande de nos idées… ».

Ainsi, c’est par la propagande des réunions publiques que les Internationaux à cette époque tentent d’agir. Pour une telle propagande, point n’est besoin de bureau, ni de commission : il suffit d’un groupe d’amis actifs et persévérants. Dupont demande bien, de Londres, si on ne pourrait pas « trouver un biais pour reconstituer un bureau » et souhaite évidemment une organisation plus régulière en France (3e Procès, p. 11). Mais les Français ne semblent point s’en soucier : l’essentiel pour eux alors c’est « la révolution dans les idées ». Et les réunions publiques leur suffiront semble-t-il, pour la réaliser.

En fait, toute cette propagande semble rapidement porter des fruits. Par leurs vues précises, par leur préoccupation constante des événements quotidiens de la vie ouvrière, les hommes qui se réclament de l’Internationale ne tardent pas à exercer sur le peuple parisien une influence étendue. Le 16 mars 1869, Combault, l’ami de Malon, écrit au journal de la Fédération romande l’Égalité : « L’association internationale des travailleurs n’a jamais si bien fonctionné en France que depuis qu’elle a été dissoute… En effet, pendant les trois années que nous avons employées à fonder notre association et à en propager les principes, nous n’avions jamais pu réussir à grouper qu’un nombre très restreint d’adhérents ; notre action matérielle et morale était toujours restée très limitée. Aujourd’hui que nous n’avons plus d’organisation, plus d’existence régulière, il a suffi qu’un membre de l’Internationale reçût un appel de la section de Bâle pour qu’immédiatement, dans les réunions publiques, il fût fait des collectes et que toutes les corporations aient organisé des souscriptions… La dissolution du bureau de Paris peut donc être considérée comme un heureux malheur, puisqu’elle a eu pour résultat, en dispersant un groupe régulier de quelques centaines de membres, de faire adhérer en principe et en fait, irrégulièrement, c’est vrai, tout ce qui pense et agit parmi la population travailleuse, de Paris ». Dans une autre lettre datée du 30 mars, un autre correspondant parisien, probablement Varlin, écrivait : « Les huit mois de discussions de réunions publiques ont fait découvrir ce fait étrange que la majorité des ouvriers activement réformateurs est communiste. » (James Guillaume, loc. cit. 1, 142). « Les réunions publiques à Paris, disait encore Malon à la même date, ont continué leur œuvre révolutionnaire. Économistes au début, ensuite mutualistes, vaguement socialistes plus tard, elles prennent de plus en plus la teinte du communisme révolutionnaire » (Lettre à Richard, 28 mars 1869).

A vrai dire, le moment où se déployait cette active propagande n’était point des plus favorables. On approchait des élections. La propagande

D’après un tableau du Musée Carnavalet


socialiste semblait à beaucoup de nature à favoriser les manœuvres impériales. Nous avons dit plus haut comment, de février à mai 1800, les tribunaux impériaux multiplièrent les condamnations contre les orateurs des réunions publiques, dans le but de bien montrer que le gouvernement napoléonien demeurait le sauveur de l’ordre et de la propriété, et comment M. Vitu, sous-Romieu de l’Empire déclinant, se chargea d’apprendre aux campagnes les excès préparés par les communistes (p. 329). Gambetta lui-même, nous l’avons vu, s’élevait contre « la politique démagogique » et risquait de faire croire qu’il n’était, lui aussi, qu’un candidat (p. 331). Les socialistes ne devaient donc pas trouver chez les républicains l’appui cordial qu’ils étaient en droit d’en attendre pour la diffusion de leurs idées. Même ceux qui, comme Chassin, le fondateur de la Démocratie, semblaient ouverts aux idées sociales et se flattaient de faire appel à toutes les vieilles écoles, excluaient de leur république les collectivistes et les communistes. Albert Richard ne tarda pas à l’éprouver. Comme il avait envoyé à Chassin un compte-rendu des Congrès de Bruxelles et de Berne, celui-ci lui répondait : « J’ai reçu votre article et je le déclare tout net impossible. Les deux Congrès ont été et sont encore fort exploités par nos ennemis. Si vous voulez rendre la République odieuse et rebonapartiser les campagnes (l’immense majorité du peuple français), vous n’avez qu’à parler de communisme, de collectivisme. Je vous l’ai dit de vive voix et je vous le répète : le tort de la plupart des ouvriers socialistes est de se considérer comme seuls souffrants des iniquités sociales ; oublier les travailleurs rustiques et parler de leur prendre la terre — ou de la donner à tous, ce qui est la même chose, — c’est les armer contre la Révolution. » (Lettre communiquée par Albert Richard. Elle est datée du 22 octobre 1868).

Mais, indépendamment de cette inquiétude persistante des républicains non socialistes, la campagne électorale elle-même, en remettant au premier plan la lutte contre un gouvernement détesté, devait nuire à la propagande si brillamment poursuivie depuis quelques mois.

La classe ouvrière se préparait à voter avec plus de passion encore qu’en 1863 : les comités se multipliaient ; les électeurs entendaient cette fois se conduire eux-mêmes, choisir eux-mêmes leur candidat et lui imposer son programme. Mais le programme, c’était d’abord et avant tout le camouflet à l’Empire. Les partisans de l’abstention devaient avoir encore moins de succès qu’en 1863. L’abstention — il faut d’ailleurs le reconnaître — n’avait plus la même opportunité, et ne pouvait avoir rien d’efficace. « Les gros bataillons, écrivait Malon à Richard le 17 avril 1809, ne s’élèvent pas à la hauteur morale de l’abstention. Il n’y a guère que les communistes de Belleville sur lesquels on puisse sérieusement compter. Les libéraux (et ils sont nombreux) sont incorrigibles ; les positivistes (ils sont influents) se perdent dans les moyens de leur système, inabordable à force d’être savant ; les proudhoniens (ils sont aussi relativement nombreux) voient la possibilité d’une rénovation sociale par la seule abrogation de l’article 291. Aussi la bourgeoisie les voit-elle sans cette horreur sauvage que lui inspirent les communistes. Les coopérateurs (ils sont peut-être trente mille) croient toujours à la possibilité d’une révolution pacifique, et comme les proudhoniens, comme Bakounine, ils ne croient pas à l’efficacité d’une révolution politique ; ou du moins, s’ils ne la nient pas d’une façon aussi nette que notre peu logique cosaque, ils n’y ont pas une foi bien vive. — Je ne peux te donner une idée plus juste de l’état des esprits à Paris qu’en disant que la moitié de la classe ouvrière demande la liberté, tandis que le quart demande plus ou moins radicalement l’égalité : l’autre quart, exténué, contenu ou débauché, est indifférent et sera de l’avis du plus fort. »

Les élections approchent cependant : l’activité républicaine à Paris est intense ; le gouvernement renonce même à poser dans la capitale des candidatures officielles. Le succès de l’opposition est assez certain pour que les différentes tendances puissent opposer leurs candidats. Vermorel lance contre les libéraux sortants ses rudes et fougueux pamphlets : Les hommes de 1848, Les hommes de 1851 ; d’autres socialistes réclament avec lui que des députés ouvriers, capables de traiter les questions ouvrières, remplacent à la gauche des réactionnaires incapables. Mais ce n’est point leur bataille qui passionne. Ce qui tourmente le peuple électoral, c’est de savoir qui l’emportera des ralliés avoués ou des républicains timides et des « irréconciliables ». Ce que la foule attendra le soir du 24 mai, c’est l’issue de la lutte entre Gambetta, le héros du procès Baudin, et Carnot ; entre Jules Ferry et Guéroult ; entre Bancel et Ollivier ; entre Rochefort et Jules Favre.

Dans cette vaste mêlée politique, où quelques-uns des représentants les plus illustres de la bourgeoisie démocratique, tel Gambetta, soulevés par le flot populaire, aperçoivent clairement l’avenir et définissent nettement les devoirs d’un gouvernement républicain, on dirait que les militants de l’Internationale, d’ordinaire si pratiques et si clairvoyants, se sentent désemparés. Malon s’attardait à l’idée anachronique de l’abstention : il proposait à Richard de rédiger simplement un manifeste abstentionniste signé des sections de Paris, de Lyon, de Marseille et de Rouen (17 avril 69). Varlin, lui, songeait depuis longtemps à reprendre l’idée des candidatures ouvrières. Dès le 8 janvier, en effet, il écrivait à Aubry : « Quant à la candidature ouvrière, je vois avec plaisir que vous êtes résolus à la poser. Lyon s’est déjà prononcé dans ce sens. Marseille nous a adressé une demande de renseignements. J’espère que nous allons bientôt nous entendre à ce sujet, et que, malgré les abstentionnistes, Proudhoniens enragés, nous entrerons dans la lice électorale concurremment avec les républicains bourgeois de toutes nuances, afin de bien affirmer la scission du peuple avec la bourgeoisie ».

Contre Malon, qui tentait d’entraîner à l’abstention déclarée les diverses sections, ce fut à cette idée qu’on se rallia. Mais les militants socialistes, qui posèrent des candidatures dans certains milieux, ne retrouvèrent point dans leur campagne les sympathies et les forces qu’ils rencontraient par exemple lors des grèves dans les foules ouvrières. Les électeurs acceptaient bien les critiques socialistes contre les députés sortants trop modères, contre Jules Favre, contre Carnot, contre Garnier-Pagès, mais, en cherchant à faire échouer ces hommes, ils avaient surtout pour but d’affirmer leur opposition irréductible à l’Empire, et c’étaient des ennemis notoires de l’Empire ou même de l’Empereur qu’ils se proposaient d’élire, des Gambetta ou des Rochefort. Les candidats ouvriers, même les plus populaires comme Briosne, le héros des réunions publiques, qui se présenta à Paris, avaient peu de chances de succès.

Bien faible apparaissait donc au milieu du puissant mouvement électoral la tendance purement ouvrière. Et les militants de l’Internationale avaient trop l’intelligence des mouvements populaires pour s’attarder longtemps à des méthodes inefficaces, que ce fût celle de l’abstention ou celle des candidatures ouvrières.

Les uns et les autres ne tardèrent pas alors à renoncer à la candidature ouvrière, et penchèrent à appuyer les candidats les plus radicaux, en se contentant de proclamer leurs conceptions particulières et les conditions qu’ils posaient aux candidats de la gauche. Dès le 10 février 69, Aristide Rey écrivait à ce sujet à Richard : « Quoi de la candidature ? Écris-moi quelques lignes à ce sujet. Comme je te l’ai dit, je la regarde comme inopportune. Nous nous sommes compromis en cette affaire, et il importe de nous en tirer dignement par une lettre ou une manifestation quelconque ».

Et quelques jours plus tard, comme Richard, vu le peu d’enthousiasme rencontré par l’idée de candidature ouvrière, inclinait à l’abstention, il lui écrivait : « Tout bien considéré, je ne pense pas que nous devions parler d’abstention en ce moment, et cela pour deux raisons. Premièrement, il me semble que le grand courant est au vote. D’après les indices actuels, il est probable qu’il y aura en mai une levée générale des gens de 48. Jeunes et vieux suivront ce mouvement. Ce sont les vaincus d’il y a vingt ans qui reviennent au combat. Il ne s’agit point encore de l’idée moderne. Ce ne sont point encore les générations nouvelles qui entrent dans l’arène. Cela est évident ; mais ce sont ceux qui avaient douté qui reprennent courage, ce sont ceux qui autrefois se reposaient dans notre attente et qui ne nous voyant pas venir, qui ne sachant pas nous deviner, reprennent de leurs mains de vieillards l’épée qu’aucun bras n’a su lever encore depuis la défaite de juin et les massacres de décembre. Que sortira-t-il de là ? Rien à mon avis. Ces gens qui n’ont rien appris, s’ils n’ont rien oublié, dépenseront leurs colères en éloquents bavardages et en vaines récriminations. Impuissants alors qu’ils étaient jeunes à empêcher l’avènement de l’Empire, vieillards ils seront impuissants à le renverser. Ignorant le degré du développement actuel des questions, ils les poseront au point de vue où ils se plaçaient il y a vingt ans. Le public qui ne sait pas, mais qui a l’intuition des choses, s’intéressera médiocrement ; il ne se passionnera pas. On fera de l’opposition dynastique, les uns au profit des dynasties royales, les autres au profit des dynasties républicaines. Quant à la Révolution et aux principes mêmes sur lesquelles elle s’appuie, il n’en sera pas question. Libéraux orléanistes et libéraux républicains se rencontreront sur le même terrain, fatalement alliés pour faire la guerre à l’autoritarisme césarien. La Révolution sera muette. En mai, grande levée des vieilles lunes, réapparition des astres éteints : la France va chercher ses vieilles flûtes et ses fifres et ses timbales pour donner un charivari à l’Empire. Poser la question sociale à ce moment et dans ce milieu ne me paraît ni possible, ni opportun. Sachons attendre.

Tel est le point de vue objectif de la situation, comme diraient les Allemands. Mais le point de vue objectif s’offre sous un tout autre aspect. Les masses veulent voter contre l’Empire, il y a un réveil général de l’opinion publique ; nul ne peut en douter. Les plus indifférents même commencent de s’intéresser ; la France est lasse de son inaction.

Or, si nous, qui n’avons jamais cessé d’agir, sommes assez éclairés et assez sûrs de nous-mêmes, dans la lutte, pour n’avoir plus besoin de nous aguerrir par des escarmouches, ni de nous exciter par des alertes et du bruit. il n’en est pas de même des indifférents d’hier, de ceux que nous avons réveillés, en nous faisant siffler par eux-mêmes ceux qui ne sont soulevés que par les grands courants, ceux qui n’ont ni la pensée personnelle, ni la conviction solidement faite par l’étude ou la nécessité, ceux dont la passion n’est pas individuelle, ceux dont l’énergie n’a pas d’initiative. N’oublions pas que ceux-là doivent être sans cesse excités, mouvementés, qu’il faut les entraîner, les enfiévrer toutes les fois que l’occasion se présente. Et si un jour, un peu de passion souffle parmi ceux-là, si quelque colère épidémique se déclare parmi eux, loin de chercher à les apaiser, nous devons leur fournir un ferment qui les excite encore, leur donner un objet quel qu’il soit, quelque peu qu’il nous intéresse nous-mêmes, pourvu qu’il les intéresse eux et qu’il ne soit pas contraire à nos tendances, s’il n’est point à leur hauteur. Car les pires choses sont l’indifférence et l’inertie. D’ailleurs leur volonté est d’agir, de voter. Eh bien ! qu’ils votent. Nous aurions beau faire, nous ne les en détournerions pas. Cherchons au moins à tourner cette action au profit de la République en dirigeant dans ce sens les aspirations. Empêchons que l’ennemi de demain ne s’empare des postes avancés, sous prétexte qu’il combat notre ennemi d’aujourd’hui. Et que Messieurs les Orléanistes et Messieurs les Républicains de l’école des Favre et des Simon ne croquent point les marrons par nous tirés du feu.

Deuxième raison : nos amis eux-mêmes paraissent plus disposés à voter que nous ne le pensions, puisque le Progrès de Lyon annonce que la candidature de Raspail a de nombreuses adhésions ; conseiller de s’abstenir serait donc s’exposer à parler dans le désert.

Tu vois, mon cher ami, qu’il s’est agi quant à moi surtout d’hésitation personnelle, mais je conçois très bien que les gens votent et qu’on ne les eu détourne pas, puisqu’ils ne sont pas capables de s’abstenir. D’ailleurs, s’il en était autrement, l’heure de la Révolution serait bien près de sonner. »

C’est ainsi qu’en dépit de leurs conceptions spéciales ou leurs préférences intimes, les hommes de l’Internationale se ralliaient délibérément aux méthodes qui leur semblaient devoir le plus rapidement entraîner les foules, réveillées vers la République sociale.

A Rouen, tout d’abord, Aubry se contenta de rédiger un programme de revendications. A Marseille, un vieux proscrit, Leballeur-Villiers, se présenta bien comme candidat contre Gambetta ; mais Bastelica lui-même écrivait dans ses lettres qu’il voterait pour le tribun. A Lyon, on avait eu l’idée de candidatures ouvrières, mais Bancel bientôt avait posé la sienne et l’enthousiasme républicain qu’il avait suscité chez les électeurs lyonnais, avait fait hésiter les socialistes. « Après s’être demandé, raconte Richard dans sa brochure sur le Socialisme à propos des élections de 1869 (Lb 50/2333), s’ils devaient tenir aucun compte de ce grand mouvement politique et l’entraver au besoin pour marcher directement à leur but, l’affranchissement du travail, ils se firent une réponse négative ». Le premier mouvement avait été celui qu’inspirait la malveillance et l’hostilité foncières des chefs républicains lyonnais ; à la réflexion, la meilleure politique, la politique de pénétration socialiste, si habilement pratiquée par les travailleurs parisiens, était apparue. Les socialistes lyonnais pas plus que les autres n’avaient le goût de l’abstention. Ils se rappelèrent que Bancel représentait la liberté politique et que la liberté politique était nécessaire au développement du socialisme. Ils soutinrent donc l’illustre proscrit : mais ils lui demandèrent d’adhérer à trois points de leur programme, à trois de leurs revendications qui leur semblaient trois conditions nécessaires de la liberté sociale : l’impôt proportionnel et progressif, la suppression des monopoles d’État, la création, pour juger des différends entre patrons et ouvriers, de tribunaux d’arbitrage chargés de déterminer les salaires, de fixer la journée de travail, enfin « d’assurer du travail à tout le monde, même aux dépens des capitalistes si cela était nécessaire ». Bancel fit quelques réserves ; les internationaux purent cependant en faire leur candidat.

