Histoire socialiste/Le règne de Louis-Philippe/P1-04

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1. LA RÉVOLUTION BOURGEOISE.



CHAPITRE IV


LE ROI DE LA BOURGEOISIE


Louis-Philippe continuateur de la Restauration. — Sa duplicité et son esprit d’intrigue. — Son rôle dans l’émigration : il signe la déclaration légitimiste d’Hartwell. — Il sollicite en vain un commandement contre la France. — Ses vertus familiales et ce qu’elles ont coûté à la France. — Son rôle dans la captation de l’héritage de Condé.


La bourgeoisie a fait roi Louis-Philippe d’Orléans. Mais est-il bien à elle ? Oui, en ce sens qu’elle sera la classe bénéficiaire du règne qui commence. Non, si l’on entend par là qu’il subordonnera sa volonté et soumettra ses actes aux représentants politiques et économiques de cette classe. Profondément bourgeois sous ce rapport, le nouveau roi accorde ses intérêts à ceux de la bourgeoisie : un marché plutôt qu’un pacte, d’ailleurs hautement avoué, les attache l’un à l’autre. La bourgeoisie n’a pas créé sa royauté ; cela, il ne l’a jamais admis, sauf dans les hypocrites effusions du premier jour où le sol tremblait encore sous le trône décalé : elle a ouvert à un prince de sang royal l’accès du trône, ce qui est bien différent.

La bourgeoisie n’est ni théoricienne, ni sentimentale. Peu lui importe donc que le roi qu’elle vient de faire entendre se fonde sur la quasi-légitimité plutôt que sur sa volonté à elle ! Ce pouvoir même, dont il se montrera si jaloux, il ne l’exercera que dans le sens où elle trouve son compte.

La paix internationale est nécessaire aux chefs de la banque, du négoce et de l’industrie, qui ont à asseoir le monde économique nouveau, surgi des transformations de l’outillage causées par l’emploi des machines à vapeur : Louis-Philippe sera un roi pacifique : il le sera contre le gré d’une nation belliqueuse, toute frémissante encore des invasions de 1814 et 1815. La bourgeoisie ne veut point partager le pouvoir avec les classes moyennes, encore moins avec les classes populaires : Louis-Philippe sera un roi conservateur ; à tel point qu’il poussera les hauts cris lorsque ses ministres lui proposeront d’accorder les droits électoraux aux contribuables qui paient deux cents francs de contributions. Il a donc bien été, somme toute, le roi de la bourgeoisie.

Les traits les plus caractéristiques de Louis-Philippe peuvent, je crois, se résumer ainsi : son intelligence était réelle, son application au travail très soutenue, son esprit d’une grande vivacité, sa ténacité et son esprit de suite absolument remarquables. Mais ces qualités de l’esprit étaient gâtées par les défauts mêmes que chacune d’elles contient naturellement lorsque l’esprit ne se soumet point à une sévère discipline intellectuelle et morale.

Ainsi Louis-Philippe n’applique son intelligence qu’à des œuvres, en somme, négatives. Convaincu que l’on ne règne qu’en divisant, il emploie toutes les ressources de son esprit à entretenir les oppositions des partis dans le Parlement et des hommes dans les partis, afin de demeurer leur arbitre et le maître de toutes les situations. C’est à ce point que lui, qui est avant tout un conservateur, il ira jusqu’à se faire un mérite auprès des libéraux d’avoir empêché Casimir Périer de supprimer la liberté de la presse et le jury.

Il gâtait l’esprit qu’il avait par le souci permanent de briller. Causeur séduisant, il ne savait pas se taire, malgré sa duplicité naturelle. « En parlant aussi longuement, dit M. Thureau-Dangin, il s’exposait à dire ce qu’il aurait mieux fait de taire. » Préférant leur réputation à la sienne, les historiens qui lui sont le plus favorables n’ont point osé nier la duplicité qui est un des traits dominants de son caractère. Il poussait si loin le goût de l’intrigue que, non content d’opposer les uns aux autres ses ministres et les chefs des partis politiques, il allait jusqu’à se mettre d’accord avec les diplomates étrangers, notamment Metternich, pour contrecarrer son propre gouvernement et sa propre diplomatie.

