Histoire socialiste/Le règne de Louis-Philippe/P1-07

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1. LA RÉVOLUTION BOURGEOISE.



CHAPITRE VII


LA RÉVOLUTION DES IDÉES


Le romantisme vis-à-vis du mouvement politique. — Les préfaces-manifestes de Victor Hugo. — Conservatisme littéraire des libéraux et des républicains. — La rénovation philosophique et sociale. — Saint-Simon et ses élèves : Augustin Thierry et Auguste Comte. — Lamennais et sa doctrine de la liberté. — Montalembert n’en retient que la liberté d’enseignement. — Le parti qu’en tirent les cléricaux. — La révolution dans la science : Geoffroy Saint-Hilaire et Gœthe contre Cuvier.


La bataille des rues a été précédée, annoncée, ici comme partout et toujours, par la bataille des idées. Toutes proportions gardées, les journées de Juillet ont suivi l’irruption du romantisme dans la littérature et dans l’art, de même que la prise de la Bastille a mis le sceau à l’œuvre des encyclopédistes. Dès 1827, dans sa préface de Cromwell, qui est le manifeste de la nouvelle école, Victor Hugo s’écrie qu’il « serait étrange qu’à cette époque la liberté, comme la lumière, pénétrât partout, excepté dans ce qu’il y a de plus nativement libre au monde, les choses de la pensée ». Et résolu à révolutionner le domaine où pendant près d’un siècle il régnera par la puissance du génie, il lance ce cri de guerre : « Mettons le marteau dans les théories, les poétiques et les systèmes. Jetons bas ce vieux plâtrage qui masque la façade de l’art ! »

Peu avant que les barricades se dressent dans Paris insurgé contre le retour de l’absolutisme, les batailles d’Hernani, ce drame où un brigand révolté contre son roi légitime personnifie la droiture, la vaillance, les droits souverains de l’amour, peuvent être considérées comme des engagements d’avant-garde, et le poète peut légitimement inscrire ces fières et fortes paroles dans la préface de sa pièce nouvelle :

« Le romantisme, tant de fois mal défini, n’est à tout prendre, et c’est là sa définition réelle, si on ne l’envisage que sous son côté militant, que le libéralisme en littérature. Cette vérité est déjà comprise à peu près de tous les bons esprits, et le nombre en est grand ; et bientôt, car l’œuvre est déjà bien avancée, le libéralisme littéraire ne sera pas moins populaire que le libéralisme politique. La liberté dans l’art, la liberté dans la société, voici le double but auquel doivent tendre d’un même pas tous les esprits conséquents et logiques… Les ultras de tout genre, classiques ou monarchiques, auront beau se prêter secours pour refaire l’ancien régime de toutes pièces, société et littérature ; chaque progrès du pays, chaque développement des intelligences, chaque pas de la liberté fera crouler ce qu’ils auront échafaudé… À peuple nouveau, art nouveau. Tout en admirant la littérature de Louis XIV si bien adaptée à sa monarchie, elle saura bien avoir sa littérature propre et personnelle et nationale, cette France actuelle, cette France du XIXe siècle à qui Mirabeau a fait sa liberté et Napoléon sa puissance. »

Le libéralisme politique repoussa ces avances, répudia ces adhésions. Et bien que Victor Hugo eût déclaré vouloir créer un art national et se fût incliné devant le chauvinisme napoléonien de l’époque, il s’attira, dans la Tribune du 30 avril, une dédaigneuse réplique où l’auteur d’Hernani se vit contester, pour lui et sa doctrine, la qualité de libéral. « Connaissant l’attachement des jeunes Français pour notre glorieuse Révolution, dit le rédacteur de l’article, l’hypocrisie s’est emparée de ce mot magique pour les entraîner loin des doctrines qui préparaient les grands changements de notre ordre social. »

Et, dénonçant la « profonde perfidie » de Victor Hugo et des romantiques, ces cosmopolites, le rédacteur les assimile perfidement aux alliés qui venaient, quinze ans auparavant, d’envahir la France. « Le romantisme, dit-il, semble croire que les statues de Corneille, de Montesquieu, et de Racine avaient dû s’écrouler sous le canon de Waterloo. » Précisant l’accusation d’introduire l’étranger dans l’art national comme les royalistes l’ont introduit dans la patrie, il ajoute avec une ironique fureur nationaliste, dont nous entendrons tant de fois les échos même au seuil du siècle suivant :