A Paris, enfin, si les Proudhoniens s’attardèrent encore aux tentatives de candidatures ouvrières, comme celle de Briosne, les collectivistes n’eurent qu’un souci, à savoir que « le parti socialiste s’affirmât ». L’essentiel parut de formuler les revendications socialistes, et ce fut le but d’un manifeste signé de membres de l’Internationale, parmi lesquels il faut relever Bourdon, Fruneau, Héligon, Parent et Varlin. Ils réclamaient une entente de tous les socialistes pour l’établissement « d’un programme commun » ; et c’était en vue de ce programme qu’ils formulaient treize réformes urgentes, entre autres la suppression des armées permanentes, la suppression du budget des cultes, l’élection des magistrats, l’établissement de l’impôt progressif, « l’expropriation de toutes les compagnies financières et l’appropriation par la nation, pour les transformer en services publics, de la banque, des canaux, chemins de fer, roulages, assurances, mines ».

Les résultats du scrutin, on le sait, comblèrent les espérances républicaines. A Paris, Gambetta, Bancel, Picard, Raspail, Ferry, Jules Favre, Jules Simon et Pelletan furent élus. Dans l’ensemble de la France, le nombre des voix obtenus attestait les progrès accomplis par l’opposition. Aux élections de 1863, les candidats du gouvernement avaient réuni 5.300.000 voix, les candidats de l’opposition 2.000.000 ; en 1869, les candidats du gouvernement n’obtenaient que 4.438.000 voix, l’opposition passait à 3.355.000. Le gouvernement perdait 662.000 suffrages, l’opposition en gagnait 1.350.000.

Mais l’opposition à l’Empire ne gagnait pas seulement en nombre ; elle gagnait aussi en vigueur. Dans l’ensemble, les candidats orléanistes et libéraux avaient été distancés par l’opposition démocratique. Aux opposants modérés, de la génération des Cinq, qui avaient tenté d’accommoder leurs actes aux conditions de l’Empire autoritaire, se substituaient désormais les républicains de 1848 et de 1851 ou les jeunes irréconciliables. Les électeurs exerçant cette fois librement et personnellement leur droit de vote, avaient tenu à faire des élections une solennelle manifestation contre le régime, une manifestation révolutionnaire. (Cf. pour les détails, Tchernoff, loc. cit., chap. XV : Les élections de 1869 à Paris et dans les départements).

Le socialisme n’avait peut-être point obtenu tous les progrès qu’il espérait. Dans l’ensemble, les Internationaux se déclaraient satisfaits. Au début de la brochure que nous avons déjà citée sur le socialisme aux élections, Albert Richard écrivait : « Somme toute, les socialistes ne sont pas mécontents des résultats obtenus. À Paris, des programmes franchement radicaux ont été publiés, et plusieurs ont réuni des milliers d’adhésions ». À défaut de sièges, les socialistes comptaient leurs voix. Surtout ils se félicitaient, comme d’un gage donné à leurs espérances, du succès des républicains radicaux, des irréconciliables : « Les socialistes politiques, écrivait Malon quelques jours après le premier tour, sont dans la jubilation. Les libéraux sont atterrés ; ils se disent (voir la Liberté, le Constitutionnel, Paris, le Journal de Paris, l’Opinion nationale, etc.) vaincus, et reprochent au gouvernement d’avoir amené le triomphe des révolutionnaires socialistes par ses défis maladroits. Pour moi, ce que dans ces élections je vois de plus heureux, c’est la déchéance totale de la presse libérale. Les Parisiens se sont souciés des listes de journalistes comme de l’an quarante, l’échec de Garnier-Pagès, Carnot, Jules Favre… en est une preuve manifeste. Quant à la presse radicale, la ridicule défaite de Baudin lui apprendrait à vivre si les exemples pouvaient servir de quelque chose à ce cancer social qu’on nomme la bourgeoisie. Mais en voilà assez, n’est-ce pas, sur les élections ! Si nous n’avons pas à nous en réjouir outre mesure, nous aurions mauvaise grâce à nous en plaindre ; le radicalisme révolutionnaire a pesé de tout son poids dans la balance et nous sommes aussi et surtout révolutionnaires ». (Lettre à Albert Richard, 28 mai 69). Telle était l’impression générale qu’à la nouvelle des résultats, James Guillaume écrivait, lui aussi, dans ses montagnes suisses : « À Paris et à Lyon, le socialisme a triomphé au scrutin : la république bourgeoise est battue ; Raspail, Bancel, Gambetta sont nommés. Voilà qui pourrait changer la face de l’Europe. Oh ! pourvu que nos amis soient prudents ». (L’Internationale, 1, 158. Bancel ni Gambetta n’étaient socialistes ; mais par la brèche qu’ils ouvraient, les socialistes espéraient bien passer.

Les socialistes « prudents ». les socialistes conscients, du moins ceux qui cherchaient avec attention comment, dans la révolution même, leur idéal allait se réalisant ! Car il en était d’autres, plus impatients et plus violents, moins soucieux du travail quotidien d’organisation et d’éducation, que les élections n’avaient point satisfaits. L’échec à Paris, au scrutin de ballottage, de d’Alton-Shée, de Raspail et de Rochefort, avait irrité de nombreux prolétaires. Le soir du vote et les jours suivants, du 6 au 12, une vive agitation régna : des manifestations eurent lieu ; des kiosques furent renversés, dés réverbères brisés ; des collisions se produisirent entre les ouvriers et la police. Ce fut par des poursuites contre le Rappel et le Réveil et par l’expulsion de Cluseret que le gouvernement répondit.

On nota, pendant ces jours d’émeute, l’apparition des blouses blanches, des sinistres agents provocateurs, stipendiés par un gouvernement aux abois, et qu’on devait voir désormais reparaître à toutes les heures troubles jusqu’à la fin du régime. Cet essai d’émeute n’en fut pas moins une manifestation de la colère socialiste. Des membres de l’Internationale s’y trouvèrent arrêtés en grand nombre. Il semble même que le gouvernement s’était proposé de les atteindre spécialement. Jusqu’à l’amnistie du 15 août — on le voit par la correspondance de Varlin et d’Aubry — leurs familles furent secourues par les camarades des différentes villes.

Mais les Internationaux les plus avisés le sentaient bien : ce n’était point par la lutte électorale qu’ils pouvaient attirer et orienter définitivement vers le socialisme les masses ouvrières. C’était en prenant part à la lutte élémentaire des classes, à la lutte directe du patronat et du salariat, telle qu’elle se manifestait par les grèves, c’était en organisant corporativement la classe ouvrière en vue de ces luttes, que les socialistes pouvaient gagner à leurs conceptions la masse des salariés. Dans les années antérieures, n’était-ce point aux grèves, aux souscriptions qu’elle avait organisées à leur occasion et aux secours qu’elle distribuait, que l’Internationale avait dû sa première popularité ? Et la campagne électorale même n’était-elle point de nature à faire douter de l’efficacité des réunions publiques et de la qualité des socialistes qu’on y formait ? Les organisations corporatives devaient fournir à la propagande collectiviste des éléments plus solides.

Par un revirement qui s’est souvent produit dans notre histoire ouvrière, après s’être plus ou moins enthousiasmés à la lutte politique, les salariés revenaient à leurs préoccupations quotidiennes et aux luttes nécessaires contre le patronat. Une forte poussée de grèves marqua précisément l’année 1869, et en particulier les derniers mois. Elles procédaient une fois encore des conditions économiques générales, de la prospérité industrielle qui se déployait dans un prolétariat de plus en plus conscient et averti. Elles n’étaient point d’ailleurs un fait spécial à la France. En Suisse, en Belgique, un mouvement analogue se produisait.

PORTRAIT DE CÉSAR DE PAEPE
D’après un document de la Bibliothèque nationale


Dans les premiers mois de l’année, avant la période électorale, plusieurs conflits avaient déjà retenu l’attention, celui des cotonniers normands, auxquels les trade-unions étaient venues en aide (janvier 1869), celui des fileurs en laine de Vienne, auxquels les secours des ouvriers parisiens étaient parvenus trop tard. Les grèves suisses et belges avaient également provoqué les actes de solidarité internationale.

En juin, le mouvement grandit. Les mineurs de la Loire, dont la caisse fraternelle fondée en 1866 n’avait pas craint de prendre part à la lutte électorale, engagèrent une campagne pour obtenir une augmentation de salaire et la journée de 8 heures. Le 11 juin 1809, la grève était à peu près générale dans le bassin. Le 16, un conflit meurtrier se produisit entre la troupe et les grévistes. Au puits Quintin, à la Ricamarie, il y eut du côté ouvrier 13 morts et 9 blessés.

Quelques semaines plus tard, éclatait à Lyon une nouvelle grève, celle des ouvrières ovalistes qui provoquait de la part des ouvriers rouennais et marseillais de l’Internationale un vaste mouvement de solidarité pour leurs sœurs lyonnaises. Paris, hélas ! épuisé par des grèves nombreuses, ne pouvait leur adresser des secours ni prêter des sommes. Mais le Conseil général de Londres, par l’organe d’Eugène Dupont, secrétaire général pour la France, leur envoyait une adresse d’ardente sympathie.

Sur tous les points du territoire des conflits semblables surgissaient encore, et le bruit courait parmi les conservateurs et les impérialistes qu’un mystérieux comité, travaillant à la chute du régime, les faisait éclater ainsi sur un simple mot d’ordre. Il n’en était rien ; et la correspondance de Varlin et d’Aubry suffit à indiquer avec quelles préoccupations et quelles inquiétudes les hommes de l’Internationale suivaient ce mouvement : « En voyant tant de grèves se produire à la fois, écrivait Varlin à Aubry le 6 août 1869, nous avions craint de voiries ouvriers échouer dans la plupart des cas. Heureusement il en a été autrement, à Lyon surtout, où presque toutes les corporations qui ont grevé ont obtenu de ne plus faire que dix heures de travail. Je considère toujours la diminution de la durée de la journée comme un résultat supérieur à l’élévation du salaire ; vous savez pourquoi.

« Quant à votre opinion que l’élément bourgeois n’a pas été étranger aux deux tiers des grèves qui se sont produites dans ces derniers temps, je reste d’un avis contraire au vôtre ; mais je n’essaierai pas de vous faire accepter mon opinion. Je n’ai pas le temps plus que vous d’engager une correspondance interminable sur ce point. Si nous nous rencontrons à Bâle ou à Paris, nous en reparlerons. Cependant, si je nie que les bourgeois soient intervenus dans les grèves, je reconnais très volontiers qu’ils ont tiré tout le parti possible de ce mouvement pour en faire retomber tout le poids sur notre organisation politique et sociale, et précipiter la révolution politique en excitant le mécontentement général. Je ne puis ni le regretter ni les en blâmer, car dans ce cas ils nous servent en même temps qu’eux ». (Troisième Procès de l’Internationale, p. 21).

En présence de toutes ces grèves les militants socialistes ne demeuraient pas inactifs. De plus en plus leur rôle se précisait : ils devaient, selon l’idée même que la classe ouvrière se faisait de l’Internationale, secourir les travailleurs en lutte ; et ils devaient d’autre part les organiser, les entraîner dans la grande lutte qui se développait : « Vous nous direz, écrivait encore Varlin à Aubry (8 janvier 1869), si les efforts faits par vous près des cotonniers des autres maisons (pour les décider à la grève) nous permettent d’arriver à un résultat favorable. Dites-leur bien qu’ils doivent se soutenir entre eux d’abord, afin de mériter l’appui de leurs frères des autres pays dans le cas où la lutte se généraliserait. Dites-leur surtout qu’ils doivent se grouper, s’organiser, se solidariser, entrer dans la ligne internationale des travailleurs pour s’assurer le concours de tous et pouvoir parer à toutes les mauvaises éventualités. » (Troisième procès, p. 18).

C’était, on le voit, par un effort d’organisation corporative que se traduisait l’intervention de l’Internationale dans les grèves. Varlin, Malon, Combault, Camélinat, — il ne faut point l’oublier — étaient avant tout des syndiqués, des membres des sociétés de résistance ; et c’était par l’élargissement naturel de leur action corporative qu’ils en étaient venus à concevoir et pratiquer la politique ouvrière, que formulait l’Internationale.

Or, plus que jamais, le prolétariat semblait alors disposé à les écouter et à comprendre l’utilité de la besogne syndicale. Les travaux de la commission ouvrière, les réunions du passage Raoul avaient donné une nouvelle impulsion aux associations professionnelles. De 1868 à 1870, elles se multiplièrent. En 1868, c’étaient les ébénistes, les tailleurs, les peintres, les mécaniciens qui s’étaient organisés. A la veille de la guerre, ces derniers compteront 5.000 membres. En 1809, ce fut le tour des chapeliers de Paris, des tisseurs de velours uni, à Lyon, des charpentiers de Paris, des porcelainiers de Limoges. (Cf. Paul Louis, Histoire du mouvement syndical en France, p. 120 et sq.)

Ces organisations syndicales offraient pour ainsi dire aux socialistes un nouveau champ d’action, et plus sûr, que les réunions publiques. Au lieu d’ouvriers dispersés, c’étaient désormais des travailleurs organisés qu’ils pouvaient espérer gagner en bloc à l’Internationale, et par elle, à l’action révolutionnaire. Au lieu d’adhésions individuelles, c’étaient les adhésions collectives des sociétés qu’ils allaient solliciter. On avait bien fondé quelques groupes de travailleurs, susceptibles de devenir de nouvelles sections de l’Internationale, un Cercle d’études sociales, un autre groupe appelé les Travailleurs-Unis etc. L’avenir n’était pas là. L’avenir de l’Internationale, c’était d’obtenir peu à peu l’adhésion directe des « sociétés coopératives » ou pour parler plus exactement, des syndicats.

Dès août 1809, la société des lithographes avait voté son adhésion. La société des relieurs conduite par Varlin adhérait déjà depuis longtemps. Peu à peu, d’autres sociétés discutèrent de leur adhésion. Et tel fut le mouvement sur la fin de 69 que Varlin pouvait annoncer au Congrès de Bâle, en septembre, que dès le retour des délégués, de nombreusee sociétés adhéreraient.

Mais il ne suffisait point de faire adhérer les sociétés à l’Internationale ; il fallait rendre possible une action commune, établir, pour ainsi dire, une solidarité plus régulière que celle qui se manifestait, d’une manière intermittente, par les souscriptions. Déjà les typographes avaient pris l’initiative d’un groupement régulier de professions diverses. Ils avaient créé la Caisse fédérative des cinq centimes, ou, comme on l’appelait, la Caisse du sou, dont les adhérents s’engageaient à verser cinq centimes par semaine et qui avait pour but le prêt mutuel en cas de grève.

Les hommes de l’Internationale souhaitaient une organisation plus forte. Dès le mois de mars 1869, la société des ouvriers bronziers qu’ils inspiraient avaient soumis à la Commission ouvrière, qui siégeait encore, un projet de statuts d’une Chambre fédérale des sociétés ouvrières de Paris. L’année devait s’écouler sans que la Chambre fédérale fût définitivement constituée ; mais dès le mois de mai, les réunions des délégués commencèrent d’assurer à Paris une action commune des sociétés. En mai, lorsque, sur un appel de Varlin, les délégués de sections ou de groupes corporatifs se réunirent aux Folies-Belleville pour décider l’envoi de représentants au Congrès de Bàle, ils adoptèrent en outre le projet de fédération syndicale. « Ce pacte, disaient les statuts, a pour objet la mise en œuvre des moyens reconnus justes par les travailleurs de toutes professions pour les rendre possesseurs de tous les outillages et les créditer, afin qu’ils puissent se soustraire à l’arbitraire du patronat et à l’exigence du capital… La fédération a également pour but d’assurer à chacune des sociétés adhérentes, dans le cas de grève, l’appui moral et matériel des autres groupes au moyen de prêts faits sous la responsabilité des sociétés emprunteuses. » (Troisième procès, p. 30-31).