De ceci, qui est très grave, Metternich en fait l’aveu dans une « communication secrète » dont voici un extrait : « Les explications confidentielles dans lesquelles le roi Louis-Philippe me permet d’entrer avec lui, la facilité que ce prince met à nous rendre compte de sa propre pensée offrent, dans une situation qui généralement est difficile, de bien grands avantages à ce que je qualifie sans hésitation de cause générale et commune. » La cause générale et commune, le nom même du véritable chef de la Sainte-Alliance la désigne, c’est la cause des rois et des aristocraties contre les peuples et leurs libertés.

L’écrivain orléaniste Duvergier de Hauranne convient qu’en effet Louis-Philippe avait si peu compris le sens véritable de la révolution de juillet qu’« il blâmait Charles X non d’avoir voulu gouverner, mais d’avoir méconnu et heurté de front les opinions, les sentiments, les préjugés mêmes de la France, et surtout d’avoir eu recours à la violence là où l’habileté suffisait. » On ne peut pas mieux dire que le prince appelé à remplacer le roi des émigrés, le prince acclamé par la foule qui voyait en lui le soldat de Valmy, avait lui-même une âme d’émigré.

Mais il ne faut pas être injuste. On ne doit pas juger les princes à la commune mesure. Si celui-ci, comprenant que les temps sont changés, donne le pas à la ruse sur la violence, il n’est pas pour cela d’une qualité morale inférieure à celle de son prédécesseur, qui ne sut que recourir à la violence. En réalité, dans la conception héréditaire qu’ils ont de leurs droits et de leurs devoirs, il entre un élément moral. Sacrifier la morale au salut de l’État, c’est, selon eux, faire acte de moralité souveraine. La raison d’État est nécessairement pour eux la loi suprême, puisqu’ils sont de naissance des hommes d’État, et qu’ils ont pour premier devoir (quand ils n’y voient point uniquement, comme l’abject Louis XV, l’exercice d’un droit) de tout rapporter à l’intérêt de l’État. Mais il se trouve toujours que l’intérêt de l’État s’identifie à leur propre intérêt.

Louis-Philippe avait une âme d’émigré ; il était un internationaliste conservateur, précisément parce qu’il était prince. Louis Blanc a noté ce trait en reproduisant la lettre que le jeune duc écrivait, en 1804, à l’évêque de Landaff, au sujet de l’oraison funèbre du duc d’Enghien prononcée par ce prélat. Cette lettre se terminait par ces paroles : « J’ai quitté ma patrie de si bonne heure que j’ai à peine les habitudes d’un Français, et je puis dire avec vérité que je suis attaché à l’Angleterre non seulement par la reconnaissance, mais aussi par goût et par inclination. » Oui, le duc d’Orléans fut à Valmy avec Dumouriez, mais il fut aussi avec Dumouriez à Ath, et c’est avec ce traître qu’il passa dans le camp des Autrichiens.

Dans une autre lettre en date de 1808, adressée à M. de Lourdoueix, émigré comme lui, le duc d’Orléans écrit : « Je suis prince et Français, et cependant je suis Anglais, d’abord par besoin, parce que nul ne sait plus que moi que l’Angleterre est la seule puissance qui veuille et qui puisse me protéger. Je le suis par principes, par opinion et par toutes mes habitudes. » Est-ce une pose d’anglomanie comme en affectent à certaines époques les jeunes gens à la mode ? Le moment où la France et l’Angleterre sont aux prises serait en tout cas mal choisi. Mais c’est précisément parce que l’Angleterre anime l’Europe contre Napoléon, contre la France, que le duc d’Orléans, prince avant d’être Français, proclame son amour pour l’Angleterre. Ce qu’il aime, ce n’est pas la grande nation libérale qu’aiment tous les amis de la civilisation et du progrès des idées ; attachée à la politique de Pitt, elle soutient pour l’instant de son or et de ses soldats les vieilles monarchies européennes : c’est de cette Angleterre-là, acharnée à nouer des coalitions contre la France, que Louis-Philippe d’Orléans se réclame.

