Histoire socialiste/Le règne de Louis-Philippe/P1-08
Manœuvres des doctrinaires. — Louis-Philippe fait de la popularité. — Le ministère Laffitte. — Le roi se débarrasse de Lafayette. — L’œuvre législative consolide le régime censitaire. — Démission d’Odilon Barrot et de Dupont (de l’Eure). — Les agitations pour la Pologne. — Du travail ou du pain ! — La curée.
Les deux cent vingt et un députés opposants, dont la réélection avait décidé les ministres de Charles X au coup d’État des ordonnances de juillet, ne formaient pas un parti homogène, sinon dans leur hostilité contre l’absolutisme politique et la domination cléricale. Les doctrinaires, tels Royer-Collard et Guizot, n’avaient rien de commun avec les libéraux, sinon que ceux-ci avaient voulu Louis-Philippe, tandis que ceux-là l’avaient accepté contraints par la vacance du pouvoir et la force des baïonnettes de l’insurrection. Les libéraux, même, n’étaient guère homogènes, en outre des caractères et des tempéraments particuliers, qui portaient des hommes tels que Thiers à considérer le libéralisme comme un moyen de pouvoir, tandis, que d’autres, tels que Laffitte, considéraient le pouvoir comme un moyen de réaliser la doctrine libérale.
Le premier ministère, celui du 11 août, présidé par Dupont (de l’Eure), c’est-à-dire, par un républicain résigné à la monarchie par impossibilité de faire la République, était, nous l’avons dit, composé des éléments hétérogènes qui avaient voulu, accepté ou subi le changement de régime. Laffitte et Dupont (de l’Eure) y avaient, de par les barricades à peine démolies, situation prépondérante. Ils étaient les garants de Louis-Philippe devant la révolution encore grondante. C’est assez dire que la Chambre des députés les supportait avec plus d’impatience encore que le roi. Celui-ci, encore mal assis sur son trône, savait, pour avoir traversé deux révolutions, que les barricades peuvent détruire ce qu’elles ont édifié. La première révolution, dans sa phase populaire, l’avait coiffé du bonnet rouge. Il voulut plaire à la seconde en arborant le parapluie, cher à la boutique qui ne va pas en voiture et tient à ménager ses vêtements.
On le voyait donc, nous dit Henri Heine, se promener en chapeau rond par les rues de Paris, « jouant avec bonhomie raffinée le rôle d’un brave père de famille tout simple. Il serrait alors la main à tous les épiciers et aux ouvriers et portait, dit-on, pour cet usage un gant spécialement sale, qu’il retirait et remplaçait par un gant glacé plus propre aussitôt qu’il remontait dans sa région d’anciens gentilhommes, banquiers-ministres, d’intrigants et de laquais écarlates ».
C’était le temps où il disait à quelques jeunes républicains » que la couronne d’or était trop froide en hiver et trop chaude en été, un sceptre trop lourd pour s’en servir comme arme, trop court pour un appui, et qu’un chapeau rond en feutre et un bon parapluie étaient beaucoup plus utiles en ce temps ». Il ne s’était décidé, on le sait, à quitter sa demeure en apparence bourgeoise du Palais-Royal, que sur l’observation qui lui fut faite qu’on ne le croirait point roi tant qu’il n’habiterait pas les Tuileries. Il mit alors une hâte véritablement puérile à déménager.
Roi constitutionnel, il exerça en réalité un pouvoir personnel bien plus actif et plus réel que son prédécesseur, étant plus intelligent et surtout plus habile. Avec Dupont (de l’Eure), dont les sentiments s’exagéraient de brusquerie, il dut avaler bien des couleuvres. D’autre part, Laffitte l’avait fait roi, et ne l’oubliait pas ni ne le lui laissait oublier, très fier d’être auprès du peuple le répondant du roi et auprès de celui-ci le délégué de la révolution bourgeoise.