Les militants de toutes tendances, proudhoniens ou collectivistes, Tolain, Murat ou Varlin se retrouvaient pour collaborer à cette œuvre d’organisation, purement corporative, mais qui devait compléter peu à peu les forces de l’Internationale.

Le 20 juin, une nouvelle réunion eut lieu : on y discuta déjà des affaires courantes, de la grève des bronziers lyonnais, par exemple. Mais les autorités commençaient de s’inquiéter : l’union régulière des sociétés corporatives leur semblait trop propre à dissimuler l’action socialiste et révolutionnaire. Les réunions furent interdites par la préfecture. Des demandes d’explication au préfet, au ministre, restèrent sans réponse : les ouvriers s’adressèrent à l’opinion publique (Troisième procès, p. 22). Le 12 septembre, le Siècle publia la protestation ouvrière : « Être ou n’être pas, disaient-ils, en droit comme en fait, telle est la question à résoudre ; nous ne pouvons subir plus longtemps cette situation de dupes qui nous impose, à nous, travailleurs, tous les devoirs et qui réserve à quelques-uns tous les droits. Aussi, convaincus que nul ne peut limiter le cercle de nos études et de notre action, nous revendiquons hautement, comme un droit primordial, inaliénable, le droit de réunion et d’association, sans restriction aucune, et nous nous déclarons décidés à poursuivre, par tous les moyens dont nous pouvons disposer, la discussion des projets des statuts de notre fédération. » (Troisième procès, p. 31).

C’est sur ces entrefaites, au milieu de tout ce travail d’organisation, que s’ouvrit le 4e Congrès de l’Internationale, à Bâle. Il se tint du 6 au 12 septembre. Les ouvriers parisiens y avaient envoyé une délégation nombreuse. Tous les mandants n’étaient pas affiliés ; mais les mandataires promirent l’adhésion collective de leurs sociétés et furent admis au Congrès. La délégation française se ressentait ainsi du caractère de l’Internationale nouvelle, vaste foyer de propagande plutôt que groupement régulier. Parmi les vingt-six délégués français, il faut citer Aubry, assisté de deux camarade normands, délégués de Sotteville et d’Elbeuf, Varlin, Landrin, Murat, Pindy, Franquin, des lithographes, Langlois, le proudhonien, le cordonnier Chemalé, Tartaret ; Albert Richard et Bakounine, qui, avec deux autres camarades représentaient les sociétés lyonnaises ; Boudet de la section de Limoges ; enfin Tolain, dont le mutuellisme n’avait pu trouver une délégation à Paris et qui représentait les boulangers de Marseille.

Les mutuellistes, en effet, qui sentaient de plus en plus décliner leur influence, avaient fait à Paris des efforts désespérés pour se faire déléguer au Congrès de Bâle par les sociétés ouvrières. Dans une lettre du 3 septembre, qu’il faisait porter à Richard par un congressiste à Bâle, et dans laquelle il lui recommandait vivement de s’entretenir avec Varlin, Malon lui décrivait comment ils avaient demandé, les uns et les autres, à de grands journaux parisiens de les choisir comme correspondants, et de leur payer les frais du voyage, afin d’obtenir plus facilement les délégations des sociétés. Mais « leur petit projet avait en partie échoué ». — « Je crois, concluait Malon, que somme toute la majorité des délégués de Paris sera collectiviste ».

Les collectivistes, en effet, l’emportèrent dans les syndicats parisiens ; et, ils l’emportèrent également, quelques jours plus tard, au Congrès même, où ils infligèrent aux Proudhoniens une défaite décisive.

Nous ne pouvons ici que rappeler brièvement les résolutions du Congrès. Elles sont d’ailleurs célèbres.

Tout d’abord, malgré les instances du vieux Rittinghausen, il refusa de discuter la législation directe par le peuple, parce que la question n’avait pas été portée à l’ordre du jour et parce que l’Internationale maintenait sa résolution de ne « participer à aucun mouvement politique qui n’aurait pas pour but immédiat et direct l’émancipation des travailleurs ». La législation directe ne tendait-elle donc pas à ce but ? Certains le croyaient comme Liebknecht ; mais la majorité du Congrès, confiante en la croissance rapide de l’Internationale, État dans les États, pensait avec Hins, le délégué belge, que l’heure était proche où son gouvernement ne tarderait pas à se substituer a tous les gouvernements bourgeois, « sans distinction de forme ni de couleur » et que les discussions purement politiques étaient bien vaines.

C’est alors que la bataille fut livrée entre le mutuellisme et le collectivisme. La commission, nommée pour l’examen de la question de la propriété, proposait an Congrès les deux résolutions suivantes :

« 1 Le Congrès déclare que la société a le droit d’abolir la propriété individuelle du sol et de faire entrer le sol à la communauté ;

« 2° Il déclare encore qu’il y a aujourd’hui nécessité de faire entrer le sol à la propriété collective ».

Une fois encore, les Proudhoniens défendirent leurs idées : la rémunération équitable du travail individuel, la réciprocité des services et la mutualité des garanties. Leurs arguments furent combattus par Lucraft, Lessner, Eccarius, Hins qui venait de se convertir à l’idée de la propriété collective, et Bakounine surtout qui montra avec une grande force que « la production n’étant possible que par la combinaison du travail des générations passées et de la génération présente, il n’y a jamais eu de travail qui puisse s’appeler travail individuel » (Cf. James Guillaume, loc. cit., p. 197. La première résolution fut adoptée par 54 voix, contre 4, 13 abstentions et 4 absences. La seconde par 53 voix contre 8, 10 abstentions et 4 absences. Pour la France Varlin, Franquin, Dereure, Tartaret, Bakounine, Bourseau, Outhier, Albert Richard, Palix, Ch. Monier et Foureau avaient voté pour les deux résolutions ; Tolain, Pindy, Chemalé, Fruneau avaient voté contre ; les autres s’étaient abstenus. Murat, Langlois et Piéton, cependant, après s’être abstenus sur la première résolution, avaient voté avec Tolain et ses fidèles contre la seconde.

On discuta ensuite de l’héritage. La commission, inspirée par Bakounine qui en faisait partie, demanda au Congrès de reconnaître « que le droit d’héritage doit être complètement et radicalement aboli, et que cette abolition est une des conditions indispensables de l’affranchissement du travail ». Le Conseil général, par l’organe d’Eccarius, et sous l’inspiration de Marx, déclarait au contraire que le droit d’héritage n’était qu’un effet de l’organisation économique actuelle, et que l’abolition du droit d’héritage ne pouvait être le point de départ d’une transformation sociale radicale. C’est un raisonnement d’immobilisme qu’on a souvent entendu depuis.

Quoi qu’il en soit, aucune des deux théories n’obtint la majorité absolue ; à considérer même le nombre des non (37 sur 62 votants), la thèse du Conseil général était repoussée.

Nous signalerons enfin une dernière résolution, celle concernant les sociétés de résistance. Elle provoqua une vive discussion — discussion toute d’actualité encore aujourd’hui — entre Tolain et Greulich, d’une part, et Hins de l’autre : les uns, montrant qu’à côté des relations corporatives, l’ouvrier a avec les citoyens des autres communes des relations qui ne sont plus purement corporatives, et concluant que les associations ouvrières fédérées ne pourraient se transformer eu gouvernement », l’autre au contraire, comme nos modernes syndicalistes révolutionnaires, faisant de la société de résistance la cellule élémentaire de la société future. Mais tous se trouvaient unanimes pour pousser activement à l’organisation et à la fédération des sociétés de résistance, et la résolution proposée n’indiqua que cela. Elle fut donc unanimement acceptée.

Mais ce n’est point par le texte de leurs résolutions, ce n’est point par leurs déclarations théoriques ; c’est, avant tout, on le sait, par les rapprochements qu’ils établissent entre les militants, par les sentiments de confiance, d’espérance qu’ils éveillent dans les cœurs, que les Congrès ouvriers peuvent exercer sur un mouvement une réelle influence. À Bâle, Varlin entra dans l’intimité des Bakouninistes ; il commença de participer à l’action collective que ces révolutionnaires poussaient sourdement à travers les sections de l’Internationale. D’autres relations s’établirent aussi, qui convainquirent les militants français de l’importance internationale de leur tâche. Mutuellistes et proudhoniens se trouvaient unanimes sur la nécessité de la liquidation sociale ; et les uns et les autres pensaient qu’elle devait commencer pendant la révolution anti-impérialiste. Tous vivaient dans la certitude que la chute de l’Empire était proche. L’Internationale décida que le prochain Congrès jurait lieu à Paris, le premier lundi de septembre. « Nous n’avons pas besoin d’insister, écrivait alors James Guillaume (Cf L’Internationale, 1, 195) sur la signification de ce vote. L’heure de la grande émancipation politique, sociale et religieuse approche ! »

On conçoit dans quels sentiments, après ces rencontres, après leurs longues et passionnées conversations avec les camarades de l’étranger les délégués français devaient reprendre leur tâche. Leur courage se trouvait une fois encore stimulé ; leur tâche leur semblait d’autant plus grande, d’autant plus importante pour l’avenir du monde qu’ils sentaient l’intérêt de tous les ouvriers européens tourné alors vers la grande lutte révolutionnaire qui s’engageait en France. Vingt-sept ans plus tard, lorsqu’il écrivait son article sur les Débuts du parti socialiste français (Revue politique et parlementaire, 1897, I, p. 65), Albert Richard avait gardé cette impression que « le Congrès de Bâle ouvrit définitivement la période révolutionnaire qui se termina par la Commune ».

À l’heure ou ils rentraient en France, en ce milieu de septembre 1869, la situation politique était peu claire. L’Empire continuait à se débattre au milieu de difficultés de toutes sortes, tantôt essayant de réveiller les sentiments qui avaient étayé jadis son autorité, tantôt se résignant de mauvaise grâce aux concessions nécessaires. Avant les élections de mai, par les poursuites engagées contre les orateurs des réunions publiques, il avait tenir nous l’avons vu, d’agiter le spectre rouge, de ranimer la peur de la révolution sociale. Mais si la bourgeoisie libérale redoutait le socialisme, elle se croyait désormais assez forte pour le contenir ou le gagner, sans avoir besoin d’un sauveur. En dépit de la campagne de M. Vitu, l’Empire comptait maintenant au Corps législatif près de 90 opposants.

VARLIN


Alors, il avait tenté, en excitant les faubourgs au lendemain du scrutin et en jouant de leur colère, d’effrayer les députés, de ramener au moins le tiers-parti en lui faisant redouter les excès de la liberté. Les Chambres à peine réunies (le 28 juin), cent seize députés avaient presque aussitôt signé une demande d’interpellation « sur la nécessité de donner satisfaction aux sentiments du pays, en l’associant d’une manière plus efficace à la direction de ses affaires. » — « La constitution d’un ministère responsable, était-il dit dans les considérants de cette demande, le droit pour le Corps législatif de régler ces conditions organiques de ses travaux et de ses communications avec le gouvernement seraient des mesures essentielles pour atteindre ce but. »

Uni aux 40 députés de la gauche, le Tiers-parti avait la majorité. Force avait été à l’Empereur de lui donner au moins partiellement satisfaction.

Le 12 juillet, M. Rouher était monté à la tribune et il avait lu un message qui consacrait, en ses parties principales, le programme des 116. Le Corps législatif redevenant une véritable assemblée parlementaire devait avoir le droit d’élire son bureau et de fixer son règlement intérieur ; le droit d’amendement, jusqu’alors restreint, devait être élargi et rendu plus aisé ; le droit d’interpellation devait être étendu. Enfin le budget serait désormais voté, non plus par grandes divisions, mais par chapitres.

L’Empire semblait donc faire un pas nouveau dans la voie libérale frayée par les décrets du 24 novembre 1860 ou la lettre du 19 janvier 1867.

Mais, au moment même où il paraissait disposé à quelques concessions nouvelles, susceptibles de rallier les libéraux, il s’arrangeait de manière à perdre tout le bénéfice de la réforme par des hésitations et des restrictions insupportables. Non seulement, en effet, il affirmait solennellement qu’il réservait à son profit « les prérogatives que le peuple lui-même lui avait expressément confiées et qui étaient essentielles pour la sauvegarde de l’ordre et de la société. » Non seulement, il tardait à prendre des hommes

Lefrançais, Brionne, Paule Minsk. Caricature par Gaillard fils — D’après un document de la Bibliothèque Nationale


nouveaux dont les sentiments déclarés eussent été une garantie de son bon vouloir libéral, et il ne composait qu’un ministère d’attente, un ministère de transition, ou la disparition de M. Rouher et la suppression du ministère d’État se trouvaient compensées par le maintien de M. Forcade de la Roquette, l’homme des candidatures officielles. Mais, par une impertinence singulière, au moment même où il proclamait les droits nouveaux du Corps législatif, il le prorogeait, le 13 juillet, sans que seulement la vérification des pouvoirs fût terminée.

Sans doute le Sénat avait été convoqué d’urgence pour le 2 août ; sans doute encore le projet qui lui avait été soumis, loin de restreindre les promesses du message, les amplifiait, et, le 6 septembre, il n’avait rencontré contre lui que trois suffrages hostiles. Mais les tergiversations du pouvoir et toutes les réserves, toutes les contradictions constitutionnelles que le prince Napoléon avait signalées lui-même pendant la discussion au Sénat, n’étaient point propres à apaiser les républicains.

Ce que manifestait trop clairement la prorogation du Corps législatif, c’était une fois encore le mépris de ce suffrage universel, dont les républicains rassemblaient si péniblement les ruines et qu’ils voulaient restituer dans son ancienne force. Invoquant la loi fondamentale de 1852, M. de Kératry avait rappelé que le gouvernement, en cas de dissolution, devait convoquer la nouvelle assemblée dans le délai de six mois. Or, le décret de dissolution remontait au 27 avril : la pseudo-session, ouverte le 28 juin, ne pouvait compter ; la Chambre devait être convoquée le 20 octobre. Quelques députés s’associèrent à cette protestation. Gambetta écrivit le 1er octobre à l’Avenir national qu’il fallait « en finir avec d’inqualifiables résistances ». Le gouvernement répondit en convoquant les Chambres pour le 29 novembre. Cette date parut une bravade. L’animation grandit dans le parti républicain : Gambetta avait déclaré qu’il se rendrait le 26 octobre au lieu ordinaire des séances. On s’attendait à une journée.

Elle n’eut pas lieu ; les députés républicains avaient compris qu’ils allaient engager prématurément une grosse partie. Ils reculèrent. Mais les irréconciliables mêmes perdirent ainsi de leur prestige auprès des socialistes et des révolutionnaires les plus décidés.

Ceux-ci, en effet, avaient suivi avec une attention émue le mouvement révolutionnaire, dont les députés républicains avaient pris l’initiative. A Lyon, à Marseille, les membres de l’Internationale, revenus de Bâle, se préparaient à agir. Le 6 octobre, après la lettre de Gambetta, Bastelica écrivait à Richard : « Répondez-moi au plus tôt sur cette question : Pourrait-on compter sur Lyon pour faire une grève générale, le 26 octobre seulement ? » Brusquement, l’idée de la grève générale, de la grève révolutionnaire dont le prolétariat allait user comme de son moyen propre, dans la bataille politique, réapparaissait. Elle ne surgissait plus accidentellement de la cervelle d’un penseur, d’un journaliste aux idées ingénieuses, comme en 1852 ; elle procédait cette fois directement du mouvement ouvrier lui-même.

Plus que personne autre, parce qu’ils étaient plus prêts à l’action, les socialistes furent donc déçus. La journée du 20 octobre acheva de les séparer de la gauche parlementaire. Ils notèrent en ce jour tout à la fois la déchéance de l’Empire et de la révolution bourgeoise.