« En échange de nos trésors et de nos armes, l’un nous aura laissé l’immortel Kant, l’autre le divin Byron, le très divin Scott, l’autre Calderon, l’autre Swedenborg. Les doctrines anti françaises que M. le prince de Metternich avait dictées à MM. Schlegel, et Kotzebüe passèrent le Rhin avec les Cosaques et les Baskirs. Quelques traîtres et un grand nombre de dupes se sont empressés de les propager. » Et sans doute, en sa qualité de chef, Victor Hugo devait être des premiers plutôt que des seconds. « Pour avoir une littérature nationale, reprend le journaliste libéral, il nous faut renoncer à la littérature française, et adopter au plus vite la littérature des Anglais, ou si l’on veut, des Allemands, car il y avait aussi des Prussiens à Waterloo. Pour plaire à certains génies élevés, parmi les réjouissances de l’invasion et les Te Deum des défaites, nos peintres ne sauraient trop promptement se persuader que, par la vertu de Waterloo, il s’est trouvé un beau jour une école de peinture sur les rivages de la Tamise. Brûlons Montesquieu, Racine et David ! Vivent Bentham, Schiller et Lawrence ! »

L’extrême gauche du libéralisme en travail de révolution est-elle plus équitable ? Pas plus que les libéraux purs, les républicains, les révolutionnaires ne croient à la sincérité du poète qui, à vingt ans, chanta la naissance du duc de Bordeaux. Ils ne veulent voir, eux aussi, dans le romantisme qu’une des formes de l’abaissement national devant les monarques coalisés et qu’un regret des prétendues mœurs patriarcales et chevaleresques de la féodalité abolie. Nous avons vu plus haut que, dans l’Enfermé, Gustave Geffroy, tout en montrant un dédain trop peu historique pour le romantisme, a exprimé avec précision les sentiments de l’unanimité des républicains de l’époque.

La révolution littéraire n’était pas pure des reproches que lui adressaient les partisans de la révolution politique et il est certain que son lyrisme s’était d’abord complu à l’exaltation des idées mortes et son pittoresque à l’admiration des vieilles cathédrales. Chateaubriand allait vers l’avenir les regards tournés vers le passé ; il drapait des magies de son style les cadavres religieux et monarchiques un instant doués d’une apparence de vie. Bien souvent la magnificence du verbe, le clinquant des épithètes, l’harmonie sonore de la phrase avaient abrité la misère d’une pensée effarée des austères et âpres réalités du présent. Des pages, des châtelaines, des donjons et des abbayes, des fantômes et des saints, exhumaient en beauté, du moins en pittoresque, le sombre et dolent moyen âge.

D’autre part, la révolution de 1789 se croyait née de la pensée grecque et romaine. Et ce n’était pas absolument une erreur. L’antiquité classique, ressuscitée par la Renaissance et adaptée au génie français par les écrivains du XVIIIe siècle, nous constituait une tradition d’ordre, de liberté, de clarté qui portait nos aînés à oublier, à noyer dans un océan de ténèbres et de barbarie les mille années d’oppression religieuse et féodale, et à ne vouloir compter ce cycle que comme une éclipse d’humanité dont il valait mieux ne pas se souvenir à présent que la lumière était revenue.

Mais l’histoire ne se laisse pas amputer ainsi de tout un millénaire. La jeunesse pensante de 1830 sentait bien que la France n’était pas née en 1789, qu’elle n’était pas une terre barbare avant que les humanistes du XVIe siècle lui rapportassent les cendres du flambeau qui d’Athènes et de Rome avait rayonné sur le monde. Sans repousser cette précieuse et immortelle beauté des formes et des pensées émanée du Parthénon et de l’œuvre de Platon, elle se refusait à méconnaître plus longtemps le vigoureux et rude effort de la pensée nationale, les gauches et ardentes aspirations de l’art national, les naïves et pénétrantes poésies des conteurs qui formèrent notre langue, le génie des maçons anonymes qui construisirent nos cathédrales et nos hôtels de ville.

D’autre part, avec toute l’injustice du triomphe, les classiques avaient rejeté dans la nuit du moyen âge ceux-là mêmes qui leur avaient permis de triompher. En se datant de Malherbe, ils oubliaient les vrais révolutionnaires et s’installaient en conservateurs pourvus des biens dont ils refusent d’avouer l’origine. Ils supprimaient Ronsard et toute la pléiade, et ils abolissaient Rabelais, réduit aux proportions d’un farceur des temps barbares. Voltaire, dont le regard cependant ne craint pas de s’aventurer au delà des frontières, traite Shakespeare de « sauvage ivre », et Ducis fait encore scandale quand il se risque à transcrire en traits atténués et en couleur anémique les puissantes fresques du grand Anglais.