La retraite voulue des doctrinaires du cabinet au moment des émeutes causées par le procès des ministres avait décidé Dupont (de l’Eure) à laisser à Laffitte seul les responsabilités et les soucis du pouvoir. Il consentit cependant à faire partie du ministère. La Chambre ne paraissait pas disposée à faciliter la tâche de Laffitte, au contraire.
Elle seconda de son mieux les doctrinaires, dont le plan était de laisser le cabinet aux prises avec les derniers soubresauts de la révolution, afin que les hommes du mouvement perdissent dans l’exercice du pouvoir et les mesures d’ordre nécessaires le crédit qu’ils avaient encore auprès du public. De l’aveu même de M. Thureau-Dangin, Louis-Philippe servit cette manœuvre habile s’il ne l’inspira pas, en prodiguant les marques de confiance et d’amitié aux hommes du mouvement et en manifestant une réserve proche de la froideur aux hommes de la résistance.
Les émeutes du procès des ministres fournirent aux meneurs de la résistance une excellente occasion de libérer le roi du patronage dangereux de Lafayette. La boutique était lasse des agitations de la rue, et on avait su manier à propos l’épouvantail républicain, en lui montrant l’artillerie de la garde nationale aux mains des rouges. Elle laisserait donc, si on savait s’y prendre, sacrifier sans trop rechigner, l’idole de la veille. Le 23 décembre, après avoir voté des félicitations à la garde nationale sur la proposition de Dupin aîné, la Chambre supprimait la fonction de commandant général des gardes nationales du royaume.
Les auteurs de la proposition avaient bien manœuvré ; ils ne semblaient pas faire une loi de circonstance, puisque cette proposition s’était produite au cours de la discussion de la loi réorganisant la garde nationale et qu’elle ne devait recevoir son effet que lorsque cette loi organique serait votée par les deux Chambres et promulguée. De plus, ils avaient comblé Lafayette d’éloges hyperboliques et exprimé le vœu qu’il conservât ses fonctions jusqu’à ce que la loi fut promulguée. Nul argument valable ne pouvait d’ailleurs leur être opposé. Quel pouvoir eût pu, en effet, se maintenir dans la sécurité du lendemain en face d’une semblable autorité, à la fois civique et militaire.
Cruellement offensé par ce vote et s’illusionnant sur sa puissance réelle, Lafayette essaya d’abord de peser sur le gouvernement et de le contraindre à dissoudre la Chambre, à modifier la loi électorale et à réaliser les « institutions républicaines » dont le trône avait promis de s’entourer. Mais le moment était passé, il avait payé de sa personne dans la répression de l’émeute et s’était ainsi fait solidaire des actes du nouveau régime. On savait à présent, d’autre part, la faiblesse du parti républicain, et cette constatation ne devait pas porter le pouvoir à lui faire la moindre concession. Lafayette perdit le sang-froid et donna sa démission. Louis-Philippe, qui avait pris une part très grande à la manœuvre, qui dépossédait Lafayette, lui écrivit une lettre hypocritement amicale dans laquelle il jouait la surprise et exprimait l’espoir de le faire revenir sur sa détermination.