Tout à fait significatives à cet égard sont deux lettres écrites alors par Benoit Malon à Albert Richard : « Il y a quinze jours, écrivait-il au moment de la reculade des députés, la date fatidique du 26 octobre nous apparaissait lumineuse ; aujourd’hui elle nous paraît moins brillante. Que s’est-il passé ? Tout simplement un fait capital dans l’histoire de l’humanité. La bourgeoisie vient de prononcer son irrévocable déchéance. Mise tout à coup en face d’une révolution imminente et portant le socialisme dans ses flancs, elle s’est rejetée en arrière dans un mouvement de terreur et par l’organe de l’Opinion nationale, de J. Simon à Saint-Etienne et du comité banceliste de Paris, à déclaré préférer l’Empire à un tel inconnu. Journaux libéraux, bourgeois influents, députés de l’opposition ont réussi, en unissant leur couardise, à creuser la désunion dans le parti démocratique et à changer un jour de victoire certaine en une journée douteuse. Après tout, va, ne nous en plaignons pas. Ces gens-là avaient encore une certaine influence ; ils viennent d’abdiquer. Désormais le peuple saura que c’est sur ses robustes épaules que tout repose et, comme il n’a jamais cessé d’être logique dans ses actes, il agira en conséquence, et si l’Empire y gagne quelques jours (chose douteuse), il ne reculera que pour mieux sauter. Mes nombreux amis st moi sommes décidés à faire le plus tôt possible, quoi qu’il arrive et coûte que coûte, tout notre devoir. La situation présente réclame des résolutions viriles et d’énergiques agissements ; ni l’un ni l’autre ne lui feront défaut. C’est tout ce que la discrétion de M. Vandal, le directeur des postes, me permet de te dire. Les réunions de Belleville, depuis les massacres d’Aubin et la furie policière du boulevard extérieur ont mis le comble à l’indignation générale, ont pris un aspect étrange. 4,000 hommes — combattants futurs — viennent chaque soir dans l’immense salle des Folies. Leur attitude est à la fois énergique, résolue et calme. Des bandes innombrables d’agents de police, de municipaux sont blottis dans les carrefours environnants. Deux escadrons de cavalerie campent ostensiblement dans la cour de la mairie, à côté. Quel gouvernement promena jamais autant l’étincelle sur la poudrière ? Du reste on voudrait, on provoque une émeute partielle, le peuple ne veut qu’une révolution et se conduit avec une sagesse qui doit donner beaucoup à réfléchir à ces donneurs de conseil. Ce sera pour le 26 ou non, mais la bataille est inévitable. »

La fin de la lettre indiquait que les socialistes à leur tour sentaient le danger de cette journée, annoncée si longtemps d’avance, et dans laquelle ils n’auraient point trouvé l’appui de ceux-là même qui en avaient fixé la date. Les socialistes, isolés, se refusèrent à faire le jeu de l’Empire. Mais la persistance même de leur agitation, après la reculade des libéraux, leur avait attesté leur force.

« Ton appréciation du 26 octobre, écrivait Malon à Richard vers le début de novembre (la lettre n’est pas datée) n’est pas absolument exacte. C’est bien l’Empire qui est le dindon de la farce, et si ce n’était lui, ce serait nous, les révolutionnaires et non pas les démocrates libéraux qui ont toujours combattu la manifestation. Le résultat de cette journée où cent mille hommes étaient sur pied pour arrêter un vieillard monomane (Gagne) se fait déjà sentir ; la République est moralement proclamée. Paris a pour ainsi dire conquis sa liberté. La presse, la parole y sont relativement libres ; le droit de réunion passe dans les mœurs. Le gouvernement de fait, constamment acculé, obéit en traînant, en rechignant, en menaçant, au gouvernement

Une lettre autographe de Karl Marx, recto.

Une lettre autographe de Karl Marx, verso.


de droit, l’opinion républicaine. L’on dit tout haut, ici, que Bonaparte va être mis en accusation le 29 novembre et les journaux l’écrivent impunément. Quant à la situation des esprits à Paris, la voici en deux lignes : la minorité militante, révolutionnaire socialiste ; la majorité, républicaine démocratique. Voilà où nous en sommes. Le premier vent populaire dispersera au loin les débris du ridicule échafaudage monarchique qui pèse si odieusement sur le sol de notre patrie. D’ores et déjà, il n’y a plus de danger que la révolution qui se prépare, éclatât-elle demain, soit la rédemption de MM. Hugo et Ledru. Le peuple de Paris est déjà trop habitué à faire ses affaires lui-même. Et vous donc ! Je crois que ton ajournement de la révolution au printemps prochain est dans la vérité. »

C’était dans cet esprit, c’était avec cette confiance révolutionnaire, que les socialistes parisiens allaient aborder, au mois de novembre, une nouvelle lutte électorale, celle que nécessitaient les options des députés élus à la fois à Paris et en province.

Quatre circonscriptions devaient être pourvues à Paris. Félix Pyat lança l’idée de quatre candidatures d’insermentés. « Pureté est dureté, disait-il.

Les barricades ne se font pas avec de la boue ; il faut du pavé. Après la révolution du mépris en 48, on fera en 69 la révolution de la conscience ». On parla ensuite d’une candidature de Ledru-Rollin. Mais tout s’effaça devant la campagne de Rochefort — candidat au siège laissé par Gambetta — et qui symbolisait les haines les plus vives contre le régime impérial. Emmanuel Arago, Crémieux, Glais-Bizoin furent élus dans les autres circonscriptions ; on oublia ce succès des républicains bourgeois et modérés, pour ne songer qu’aux 17.900 voix de Rochefort.

Les socialistes de l’Internationale avaient pris une part active à la lutte. Ils n’avaient point eu de candidats à eux ; ils n’avaient point lancé, à ma connaissance du moins, de manifestes spéciaux ; mais comme toujours, sentant grandir le mouvement, ils s’étaient demandé comment ils pourraient profiter des circonstances pour pousser leur propagande : « Nous jouissons depuis quelques mois, écrivait à ce sujet Varlin, dans une correspondance à l’Égalité de Genève, d’une liberté relativement assez large, ce n’est pas un droit reconnu, il est vrai, ce n’est que de la tolérance… Quant à nous, socialistes, nous profitons hardiment de la latitude qui nous est laissée pour accroître nos forces par une active propagande et détruire le prestige de toutes ces personnalités bourgeoises, plus ou moins radicales, qui. étaient un danger sérieux pour la Révolution sociale. Depuis les élections générales (mai), un progrès immense a été accompli. Le parti socialiste n’a pas posé de candidats aux élections générales ni aux élections complémentaires qui viennent d’avoir lieu, mais les orateurs socialistes ont fait prendre aux candidats radicaux que le peuple acclamait, et qu’il était impossible de ne pas nommer, des engagements qu’il ne devaient pas tenir, et leurs défaillances successives nous ont permis de montrer leur incurie et de désillusionner le peuple sur leur compte. » (Cf. James Guillaume, loc. cit., I, p. 242).

Et le même Varlin écrivait encore à Richard à la veille même des élections de Paris (20 nov. 1869) : « La campagne électorale nous a montré le plus beau gâchis qui se puisse voir. Presque toutes nos personnalités républicaines sont venues montrer leur impuissance et leur incapacité au grand jour. Je considère que le résultat des élections sera insignifiant. Quatre républicains bourgeois de plus entreront au Corps législatif et voilà tout. Tant mieux si le Peuple pouvait se désabuser du régime représentatif. En revanche le mouvement social va bien. »

Tirer la leçon des événements, montrer les défaillances des grands bourgeois radicaux, leur impuissance à satisfaire aux désirs populaires, telle était dès alors la besogne d’éducation que les socialistes se proposaient d’accomplir dans la mêlée électorale.

Mais leur vrai travail ne fut pas là pendant ces mois orageux de la fin de 1869. Le mouvement de grève, qui avait commencé dans les premiers mois de l’année, continuait à réclamer leur attention depuis le retour de Bâle.

Grève des vanniers et des layetiers à Marseille, grève des tisseurs à Elbeuf, en septembre et octobre. Au début d’octobre, Varlin en compte trois à Paris ; et il en note encore une autre à Rives-de-Gier (Troisième Procès p. 324). C’est, comme il dit spirituellemennt, « une avalanche de grèves qui leur tombent sur les bras » et il demande non sans malice à son correspondant Aubry, s’il croit toujours que les bourgeois les provoquent ! — Le 8 octobre, l’armée renouvelle le coup sinistre de la Ricamarie : aux mines d’Aubin, dans l’Aveyron, les soldats, effrayés d’une manifestation, tuent quatorze hommes et en blessent une vingtaine : l’enquête établit même que certains ont tiré plusieurs fois.

Mais, même lorsqu’ils ne font pas appel aux chassepots, les patrons luttent avec une obstination nouvelle. Certains, sans doute, voudraient bien créer des embarras au régime : mais, Varlin a raison, la grève n’est point de ces embarras ; et elle tendrait plutôt, lorsqu’elle éclate, à rejeter les maîtres du côté de l’Empire, sauveur de l’ordre et de la propriété. A Paris, les conflits prennent un caractère d’âpreté sauvage. Les patrons résistent à outrance : en novembre, les brossiers pour peintures succombent après sept semaines de grève ; les tisseurs en canevas tiennent plus de dix semaines ; les mégissiers sont en lutte depuis le 15 juillet.

C’est surtout ce conflit des mégissiers qui dans les derniers mois de l’année 1869 passionne les travailleurs parisiens. Les mégissiers palissonneurs, qui s’étaient mis en grève en juillet, demandaient un relèvement de tarifs ; au mois d’octobre, les mégissiers de rivière demandent à leur tour une augmentation de 1 franc, soit 6 francs par jour pour 10 heures, et se joignent à leurs camarades. Il y a ainsi environ 800 grévistes. Toutes les corporations parisiennes vident leurs caisses pour les soutenir. Mais les membres de la chambre syndicale patronale des cuirs et peaux se solidarisent pour indemniser les patrons mégissiers des pertes subies et il ne paraît pas impossible à Varlin « que toutes les chambres syndicales des patrons qui composent ce qu’ils appellent l’Union nationale du commerce et de l’industrie se soient liguées pour couler les sociétés ouvrières, en leur faisant épuiser leurs caisses par plusieurs grèves interminables » (Troisième procès, p. 29). « Il ne s’agit plus dans ce cas, écrivait-il encore à Richard, le 1er décembre 1869, d’un différend entre patrons et ouvriers mégissiers, mais bien d’une lutte engagée entre les sociétés ouvrières et les chambres syndicales des patrons ». En décembre la grève échoua et échoua également le projet d’association corporative lancé en dernière heure par les syndicats parisiens. Le tout avait coûté à ces derniers plus de 86.000 francs.

Est-ce de l’argent, des efforts perdus ? Oh ! que non pas. Si, au point de vue matériel, comme l’écrit Varlin, « la grève n’est qu’un cercle vicieux dans lequel les efforts des ouvriers semblent tourner indéfiniment », à un autre point de vue, celui de « l’organisation des forces révolutionnaires du travail, elle est le moyen par excellence ». C’est de la grève des mégissiers, c’est du long effort poursuivi en commun, c’est des engagements publiquement pris par tous, que sort, enfin, définitivement constituée en décembre, la Fédération parisienne des Chambres syndicales ouvrières.

Il faudrait pouvoir décrire en détail les sacrifices admirables consentis à cette époque par toutes nos jeunes organisations ouvrières. Rien n’atteste mieux peut-être la croyance très ferme chez tous que les temps étaient proches. Le 8 octobre, alors que les travailleurs parisiens ont trois grandes grèves à soutenir, Varlin envoie à Aubry 800 francs de prêt, 500 de la Société typographique, 300 des ferblantiers ; et il lui annonce que les bijoutiers ont voté 200 francs, les lithos 500. Les 10, 17, 20, 29 octobre, il lui envoie encore 900, 600, 300, 1.000 francs, provenant de souscriptions et de prêts. Le 4, le 8, le 16 novembre, nouvelles transmissions de fonds, et je le répète, au moment même où la terrible grève des mégissiers bat son plein, et où il faut, pour eux, 8.000 francs par paye. « Dans les temps ordinaires, écrit Varlin, le 8 novembre, cette somme se serait trouvée assez facilement. Mais aujourd’hui les caisses sont épuisées. Cependant on l’a trouvée à peu près et la paye a pu être faite, mais au prix de quels efforts ! »

Cette lourde lutte et les difficultés inouïes qui en surgissaient faisaient mieux comprendre aux militants parisiens l’utilité de l’organisation régulière naguère préconisée par les bronziers. « La multiplicité des grèves, écrivait Varlin dans la lettre à Richard du 20 novembre 1860, nous crée des embarras terribles, mais cela nous force à nous organiser. Il est certain que la fédération parisienne ne serait pas encore constituée sans les difficultés en présence desquelles nous nous sommes trouvés ces derniers temps ». Le projet de Fédération, à vrai dire, n’avait jamais été abandonné. Peu à peu, dans les réunions où ils discutaient les futurs statuts fédéraux, les délégués des différentes professions s’étaient accoutumés à prendre des décisions communes. Ils avaient signé ensemble, le 14 octobre, un manifeste énergique contre le massacre d’Aubin. (Cf le texte, Troisième Procès, p. 32). Ils avaient établi des règles fixes pour recueillir les souscriptions. La constitution définitive de la Chambre fédérale, que Varlin annonça enfin officiellement le 1er décembre aux sociétés lyonnaises ne faisait ainsi que consacrer une pratique depuis longtemps établie.

Les juges de l’Empire se sont attachés plus tard, dans le procès de juin 1870, à confondre l’organisation des sociétés ouvrières et l’Internationale. Il est de fait que, rassemblées dans le même local, place de la Corderie-du-Temple, et dirigées souvent par les mêmes hommes, les deux organisations agirent toujours d’accord pendant les derniers mois de l’Empire. Mais il existait bien deux organismes distincts ; non point peut-être comme aujourd’hui un groupement économique et un groupement politique, mais si l’on peut ainsi parler un groupement de propagande et d’idées, cherchant à animer de plus en plus de sa pensée toute l’organisation des intérêts professionnels. Par la Fédération des syndicats, le petit

Funérailles de Victor Noir à Neuilly
D’après l’Univers Illustré


état-major révolutionnaire de l’Internationale disposait de troupes nombreuses et cohérentes.

En cette fin de 1869, au moment où ils se sentaient en possession de toutes leurs forces, le problème de la révolution prochaine devait se reposer avec plus d’acuité encore à la conscience des militants. Sans doute, ils étaient tous d’accord pour chercher à hâter une révolution sociale. Sans doute aussi, ils estimaient tous qu’une révolution purement politique n’ayant d’autre objet que la chute de l’Empire, ne valait point la peine d’être faite pour la classe ouvrière. Mais ils différaient entre eux sur la forme que devait prendre le prochain mouvement, sur les rapports qui devaient exister entre le mouvement politique et le mouvement social.

Les uns, en effet, comme Richard, et aussi, malgré la différence de son tempérament ou de sa doctrine générale, comme Aubry lui-même, uniquement préoccupés de cette révolution sociale dont ils attendaient l’explosion prochaine, et représentant dans les villes où ils luttaient le seul élément révolutionnaire, se trouvaient entraînés à séparer absolument des idées politiques leur conception socialiste. Toutes choses changées, ils traduisaient pour ainsi dire sous une forme de plus en plus révolutionnaire l’état d’esprit des militants de 1864, à qui l’on avait pu reprocher de négliger la forme politique ; et la comparaison s’impose entre eux et certains de nos modernes syndicalistes.

Qu’on me pardonne de faire encore ici de nombreuses citations. A défaut d’une étude vraiment approfondie, et qui devra être appuyée sur un grand nombre d’autres documents, ces citations donneront à nos camarades une idée exacte des conceptions et des sentiments des hommes qui menèrent alors le mouvement, avec une vigueur et une abnégation admirables. Les textes que je cite sont d’ailleurs, je le rappelle, pour la plupart, inédits.

A Rouen, donc, Aubry, celui de tous qui était resté le plus attaché à la pensée proudhonienne, était peut-être aussi celui qui méprisait le plus décidément l’action politique. Son unique préoccupation, c’était, comme il l’écrivait à Richard le 26 juillet 1869, « d’organiser les forces économiques et révolutionnaires du travail, organisation, disait-il, que je trouve beaucoup plus logique que l’agitation politique pure que veulent nous entretenir nos fameux démagogues de 1848 qui sentent combien nos comités seraient à craindre, si des événements imprévus surgissaient ». Trois jours plus tard, le 29, se félicitant des progrès accomplis et de l’allure du mouvement socialiste, il reprenait : « Je crois que le moyen de le faire marcher le plus rapidement possible est d’entretenir constamment les masses dans un esprit exclusivement socialiste, momentanément en dehors de toute politique militante. Non pas qu’elles doivent oublier leurs droits, au contraire ; mais il faut bien leur persuader que s’organiser en vue de conquérir des réformes sociales, c’est marcher certainement vers des réformes politiques qui, jusqu’alors, n’ont été rien à cause de l’absence des premières. Croyez-le bien, mon cher Richard, les préjugés que nous avons à combattre sont purement politiques. Ce sont eux qui entravent notre marche. Trop de nos amis veulent démolir avant de s’assurer s’ils possèdent en assez grande quantité les matériaux nécessaires à la reconstruction et surtout les ouvriers capables de travailler à l’édification. Certes, les architectes et les ingénieurs sont aujourd’hui en nombre suffisant, mais cela ne suffit pas. Il faut les améliorations indispensables et nous ne les avons pas encore en assez grand nombre. Les élections générales l’ont prouvé, surtout Paris qui a abdiqué encore une fois ses aspirations sociales pour faire cause, commune avec ses ennemis naturels, dans la crainte de n’avoir pas assez vite ce qu’il appelle ses droits politiques, alors qu’il les a possédés cinq fois sans avoir su en tirer parti. J’ai regretté cette manière de voir dans nos amis de Paris, eux qui m’avaient pourtant promis de s’affirmer carrément en face de la bourgeoisie. Qu’ils regardent maintenant qu’est-ce que cela leur a donné. L’un d’eux, à qui je manifestais mes regrets, m’a répondu qu’ils avaient craint en agissant ainsi de voir tous les adversaires du pouvoir faire cause commune avec lui pour tuer le socialisme. C’est avoir, vous en conviendrez, peu de foi dans notre mouvement, pour posséder tant de craintes ; mais si le contraire avait lieu, c’est-à-dire si le socialisme était vainqueur, est-ce qu’il n’aurait pas également demain contre lui la même coalition que celle de la veille ? Espérons, si, comme beaucoup le pensent, il faut recommencer la lutte, que nous nous comporterons cette fois plus en conformité de vue avec les principes que nous défendons. Du reste, je suis sûr, en cette circonstance, que vous pensez comme moi ».