Mais l’ingrate Angleterre ne sert que ses intérêts à travers ceux des rois de l’Europe, et elle méconnaît un amour aussi intéressé que celui du duc d’Orléans. Gendre de Ferdinand de Bourbon, roi des Deux-Siciles, il sollicite et obtient en 1810 le commandement d’un corps d’armée espagnol pour soutenir les droits de Ferdinand VII, représentant de la maison de Bourbon, contre le roi Joseph, frère de Napoléon. Il se fait fort, auprès de Louis XVIII, de décider les soldats de Junot et de Murat à « tourner leurs armes contre l’usurpateur. » Il remercie en ces termes le Conseil suprême de régence :

« Seigneurs, le cri que la nation espagnole a jeté contre l’odieuse agression de Bayonne, en jurant de conserver son indépendance et sa fidélité à son roi légitime, le seigneur don Ferdinand VII, n’a jamais cessé de retentir dans mon cœur, et depuis cette époque le premier de nos vœux a été d’obtenir l’honneur que Votre Majesté me fait aujourd’hui en me permettant d’aller combattre avec ses armées. »

Malgré ces protestations évidemment sincères, Louis XVIII ne voulut pas oublier que naguère le fils d’Égalité s’était proclamé « jacobin jusqu’au bout des ongles » ; il eut peur d’un nouveau revirement, et il pria le gouvernement anglais d’intervenir auprès de la junte espagnole afin que le commandement de l’armée de Catalogne fût enlevé à son trop remuant parent. Celui-ci dut se résigner à ne pas combattre les armées françaises ; il revint à Palerme auprès de son beau-père et de sa belle-mère, la reine Caroline, cette « enragée de réaction », comme l’appelle si justement M. Debidour.

Louis XVIII avait pourtant, pour garantie de la fidélité de son cousin, la fameuse déclaration d’Hartwell, que Louis-Philippe d’Orléans avait signée, comme tous les membres de la famille royale. Cette déclaration prévoyait une révolution comme celle qui devait s’accomplir en 1830, et dans cette occurence elle définissait en ces termes leur devoir aux princes qui l’avaient signée :

« Que, si l’injuste emploi d’une force majeure parvenait (ce qu’à Dieu ne plaise) à placer de fait et jamais de droit sur le trône de France tout autre que le roi légitime, nous déclarons que nous suivrons avec autant de confiance que de fidélité la voie de l’honneur, qui nous prescrit d’en appeler jusqu’à notre dernier soupir à Dieu, aux Français et à notre épée. »

Il y a un appel oublié, dans cette déclaration : c’est l’appel à l’étranger.

Louis-Philippe, pendant toute la période d’émigration, est si impatient d’agir, de se signaler au service de la réaction européenne contre la France, ou même simplement de remplir sa fonction de prince, qu’il ira jusqu’à solliciter la souveraineté des îles Ioniennes conquises à ce moment par la France. Dans la lettre à Lourdoueix que j’ai citée plus haut, il avoue en ces termes cette minuscule ambition, car il est « comme Tantale, et affamé comme lui » :

« L’archiduc Ferdinand aura Modène, etc, et on se flatte que la Toscane passera au prince Léopold. Mais ce qui est bizarre, il reste un petit État à donner, c’est-à-dire à prendre, et personne n’en veut : cela est curieux ! La reine m’a dit : « La place est vide, mettez-vous y » ; et je lui ai dit : « Je m’y mettrais bien mais il faut que l’on veuille m’y laisser mettre… » Il importe à l’Angleterre d’arracher ces îles aux Français. l’Autriche accédera à tout, pourvu que les Français en soient exclus. Si elle me croit un personnage convenable pour ces îles, je suis tout prêt et j’en suis enchanté. Je vous réponds que j’y aurai bientôt un petit noyau de troupes avec lesquelles je ferai du tapage ».


Soldat du drapeau tricolore,
D’Orléans, toi qui t’as porté..


Voilà ce que, moins de vingt ans après, on devait faire chanter au peuple ignorant. Louis-Philippe avait été un émigré tant que flotta en France le drapeau tricolore. Et quand, drapé dans ses plis, il escalada le pouvoir, il se fit pardonner l’audace grande et rentra en grâce auprès des cours absolutistes en trahissant ses ministres au profit de la politique de Metternich, qui devait se jouer de lui et utiliser les confidences pour animer l’Angleterre contre la France. Il ne cessa donc pas d’être un émigré : il fut un émigré de l’intérieur.