Dans la séance du 27 décembre, Lafayette exprima son amertume et ses déceptions par les paroles suivantes : « Cette démission, reçue par le roi avec tous les témoignages de sa bonté ordinaire pour moi, je ne l’aurais pas donnée avant la crise que nous venons de traverser. Aujourd’hui ma conscience d’ordre public est pleinement satisfaite. J’avoue qu’il n’en est pas de même de ma conscience de liberté. Nous connaissons tous ce programme de l’Hôtel de Ville : Un trône populaire entouré d’institutions républicaines. Il a été accepté, mais nous ne l’entendons pas tous de même ; il ne l’a pas toujours été par les conseils du roi comme par moi, qui suis plus impatient que d’autres de le réaliser ; et, quelle qu’ait toujours été mon indépendance personnelle dans toutes les situations, je me sens dans ma situation actuelle plus à l’aise pour discuter mon opinion avec vous. »
Cette démission remit Lafayette en faveur auprès des républicains, qui s’employèrent de leur mieux à la rendre irrévocable. Ils firent ainsi le jeu de la cour. Le roi lança aux gardes nationales du royaume une proclamation plus hypocrite encore que sa lettre à Lafayette, et qui se terminait par ces phrases à la fois perfides et doucereuses : « Sa retraite m’est d’autant plus sensible, qu’il y a quelques jours encore, ce digne général prenait une part glorieuse au maintien de l’ordre public, que vous avez si noblement et si efficacement protégé pendant les dernières agitations. Aussi ai-je la consolation de penser que je n’ai rien négligé pour épargner à la garde nationale ce qui sera pour elle un sujet de vifs regrets, et pour moi-même une véritable peine. »
Indigné et découragé, Dupont (de l’Eure) quitta le ministère de la Justice, la préfecture de police fut ôtée à Treilhard et donnée à Baude, et Laffitte n’eut plus que le faible Odilon Barrot, demeuré à la préfecture de la Seine, pour l’aider à faire face aux difficultés, et surtout à servir de paravent aux projets de réaction concertés par le roi et les meneurs de la Chambre.
Cependant, celle-ci, tout en attendant les événements, continuait la discussion de la loi sur la garde nationale, qui fut votée le 22 mai 1831. Tous les citoyens valides en faisaient partie. Mais, comme de juste, on ne considérait comme citoyens que les contribuables pourvus d’une cote foncière. La masse du peuple ouvrier se trouvait donc écartée en fait. Le recrutement, certes, en était plus large que celui du corps électoral, mais il ne se fit plus exclusivement dans la bourgeoisie comme sous la Restauration, où des épurations successives en avaient chassé tous les éléments qui ne semblaient pas suffisamment intéressés au maintien de l’ordre établi. Ces précautions n’avaient pas empêché la garde nationale de tirer en juillet sur les troupes de Charles X. Celles que prend la Chambre de 1830 ne l’empêcheront pas davantage, dix-huit ans plus tard, d’envoyer Louis-Philippe rejoindre son prédécesseur.
Les artistes et les journalistes ont épuisé leur verve, pendant ces dix-huit années, sur la garde citoyenne. Les vaudevillistes et les caricaturistes la tournaient volontiers en ridicule. La nécessité de composer avec l’avarice des paysans, plus que le souci d’épargner une dépense aux citoyens peu aisés qui en faisaient partie, avait rendu le port de l’uniforme facultatif. Les uns avaient profité de cette facilité de la loi pour s’équiper à leur fantaisie, et les autres pour monter leur garde en vêtements civils. On appelait ces derniers des bizets, et l’imagerie satirique les criblait de railleries.
Les gardes nationaux ne prenaient pas tous également au sérieux leurs fonctions militaires. Pour les plus pauvres, elle était une charge. Pour les plus riches, elle était une gêne. Avec leur insouciance coutumière de la chose publique, tournée en répugnance par les moqueries qu’ils avaient eux-mêmes propagées dans le public contre cette institution, les artistes rechignaient souvent à monter la garde ou à répondre aux appels. Les uns et les autres étaient alors punis de prison. C’est-à-dire qu’ils devaient aller passer une ou plusieurs nuits dans une maison d’arrêt plutôt confortable.