Richard, en effet, n’était pas éloigné de penser comme lui. Comme on l’a pu voir à toutes les époques de notre histoire, soit au temps de la Révolution, soit en 1831 et en 1834, soit enfin en 1848 et après 52, toujours la lutte des classes a été acharnée dans la grande cité lyonnaise. Nulle part, les républicains bourgeois n’apportèrent à combattre l’Internationale autant de violence. En 1866, c’est sous leur effort que la première section avait été ruinée ; ceux qui, avec Richard, rétablirent l’organisation, ceux qui menèrent les rudes grèves de 1869, furent en butte à toutes les calomnies, à toutes les intrigues les plus basses. Aussi les socialistes lyonnais ne pouvaient-ils faire fond sur le mouvement républicain politique. Ils se sentaient réduits à leurs propres forces. « Entre vous et votre bourgeoisie, leur écrivait Bastelica, il y a les massacres de la Croix-Rousse ». De là la nuance spéciale de leur conception révolutionnaire. Nous n’avons que peu de lettres de Richard lui-même. Les réponses de ses correspondants permettent au moins de deviner ses idées. Lui aussi, il ne voulait songer qu’à la révolution sociale : et il n’avait, il ne pouvait avoir que du mépris et de la haine pour les hommes qui se prétendaient républicains et cherchaient à étouffer à Lyon tout mouvement ouvrier.

A Marseille, Bastelica était trop vivant, trop avide d’émotions, trop curieux de l’avenir prochain, pour ne pas se mêler, avec un air de scepticisme et de gouaillerie, il est vrai, à toute l’action politique des démocrates marseillais. Murat déclarait plus tard au procès de l’Internationale que sa correspondance avec Bastelica lui avait apporté de grandes joies. Ce que avons recopié des lettres qu’il écrivit à Richard montrent le mobile et sensible esprit qu’était ce jeune militant. Il est peu de pages aussi jolies dans notre littérature socialiste.

En mars 69, Bastelica constate que le suffrage universel est inefficace dans un milieu qui n’est pas le sien, et que le principe de la Révolution reste intact, quelle que soit l’issue du scrutin. « Néanmoins, déclare-t-il, pour l’honneur de la vérité et l’honnêteté de mes convictions, je voterai demain pour Gambetta ». En juillet, il écrit à Richard tout le dégoût que soulève en lui la conduite flasque de l’Extrème-Gauche, qui n’a pas osé refuser le serment. « Ces Messieurs ignorent-ils donc, dit-il, que l’abstention qui nous prive des services et de l’énergie révolutionnaire des Barbès, des Blanqui, des Cambon, des Martin Bernard e altri est le produit, la conséquence forcée de cette formalité coercitive infâme ? Voudraient-ils, par hasard, ériger leurs sièges en privilèges et la démocratie assermentée en principes ? Allons ! allons ! la Gauche murmurant alors que Raspail ridiculise justement le roi-citoyen a avoué ce qu’elle est réellement l’arrière-garde de la bourgeoisie… Une fois de plus, tenons-nous bien campés sur nos gardes, et par la Révolution, jurons de ne jamais prêter serment, pas plus au peuple qu’à l’Empereur ! »

En octobre, tandis que le mouvement grandit et que ce mouvement semble pouvoir servir de support à la révolution sociale, les deux amis continuent de s’inquiéter de la question politique : « Il faut, écrit Bastelica à Richard, le 6 octobre 1869, que nous nous mettions parfaitement d’accord sur la question politique. Le Gouvernement est, comme le crédit, le monopole et la propriété, une résultante, une série économique, une catégorie sociale : la Révolution les résout négativement. Nous voulons le non-gouvernement, parce que nous affirmons la non-propriété… et vice-versa. La morale humaine détruira la religion ; le socialisme détruira le gouvernement ou question politique. Si le parti aujourd’hui embrasse plutôt la question politique, c’est que dans sa conception théorique, il le voit représenter la société.

« Faussetés ! direz-vous ; réalités, vous répondrai-je. Le plébiscite est encore en honneur dans la masse. Et pourquoi nous en plaindrions-nous ? Le peuple affirme ainsi inconsciemment la raison collective. Le travailleur attend tout de la République ; c’est son desiderata : donnons-lui la République sociale. Prouvons in anima vili le non-gouvernement et l’agriculteur acceptera la non-proprieté. C’est de la déduction rationnelle. La Démocratie a peur de son ombre, de l’utopie, comme naguère elle s’effrayait de la démagogie. Je suis utopiste et démagogue parce que révolutionnaire : si la démocratie n’enfantait pas l’utopie, elle accoucherait du despotisme. Exemple : 1848-1851-1792-1799-1804. Ne nous trompons pas, nous ne serons jamais des gouvernants. Je préfère la verge au compas.

« Ne croyez pas au moins qu’en politique, je cède aux entraînements de la multitude : j’appartiens rationnellement à la minorité. Ne suis je pas républicain ?

« Scientifiquement je ne suis pas plus au peuple qu’à Dieu.

« Bref, l’Empire tombera à temps pour emporter avec lui les derniers vestiges du despotisme et de la bourgeoisie »

Et, enfin, le 15 février 1870, au moment même, où, comme nous le verrons, les Internationaux se trouvent traqués à Paris ou à Marseille, Bastelica écrit encore à Richard : « j’admets ta philosophie en soi des événements présents jusqu’à un certain point. Nous ne devons pas nous montrer indifférents à la solution politique du problème social ; nous devons tendre au contraire à en saisir la direction. Si Marat et Babeuf avaient eu leur popularité dès 1789 ; ou bien encore si la liquidation de la dette et de la propriété s’était opérée de 92 à 93, la Révolution triomphait et débordait sur l’Europe entière. Serions-nous plus maladroits que la bourgeoisie ? Si nous ne voulons pas que la prochaine révolution soit politique, Faisons-la sociale, collectiviste. Telle est l’idée qui guide ma conduite. Nous opérons sur un peuple bizarre, original, fantasque : ici, à Marseille, si je contrebalance à moi tout seul plusieurs coteries plus ou moins jacobines, c’est parce que l’on voit en moi le républicain décidé à en finir avec tous les despotismes. Cette tactique, cette logique, dis-je, réussit et convainc. Je ne dis pas : c’est l’Empire qui a fait la misère ; je dis : c’est la misère qui a produit l’Empire. Je prends alors l’effet et la cause à bras-le-corps et les terrasse du même coup ».

Et c’est enfin la même thèse qu’avec une force, une netteté plus grandes encore, les Internationaux de Paris, placés au centre même du mouvement révolutionnaire, vont développer à leur tour. A aucun moment, semble-t-il, ni Varlin, ni surtout Malon ne perdirent de vue la poussée politique, au milieu de laquelle ils tentaient laborieusement de développer la propagande socialiste. Il semble bien que chez Varlin — on a pu le voir par quelques-unes des citations que nous avons faites plus hautes — l’antiparlementarisme soit allé se développant. Mais Malon lui-même n’était pas tendre au Corps législatif qu’il traitait de « foire aux libertés parlementaires lesquelles n’ont rien à voir avec la liberté populaire ». Le Corps législatif de l’Empire apparaissait d’ailleurs aux révolutionnaires politiques, avec qui s’alliaient les socialistes, comme tout à fait différent de ce que pouvait être une assemblée parlementaire. Mais Varlin lui-même sentait la nécessité de la révolution politique pour les réformes sociales.

En août 1869, par exemple, il écrit à Aubry : « Vous semblez croire que le milieu dans lequel je vis est plus préoccupé de la révolution politique que des réformes sociales. Je dois vous dire que, pour nous, la révolution politique et les réformes sociales s’enchaînent et ne peuvent pas aller l’une sans l’autre. Seule, la révolution politique ne serait rien ; mais nous sentons bien, par toutes les circonstances auxquelles nous nous heurtons, qu’il nous sera impossible d’organiser la révolution sociale tant que nous vivrons sous un gouvernement aussi arbitraire que celui sous lequel nous vivons. (Troisième procès, p. 22).

Mais c’est Malon surtout qui représente, parmi les hommes de Paris, celui qui tient le plus grand compte de toutes les forces diverses engagées dans la lutte. Très informé, très studieux, éclectique de tendance, comme il l’est, il ne peut s’accoutumer à l’exclusivisme, à l’intransigeance de son ami Richard. « Marchant de concert, dit-il, nous pouvons, si nous ne tombons pas sous les premières balles, faire beaucoup ; mais il y a une chose qu’il ne faut pas nous dissimuler. Après six mois de révolution, nous courons le risque de ne plus marcher parallèlement. Ta propension à toujours marcher des premiers dans l’avant-garde devancera souvent ma méthodiste prévoyance révolutionnaire, qui ne veut marcher qu’en entraînant autant que faire se peut les gros bataillons au risque de se retarder. Cela tient surtout à ce que tu ne vois qu’un groupe tout préparé, tout révolutionnaire, et que moi aventurier de la pensée, je fréquente tous les partis, démocrates radicaux, proudhoniens, positivistes, phalantériens, collectivistes (communistes conservateurs de la famille autoritaire), fusionnistes, coopérateurs, etc.., tout en restant l’un des plus énergiques communistes. Je vois partout des gens de bonne foi et cela m’apprend à être tolérant » (17 avril 1869).

Et de même, s’adressant encore à Richard en cette période de la fin de 1869 et au début de 1870, où la question politique se posa avec acuité devant la conscience des socialistes, il écrivait : « Ta lettre est au fond une mise en demeure de me prononcer sur l’idée révolutionnaire. Je ne suis pas du tout partisan de l’abstention du socialisme en présence du mouvement qui grandit à Paris. La révolution s’avance, inévitable, accessible encore à bien des influences. S’abstenir dans ces conditions serait pour nous une ligne de conduite on ne peut plus désastreuse, puisque ce serait abandonner le mouvement à la direction des politiques purs. Telles sont les raisons qui font que je me suis jeté sans réserves dans l’agitation républicaine, persuadé que la meilleure façon de planter son drapeau est de le faire toujours apercevoir au premier rang. Ce n’est point notre faible concours qui fera de beaucoup avancer l’heure de la révolution ; mais nous contribuerons par notre intervention à lui donner une attitude réellement sociale. »

Jamais, peut-être, cette sûre méthode d’opportunisme révolutionnaire, cette méthode classique du socialisme français, inaugurée par Babeuf lors de la première révolution, continuée par le vieux Buonarroti, reprise par Blanqui dans le grand mouvement de 1834 et qui demeure pour nous encore dans le développement de la démocratie contemporaine une leçon toujours utilisable, ne s’affirma avec autant de force qu’en ces douze mois de juillet 69 à juillet 70.

La fondation même de la Marseillaise, en décembre 69, montre avec quelle sûreté et quelle claire vue des circonstances agissaient les hommes qui menaient le mouvement. Les élections complémentaires de novembre avaient scellé l’alliance entre les démocrates avancés et les socialistes. Rochefort s’était déclaré socialiste. Bon gré, mal gré, sous la poussée de l’opinion, tous s’étaient ralliés autour de l’ennemi de l’Empereur. La grande force révolutionnaire, alors, c’était la popularité de Rochefort. Cette popularité, le pamphlétaire voulait l’entretenir ; il souhaitait d’avoir un journal à lui.

Or, au même temps, l’Internationale n’avait plus d’organe. Le journal hebdomadaire Le Travail, auquel ses membres avaient coutume de collaborer, venait de disparaître. Le syndicat des employés de commerce qui le soutenait avait subi en effet une grève désastreuse et l’avait abandonné. Il fallait cependant un organe. Rochefort fondait la Marseillaise. Varlin alla voir Millière, le directeur. Ils s’entendirent.

Pourquoi Varlin, pourquoi Malon s’unissaient-ils à Rochefort ? Pourquoi ces hommes de sens droit et de pensée précise se mêlaient-ils à un mouvement, où il était facile de distinguer déjà des éléments démagogiques ? Varlin lui-même l’a expliqué longuement, et il importe de citer ici encore quelques-uns de ses arguments.

« La situation actuelle de la France, écrivait-il à James Guillaume, (Cf l’Internationale I, 358) ne permet pas au parti socialiste de rester étranger à la politique. En ce moment, la question de la chute prochaine de l’Empire prime tout le reste, et les socialistes doivent, sous peine d’abdiquer, prendre la tête du mouvement. Si nous nous étions tenus à l’écart de la politique, nous ne serions rien en France aujourd’hui, tandis que nous sommes à la veille d’être tout. »

La Marseillaise allait être sans doute le journal de Rochefort, c’est-à-dire avant tout une « machine de guerre contre l’Empire ». Mais elle ne voulait pas n’être que cela.

Autour de Rochefort, s’étaient groupés pendant la période électorale « les citoyens actifs du parti socialiste ». Son acceptation « franche » du mandat impératif avait fait de lui sans doute « le véritable porte-voix du peuple de Paris » ; ses collaborateurs politiques s’engageaient à être toujours « complètement révolutionnaires ». Mais les socialistes avaient droit à davantage.

À côté de la partie politique, une partie très importante du journal devait être réservée aux questions sociales et ouvrières. Elle devait avoir pour principal rédacteur Millière, « un des socialistes les plus capables que je connaisse », écrivait Varlin. Les principes du journal devaient être ceux du Congrès de Bâle, « le collectivisme ou le communisme non autoritaire ».

« Les fondateurs, écrivait encore Varlin à Aubry, se proposent, non-seulement de faire de la propagande, mais encore de rallier tout le parti socialiste européen, d’établir, par la voie du journal, des relations permanentes entre tous les groupes ; de préparer en un mot, la révolution sociale européenne. Pour vous faire connaître plus complètement encore l’esprit des fondateurs, je dois vous dire que, dans nos réunions, nous avons été presque unanimes à reconnaître que nous n’étions pas prêts pour la révolution ; qu’il nous fallait encore un an, deux ans peut-être de propagande active par le journal, les réunions publiques et privées, et l’organisation des sociétés ouvrières, pour arriver à être maîtres de la situation et être assurés que la révolution ne nous échappera pas au profit des républicains non socialistes.

La partie politique du journal n’est que l’accessoire, un journal devant être varié pour être lu ; la partie sociale est la seule importante pour nous. Il faut nous appliquer à la rendre intéressante et sérieuse, afin qu’elle prenne chaque jour plus d’extension dans le journal. Pour cela nous avons besoin du concours de tous nos amis, me disait Millière dans notre entrevue de ce matin (Troisième procès, page 35) ».

Ce qu’il écrivait à Aubry, Varlin l’écrivait à Guillaume ; il l’écrivait à Richard. Il les priait tous de faire de la propagande pour la Marseillaise, de la faire substituer au Siècle dans les restaurants que fréquentaient les camarades, d’envoyer des correspondances, afin de poursuivre activement cette « révolution dans les idées » qui devait préparer l’autre.

J’aurais voulu pouvoir citer ici encore de nombreux extraits de la correspondance que j’ai eue entre les mains, montrer la fièvre qui agitait cette génération héroïque, dire leur attente des temps prochains et montrer comment, dans ces lettres intimes, par un effort permanent de conscience, ils tentaient de se situer dans la révolution prochaine, de définir leur rôle exact, à chacun, dans la besogne commune. « Un grand souffle passait sur le prolétariat, disait plus tard Richard. L’illusion qui faisait croire à de grandes choses dans un avenir prochain avait des apparences de plus en plus solides et fortifiantes ».

Animés, soulevés par cette espérance, le petit groupe de militants, de frères qui menaient en commun cette bataille, se préoccupaient constamment du lendemain de la révolution, de son organisation. Leurs lettres, celles de Malon à Richard surtout, nous ont gardé quelques échos de leurs débats. Nous n’y insisterons pas. Mais il faut bien marquer leur souci commun de trouver des modes d’organisation immédiats et leur volonté de faire taire leurs divergences.