Les victoires de Napoléon avaient reconstitué un instant le domaine des Césars et de Charlemagne. Paris avait succédé à Rome comme capitale de l’empire d’Occident ; le Saint-Empire romain avait sanctionné l’hégémonie française en donnant une de ses filles au César moderne, comme d’ailleurs il en avait donné une au dernier Capétien. Le parti libéral et le parti républicain avaient attiré à eux les rayons de toute cette gloire, et leur amour de l’art classique, si bas qu’en fussent alors tombées les productions avec les Baour-Lormian et autres Népomucène Lemercier, faisait partie de l’orgueil qu’ils avaient d’être le peuple qui, à lui seul, avait fait de si grandes choses et, ajoutons-le vite, avait été l’instituteur révolutionnaire de l’Europe.

Au mérite d’être remonté aux sources vivaces et encore fécondes de notre histoire nationale, le romantisme en ajoutait un autre. Il n’avait pas seulement exploré le temps ; pour raviver notre trésor d’impressions et d’émotions, il avait franchi nos frontières et revivifié notre génie national de la sève neuve, abondante et originale des génies exotiques. Et, en somme, ce n’était que reprendre notre bien. Schiller et Byron ont chanté la nature et la liberté. Mais qui donc furent leurs maîtres ? Rousseau, qui fit aimer la nature, et Voltaire, la liberté. Méconnaître ces vérités, et les plus démocrates les méconnurent le plus, c’était mériter l’apostrophe goguenarde de Victor Hugo : « Un classique jacobin, disait-il ; un bonnet rouge sur une perruque. » À force de génie, Victor Hugo sut contraindre le jacobin à jeter bas sa perruque.

Le « très divin Walter Scott », si lourdement raillé par le rédacteur de la Tribune, influence alors fortement toute la jeune littérature, et c’est sous cette inspiration, parfaitement visible, que Victor Hugo adolescent écrit son premier roman, Han d’Islande. Mais n’y a-t-il qu’une âme féodale et religieuse dans l’œuvre du grand romancier anglais ? N’est-ce pas à juste titre que, notant après d’autres que Walter Scott introduit la foule comme personnage dans ses romans, M. Louis Gazamian, dans le Roman social en Angleterre, fait de lui un précurseur du socialisme féodal ? Féodalisme social, soit, mais non socialisme. Les imitateurs français, dans leurs cénacles, s’amuseront un instant du bric-à-brac féodal. Mais dès qu’ils prendront l’air du dehors, toutes ces vieilleries disparaîtront. Car le sens des foules survivra en eux, et ils sauront le mettre en valeur. Le peuple, qui a conquis sa place dans l’histoire, par eux se la fera dans l’art et la littérature, et on osera mettre sur le théâtre les souffrances et les joies des petites gens. Ici encore, avec Lesage, avec Diderot, avec Beaumarchais, les Français auront été des précurseurs, des initiateurs. « Aujourd’hui, dit Sainte-Beuve en 1830, l’art est désormais sur le pied commun, dans l’arène avec tous, côte à côte avec l’infatigable humanité. » Et, ajoute-t-il, « il y a place pour sa royauté, même au sein des nations républicaines ».

Tandis que dans la littérature le romantisme renouvelait et enrichissait la langue, créait des formes nouvelles, agrandissait son cadre et l’emplissait de pensées neuves, se retrempait dans la nature et donnait un rôle aux éléments, exprimait le peuple et s’adressait à lui, nous faisait communier avec Dante, Milton et Gœthe, il créait un courant de liberté dont toutes les formes de l’art et de la pensée tiraient le plus heureux profit : l’histoire, avec Michelet et Augustin Thierry, la peinture avec Géricault et Delacroix, la musique avec Berlioz et Félicien David. Dans ce domaine, la Révolution française, écrasée par l’Empire, étouffée par la Restauration, éclatait enfin en une magnifique floraison. Musset chantait ses Contes d’Espagne et d’Italie, Lamartine ses Méditations, Alexandre Dumas, allant au peuple, faisait de l’histoire un roman amusant d’où sortait un enseignement de liberté. Balzac songeait à créer la Comédie humaine. Ce fut une grande et belle révolution, une fête de l’esprit enfin délivré, ivre de sa liberté, mais d’une ivresse adorable même en ses excès.

Point de rénovation politique, intellectuelle et esthétique qui n’ait pour conséquence, ou plutôt qui ne voie se produire parallèlement, une rénovation philosophique et morale, sous l’impulsion commune des mêmes causes générales. Une paix de quinze ans succédant à une guerre de vingt ans, un développement industriel et commercial sans analogue dans l’histoire économique, les essais de compression intellectuelle et politique d’un pouvoir dont la force fut d’abord et surtout faite de la lassitude d’un peuple épuisé par la guerre et énervé par le despotisme napoléonien, firent germer la floraison d’idées et de sentiments qu’on vit s’épanouir au soleil de messidor.