L’Hôtel des haricots, ainsi se nommait ce peu terrible lieu de réclusion, se trouvait au 92 de la rue de la Gare, dans le douzième arrondissement, aujourd’hui le treizième. Les murs de la cellule portant le numéro 14, réservée aux artistes et aux écrivains, dit M. Paul Marin, « étaient couverts de dessins ou d’inscriptions en prose et en vers. Ach. Deveria, Decamps, Gavarni, Alfred de Musset, Théophile Gautier y laissèrent des souvenirs de leur séjour. »
Cette force armée, cette garde bourgeoise tant moquée, n’était cependant pas négligeable, et le roi le prouvait par les égards et les attentions qu’il lui prodiguait. Par de fréquentes revues, il se mettait en contact avec elle, la considérant avec raison comme le baromètre de l’opinion moyenne. Il fermait assez volontiers les yeux sur sa turbulence et ses actes d’indiscipline, fréquents surtout en province. À tour de rôle, les officiers de la garde nationale étaient invités à la table royale et admis ainsi dans la demi-intimité patriarcale de cette famille illustre dont les enfants coudoyaient les leurs sur les bancs du collège Henri IV.
Aussi le pouvoir put-il compter sur la garde nationale contre les fréquentes agressions à main armée du parti républicain, tout comme la bourgeoisie s’appuyait sur elle pour la répression des mouvements ouvriers. Moins disciplinée que l’armée régulière, mais aussi moins passive, elle fut véritablement la bourgeoisie se gardant elle-même de tout retour au passé et de toute échappée vers l’avenir. D’ailleurs, comment l’armée, récemment vaincue par une révolution, eût-elle apporté du zèle à combattre des mouvements populaires et se fût-elle ainsi exposée à se rendre hostiles des hommes qui demain peut-être seraient au pouvoir ? Cet état d’esprit dura longtemps, malgré le rétablissement du drapeau tricolore cher à l’immense majorité des soldats par les souvenirs de gloire qui y étaient attachés. En février, la Chambre vota une loi sur la composition des cours d’assises et du jury, qui réduisait de trois à cinq les membres de ces cours et ne modifiait pas essentiellement le recrutement et les attributions des jurés. Cependant, et ce fut un progrès, la nouvelle loi sépara plus exactement les pouvoirs de la cour de ceux des jurés. Ceux-ci jusqu’alors n’étaient pas les uniques juges du fait, et les membres de la cour pouvaient participer à la déclaration du fait et non uniquement prononcer sur le droit, ce qui, comme le dit très justement Louis Blanc, était attentatoire à la liberté du jury. Désormais les jurés seuls eurent à déclarer si le fait imputé à l’accusé était réel ou non, et les juges n’eurent plus à se prononcer que sur l’application de la peine.
Mais ce fut, on s’en doute bien, un jury de classe que celui qui se recrutait sur la liste des électeurs, puisque seuls étaient électeurs ceux qui payaient deux cents francs de contribution directes. Il est vrai que la constitution du jury dans l’état démocratique actuel n’est pas très sensiblement différente, après soixante-quinze ans écoulés et deux révolutions politiques. Parfois des ouvriers sont inscrits sur la liste du jury, mais le tarif de l’indemnité de déplacement est si faible qu’ils préfèrent renoncer aux servitudes de leur droit. Le fait s’est encore produit récemment, et il se produira tant que les travailleurs ne seront pas mis à même de remplir les charges publiques, comme les autres citoyens.