C’était le souci de Bastelica lorsqu’il écrivait à Richard de la nécessité d’établir un plan de Révolution française. C’était le souci de Varlin, qui constatait que la « suppression de toutes les institutions gênantes serait facile », mais que « l’édification serait plus difficile, car les travailleurs n’ont

La grève du Creusot. — Les ouvriers harangués par un de leurs camarades — D’après l’Univers Illustré


pas encore d’idée commune sur ce point, et qui cherchait précisément, soit par les relations établies entre les Fédérations ouvrières des diverses villes, soit ensuite par la collaboration à la Marseillaise « à commencer l’étude des moyens d’organiser le travail, aussitôt la révolution faite » (lettre du 20 nov. 69). Et enfin le sérieux et pratique Aubry écrivait à son tour de Rouen, « que les socialistes de toutes écoles devaient s’unir dans la Fédération du Travail et préparer scientifiquement l’organisation de la société nouvelle ».

La Marseillaise publia des articles théoriques de Millière. Dans tous les journaux de l’Internationale, au début de 1870, des études précises furent poursuivies en vue de la révolution prochaine.

Cependant, les événements se précipitaient et les socialistes pouvaient se demander avec inquiétude s’ils disposeraient des quelques années, des quelques mois qui leur paraissaient indispensables pour étayer leur œuvre.

Lorsque le 29 novembre, l’Empereur avait ouvert la session législative ordinaire, il avait invité les députés à fonder avec lui la liberté. « La France, disait-il, veut la liberté, mais avec l’ordre. L’ordre, j’en réponds. Aidez-moi, messieurs, à fonder la liberté. » Le 27 décembre, les ministres ayant donné leur démission, Napoléon III faisait appel « au patriotisme » de M. Émile Ollivier, et le priait de former « un cabinet homogène, représentant fidèlement la majorité du Corps législatif ». Il y avait des mois que l’Empereur, M. Émile Ollivier et Clément Duvernois avaient préparé ce coup de théâtre. Le centre droit, le centre gauche multiplièrent leurs intrigues. La constitution du ministère n’alla point sans grosses difficultés. Le 2 janvier seulement, parurent les décrets qui nommaient M. Émile Ollivier garde des sceaux, MM. Daru et Buffet aux affaires étrangères et aux finances. Le nouveau ministère disposait à la Chambre d’une énorme majorité : il annonça une nouvelle loi sur la presse, l’abolition de la loi de sûreté générale et permit la vente des journaux sur la voie publique.

Ce n’étaient point là des satisfactions suffisantes pour la gauche républicaine. Gambetta et Jules Favre rappelèrent à M. Émile Ollivier qu’un fossé les séparait de l’Empire, même libéral.

Quant à la foule révolutionnaire, est-il besoin de dire que le changement de ministère et le renouvellement de l’Empire l’intéressèrent peu ?

Mais subitement, dix jours plus tard, un fait tragique allait la mettre en mouvement. Le 10 janvier, le prince Pierre Bonaparte, vrai condottiere du XVIe siècle, qui avait mené par le monde une vie d’aventurier et de bandit, assassinait Victor Noir, un jeune journaliste, qui venait chez lui, comme témoin de Paschal Grousset, lui demander compte d’un article paru dans l’Avenir de la Corse. Au moment même où l’Empire faisait des avances à la nation, Pierre Bonaparte évoquait le passé de violence et de meurtre d’où le régime était né.

Un vent de révolution passa sur Paris, lorsqu’on apprit la nouvelle. Les réunions publiques du soir furent levées sur un cri de vengeance. Émile Ollivier, inquiet, sentant venir l’orage, décréta dans la nuit l’arrestation du prince.

Le 11, la Marseillaise, encadrée de noir, appelait aux armes : « Voilà dix-huit ans, s’écriait Rochefort, que la France est entre les mains ensanglantées de ces coupe-jarrets qui, non contents de mitrailler les républicains dans les rues, les attirent dans des pièges immondes, pour les égorger à domicile. Peuple français, est-ce que décidément tu ne trouves pas qu’en voilà assez ? »

Le 12, deux cent mille hommes, venus à Neuilly où se trouvait le corps de Victor Noir, témoignaient qu’ils en avaient assez. Les troupes gardaient l’avenue des Champs-Élysées, prêtes à frapper, si le cortège revenait en insurrection vers Paris. Rochefort, chef dont elle attendait le mot d’ordre, recula devant la collision, devant le massacre à peu près certain.

Ce fut à Neuilly et non au Père-Lachaise que le corps de Victor Noir fut porté. Le soir, Gustave Flourens, l’homme de l’action, envoya sa démission au directeur de la Marseillaise.

Qu’avaient fait, pendant ces journées, les hommes de l’Internationale ? Leurs lettres montrent à la fois les espoirs et les inquiétudes qui les agitèrent. Tous, en nombre, membres de l’Internationale ou membres des sociétés ouvrières, « sans s’être donné le mot à l’avance », ils s’étaient rendus vers la petite maison de Neuilly et ils s’étaient trouvés divisés, comme Flourens et Rochefort, comme la foule entière, entre ces deux sentiments : livrer bataille ou attendre. (Troisième procès, p. 40). Les militants, Varlin, Malon, approuvèrent Rochefort de « n’avoir pas envoyé au massacre les meilleurs soldats de la Révolution » (Lettre de Varlin, ibidem, p. 39).

Mais, avec leur sûreté de vue et leur intelligence habituelles, ils tirèrent de la journée la leçon qu’elle comportait. Si Rochefort avait été de l’avis de Flourens, le peuple aurait marché sur Paris. « Les délégués de la Chambre fédérale s’émurent du danger qu’il y avait pour la cause populaire à abandonner ainsi la direction à un ou plusieurs hommes ». Des circonstances semblables pouvant se présenter, il fallait être prêt. « Il ne faut pas, écrivait Varlin, que la population ouvrière et socialiste soit exposée à ce que le mot d’ordre soit dans un quartier « combat » et dans un autre « situation » (sic). Pour éviter tout malentendu compromettant, et aussi pour empêcher que quelques individualités ne s’emparent du mouvement, nous avons décidé que désormais nous suivrions attentivement le mouvement politique et que, dans toutes occasions, nous nous consulterions sur ce qu’il y aurait à faire. Les esprits sont montés ; la révolution s’avance ; il ne faut pas nous laisser déborder ».

Les socialistes prirent donc leurs précautions. Non seulement, les délégués à la Chambre fédérale décidèrent que désormais ils donneraient aux sociétés un mot d’ordre unique. Mais Rochefort même, sur la demande de Varlin, s’engagea à ne rien provoquer « sans s’être entendu avec eux » ; et des dispositions furent prises pour empêcher les camarades de Lyon, de Marseille et de toute la province de partir à faux, eux aussi, et pour rendre leur effort le plus efficace possible. « Le concours de la province, écrivait Varlin, pourra nous être très utile pour faire diversion et déconcerter le gouvernement ». (loc. cit. p. 41).

La lutte, ils le sentaient, n’était qu’ajournée, et les craintes de la bourgeoisie devaient la rendre plus difficile encore. « Nous serons d’autant plus prudents, disait encore Varlin dans la même lettre, que nous nous sentons seuls. Nous devrons du même coup abattre toutes les têtes de l’hydre ; mais il ne faut pas que nous les manquions et c’est pourquoi nous hésitons » (19 janvier 70).

Quelques jours plus tard, les socialistes parisiens allaient se demander encore une fois si la bataille décisive n’était pas sur le point d’être engagée.

Le 18 janvier, le Corps législatif avait autorisé des poursuites contre Rochefort ; le 22, la 6e  chambre l’avait condamné à six mois de prison et 3.000 fr. d’amende. Le 7 février, on l’arrêtait à Belleville, au moment où il se rendait à une réunion publique ; et Flourens, se déclarant en état d’insurrection contre l’Empire « pour la défense des lois et du suffrage universel », appelait les faubourgs aux armes. Le 8 au matin, la Marseillaise publiait un appel, signé de la plupart de ses collaborateurs (relevons les noms de Dereure, de Millière et de Varlin) et où ceux-ci affirmaient qu’ils continueraient à tenir haut et ferme « le drapeau de la démocratie socialiste, de la revendication implacable ». Le soir, la police arrêta tous les rédacteurs présents dans le bureau du journal.

Le même jour, une délégation ouvrière était allée trouver plusieurs députés de la gauche pour leur demander de démissionner. « Si les députés s’étaient rendus à cette invitation, écrivait Varlin le lendemain (lettre à Richard) c’était le signal d’un soulèvement général. Les ouvriers sont prêts. Un acte des députés bourgeois aurait entraîné la bourgeoisie ; en présence de l’unanimité du soulèvement, l’armée aurait sans doute hésité et la Révolution était faite ». La démarche, on le voit, échoua.

Le 9, cependant la foule allait grandissant. Çà et là de petites barricades, vite emportées, s’élevaient. Les craintes d’une collision sanglante augmentaient d’heure en heure.

Mais l’issue de la bataille n’était que trop certaine, après avoir ainsi tardé deux jours à éclater. Le soir du 9, les journaux démocratiques publiaient un appel au calme signé des membres de l’Internationale. (Adam, Chalain, Combault, Davoust, Johannard, Landrin, Benoit Malon, Martin, Périer, Pindy). « La Révolution morale, disaient-ils, est faite. À toutes opinions honnêtes nous disons : la ruine, l’abaissement, la honte vont finir. La Révolution, on peut le dire, en est à son prologue… Décidés que nous sommes à payer de nos personnes le succès de la Révolution, nous le disons sincèrement, le moment ne nous semble pas encore venu pour une action décisive et immédiate.

La Révolution marche à grands pas ; n’obstruons pas sa route par une impatience bien légitime, mais qui pourrait devenir désastreuse. Au nom de cette République sociale que nous voulons tous, au nom du salut de la démocratie, nous invitons nos amis à ne pas compromettre une telle situation ».

Après les troubles, des arrestations en masse eurent lieu, entre autres celle de Varlin qui demeura quelques jours sous les verrous et fut relâché sans avoir été seulement interrogé, et celle du mécanicien Mégy, qui tua l’inspecteur chargé de l’arrêter, et devint pour ce fait le président d’honneur de toutes les réunions publiques. Le gouvernement croyait ou semblait croire à l’existence d’un vaste et menaçant complot.

Mais, si pendant ces premiers mois de 1870, les socialistes de l’Internationale prirent une part active à l’agitation politique, ils ne négligèrent point pour cela la tâche qui leur revenait en propre, la conduite des luttes ouvrières ni surtout l’organisation, sans laquelle, pensaient-ils, la Révolution ne pouvait être sociale.

De janvier à avril, ils furent occupés par de nombreux conflits, mais surtout par la fameuse grève du Creusot.

On sait ce qu’est le Creusot actuel ; on sait par quelles méthodes savantes les volontés ouvrières se trouvent encore divisées et rompues dans le royaume des Schneider. Au temps du Second Empire, l’absolutisme patronal était égal, plus franc seulement. On n’avait pas encore besoin d’user du système des « délégués ouvriers » ou autres analogues, pour anéantir toute velléité d’indépendance. Pendant un demi-siècle, l’oppression patronale est restée la même ; et c’est une stupéfaction pour les vieux qui repassent toute leur vie, de voir qu’en 1870, en 1881 ou en 1907, les conditions morales et souvent même physiques des ouvriers creusotins sont restées presque identiques.

« Dans cette ville aux maisons noires, disait Me Léon Bigot, le défenseur de l’ouvrier Assi au procès de l’Internationale, l’édilité, la police, les contraventions sont sous la surveillance de l’État, confiés à un seul homme, maire du Creusot, seul usinier du Creusot, presque propriétaire du Creusot et quand il naît un petit-fils à ce haut et puissant seigneur, ses affidés suscitent l’enthousiasme, distribuent des lampions, élèvent des mâts de cocagne au haut desquels s’agitent des banderoles tricolores avec cette inscription : A Schneider III ! » (Troisième procès, page 144).

Comment dans cette foule, soumise et servile, un jour, le réveil se produisit-il ?

Il y avait bien, d’après ce que m’a raconté notre camarade J.-B. Dumay, un petit groupe de jeunes gens, dont il était, et qui avait fondé en 1868, une bibliothèque démocratique. Il est exact encore qu’aux élections de 1869, certains avaient obéi, sans avoir bien conscience du jeu qu’ils jouaient,aux suggestions du nommé Laroque, rédacteur du journal Le Parlement, tout dévoué à Rouher, et qui cherchait par tous les moyens à atteindre le prestige du rival de son protecteur. Mais ce fut une question purement ouvrière qui souleva subitement la population du Creusot.

Il y avait au Creusot une caisse de secours, constituée en partie par des prélèvements sur les salaires, mais dirigée, administrée par le patron. Depuis quelques mois, des critiques s’élevaient contre ce système : certains réclamaient la gestion de la caisse. M. Schneider, fidèle, dans son petit royaume, aux procédés pseudo-démocratiques de son souverain, se proposa d’organiser un plébiscite sur son nom. Il déclara qu’il voulait remettre la gestion de la caisse aux ouvriers, et organisa un scrutin pour un vote général. Il espérait que ses ouvriers dociles le supplieraient par leur vote de reprendre cette gestion. Les contre-maîtres, bien informés et stylés, parcouraient les ateliers en disant : « Ce n’est pas possible ! Nous ne pouvons accepter ! Il faut que M. Schneider continue d’administrer la caisse ».

Cependant, la propagande du petit noyau indépendant, s’ajoutant à la préférence bien naturelle chez beaucoup d’administrer eux-mêmes les sommes qu’ils versaient, amenaient un vote inattendu pour M. Schneider. Sur 4.798 ouvriers inscrits, 1.943 s’étaient prononcés pour la restitution de la caisse aux ouvriers, 530 pour son maintien au pouvoir du patron.

Comment maintenant organiser la caisse ? Les ouvriers creusotins ne savaient même pas tenir une réunion ; un Parisien, un ajusteur venu au Creusot depuis quelques années, habile, intelligent, mais gardant quelque chose en lui de la discipline du soldat qu’il avait été, le leur enseigna. Il fut nommé président ; deux assesseurs lui furent adjoints. L’un de ces deux cria : « Si on nous renvoie, il faudra partir tous ». Assi fut chargé d’organiser la caisse ancienne en société de secours-mutuels. C’était le 17 janvier.

Le 19, arrivant à l’atelier, il trouva à sa place son livret, son argent. Il allait partir, sans mot dire. Mais un des assesseurs, Lacaille, qui travaillait aux forges près des ateliers des chemins de fer, avait, lui aussi, reçu son livret. Il passa le dire dans cet atelier. Les 300 qui l’occupaient le vidèrent immédiatement et coururent par l’usine. En une heure, tout était arrêté. De son lit, Dumay, malade, voyait culbuter les bennes de charbon.

Le lendemain, une commission de grève était nommée. M. Schneider recevait théâtralement les délégués et leur affirmait qu’il aimerait mieux voir éteindre tous les hauts-fourneaux que de céder à la pression de la grève. En même temps, le président du Corps législatif, appelant à l’aide les forces gouvernementales, faisait occuper son usine par la troupe. 4.000 hommes arrivaient pour contenir les ouvriers.

Allait-on revoir le massacre d’Aubin ou de la Ricamarie ? L’empire allait-il continuer à décimer les prolétaires ? — Une véhémente protestation se fit entendre non seulement des sections de l’Internationale, mais de tous les rangs républicains. Au. Corps législatif, Esquiros, qui avait vu les grèves anglaises, et Gambetta, tous deux stimulés par une sommation des socialistes de Marseille, (Cf. lettre de Bastelica à Varlin du 2 février 1870. Troisième procès, p. 44) interpellèrent le ministre sur l’envoi des troupes.

Mais les ouvriers creusotins n’étaient pas encore prêts à soutenir longtemps un effort d’indépendance. La grève avait éclaté le mardi ; le samedi, les neuf dixièmes des ouvriers demandaient à rentrer. M. Schneider les fit attendre. « On rentrera, quand je voudrai », disaient ses affiches. Il le voulut bien le mardi.

Les « meneurs », les membres du comité, ou tous ceux qui, comme Dumay, sans avoir pris part à la grève, étaient suspects, furent renvoyés de l’usine. Le calme était rétabli.

Calme apparent ! Quand un travailleur, même le plus courbé sous le joug, s’est une fois redressé, quand une fois il « a revu le soleil », il s’en souvient. Les journaux républicains qui ne ménagèrent point l’encre pour attaquer l’impérialiste Schneider, avaient été lus avidement ; leurs nombreux correspondants avaient éveillé la curiosité des ouvriers ; les manifestes et les appels de l’Internationale surtout avaient frappé les Creusotins.