L’accord est unanime sur les vertus familiales de Louis-Philippe. Disons cependant qu’il les pratiqua de manière à justifier les boutades de Fourier contre la famille : « Le laboureur qui déplace les bornes du voisin, dit-il, le marchand qui vend de fausses qualités, le procureur qui dupe ses clients sont en plein repos de conscience quand ils ont dit : « Il faut que je nourrisse ma femme et mes enfants ». Le roi avait l’orgueil de limiter ses affections au cercle étroit de sa famille. « Je n’ai pas d’amis, disait-il un jour à Odilon Barrot, et je n’en veux pas avoir. »

C’était un principe de droit public sous la monarchie que le prince appelé au trône réunît ses biens personnels au domaine de la couronne. Louis-Philippe refusa cet enjeu à la révolution qui le mettait au pouvoir, car il prévoyait la révolution qui l’en écarterait. Il donna publiquement cette marque de défiance au peuple qui lui offrait une couronne, et par un acte du 7 août 1830, c’est-à-dire de l’avant-veille de sa proclamation, il fit donation à ses enfants mineurs de ses biens particuliers.

Dupin aîné, qui fut, on le sait, l’homme d’affaires, l’intendant privé de la maison d’Orléans, dégage sa responsabilité, dans ses Mémoires, et déclare que Louis-Philippe ne l’a pas consulté dans un acte aussi important. Cela paraît bien extraordinaire. S’il avait été mis au courant, il aurait, affirme-t-il, conseillé la réunion des biens d’Orléans au domaine, « comme marquant de la part du prince plus de confiance et d’abandon. »

Et ces biens que le nouveau roi soustrayait à la nation n’étaient pas peu de chose. Depuis 1815, il s’était attaché à les réaliser, à les préserver, à les consolider. Pour cela, il n’avait accepté la succession de son père, Philippe-Égalité, que sous bénéfice d’inventaire. Passé maître en chicane, aidé du chicanier professionnel que fut Dupin aîné, il opposa la prescription à certains créanciers et, nous dit M. Debidour, « avec d’autres plaida longuement, parvint à racheter beaucoup de titres au rabais, poursuivit d’autre part âprement son dû et, après la mort de sa mère (1821) dont les biens lui revinrent pour les deux tiers, parvint à reconstituer un capital qu’on pouvait évaluer, comme la fortune de son père en 1789, à plus de 200 millions de francs. »

La faveur du roi Louis XVIII aida fort à ces opérations fructueuses. Il n’était pas encore installé aux Tuileries qu’il accordait aux sollicitations du duc d’Orléans la restitution immédiate de tous les biens de sa famille « soit qu’ils fassent partie du domaine de la couronne, soit qu’ils soient affectés à des établissements publics, etc. » Ces biens n’étaient point indemnes ; ils étaient grevés des dettes nombreuses de Philippe-Égalité, et deux arrêtés du Conseil d’État en avaient, en vendémiaire an X et pluviôse an XI, ordonné la vente comme biens d’émigré afin que, sur le produit, les créanciers fussent désintéressés. L’État les acheta et Louis XVIII les rendit au fils de Philippe Égalité par une ordonnance du 20 août 1814, trois mois après sa rentrée en France. On voit que le duc d’Orléans n’avait pas perdu de temps. Une autre ordonnance du 7 octobre 1814 stipule que le duc rentrera en possession des biens dont son père a joui « à quelque titre et sous quelque dénomination que ce soit. »

On verra dans le cours de ce récit à quels débats, à quelles avanies, à quelles humiliations Louis-Philippe s’exposera pour arracher au Parlement, et sans y parvenir toujours, une augmentation de la liste civile ou une dotation pour un de ses nombreux enfants. Ces querelles, où éclate l’âpreté au gain du roi de la bourgeoisie choquaient la bourgeoisie elle-même. Elles firent la fortune des pamphlets de M. de Cornenin, dont M. Thureau-Dangin peut bien dire que le « fonds » était « misérable » ; mais l’historien orléaniste n’en est pas moins contraint d’avouer tout de même que Louis-Philippe, « comme prince et surtout comme père de famille, avait fort à cœur, trop à cœur parfois, la solution de ces questions de dotation. »