Nous verrons par la suite de ce récit que, tout jury de classe qu’il fût, il subit encore plusieurs années l’impulsion libérale du mouvement de 1830 en refusant systématiquement de condamner les journalistes même républicains qui avaient formulé leurs espérances, leurs déceptions ou leurs rancunes sur un ton plus que vif et en termes des plus injurieux pour le gouvernement. Mais, composé de propriétaires, il fut, et il est d’ailleurs demeuré, implacable pour toutes les atteintes, même théoriques, à la propriété. Ce sentiment ne fut pas étranger à la notion que Proudhon se fit, par réaction bien naturelle dans un esprit aussi généreux et aussi clairvoyant que le sien, des rapports juridiques dans un régime social qui comporte des pauvres et des riches. La justice et son appareil n’est que l’arme défensive de ceux-ci contre ceux-là. « La guerre, dit-il, peut avoir aussi, ne disons pas sa justice, ce serait profaner ce saint nom, mais sa balance. » Emprisonner et tuer, c’est donc acte de guerre et de tyrannie, car « ce que fait le code n’est pas de la justice, c’est de la vengeance la plus inique et la plus atroce, dernier vestige de l’antique haine des classes patriciennes envers les classes serviles. » Dix ans avant la révolution de juillet le vieil Hodgskin, qui fut un des éducateurs d’Herbert Spencer, et à qui Karl Marx se déclare redevable pour beaucoup, avait dit : « Est-ce que toutes les nations de l’antiquité n’étaient pas composées de maîtres et d’esclaves ? et les lois pénales ne peuvent-elles avoir pris naissance dans un état social de ce genre ? Ne furent-elles pas créées principalement pour faire régner l’ordre parmi les esclaves ? »
La loi municipale qui fut faite dans le même temps ne marqua pas non plus un progrès sensible dans la voie libérale et n’eut pour effet que de compléter le système de la domination de la classe censitaire. Les conseils municipaux élus par les plus imposés d’entre les contribuables ; les fonctionnaires, les officiers ministériels, les avocats et les médecins inscrits sur la liste électorale ; les maires des petites communes nommés par les préfets, et ceux des grandes par le roi, tel est le bilan de cette loi où l’esprit censitaire se mêla à l’esprit napoléonien pour étouffer tout essai de vie municipale.
Le grand débat de cette session fut la loi électorale. Cette loi fut à la mesure des précédentes. « Nos chambres décrépites, dit Victor Hugo, procréent à cette heure une infinité de petites lois culs-de-jatte, qui, à peine nées, branlent la tête comme de vieilles femmes, et n’ont plus de dents pour mordre les abus. » C’est profondément exact, et Victor Hugo avait raison de crier aux législateurs : « Vous avez la vieillesse, mais vous n’avez pas la maturité. » Mais tandis que des catholiques, tels que Lamennais, lancé, il est vrai, de plus en plus dans la voie de l’hérésie et de la démocratie, et de Genoude, directeur de la Gazette de France, s’unissaient aux républicains et à l’extrême gauche du mouvement libéral pour demander l’établissement du suffrage universel, nous entendons Victor Hugo, sous l’impression, il faut le dire, de l’émeute causée par le procès des ministres, s’écrier que « les droits politiques doivent sommeiller dans l’individu jusqu’à ce que l’individu sache clairement ce que c’est que des droits politiques ».
C’est bien d’ailleurs sur le sommeil des foules que comptait le directeur de la Gazette de France pour obtenir leur consentement passif au retour de la monarchie légitime. N’avons-nous pas vu récemment les cléricaux belges proposer le suffrage des femmes, non parce qu’il est juste de ne pas tenir la moitié de l’humanité en dehors du droit politique, mais parce qu’ils espéraient renforcer leur domination par l’appoint de voix acquises au clergé ? Il n’empêche que Victor Hugo eût été bien inspiré en s’en tenant là et en n’enfermant pas ironiquement le peuple dans le cercle vicieux de cette formule : « Très bonne loi électorale (quand le peuple saura lire) : Art. 1er, Tout français est électeur ; art. 2, tout Français est éligible. » C’était trop compter sur l’honnêteté du « tuteur » bourgeois préparant « l’émancipation de son pupille ».
La loi proposée par le ministère abaissait de 1.000 à 500 francs le cens de l’éligibilité et doublait le nombre des électeurs également répartis entre tous les départements sur une liste formée par les plus imposés. La commission de la Chambre releva le cens des éligibles à 750 francs et fixait à 240 francs le cens électoral, ce qui était encore plus dérisoire. Sur l’éligibilité elle faisait une légère concession, et sur l’électorat une concession moindre encore, puisque le cens électoral sous la Restauration était de 300 francs. Finalement le cens des éligibles fut fixé par la Chambre à 500 francs et celui des électeurs à 200 francs.