Dumay, Assi, demeurèrent dans le pays, entretinrent des relations avec les différentes sections. Chaque jour, soixante à quatre-vingt numéros de la Marseillaise arrivaient au Creusot et étaient distribués. Assi poursuivait son travail d’organisation. Follement, ils songèrent même un moment, lui et ses amis, à monter un établissement coopératif en face du Creusot ! La forme de la société de résistance était la seule viable. Ce fut celle qui se développa. Sous la cendre laissée par le gigantesque incendie de paille qu’avait été la première grève, le feu couvait.

La grève du Creusot et l’agitation qu’elle avait éveillée convainquirent encore plus les militants de l’Internationale de la nécessité de l’organisation ouvrière. Jamais peut-être ils n’en furent plus préoccupés qu’en ces mois de février et mars, où ils sentirent de plus en plus vivement l’obligation, où ils se trouvaient d’être prêts.

A Paris, c’était tout d’abord la constante préoccupation de Varlin de donner à l’organisation économique, je veux dire aux sociétés de résistance, le plus de force et de cohésion possibles. Les socialistes avaient bataillé de tous côtés : ils avaient peu à peu pénétré de nombreuses sociétés. L’heure n’était-elle point venue ou la classe ouvrière comprendrait qu’elle devait moins disperser et mieux régler son effort ?

Il y avait, nous l’avons vu, à Paris deux organisations fédérales, beaucoup de sociétés, d’ailleurs, adhérant à la fois aux deux. Il y avait d’une part la caisse fédérative de prévoyance des cinq centimes, plus communément appelée caisse du sou, et qui avait rendu de grands services aux corporations eu grève depuis 1865. Toutes les corporations adhérentes à la caisse prélevaient sur la cotisation de leurs membres, cinq centimes par semaine afin de constituer un fonds de solidarité général, spécialement destiné à venir en aide aux grèves. Le comité nommé pour la gestion votait directement des prêts sur ce fonds.

Il y avait, d’autre part, la Chambre fédérale des sociétés parisiennes, fondée sur l’initiative des bronziers et constituée définitivement en décembre 1869. Après de longues discussions, il y avait été décidé que les dépenses seraient réparties après avoir été faites, et réparties entre les sociétés à raison de leur nombre de membres. Varlin avait quelque préférence pour le système financier de la caisse du sou, et c’était celui qu’il conseillait à Richard de faire adopter à Lyon (lettre du 19 février 1870). « De cette manière, lui disait-il, vous aurez toujours un fonds suffisant non-seulement pour couvrir toutes les dépenses de la Fédération, mais encore pour constituer un capital de garantie pour les emprunts que votre Fédération pourrait avoir à faire ». Et le secrétaire de la Chambre fédérale parisienne regrettait de n’avoir pu, faute de ce système, offrir aux sociétés bruxelloises une garantie sérieuse, pour les prêts à consentir à l’atelier de production des mégissiers. « Toutes ces garanties nécessaires, si nous voulons internationaliser le crédit, la Chambre fédérale des sociétés ouvrières de Paris ne peut les donner, attendu qu’elle est fondée sur un simple lien moral. La caisse du sou a devancé la Chambre fédérale à ce dernier point de vue. Dans la grève des ouvriers en instruments de chirurgie qui a eu lieu dernièrement, après celle des mégissiers, la caisse du sou a garanti un emprunt de 1.000 francs aux typographes de Bruxelles ».

L’idée de Varlin, c’était d’unifier cette double organisation, de fondre les deux groupements, de prendre à l’un son organisation matérielle solide, à l’autre son idée d’une action publique, concertée et méthodique, des sociétés ouvrières, comme telles. « La corporation des relieurs, que je représente, écrivait-il, toujours dans la même lettre, fait en même temps partie de la caisse du sou et de la Chambre fédérale ainsi que quelques autres corporations. Nous nous proposons d’amener la fusion des deux groupes qui se compléteront l’un l’autre, car l’un est essentiellement pratique, tandis que l’autre est trop théorique ou plutôt idéaliste ; je ne trouve pas le vrai mot ».

De ville à ville, de fédération, à fédération, de groupe à groupe, on échangeait les statuts : des envois accompagnent presque toutes les lettres. Le premier souci de tous ces hommes, c’est le groupement des forces ouvrières dans les syndicats, des syndicats locaux dans des Fédérations. A vrai dire, on ne sent pas trop alors le besoin d’organisations nationales de métier ou d’industrie : les relations entre Fédérations locales sont assez suivies pour en dispenser. Quant aux relations extérieures, elles ont lieu par l’Internationale. Que les sociétés adhèrent ou non, collectivement, à la grande association, c’est elle qui les réunit toutes, c’est elle qui anime d’une pensée commune de solidarité ouvrière toute cette grande armée du travail.

Le plébiscite de 1870. — Déroulement du scrutin à la mairie de Montmartre — D’après l’Univers Illustré.


Mais cela suffit-il ? Comment les socialistes des sociétés qui se refusent à adhérer collectivement prendront-ils part à l’action de l’Internationale ? Comment adhèreront ceux qui, pour des raisons diverses, ne font pas partie des sociétés ouvrières ? — Et surtout, pour l’heure de l’action, n’est-il point nécessaire que les plus résolus, les plus décidés, se retrouvent ? Si les sociétés ouvrières englobent peu à peu toute la masse ouvrière, cette masse n’aura-t-elle point besoin d’être au moins entraînée par des initiatives réfléchies ? — En Angleterre, il y a côte à côte les trade-unions et les sections de l’Internationale (Troisième Procès, p. 183) : n’est-il pas utile de faire de même en France ?

Dans les premiers mois de 1870, toujours stimulés par l’idée de l’action prochaine, les Internationaux, qui avaient donné le meilleur de leur effort à l’action purement corporative, semblent s’attacher désormais à créer ou recréer des sections nouvelles, à refaire une organisation effective de l’Internationale française, à côté même des Fédérations de sociétés. « La force existe, écrivait Bastelica le 2 février 1870 ; il nous manque le mouvement : nous sommes un esprit sans corps. L’apprentissage de nos ouvriers a commencé par le syndicat. L’Internationale, c’est la maîtrise révolutionnaire ; personnellement et pour l’action, je compte moins sur le nombre que sur la trempe ».

Sections de l’Internationale ou, comme disent certains, sections révolutionnaires, sont établies alors de tous côtés. À Marseille et dans le Var, parmi les ouvriers bouchonniers, Bastelica fait une propagande active. Malon entre en relations avec les camarades de Saint-Étienne (1er  mars). À Lyon, on réorganise la Fédération sur les principes de l’Internationale. De Mulhouse, du Nord, de Brest, des lettres affluent, montrant que partout l’Internationale suscite de nouvelles énergies. À Paris, enfin, au début de mars, les sections de l’Internationale se fédèrent, afin de former un groupe plus compact et d’établir un système de relations régulières avec le Conseil central. « Ça va faire, écrit le 8 mars Varlin, poursuivant toujours quant à lui son idée d’une organisation unique, une troisième fédération ouvrière à Paris ; c’est regrettable, mais enfin le mauvais vouloir des sociétés parisiennes à s’unir à l’Internationale nous y oblige. Plus tard, nous verrons s’il n’y a pas lieu de fusionner. Les sections sont déjà au nombre de treize. Cinq sont corporatives, cinq locales (cinq banlieue ou quartiers de Paris) et trois cercles : cercle d’études sociales, cercle socialiste et cercle positiviste. » (Troisième procès, p. 53).

Restait enfin une dernière œuvre à accomplir : fédérer les fédérations, établir une organisation nationale. Si intime que fût l’amitié de Varlin, de Malon, de Richard, de Bastelica, — pour ne parler que des protagonistes des grandes villes — leur correspondance n’était pas suffisante pour donner au prolétariat français une unité d’action qu’il éprouvait de plus en plus nécessaire. Dès juillet 1869 (lettre à Richard, du 26 juillet), Aubry parlait, en reprenant la formule proudhonienne, de la Fédération du Travail. Le 20 novembre, également dans une lettre à Richard, où il racontait comment la grève des mégissiers avait hâté la constitution de la Chambre fédérale, Varlin écrivait : « Que faites-vous à Lyon ? Songez-vous à vous constituer en fédération ? Cela serait très nécessaire. Nous pourrions aussitôt établir la fédération nationale en unissant les fédérations parisienne, rouennaise et marseillaise (je pense que cette dernière ville est en état de constituer aussi une fédération locale). Nous obtiendrions ainsi une puissance considérable et qui nous assurerait une grande importance dans les événements qui se préparent. Nous pourrions surtout commencer l’étude des moyens d’organiser le travail, aussitôt la révolution faite ; car il faut que nous soyons prêts ce jour-là, si nous ne voulons pas nous laisser frustrer encore une fois ».

Enfin, Albert Richard et la section lyonnaise à leur tour songent à organiser une grande réunion, qui sera comme le premier Congrès des sections françaises et suisses de l’Internationale.

Ce furent finalement les Lyonnais qui réalisèrent les premiers cette idée. Ils demandèrent aux Rouennais, aux Parisiens, aux Marseillais et aux Suisses, d’envoyer au moins un délégué à une grande réunion qui fut fixée au 13 mars. Malon aurait voulu que le Congrès fût purement français, et qu’il eût lieu à Bourges, « la vieille Avarike », centre territorial et centre de la résistance gauloise contre César. Varlin eût préféré attendre. (Lettre de Malon à Richard du 7 nivôse 78. — Le cachet de la poste porte celle du 26 décembre 69). Ils ne maintinrent pas leurs objections. La réunion eut lieu.

Marseille, Vienne (Isère), la Ciotat, Dijon, Rouen et Paris avaient envoyé des délégués. C’était Varlin qui avait été choisi pour représenter Paris. Schwitzguébel représentait la Suisse. Cinq mille personnes environ assistèrent à la réunion ; ce fut Varlin qui présida. Bastelica, Aubry, Richard, Pacini (Marseille) et Schwitzguébel prirent tour à tour la parole. On lut enfin une adresse des travailleurs belges, adresse rédigée par de Paepe, et où il était proclamé « que l’État politique n’a plus de raison d’être ; le mécanisme artificiel appelé gouvernement disparaît dans l’organisation économique ; la politique se fond dans le socialisme ». Ceux qui se trouvaient dans l’intimité de Bakounine reçurent là aussi, communiquée par Richard, une belle et forte lettre où le grand révolutionnaire les mettait en garde contre toute collaboration avec le radicalisme bourgeois. « L’assemblée de Lyon, dit Guillaume, à qui nous empruntons ces détails, (L’Internationale, I, 284-85) manifesta publiquement l’union des trois pays de langue française ; et les collectivistes des sections romandes purent constater qu’ils se trouvaient en étroite communion de principes avec les sections de l’Internationale en France et en Belgique ». Mais les liens resserrés entre les diverses Fédérations françaises ne paraissaient point encore satisfaisants à la plupart. Et, durant les mois qui suivirent, Aubry, par exemple, ne se lassa point de rappeler à ses amis la nécessité d’un vrai Congrès.

Tout ce travail méthodique, continu, poursuivi avec une ardeur que rien ne lassait, ni les calomnies dont Richard était victime, ni le renvoi de l’atelier qui frappait le paisible et irréprochable Aubry, ni les chasses que la police marseillaise donnait à Bastelica, ni enfin l’ostracisme dont les patrons de Paris ou du Nord frappaient Malon, constituait pour l’Empire la plus terrible des menaces. L’organisation ouvrière enserrait comme dans un réseau le gouvernement désemparé. L’Internationale rassemblait peu à peu toute la classe ouvrière. C’était à plus de 250.000 qu’on estimait en avril le nombre de ses adhérents.


Cependant l’agitation politique ne s’était pas interrompue. Au début de mars, l’opinion publique s’était passionnée aux débats du procès de Tours : Pierre Bonaparte, l’assassin de Victor Noir, avait comparu devant des juges et avait été acquitté.

Puis bientôt c’était sur une autre question et autrement grave que la bataille entre l’Empire et l’opposition républicaine avait recommencé. Si le ministère Ollivier continuait à interdire les réunions publiques et à frapper les journaux, comme les ministères réactionnaires, et s’il prétendait contenir la démagogie, il tenait par ailleurs à manifester son sincère désir « de libéralisme » et son ardeur réformatrice. En février, par une manœuvre habile de la gauche républicaine, il avait été contraint de se prononcer contre la candidature officielle, et il avait perdu momentanément au moins l’appui de la droite. Engagé comme il l’était par ses promesses de réforme, il avait dû, d’autre part, proposer la révision de la constitution. Par une lettre du 21 mars, l’Empereur proclama sa volonté « d’adopter toutes les réformes que réclamait le gouvernement constitutionnel ». Un mois plus tard, le 20 avril, la réforme fut accomplie : le Sénat devenait une chambre haute, partageant le pouvoir législatif avec la chambre élue. Le pouvoir constituant revenait au peuple : aucun changement à la constitution ne devait plus se faire que par plébiscite.

Étaient-ce là des réformes suffisantes pour consolider l’Empire, pour arrêter la croissance de l’opposition républicaine et socialiste ? Beaucoup dans l’entourage impérial en doutaient ; et tous cherchaient par quel moyen la dynastie ébranlée verrait son avenir assuré. Quelques-uns déjà songeaient à une guerre, à un renouveau de gloire extérieure. D’autres, et l’Empereur, surtout, lassé, malade, vieilli, souhaitaient des moyens moins aléatoires. Depuis plus de deux ans, depuis qu’il se débattait au milieu de difficultés croissantes, Napoléon III rêvait de reconquérir par un plébiscite éclatant une popularité, une autorité nouvelles. Le Sénat, mené par Rouher, poussa fortement dans ce sens. Les bonapartistes autoritaires se flattaient de trouver dans cette répétition des procédés de 1852 un contrepoids au parlementarisme grandissant ; ils se flattaient de faire du plébiscite l’affirmation triomphante du gouvernement personnel en face du libéralisme.

Émile Ollivier, d’abord hostile, céda ; les orléanistes Buffet et Daru ne purent consentir à ce retour de césarisme. Ils démissionnèrent.

Le 23 avril, le peuple français fut convoqué dans ses comices pour dire s’il « approuvait les réformes libérales opérées dans la constitution depuis 1860 par l’Empereur, avec le concours des grands corps de l’État, et s’il ratifiait le sénatus-consulte du 20 avril 1870 ».

Le vote devait avoir lieu le 8 mai. Du 23 avril au 8 mai, ce fut une furieuse campagne. Le vote affirmatif ne signifiait pas seulement l’approbation des réformes libérales ; il signifiait l’attachement à l’Empire. Il signifiait encore, comme au lendemain de juin 48, la reconnaissance à l’Empereur comme gardien de l’ordre et de la propriété. « Donnez-moi, disait Napoléon III dans la proclamation du 23 avril, une nouvelle preuve de votre affection. En apportant au scrutin un vote affirmatif, vous conjurerez les menaces de la Révolution, vous asseoirez sur une base solide l’ordre et la liberté, et vous rendrez plus facile dans l’avenir, la transmission de la couronne à mon fils ».

La question ainsi posée, la lutte pour les Oui et les Non devenait une lutte entre l’Empire et la République. Mais les républicains marchèrent divisés à la bataille : à mesure que leur force grandissait et que le succès final apparaissait plus certain, ils affirmaient plus haut et sans réserves, leurs aspirations, leurs tendances particulières.

Un comité formé de députés de la gauche et de journalistes s’était réuni chez M. Crémieux. Ernest Picard refusa de signer ses proclamations. Journalistes et députés, disait-il, avaient un mandat différent à remplir. En fait, lui, Hénon et quelques autres s’effrayaient des manifestations révolutionnaires et socialistes, dont l’Empire rendait responsable le parti républicain tout entier et qui détournaient de lui bien des éléments bourgeois. La gauche ouverte s’affirmait pour la première fois ainsi en face de la gauche fermée.

Mais, d’autre part, Delescluze tentait quoiqu’en vain de former un nouveau comité, plus avancé. La Marseillaise et le Rappel avaient déjà refusé de prendre part aux réunions du comité Crémieux. Ils tenaient à affirmer plus haut et plus nettement encore leur haine de l’Empire.

À l’effort républicain et socialiste répondait d’autre part la propagande bonapartiste. Au Comité démocratique de la rue de Sourdière s’opposait le Comité central plébiscitaire. Si les membres du Centre gauche ne prenaient qu’une part modérée à la campagne, la droite autoritaire mettait dans cette bataille toutes ses espérances.

Si le plébiscite triomphait à une énorme majorité, c’était, pensait-elle, la fin du libéralisme, le retour certain à la méthode forte.