Tandis qu’une élite littéraire enfermée dans le cénacle refusait d’en sortir avant d’avoir, selon l’expression de Sainte-Beuve, donné à l’art « une conscience distincte et profonde de sa personnalité », un penseur solitaire, profondément original en même temps que fortement rattaché à la philosophie du XVIIIe siècle, complétée par la notion de progrès qu’y avait introduite Condorcet, groupait autour de lui quelques élèves qui allaient devenir des maîtres. Quand éclata la révolution de Juillet, Saint-Simon était mort depuis cinq ans. Ses deux élèves, Augustin Thierry et Auguste Comte, l’avaient quitté, le premier pour renouveler l’histoire et le second la philosophie. Ils avaient abandonné sa doctrine, mais ils avaient gardé sa méthode et les disciplines intellectuelles qu’ils avaient reçues de lui, chacun selon son tempérament.

C’est d’Augustin Thierry, de sa Conquête de l’Angleterre par les Normands, de ses Lettres sur l’Histoire de France, de ses Récits des temps mérovingiens que datent chez le public le goût si vif qu’il manifeste pour l’histoire, et chez les historiens le souci du document recherché aux sources, du manuscrit exhumé de la poussière des archives. En ouvrant, en 1829, son cours de philosophie positive dans un modeste appartement du faubourg Montmartre, Auguste Comte introduit la méthode historique dans l’étude des sciences, développe l’idée de Condorcet sur le concours qu’elles se prêtent dans leurs propres progrès et celle de Saint-Simon sur la nécessité de fonder les sociétés sur l’industrie et non plus sur la guerre et la conquête.

Un groupe est resté fidèle à la doctrine de Saint-Simon. Nous étudierons plus loin les développements qu’ils donnèrent à la pensée de leur maître et la propagande socialiste qu’ils firent dans toutes les classes de la société. Notons seulement pour l’instant que ce groupe réunit à l’aurore de leur vie active la plupart des hommes qui devaient dominer leur temps dans l’ordre de la pensée et de l’action. À côté d’Olinde Rodrigues, de Bazard et d’Enfantin qui devaient plus spécialement exprimer, développer et, pour ce dernier, dévier la pensée philosophique et sociale de Saint-Simon, nous devons citer : l’économiste Michel Chevalier, le champion du libre échange, qui, devenu ministre de Napoléon III, fit adopter ses vues et conclut le traité de commerce avec l’Angleterre ; d’Eichthal et Talabot, qui créèrent les chemins de fer en France ; les Pereire, qui gouvernèrent si longtemps le monde de la finance ; Lesseps, qui en perçant l’isthme de Suez, réalisa un projet saint-simonien ; Adolphe Blanqui, qui tenta de faire de l’économie politique une science humaine ; Félicien David, le grand musicien dont l’art personnel et pénétrant donna le signal de la réaction contre la tyrannie des formules italiennes ; Édouard Charton un des maîtres de l’enseignement populaire ; Hippolyte Carnot, qui vit dans la politique l’instrument de la libération sociale des travailleurs ; Buchez, l’apôtre de l’organisation ouvrière ; Jean Reynaud, le philosophe social ; Pierre Leroux, qui imprégna de socialisme les plus hauts esprits de son temps ; Constantin Pecqueur qui, le premier, fonda méthodiquement le socialisme sur la science économique ; Pierre Vinçard, le poète populaire ; Victor Fournel, Flachat, Laurent de l’Ardèche, Lemonnier etc., etc.

Citons encore, parmi ceux qui furent impressionnés par la pensée saint-simonienne mais n’y adhérèrent que sous réserves : Armand Carrel, qui prit la défense de la doctrine contre les railleries de Stendhal ; Henri Heine, Liszt, qui suivirent l’enseignement saint-simonien consacré aux artistes ; Stuart Mill, que découragea le schisme de Bazard et qui se rallia à Auguste Comte.


(D’après une estampe de la Bibliothèque nationale.)


Tandis que se concertaient et s’organisaient ainsi les forces de la pensée et de l’action pour la conquête de l’avenir dans le culte de la beauté, du savoir et de la justice, les tenants de l’autorité et de la tradition étaient travaillés eux-mêmes par ce renouveau humain, tels les vins emprisonnés dans les celliers entrant en fermentation dès que le soleil fleurit les vignes. Un jeune prêtre de foi ardente et de pensée audacieuse, Lamennais, exprima le premier ce mouvement, qui a eu sur notre histoire sociale des conséquences trop graves, et qui durent encore, pour que nous nous bornions ici à en noter rapidement les débuts.

Lamennais était une nature inquiète de certitude et éprise de logique. Le clergé avait continué d’être sous la Restauration le corps de fonctionnaires qu’il avait été sous l’Empire. D’avoir vu ce clergé conquérir, avec le retour des Bourbons, la première place dans l’État et employer la force publique pour asseoir sa domination, cela n’avait pas satisfait l’abbé de Lamennais, au contraire. Il avait constaté que la puissance politique des prêtres était en raison inverse de leur autorité morale. Et c’est la conquête des âmes, la domination des esprits qui lui importait surtout.