Soyons équitables : Le ministère n’avait pas seulement proposé d’abaisser le cens et de donner aux départements pauvres un nombre d’électeurs égal à celui des départements riches. Il n’avait pas fait uniquement de la richesse l’unique condition du pouvoir, et il proposait d’adjoindre les capacités. Dans son projet, les médecins, les professeurs, les juges, les avocats, notaires et avoués, les membres des corps savants devaient faire partie du corps électoral. La Chambre n’y admit que les officiers pourvus d’une pension de retraite d’au moins 1.200 francs et les membres et correspondants de l’Institut qui paieraient cent francs d’impôts directs. Cette concession dédaigneuse, faite par l’argent au savoir mis à la portion congrue du pouvoir, achève le caractère de classe du régime.
Le soulèvement de la Pologne, survenu en novembre, agitait à ce moment l’opinion libérale, et les partis d’opposition, des républicains aux royalistes, tentaient de pousser le nouveau gouvernement à intervenir en faveur d’un peuple qui réclamait sa nationalité. En agissant ainsi, les républicains étaient dans leur tradition. Ils étaient en effet solidaires de tous les peuples opprimés par le despotisme intérieur ou étranger, pour les radicaux suisses contre les conservateurs, pour les Irlandais contre les Anglais, pour les Belges contre les Hollandais, pour les Italiens contre les Autrichiens, les Bourbons de Naples et le pape, pour les Polonais contre la Russie et l’Autriche.
Les royalistes faisaient un choix dans ces revendications, auxquelles ils eussent été indifférents si le ferment du libéralisme catholique qui les travaillait au dedans et les concurrençait au dehors ne les eût secoués dans leur inertie organique et leur conservatisme systématique. Ils furent donc pour la catholique Pologne contre la schismatique Russie, pour la catholique Belgique et la plus catholique Irlande contre les hérétiques de Hollande et d’Angleterre. La solidarité religieuse et non le sentiment de la nationalité, encore moins celui de la liberté, les émut seule. Mais ils firent nombre et grossirent l’agitation qui créait des embarras au gouvernement de l’usurpateur, la dislocation du pouvoir par tous les moyens étant l’unique ressource et l’unique espérance des partis qui ne comptent point sur l’adhésion des masses pour le reconquérir.
En face de cette agitation qui, des journaux, notamment le National et la Gazette de France, descendait souvent dans la rue et retentissait dans la Chambre, le ministère était fort embarrassé. À propos de l’essai d’insurrection de Modène, il avait proclamé à la tribune le principe de la non-intervention dans les affaires des peuples et des gouvernements ; mais il avait tenté de sauver la face en déclarant qu’il ne souffrirait pas une atteinte contre ce principe de la part des gouvernements sans se considérer comme affranchi de toute obligation. C’était dire que non seulement la France était libérée de la Sainte-Alliance, mais encore qu’elle ne la laisserait pas se renouer. Naturellement, cela fut indiqué plutôt que formulé, et bien plus dans le dessein de calmer l’opinion en la rassurant que de menacer la Russie, l’Autriche et la Prusse, qui savaient parfaitement à quoi s’en tenir.
Le lendemain du jour, en effet, où Laffitte, pour contenir l’effervescence publique, déclarait fièrement que la France ne permettrait pas que le principe de la non-intervention fût violé, une note partant du quai d’Orsay, dictée par le roi, qui eut toujours la main sur son ministre des Affaires étrangères, fixait les cours du Nord sur les sentiments réels du gouvernement. Celles-ci, cependant, ne faisaient rien pour alléger sa tâche et, à la réception du corps diplomatique du 1er janvier 1831, le nonce, parlant en qualité de doyen au nom des représentants de l’Europe conservatrice, ne se gêna pas pour faire publiquement la leçon à Louis-Philippe en souhaitant « tout ce qui pouvait contribuer à raffermir de plus en plus le repos de la France, et par cela même l’état de paix et de bonne intelligence avec l’Europe ». Louis-Philippe avala comme miel cette mercuriale.