À présent, doit-on conserver à Louis-Philippe sa réputation d’avare et de thésauriseur ? Pour l’en décharger, M. Thureau-Dangin, qui avoue que « certaines manières d’être de Louis-Philippe aidaient sur ce point la méchanceté de ses ennemis », publie le fragment que voici du rapport du liquidateur général nommé par le gouvernement provisoire de 1848 :

« Louis-Philippe jouissait de sa liste civile en prince éclairé, protecteur des arts, propice aux classes ouvrières, bienfaisant pour les malheureux. La nation avait voulu que, sur le trône, il fût grand, digne et généreux ; il fit ce que la nation attendait de lui, peut-être même un peu plus encore et un peu mieux… Il faut donc repousser le reproche de parcimonie qui lui fut adressé ; il faut donc regretter ces accusations injustes qui furent élevées contre lui, et que dément aujourd’hui, que démentira dans la postérité le souvenir de ses actes et de ses œuvres, dont quelques-unes seront debout longtemps encore. »

De son côté, le marquis de Flers énumère les œuvres auxquelles Louis-Philippe s’est intéressé : « Ce prince qu’on a si justement accusé de parcimonie, dit-il, paya 23 millions et demi sur sa liste civile pour la restauration du palais de Versailles. » De plus, pendant tout son règne, il alloua « aux musées, aux manufactures royales, au service du mobilier de la couronne, aux haras et aux bibliothèques, une somme de 50 millions 868.000 francs, soit en moyenne à peu près trois millions par an. » Enfin, en qualité de propriétaire du Palais-Royal où se trouve la Comédie-Française, il fit à ce théâtre des remises successives de loyer pour près de cinq cent mille francs. »

Pauvre liberté, quelle queue !!
(D’après un document de la Bibliothèque nationale.)


Soit, Louis-Philippe fut avide sans être avare ; il daigna ne pas faire d’économie sur la liste civile que lui allouait la nation et se contenta, usufruitier des biens qu’il avait fait passer sur la tête de ses enfants, de capitaliser le revenu de ces deux cents millions soustraits illégalement à la France. Je dis soustraits illégalement, puisque le plus clair de cette immense fortune provenait d’apanages et qu’ils devaient donc, deux fois plutôt qu’une, retourner à l’État. Quand on sait ces choses, on prend en mépris profond le royal fourbe qui saisissait un jour les mains de Guizot et lui disait avec effusion : « Je vous dis, mon cher ministre, que mes enfants n’auront pas de pain. »

Jusqu’où il alla pour ajouter quelques miettes au morceau de pain de ses enfants, les faits suivants vont le dire. Le 27 août 1830 le prince de Condé était trouvé pendu à l’espagnolette d’une fenêtre de sa chambre, au château de Saint-Leu. Par un testament en date du 30 août 1829, le prince de Condé, qui avait perdu son fils unique, le duc d’Enghien, condamné et fusillé par ordre du premier Consul, avait institué le duc d’Aumale, second fils du duc d’Orléans, son légataire universel.

Si Louis-Philippe pouvait sans hyperbole être appelé le premier propriétaire de France et même d’Europe, le prince de Condé n’en était pas un des derniers, il s’en fallait de beaucoup. À qui, en l’absence d’héritiers, reviendrait son immense fortune ? Il avait pour maîtresse une Anglaise, Sophie Dawes, qu’il avait mariée au baron de Feuchères, un gentilhomme de sa maison. Celui-ci n’était pas un complaisant, et il n’avait passé nul marché honteux, accepté nulle compromission, nul partage ignominieux en épousant Sophie Dawes. Lorsque la vérité lui apparut, il s’éloigna de l’épouse indigne, donna sa démission et s’en fut.

L’affaire fit scandale et Louis XVIII interdit à la baronne de Feuchères de paraître à la Cour. Bien mieux : il la confina dans les seules résidences du prince de Condé, que sa pusillanimité, autant et plus que le sentiment de ses torts, garda de la velléité même de protester contre cet ostracisme d’ancien régime. La baronne chercha autour d’elle des appuis un peu plus fermes et plus sûrs que son vieil amant. Elle avait reçu de lui plusieurs donations importantes en terres et en argent, et elle en espérait encore davantage ; car elle comptait bien figurer en bonne place dans le testament du prince. Mais le roi, en qualité de chef de la famille des Bourbons, pourrait faire annuler le testament et même les donations antérieures. Pour mettre à l’abri sa part présente et future du butin princier, elle s’adressa au duc d’Orléans et l’attacha à ses intérêts par une prime vraiment royale, en entreprenant de faire passer dans la famille du duc l’immense héritage des Condés.