Bien plus par sentiment religieux sincère et profond que par la crainte de voir s’effondrer la domination des prêtres, Lamennais sentait combien était précaire la puissance cléricale, et que de ce fait la religion était en péril. Dès 1817 il avait, dans son Essai sur l’Indifférence, jeté un premier cri d’alarme. Sa pensée s’était précisée, à la veille même de la révolution de 1830, dans les Progrès de la Révolution et de la guerre contre l’Église, ouvrage qui lui valut les censures de l’autorité ecclésiastique. Selon lui, le salut pour l’Église était dans la domination spirituelle, et non dans l’attribution aux églises nationales d’une part de l’autorité temporelle. Il répudiait donc à la fois l’église gallicane et l’ingérence du clergé dans la politique.

Les journées de juillet et leurs conséquences furent une illustration éclatante de sa thèse. Le clergé français, qui avait été le plus ferme soutien de la monarchie déchue, perdit soudain tout pouvoir et toute influence ; il ne dut son salut qu’à la force de l’habitude, aux sentiments foncièrement conservateurs des nouveaux maîtres du pays et à la souplesse avec laquelle il se plia au régime nouveau. Les prêtres étaient redevenus des fonctionnaires effacés et passifs, et cette attitude ne leur avait pas donné l’autorité morale qui eût pu compenser la perte de leur influence politique. D’autre part, Lamennais avait bien aperçu que, selon l’expression de M. Thureau-Dangin, « l’irréligion avait alors ce caractère d’être plus bourgeoise encore que populaire ». Il fallait donc aller au peuple si on voulait sauver l’Église.

Des 1829, dans son livre sur les Progrès de la Révolution, sans arrière-pensée d’habileté et uniquement conséquent avec sa pensée, Lamennais avait invité les catholiques à cesser d’être les champions de l’autorité et de la contrainte, et à demander la liberté, à ne demander rien que la liberté : liberté de conscience, liberté de la presse, liberté d’association, liberté de l’enseignement. Les catholiques, alors en guerre contre l’Université, étaient, certes, partisans d’une liberté de l’enseignement qui ne pouvait profiter qu’aux collèges des jésuites, mais il leur semblait impossible d’accepter en bloc le programme du fougueux abbé breton, où soufflait un âpre vent de liberté.

Au moment où la révolution éclata, Lamennais cependant avait déjà groupé autour de lui un noyau de jeunes gens las d’étouffer dans l’atmosphère raréfiée de la politique absolutiste et impatients de vivre et d’agir, Lacordaire, Rohbacher, Gerbet, Montalembert, Salinis, F. de Mérode, Harel de Tancrel, tentaient de réconcilier le siècle et l’Église. Le siècle voulait la liberté, il fallait que l’Église s’accommodât de ce milieu nouveau et employât à sa propagande les moyens de la liberté. Ils proposaient le libéralisme américain en exemple et demandaient, au nom de la liberté du commerce et de l’industrie, que l’enseignement fût « une marchandise comme les autres ».

On sait avec quelle rapidité avait été modifiée, le 6 août, la charte proposée à l’acceptation du duc d’Orléans ; elle a justement pris dans l’histoire le nom de « charte bâclée ». Lafayette, dont les étourderies séniles pèsent lourdement sur les premiers jours de cette révolution, et d’ailleurs entiché d’américanisme, avait promis, dans une proclamation aux Parisiens, toutes les libertés, y compris la liberté d’enseignement. Lorsqu’à la Chambre la charte avait été remaniée, Bérard avait proposé que la liberté d’enseignement figurât dans le projet d’adresse parmi les réformes que le nouveau règne devait accomplir. C’est ainsi que la charte, par un article additionnel, promit une « loi sur l’instruction publique et la liberté d’enseignement. »

C’est de l’introduction pour ainsi dire subreptice de cette formule, en tout cas hâtive et irréfléchie, sans même qu’une discussion s’instituât sur la signification du mot et les conditions de la chose, que s’autorisèrent les cléricaux pour se poser en hommes de progrès et de liberté, et pour accuser le pouvoir de manquer aux promesses de la charte. Les ministres du nouveau roi sentaient bien que la liberté de l’enseignement n’était rien moins que le monopole de fait des congrégations enseignantes substitué au droit et au devoir de l’État en matière d’enseignement public. Aussi, dès le 16 octobre 1830, une ordonnance royale annonçait « des mesures propres à hâter les progrès et l’amélioration de l’instruction élémentaire dans toutes les communes de France, l’emploi des meilleures méthodes d’enseignement, le prompt établissement des Écoles normales. »

On saisit ici sur le vif l’infirmité du principe libéral négatif, qui consiste non à procurer à tous les citoyens les moyens de leur liberté, mais à les supposer libres, en dépit des inégalités de condition et de culture qui subordonnent les pauvres et les ignorants aux détenteurs de la richesse et du savoir. Que pouvaient en effet répondre valablement les libéraux qui, au nom de leurs principes d’abstention de l’État, au nom de la liberté du travail, enchaînaient des enfants de six ans quatorze heures par jour dans leurs manufactures, que pouvaient-ils répondre aux cléricaux demandant l’application de ce principe à l’instruction publique ?