L’envahissement de Saint-Germain-l’Auxerrois et le sac de l’archevêché, où furent pourtant avérées les complicités de toute la bourgeoisie pour une émeute complaisamment disciplinée par les chefs de la garde nationale, servit à double fin. Le clergé fut ainsi averti du péril qu’il courrait à lier plus longtemps son sort à celui de la monarchie déchue, et ceux-là qui en avaient profité purent se retourner contre les membres du gouvernement pour leur reprocher avec cynisme de n’avoir pas assuré l’ordre et réprimé l’émeute. C’était la répétition de la manœuvre qui avait dépossédé Lafayette du commandement de la garde nationale et contraint Dupont (de l’Eure) à sortir du ministère.
L’émeute avait un peu débordé le cadre. La maison de Dupin aîné avait failli subir le sort de l’archevêché ; et la garde nationale, cette fois, était arrivée à temps. Les dévastateurs n’avaient pas seulement abattu les croix fleurdelysées qui ornaient les églises, ils s’en étaient pris aux fleurs de lys elles-mêmes et, malgré les répugnances de la reine, Louis-Philippe avait consenti à les enlever de ses armoiries, à la grande fureur des partisans de la quasi légitimité. Ils firent tourner ce grief à leur profit, et l’un d’eux, Delessert, interpella le gouvernement sur les événements du 14 février.
Son grand argument, fut la faiblesse du gouvernement devant l’émeute et son parti pris d’en rejeter exclusivement les responsabilités sur les bravades du parti carliste. Les préfets de police et de la Seine répondirent par de longues explications embarrassées ; le premier laissa entendre qu’il n’était pas responsable, qu’il avait un chef, le ministre de l’Intérieur. Celui-ci se rejeta sur le préfet de la Seine, qui affirma n’avoir pas reçu d’ordres pour agir. Or, le ministre, c’était Montalivet, l’homme du roi, tout acquis à la résistance ; s’il laissa faire dans cette journée, lui qui avait fait preuve d’initiative et n’avait pas hésité à donner de sa personne pour soustraire les ministres de Charles X aux fureurs du peuple, c’est donc qu’il entrait dans les plans du parti de favoriser l’émeute.
N’avait-on pas vu, en effet dans la journée du 15, Thiers, alors sous-secrétaire d’État de Laffitte, intervenir pour empêcher les gardes nationaux d’arrêter la démolition de l’archevêché, donnant pour motif que la garde nationale ne devait pas se commettre avec le peuple dans ces circonstances. M. Thureau-Dangin, ajoute : « Des témoins sûrs m’ont en outre rapporté que, le soir du 15 février, dans les salons, M. Thiers parlait de ce qui s’était passé avec une sorte de frivolité satisfaite. » C’est bien là l’homme qui, quarante ans plus tard, devait donner du champ à la Commune afin d’y concentrer toute la force révolutionnaire du pays et tenter d’en finir avec elle.
Naïvement révolté par la duplicité de son ministre, Odilon Barrot lui jeta à la face sa démission de préfet de la Seine. Guizot profita de l’incident pour constater que l’anarchie était au pouvoir. Laffitte répliqua par un discours entortillé où étaient plaidées les circonstances atténuantes et l’impossibilité où n’importe quel gouvernement se trouvait d’empêcher une émeute d’éclater quand les émeutiers ne l’avaient pas averti. Cette discussion ne se termina pas, ou plutôt tourna court. Laffitte promit à la Chambre de lui faire connaître le lendemain les ordres du roi sur un projet de dissolution dont il la menaçait à mots couverts. Le lendemain, on parla d’autre chose. Le roi avait fait son choix entre le ministère et la Chambre, et ce n’est pas celle-ci qui devait s’en aller la première.