Du moment qu’il s’agit d’une négociation louche et malpropre, on peut être sûr que Talleyrand n’est pas loin. Il avait marié un sien neveu à une nièce de Mme de Feuchères, dotée d’un million par le prince de Condé. C’est par son entremise que la baronne fut mise en rapports avec la famille d’Orléans. La duchesse Marie-Amélie, femme du duc d’Orléans, avec son air de naturelle grandeur, sa piété rigoriste, ses principes de morale hautement affichés, reçut chez elle devant ses filles, la concubine du richissime parent à héritage, lui écrivit des lettres amicales. Le vernis de moralité et d’austérité de la duchesse fondit au feu des millions de Condé et ne laissa plus voir qu’une femme d’affaires, habile à seconder le propriétaire enragé auquel elle avait associé son existence.

Alors commença un siège qui dura huit ans. Le fils du chef de l’émigration ne pouvait pas sentir le fils de Philippe-Égalité. Il voyait dans tous les membres de la branche cadette des bourreaux du roi Louis XVI, des artisans de la révolution qui avait renversé la monarchie. Sans voir où on le menait, car il était d’intelligence aussi courte que sa volonté était faible, il avait accepté, en 1822, d’être le parrain du jeune duc d’Aumale.

Il n’avait pas de volonté, mais précisément cette absence de volonté, jointe à ses répugnances, lui tint lieu d’entêtement. Il opposa donc une résistance passive aux prières, aux querelles, aux séductions, aux menaces et, même, dit-on, aux violences de la baronne. Enfin elle le décida et le roi Charles X sanctionna de sa haute approbation le testament du 30 août 1829, dans lequel, comme bien on pense, Mme de Feuchères n’était pas oubliée. Sa part, cette fois, était à l’abri de toute contestation ultérieure.

Moins d’un an après, grande alarme. La révolution vient de jeter à l’exil la famille royale. Le prince de Condé va-t-il suivre son roi en Angleterre ? S’il émigre de nouveau, il risquera le testament ; il ne voudra pas que le fils de l’usurpateur soit son héritier. Il est d’ailleurs fort incertain. Il voudrait bien que la révolution l’épargnât et le laissât mourir en paix dans un de ses châteaux ou au Palais-Bourbon. Je trouve trace de ce sentiment dans le Constitutionnel des premiers jours d’août 1830, qui publie la très instructive note que voici :

« M. le duc de Bourbon, prince de Condé, a souscrit pour une somme de 6.000 francs en faveur des braves qui ont été blessés dans les mémorables journées des 27, 28 et 29 juillet, ainsi que des familles de ceux qui ont succombé. »

Fuir, c’était abandonner Chantilly et Saint-Leu au pillage. Car, pour le vieux prince, tombé véritablement en sénilité enfantine, c’était 93 qui revenait. Demeurer, c’était s’exposer à être massacré. De là ce don qu’il fit aux blessés des trois glorieuses, pour amadouer les vainqueurs. Pour le rassurer, le compromettre et le remercier à la fois, la duchesse d’Orléans lui portait, le 7 août, le grand cordon de la légion d’honneur et le pressait vivement de demeurer membre de la Chambre des pairs. Il n’osa pas refuser le cordon, mais il tenta de se soustraire à la pairie en faisant pour de bon, cette fois, ses préparatifs de départ. Le 27, à huit heures du matin, on le trouvait pendu à demi-agenouillé devant la fenêtre, comme s’il guettait quelqu’un dans la cour du château, et déjà froid.

Les Rohan, héritiers des Bourbons, attaquèrent le testament de leur parent. Ils repoussèrent véhémentement l’hypothèse d’un suicide, et déclarèrent bien haut que le prince avait été assassiné. Ils perdirent leur procès devant les tribunaux, et le fils cadet du roi garda la colossale fortune des Condé. Mais devant l’histoire un doute subsiste, et ce doute est plutôt défavorable à ceux qui mirent en jeu tant de manœuvres pour obtenir un testament qui, certainement, eût été révoqué si le prince n’était mort subitement.