Battue sur le terrain de la logique, la bourgeoisie libérale dut, comme nous le verrons plus loin, capituler non sur l’essentiel même du principe, mais sur quantité de détails d’application. Car si elle refusait de se subordonner au clergé, elle n’en voulait pas moins utiliser celui-ci pour entretenir dans les foules ouvrières des idées de respect et de soumission qui la préservassent de tout danger de révolution. Les congrégations eurent donc une grande part à l’enseignement primaire, et l’intervention du curé et de la religion dans l’école fut consacrée officiellement par la loi.

La partie était donc belle pour les libéraux du catholicisme ultramontain. Dès le mois d’août 1830, Lamennais et ses amis fondaient le journal l’Avenir, où l’on affirmait non seulement la liberté, qui peut se réglementer, mais « la licence de l’école comme celle de la presse ». La devise de ce journal de combat était : « Dieu et liberté ! » Tournant contre le libéralisme ses propres armes comme, dans ses précédents ouvrages, il avait fait de la raison, Lamennais entreprit de « catholiciser » la liberté, et, pour que cette liberté du catholicisme fut complète, il demanda la séparation de l’Église et de l’État.

Désireux de mener le combat sur toute la ligne et avec tous les moyens à leur disposition, les rédacteurs de l’Avenir fondèrent en même temps une Agence générale pour la défense de la liberté religieuse. Cette agence avait pour objet de dénoncer les fauteurs d’irréligion et de les poursuivre en justice lorsqu’ils s’exposaient aux coups d’une loi qui avait proclamé le catholicisme « religion de la majorité des Français ». Elle donna ainsi la mesure de son véritable sentiment sur la liberté ; mais cette attitude lui recruta nombre d’adhérents dans la partie la moins éclairée et la plus fanatique du parti clérical. Elle organisa en outre des souscriptions pour les écoles congréganistes et prit l’initiative d’un vaste pétitionnement en faveur de la liberté d’enseignement. Elle ouvrit enfin des écoles sans autorisation, et ses directeurs furent de ce chef poursuivis en justice. Le jury, épris de logique, les acquitta.

Une telle attitude de bataille, soutenue par d’ardentes convictions et fortifiée par le talent d’orateurs et d’écrivains tels que Montalembert, Lamennais et Lacordaire, enflamma et passionna le petit clergé. Les évêques s’émurent. Leur situation les faisait plus proches du budget et du pouvoir que de la masse des fidèles. Ils n’avaient d’autre part aucune vocation pour l’apostolat et ses risques matériels et pécuniaires. Ces jeunes gens en parlaient bien à leur aise lorsqu’ils proposaient de dénoncer le Concordat et de faire vivre l’Église libérée de l’État par la générosité des croyants !

Les évêques se joignirent donc au gouvernement pour demander à Rome d’arrêter ces audacieux, qui voulaient libérer l’Église et n’allaient pas moins qu’à la démocratiser. L’encyclique Mirari vos condamna les « erreurs » de Lamennais et de ses amis. Ceux-ci se soumirent et Lamennais, ayant refusé de s’incliner, alla seul vers le schisme et vers la démocratie de toute la force de sa logique et de son génie. Montalembert, à qui la mort de son père venait d’ouvrir l’entrée de la Chambre des pairs, fut traduit devant cette assemblée pour avoir ouvert une école sans autorisation. Il avait alors vingt et un ans. Interrogé sur ses nom et qualités, il se déclara « instituteur et pair de France ». On le condamna à une légère amende. Il n’en continua que plus ardemment sa propagande.

Mais il sut éviter dorénavant les foudres papales, en se débarrassant du bagage d’idées dangereuses que Lamennais avait lancées. L’encyclique de Pie VIII avait condamné la liberté de conscience, la liberté politique, la liberté de la presse et la liberté d’association. Montalembert restreignit son programme à la liberté d’enseignement, que le pape s’était bien gardé de condamner, puisqu’elle devait uniquement profiter aux congrégations, et à la liberté d’association, sur laquelle le pape ferma les yeux, comptant sur le gouvernement de Louis-Philippe pour la refuser aux associations subversives, c’est-à-dire républicaines et ouvrières, tout en tolérant les autres, c’est-à-dire les congrégations. De fait, quelques années plus tard, Lacordaire endossait le froc et reconstituait ouvertement l’ordre des dominicains.