Les meneurs de la Chambre, cependant, hésitaient à prendre le pouvoir. Les agitations pour la Pologne, l’émeute anticléricale, succédant aux mouvements suscités par le procès des ministres, avaient aggravé la crise commerciale. Les faillites succédaient aux faillites, fermant ateliers et magasins et jetant sur le pavé des milliers de travailleurs. La rente baissait, les impôts rentraient mal, le déficit se creusait de jour en jour, le Trésor était vide. Aux mouvements désordonnés de la rue en faveur de la liberté et de la nationalité s’ajoutaient les convulsions de la faim. Dans le même moment que l’ambassade de Russie était assaillie à coups de pierres, les ouvriers en chômage, nous l’avons vu, jetaient leur cri de détresse par les fenêtres du Palais-Royal en fête et, dominant les sons de l’orchestre, portaient la terreur, sinon l’émotion dans le cœur des invités de la famille royale.
Trop d’intérêts individuels étaient engagés dans le régime pour qu’il ne fût pas pris à bref délai une résolution. Un à un les arbres de la liberté étaient arrachés et dépouillés « de leur beau feuillage », disait Henri Heine, puis équarris « en poutres destinées à étayer la famille d’Orléans », représentation du pouvoir de la bourgeoisie. Mais ce n’était pas sur les chefs du parti doctrinaire qu’il fallait compter. Royer-Collard, au dire de M. Thureau-Dangin, « affectait de n’être plus qu’un spectateur découragé, avec un peu de raillerie un peu méprisante ». Il gardait le silence depuis la révolution, un silence « qu’il savait du reste rendre aussi important que l’avait été sa parole ». Quant aux demandeurs et aux preneurs de places, qui mettaient, selon le mot amusant de Victor Hugo, « une cocarde tricolore à leur marmite », ils criaient bien haut qu’il fallait en finir avec l’anarchie, mais aucun d’eux n’eût risqué un écu ni un ongle pour sortir du gâchis. Le plus illustre d’entre eux, Benjamin Constant, qui avait reçu deux cent mille francs pour payer ses dettes, en réclamait cent seize mille encore, nous dit Dupin ainé dans ses Mémoires, « pour indemnité du tort à lui causé, disait-il, par une barricade construite devant sa maison avec les voitures de roulage prises dans sa cour ; ou nomma pour expert de la difficulté l’honnête M. Odier, qui, informations prises, pensa que seize mille francs seulement excédaient de beaucoup le préjudice dont on se plaignait. Le réclamant s’y soumit, et prit la somme en souriant ».
Lorsque l’homme nécessaire à l’œuvre de réaction et d’un caractère assez résolu pour la mener jusqu’au bout eut enfin accepté, et il fut plus longtemps encore à se décider que Louis-Philippe à accepter son impérieuse collaboration, tout ce monde respira. Casimir Perier, qui eût tout à fait arrêté la révolution de 1830 si cela avait été en son pouvoir, était l’homme qu’il fallait, par ses idées comme par son tempérament. Il était par définition un autoritaire. Tous les regards étaient tournés vers lui, tandis que le ministère achevait d’user sa popularité auprès des libéraux par son impuissance à les servir tout en surexcitant les fureurs conservatrices par son impuissance à maintenir l’ordre matériel. Casimir Perier retenait ses amis cependant, et allait jusqu’à refuser la parole aux plus impatients d’entre eux dans la crainte, dit le général de Ségur, « de les voir amener prématurément à la tribune la question décisive ».
— Il est trop tôt, leur disait-il, sachez attendre.
Ces paroles l’engageaient. Homme de combat plus que de manœuvre, il lui faudrait, dès que les manœuvres auraient rendu le combat nécessaire, en accepter la direction. On touchait au moment décisif. Un incident diplomatique amena la crise et permit au parti de la résistance de commencer ouvertement l’œuvre de réaction.