Le gouvernement ne pouvait dès lors demeurer en reste. Quelque belles qu’eussent été les déclarations de M. Émile Ollivier contre la candidature officielle, il était assez inquiet tout à la fois de la poussée démocratique et des espérances des « Arcadiens » pour user à son tour de tous les moyens traditionnels chers aux ministres de l’Empereur. Il avait déjà recommandé à tous les agents du pouvoir « une activité dévorante ». Vers la fin de la période, il convia aux rigueurs les procureurs généraux. « Il est temps, écrivait-il, qu’on sente la main du gouvernement » ; et comme il tenait à rester d’apparence au moins « le » ministre libéral, il les invitait encore à respecter la liberté, mais en ajoutant aussitôt que « la provocation à l’assassinat et à la guerre civile, c’est le contraire de la liberté ».

C’était ainsi contre les socialistes que M. E. Ollivier allait surtout tourner ses coups. Ils devenaient en effet de plus en plus inquiétants, par leur propagande, par leur organisation, par leurs actes.

Depuis l’assemblée de Lyon, en effet, pendant toute la durée de mars et d’avril, l’Internationale n’avait point ralenti son activité.

Le 23 mars, une nouvelle grève avait éclaté au Creusot, causée cette fois par une réduction des tarifs, que l’administration avait décidée sans seulement prévenir. Assi et les Internationaux avaient depuis janvier poussé leur propagande : il se peut que la direction ait voulu en finir, par une bataille décisive.

Une fois encore, toutes les sociétés ouvrières se passionnèrent pour cette lutte ; la section parisienne, puis les différentes Fédérations ou sections publièrent des appels. Malon se rendit au Creusot comme correspondant de la Marseillaise, et comme l’écrivait Varlin, dans les « circonstances actuelles le voyage ne pouvait que profiter à l’Internationale. » (Troisième procès, p. 57).

Au bout de quelques semaines, les violences gouvernementales et judiciaires eurent raison des ouvriers. Un certain nombre d’entre eux furent condamnés à Autun pour faits de grève, au début d’avril. Le 1er mai, Assi lui-même fut arrêté. C’était la fin de la lutte.

Mais si dure qu’elle eût été, et quelqu’effort qu’elle eût réclamé, elle n’avait pas absorbé toutes les énergies de l’Internationale. Partout le travail était intense. A Lyon, à la fin de mars, on comptait 27 corps de métier affiliés à la Fédération locale ; et le 10 avril, la section stéphanoise se rattachait également à elle. A Rouen, la section, grâce aux efforts d’Aubry, publiait un journal, La Réforme sociale, et prenait l’initiative de l’organisation pour le 15 mai d’un véritable Congrès national. A Marseille, il y avait en mars 27 sociétés adhérentes à la Fédération, et celle-ci devenait assez puissante pour que la police englobât Bastelica dans une affaire de complot. A Brest, Ledoré, un ami de Pindy, fondait une section. Après une grande réunion, au début d’avril, Varlin fondait une section à Lille, et la mettait immédiatement en relation avec les Rouennais.

Malon, de son côté, ne perdait point son temps, autour du Creusot. « Combien faudra-t-il avoir fondé de sections en province, pour mériter une couronne civique ? écrivait-il joyeusement le 19 avril. S’il n’en faut avoir fondé que vingt, j’espère la gagner. Voici en attendant ce qu’il y a de fait : sections nombreuses fondées au Creusot, à Fourchambault, correspondances ouvertes avec des groupes démocratiques de Moulins, devers, Guérrgny, Cosne, Beaune, Dijon, Châlon, Tournus, Gueugnon, Torteron et Clamecy, et ce n’est qu’un début.

« L’idée de l’Internationale prend comme une traînée de poudre. Ces vieux déportés de décembre me serrent la main en pleurant, et ils se dévouent corps et âme à l’Internationale qui est pour eux une véritable révélation ». — « S’il était possible, avait-il écrit quelques jours plus tôt (le 7) que nous ayons, nous, Internationale, un voyageur en permanence, nous préparerions complètement le terrain à la révolution sociale ». Et il concluait le 22, après toute cette tournée : « Courage et bientôt l’Internationale embrassera tous les points de la France ; à notre prochain Congrès nous aurons des paysans ». (Troisième procès, p. 87).

À Paris enfin, les sections réorganisées achevaient de se fédérer (19 avril) et cherchaient les moyens d’établir des relations plus régulières avec le Conseil central de Londres. L’idée d’un comité chargé des rapports avec le Conseil pour toute la France se faisait jour et poussait, elle aussi, à une union plus étroite de toutes les forces.

En attendant, l’Internationale s’était jetée ardemment dans la bataille plébiscitaire. Dès le 11 avril, la branche française de Londres avait conseillé de déposer des bulletins blancs dans l’urne. Bientôt le comité parisien avait suivi son exemple. Les réunions anti-plébiscitaires avaient été multipliées. Le 24, la Marseillaise publiait le manifeste commun des sections parisiennes de l’Internationale et de la Chambre fédérale des sociétés ouvrières, manifeste adressé à tous les travailleurs français. « Il ne suffit pas, disaient les signataires, de répondre au plébiscite qu’on ose nous imposer par un vole purement négatif ; de préférer la Constitution de 70 à celle de 52, le gouvernement parlementaire au gouvernement personnel ; il faut qu’il sorte de l’urne la condamnation la plus absolue du régime monarchique, l’affirmation complète, radicale de la seule forme du gouvernement qui puisse faire droit à nos aspirations légitimes, la République démocratique et sociale ».

Dans toute la France, les procureurs généraux, priés par M. Ollivier de lui envoyer des rapports sur le mouvement plébiscitaire, lui signalaient partout, à tort ou à raison, des menées de l’Internationale. « Il était temps que l’autorité mît un terme à ces agissements révolutionnaires ».

Une instruction fut ouverte ; des perquisitions furent faites ; des arrestations opérées. La bourgeoisie conservatrice apprit avec satisfaction que l’Empire savait encore montrer de l’énergie contre les fauteurs de désordre social.

Par surcroit de chance, pour achever d’émouvoir les électeurs incertains et gobeurs, le gouvernement tenait son petit complot, Le 30 avril, il annonçait qu’il venait d’arrêter un nommé Beaury, venu de Londres à Paris pour tuer l’Empereur, et qu’il avait trouvé des bombes chez l’ébéniste Roussel. Le 4 mai, un décret convoquait la chambre des mises en accusation devant la Haute-Cour, et le procureur Grandperret décrivait le vaste complot formé contre l’Empire, contre la société toute entière, et où se trouvaient englobés de nombreux républicains. La police n’avait pas inventé le complot. « Est-ce calomnier que de dire qu’elle le perfectionna » ? demande M. de la Gorce (VI, p. 113). — Ce ne sera sans doute pas non plus calomnier M. Émile Ollivier que de signaler avec quel art de mise en scène il s’en servit pour effarer l’opinion moyenne. Les journaux officiels et officieux insinuèrent que l’Internationale devait être pour quelque chose dans ce complot. Le conseil fédéral parisien protesta avec indignation le 2 mai : « Il est faux, disait son manifeste, que l’Internationale soit pour quelque chose dans le nouveau complot, qui n’a sans doute pas plus de réalité que les inventions précédentes du même genre. L’Internationale sait trop bien que les souffrances de toute sorte qu’endure le prolétariat tiennent bien plus à l’état économique actuel qu’au despotisme de quelques faiseurs de coup d’État, pour perdre son temps à rêver la suppression de l’un d’eux ».

Le 8 mai, eut lieu le vote. Il y eut 7.358.786 oui, 1.571.939 non, 1.894.681 abstentions ; 113.978 bulletins avaient été considérés comme nuls. Napoléon III venait de retrouver la triomphante majorité qui l’avait jadis élevé au trône. L’Empire semblait consolidé.

Ce fut une heure singulière dans notre histoire que ces quelques semaines de juin-juillet 1870, qui s’écoulèrent du plébiscite à la déclaration de guerre. Napoléon III affirmait plus haut que jamais sa bonne volonté libérale ; il invitait les Français à envisager avec lui « l’avenir avec confiance ». Le ministère se reconstituait, complétait ses cadres. M. de Gramont, homme de la carrière, prenait le ministère des affaires étrangères ; M. Plichon le catholique et le protectionniste, prenait le ministère des travaux publics. À l’extérieur, tout semblait calme. Lorsqu’à l’occasion de la discussion de la loi sur le contingent, Jules Favre interpellait le ministre sur notre politique étrangère, M. Émile Ollivier lui répondait le 30 juin : « De quelque côté qu’on regarde, on ne voit aucune question irritante engagée, et à aucune époque, le maintien de la paix en Europe n’a été plus assurée ».

À l’intérieur aussi, malgré les inquiétudes qui perçaient, on traversait comme un moment de recueillement. Politiquement, dans le parti républicain, entre les révolutionnaires, dont quelques-uns se discréditaient vraiment par des attitudes théâtrales ou de puériles manifestations, et les modérés, qui, à l’exemple de Picard, par peur du spectre rouge, semblaient presque déjà une gauche dynastique, le groupe de Gambetta, conciliant l’audace et la méthode, prenait peu à peu la conduite du parti, désormais plus discipliné et chaque jour plus prêt à prendre le pouvoir.

Mais, parmi les révolutionnaires socialistes eux-mêmes, une évolution sensible. Au milieu des agitations passagères, tout ce qu’avait de solide et de sérieux le travail d’organisation, toute son importance pour l’avenir de la Révolution, étaient de mieux en mieux compris. C’était l’impression qui ressortait de tous les débats du Troisième procès, engagé alors, et qui, malgré les efforts du procureur impérial, pour montrer dans l’action de

D’après une gravure de l’Éclipse


l’Internationale des menées démagogiques incohérentes, manifestait au contraire la logique et la vigueur de l’action ouvrière.

C’était le 22 juin que le procès s’était ouvert, devant la sixième chambre du tribunal correctionnel de Paris. Les prévenus étaient au nombre de trente-huit : dix-neuf sous l’inculpation d’avoir été les chefs ou fondateurs d’une société secrète ( !) ; parmi eux, Varlin, Malon, Murat, Johannard, Pindy, Combault, Héligon, Avrial, Assi, Langevin, etc. ; et dix-neuf autres d’avoir été membres de cette société.

Chalain présenta la défense générale. Il montra que l’Internationale n’avait pas eu besoin de provoquer les grèves ; que ces conflits n’étaient dus qu’à « la concurrence immorale et effrénée que se font entre eux les industriels et qui plonge les travailleurs dans une misère de plus en plus profonde ». Il dénonça la sainte-alliance des gouvernants et des réactionnaires contre l’association des travailleurs. Il stigmatisa l’envoi aux grèves de la troupe, mise par le gouvernement à la disposition des usiniers. Il réfuta avec éloquence l’accusation misérable et perpétuelle, lancée aux socialistes, de vouloir pillage et partage. Il dit enfin la force invincible de l’Internationale, expression actuelle de « cette forme définitive des sociétés humaines : la République sociale et universelle. »

Il plut à l’avocat impérial de déclarer qu’il protestait « contre cette phraséologie creuse, au milieu de laquelle il vivait depuis un mois ». Il sembla bon par contre aux Internationaux de soumettre ces débats à la masse ouvrière : ils savaient qu’elle ne serait pas longue à reconnaître tout ce que contenait devrai cette « phraséologie ». Dès juillet, les débats de ce troisième procès étaient imprimés.

Les condamnations qui frappaient Varlin. Malon, Murat, Johannard, Pindy, Combault et Héligon d’un an de prison, pour société secrète ; et leurs camarades, de deux mois seulement, pour avoir fait partie de l’Internationale, société non autorisée de plus de vingt personnes, n’étaient point des accidents susceptibles de gêner la poussée socialiste. Au point où en était le mouvement, elles ne pouvaient que le servir.

Dans toutes les villes, malgré les tracasseries multipliées, les militants continuaient leur travail, avec confiance, avec sérénité. C’est le 15 juillet, le jour même où la guerre contre l’Allemagne était décidée, qu’Aubry écrivait encore à Richard pour lui expliquer comment il faisait vivre la Réforme sociale, comment on pouvait facilement dans les diverses fédérations entretenir des organes analogues. Et il disait encore, en dépit des tracasseries dont il était victime, avec quelle confiance inébranlée il envisageait l’avenir

« Malgré toutes ces persécutions, écrivait-il, ces misérables perdent leur temps : car en ce moment elles ne font que persuader aux indifférents que les calomnies lancées contre moi et l’Internationale étaient complètement fausses. Et notre feuille commence depuis quelques semaines à être lue par la bourgeoisie, qui à son tour commence à voir que le mouvement ouvrier est plus sérieux qu’on ne lui avait dit. J’ai également reçu les trois numéros du Progrès de Lyon contenant vos articles concernant la marche de l’Internationale. Je vous félicite de la défense que vous avez prise en faveur de notre sainte association. Seulement je commenterai, si vous le voulez bien, la partie doctrinale, pour vous démontrer que vous vous êtes fourvoyé en repoussant systématiquement l’équilibre relatif de la valeur…

« Dites-moi si vous voulez que je vous réponde publiquement ou par lettre. N’oublions pas, cher ami, que la discussion des doctrines prépare le lendemain de la révolution, que les adversaires de notre affranchissement sollicitent à grands cris. Si nous tombons d’accord sur les moyens scientifiques, nous nous épargnerons de cruelles déceptions. Croyez-le bien, mon cher Richard, il n’y a en ce moment ni proudhoniens, ni collectivistes, ni individualistes, ni mutualistes absolus ; il ne peut y avoir que des socialistes dévoués qui cherchent la solution du problème social, afin d’assurer à tout jamais le bien-être et la liberté pour tous ceux qui veulent vivre en travaillant ».

Qu’elles sonnent tristement et cruellement, ces phrases confiantes, écrites au moment même où des événements inattendus allaient brusquement ruiner tout le long effort des dernières années !



Comment se serait développé cet admirable mouvement ? Quelle attitude auraient prise, à son égard, les républicains ? Quelle alliance nouvelle l’Empire déclinant aurait-il pu conclure avec la bourgeoisie redevenue conservatrice ? Quelles fractions, peut-être, se seraient montrées résolument sympathiques ?… Quels que soient les éléments que l’examen attentif des faits et des tendances nous fournissent pour l’imaginer, la réalité est là.

À l’heure où le prolétariat français réveillé venait de reprendre, avec une vigueur jeune et avec une pleine conscience, sa besogne d’émancipation ; à l’heure où, dans la poussée démocratique, quelques socialistes, discernant l’avenir, et « dressant hautement leur drapeau au premier rang » décidaient et entraînaient vers leur idéal les courants incertains de la foule laborieuse, à cette heure de travail joyeux et d’espérance, la lutte abominable de l’Allemagne contre la France, cherchée et voulue par le gouvernement prussien pour dominer l’Allemagne unie, acceptée de plein gré par l’Empire inquiet et incertain de l’avenir malgré le plébiscite, allait bouleverser et corrompre son pur et régulier mouvement.

En prenant l’initiative courageuse de la protestation contre la guerre, les travailleurs socialistes ne protestèrent pas seulement comme hommes et comme travailleurs, mais encore en citoyens, comme s’ils pressentaient déjà l’inévitable réaction, qu’appelle la brutalité, la sauvagerie de l’état de guerre.

« La guerre, s’écriaient-ils dans leur manifeste, c’est le réveil des instincts sauvages et des haines nationales.

« La guerre, c’est le moyen détourné des gouvernements pour étouffer les libertés publiques.

« La guerre, c’est l’anéantissement de la richesse générale, œuvre de nos labeurs quotidiens ».

La guerre, une fois encore, comme à l’époque même de la révolution bourgeoise, comme en 1792, allait briser l’effort d’émancipation ouvrière. Elle allait encore anéantir, et pour de longues années, l’œuvre d’éducation entreprise par les socialistes ; elle allait étouffer sous le poids des sentiments nationaux et patriotiques l’exacte conception du mouvement révolutionnaire ; elle allait enfin entraver ou briser, dans le mouvement prématuré et fatalement confus de la Commune les quelques hommes capables de diriger vers un but clairement conçu l’action ouvrière. Comme le disait, plus tard, l’un d’eux, Albert Richard, ils furent pris comme dans un traquenard par toutes ces forces nouvelles et obscures, que la guerre suscita.

Jaurès va dire maintenant la lutte franco-allemande, ses origines, son développement, son influence sur le mouvement socialiste. C’est avec le temps de la propagande heureuse, régulière et féconde que se termine notre étude.

Puissent les camarades qui nous liront avoir eux aussi l’impression que ce temps-là demeure plein d’enseignements. Mais le dernier peut-être reste le plus terrible et le plus actuel. C’est dans la paix seulement, dans la paix, voulue et maintenue par le prolétariat averti, que la révolution socialiste pourra demain se développer.