L’Église a toujours excellé dans ces compromis. Elle n’est rigide qu’en théorie, et elle a des citations de l’évangile pour les cas les plus opposés. Le « rendez à César ce qui appartient à César » lui permet de s’incliner quand il le faut devant le pouvoir temporel et d’éviter les ruptures que sa révolte ouverte provoquerait. Par sa théorie que tout pouvoir vient de Dieu, non seulement elle peut justifier une telle attitude, mais encore elle entend que les représentants de Dieu, c’est-à-dire les prêtres, sont au-dessus même des rois et des gouvernements, et réserve ainsi tout ses droits pour des moments plus favorables. Montalembert était un grand politique, il le prouva par la suite en mariant Thiers et le prince Napoléon pour en extraire la loi Falloux. Il comprit à demi-mot ; il ne servit plus la liberté que dans la mesure où elle était favorable aux empiétements de l’Église et alla quand il le fallut jusqu’à la République, comme de nos jours son pâle successeur, M. de Mun, devait tenter de constituer un parti de réformes ouvrières.

Tandis que les cénacles littéraires et catholiques passionnaient l’opinion et prenaient leur direction naturelle dans le vaste tourbillon de liberté qui avait balayé la monarchie des Bourbons, les saint-simoniens organisaient leur vie en commun, ouvraient des salles de conférences, développaient leur propagande. Nous donnerons un chapitre à leur organisation et à leur propagande ; notons seulement ici qu’ils avaient déjà fait suffisamment impression au dehors, puisque dans les derniers mois de 1830, l’acteur Lepeintre jeune chantait sur eux, et sur les romantiques, dans un vaudeville, le couplet que voici, où la forme, dans sa bassesse, est appropriée à l’idée :


Oui, les farceurs saint-simoniques
Sont bafoués de toutes parts ;
C’est comme feu les romantiques…
Chaque époque a donc ses jobards !
Le ciel en pitié les regarde ;
Mais quel moyen de les sauver ?
Quand le bon sens descend la garde,
On ne peut plus le relever.


Les saint-simoniens, inattentifs à ces plates moqueries, montraient à tous leur supériorité morale par l’ardeur et la sincérité de leur propagande. Vraiment, ils pouvaient bien sentir les flèches de papier du ridicule, ceux qui sortaient de la salle Taitbout emportant dans leur cœur cette brûlante apostrophe de Barrault :

« Chez les Hébreux, lorsque sur le bord de la route était trouvé un cadavre, les habitants de la cité voisine, la main étendue sur le corps inanimé, juraient qu’ils n’avaient point trempé dans cet homicide. Eh bien, je vous adjure ici de m’entendre. À la vue de ce peuple entier que vous voyez dans la fange de vos rues et de vos places, sur de misérables grabats, au milieu de l’air fétide des caves et des greniers, dans des hôpitaux encombrés, dans des bagnes hideux, se mouvoir, pâle de faim et de privations, exténué par un rude travail, à moitié couvert de haillons, livré à des agitations convulsives, dégoûtant d’immoralité, meurtri de chaînes, vivant à peine, je vous adjure tous, enfants des classes privilégiées, levez-vous, et, la main appuyée sur ces plaies putrides et saignantes, enfants des classes privilégiées, qui vous engraissez de la sueur de cette classe misérable exploitée à votre profit, jurez que vous n’avez aucune part à ses souffrances, à ses douleurs, à son agonie. Jurez ! Vous ne l’oseriez pas. Ah ! que faites-vous du moins pour guérir ses blessures et pour le rendre à la vie ? Que faites-vous ? Rien… rien encore que de nous écouter. »

Un autre débat, limité au monde restreint de la science, vint concourir à la libération générale des esprits, qui est l’aspiration universelle de ce grand moment historique. Ce qu’Auguste Comte faisait pour la philosophie, à laquelle il tentait de donner une base scientifique par sa doctrine positiviste, Geoffroy Saint-Hilaire le faisait pour la science en essayant d’apercevoir le lien qui unit toutes ses parties. Reprenant la thèse de Lamarck sur l’origine des espèces animales et leurs modifications au cours des âges, il avança que toutes ces espèces peuvent provenir d’un type unique, différenciées dans le temps par les changements survenus dans les milieux où elles s’étaient développées.

Une telle théorie était la ruine des dogmes religieux qui font de chaque espèce animale une création à part. Cuvier, alors en possession de toute sa gloire et des multiples honneurs et profits qui y étaient attachés, s’offrit pour le bon combat contre la théorie révolutionnaire de Geoffroy Saint-Hilaire. Lui-même avait été un révolutionnaire, d’ailleurs. Mais ce révolutionnaire sans le vouloir avait pris peur des forces que sa science avait déchaînées, et, après avoir prouvé par sa reconstitution des animaux fossiles, la haute antiquité des espèces animales, il s’était empressé, contre toute évidence et pour éviter à l’Église et au pouvoir les conséquences de ses découvertes, de ramener cette haute antiquité de plusieurs milliers de siècles aux six mille ans de la Bible. « Il est malheureusement trop connu, disait Sainte-Beuve, que M. Cuvier n’avait pas ce courage qui lutte contre les préjugés puissants ; qu’il n’avait pas même le courage de la science, et qu’il a plus d’une fois fait fléchir celle-ci contrairement à ses propres convictions bien arrêtées. »

Le créateur de l’anatomie comparée et de la paléontologie se posa donc en champion de la fixité des espèces. Les rues étaient encore chaudes du combat révolutionnaire lorsque vint ce débat devant l’Académie des sciences. Il appartenait à Darwin et à son collaborateur Russel Wallace de le terminer victorieusement et de substituer à la volonté arbitraire d’un Dieu créant les formes et les fonctions une à une, le double mouvement naturel de l’hérédité qui les reproduit et du milieu qui les modifie et les différencie dans une éternité de temps bien plus majestueuse que l’enfantine création du monde en six journées.

Le 2 août 1830, la nouvelle de la révolution arrivait à Weimar, séjour habituel de Gœthe. — « Eh bien ! s’écria le poète en voyant entrer Eckermann, son ami et son confident ordinaire, que pensez-vous de ce grand événement ? Le volcan a fait explosion, tout est en flammes, ce n’est plus un débat à huis clos ! — C’est une terrible aventure, répondit Eckermann. Mais pouvait-on s’attendre à une autre fin, dans les circonstances que l’on connaît, et avec un tel ministère ? — Je crois que nous ne nous entendons pas, mon bon ami, répliqua Gœthe. Il s’agit bien de cela ! Je vous parle de la discussion qui a éclaté en pleine Académie entre Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire. »

Il faut se garder de sourire. Gœthe, en effet, ne peut pas être pris pour un poète-philosophe indifférent aux bouleversements politiques. Et s’il s’était détaché de la Révolution française dans laquelle à Valmy il avait, dit-il, salué « une nouvelle époque dans l’histoire du monde », ç’avait été autant sous l’impression des sentiments patriotiques que lui faisaient éprouver les idées françaises de conquête sur le Rhin sous le couvert de la propagande révolutionnaire, que par une répugnance très marquée contre « tout ce qui est violent et précipité » car, ajoutait-il avec un sens profond de l’évolution naturelle, « cela n’est pas conforme à la nature ». Fidèle à sa pensée hautaine et à son mépris constant pour les mouvements irréfléchis des foules, averti par là même que le peuple tirerait peu de profit des barricades qu’il venait de dresser victorieusement dans Paris, Gœthe était tout naturellement porté à attacher plus de valeur à la révolution scientifique dont la poussée, un jour, transformerait les idées et, plus sûrement que les fusils de l’insurrection, vaincrait les vieux dogmes et les vieilles servitudes. Car, il avait, lui aussi découvert l’unité des espèces animales en même temps que Lamarck, et il avait étendu cette unité au règne végétal, incité aux études botaniques par Linné et Jean-Jacques Rousseau.

L’Église, l’immuable Église qui devait condamner Darwin, comme elle avait condamné Lamennais et Montalembert, et par la voix du cardinal Manning protester contre « la philosophie qui supprime Dieu et fait de notre Adam un singe », tente aujourd’hui, par d’autres docteurs non moins autorisés, d’escamoter (il n’est pas d’autres mots) la contradiction qui éclate entre ses dogmes et la science. Et, tout récemment, le recteur de l’Université catholique de Paris autorisait en ces termes l’étude des théories darwiniennes : « La théorie de l’origine des espèces est une hypothèse incertaine, attaquable sans doute, mais c’est une hypothèse utile et féconde, et provisoirement elle doit être conservée comme instrument précieux d’étude, de travail et de recherche. » L’Église, qui est avant tout une institution politique, un organe de conservation sociale, ne pouvait manquer d’apprécier le parti qu’ont tiré du darwinisme certains écrivains rétrogrades. Du moment qu’ils en faisaient la doctrine des plus forts, elle n’avait plus aucun motif de répugnance contre une science qu’avec leur art de torturer les textes ses exégètes trouveraient bien moyen un jour de concilier avec le dogme. Ce qu’on appelle les progrès de l’Église vers la liberté et la science n’est ainsi fait que de ses capitulations devant elles et de leur emploi, après les avoir dûment faussées et adultérées, contre la science et la liberté.