Histoire socialiste/Le règne de Louis-Philippe/P3-06

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3. L'ÉQUILIBRE INSTABLE.


CHAPITRE VI


LES GRÈVES DE 1840


Discussion de la loi sur le travail des enfants. — Le massacre des innocents. — Arago demande à la Chambre l’organisation du travail. — Misère et solidarité des ouvriers parisiens. — La grève des tailleurs : on veut leur imposer le livret. — Les cordonniers se mettent également en grève. — Interdiction des réunions, bagarres dans les rues. — La grève s’étend aux industries du bâtiment. — Arrestations en masse ; nombreuses et dures condamnations. — Les grévistes se retirent sur les buttes Chaumont. — Les communistes essaient de diriger l’action ouvrière. — La presse ouvrière ; le journal l’Atelier et la théorie de l’association.


Parmi les projets de lois que lui léguèrent ses prédécesseurs, le ministère du 1er mars en appuya un tout d’abord, déposé en 1838, et, bien plus par les hasards de l’ordre du jour de la Chambre des pairs que par la volonté de Thiers, la loi sur le travail des enfants dans les manufactures fut votée. C’est le premier pas de la législation protectrice du travail en France. Cette loi qui fixe à huit ans l’âge d’admission des enfants dans les manufactures vient près de quarante ans après la loi anglaise sur les enfants loués aux fabricants par les paroisses.

Jusque-là, dans nos lois si nombreuses, rien pour les plus faibles, les plus désarmés d’entre les ouvriers, rien que le décret du 3 janvier 1813 qui limite à dix ans l’âge du travail des enfants dans les mines. Ce même décret nous en dit long sur la manière dont les exploitants miniers se débarrassaient de leur responsabilité quand un éboulement ou une inondation, ou toute autre catastrophe causée par leur incurie produisait une de ces hécatombes ouvrières qui aggravent de misère noire le deuil des survivants : Il « prescrit aux maires de se faire représenter les cadavres des victimes d’accidents ».

Pourquoi donc, en France, avait-on tant tardé à protéger la tendre chair à travail des enfants ? L’Angleterre avait, en 1833, amélioré sa loi de 1802. L’Autriche et la Prusse limitaient, elles aussi, le travail enfantin. Le travail était-il moins pénible ici que là, ou les cœurs plus durs et plus fermés ? Nous avons dit la misère des petits ouvriers anglais aux environs de 1830, et montré que celle de leurs camarades français ne leur cédait guère.

Le mouvement de pitié des industriels alsaciens n’avait pas eu d’écho. C’était cependant le temps où, dans le Parlement anglais, lord Ashley proposait de réduire à dix heures la durée du travail des femmes et des enfants. Robert Peel combattit cette motion en invoquant la concurrence étrangère. Un membre des Communes, alors, engagea le ministre à entamer des négociations avec les gouvernements européens pour établir une limitation uniforme du travail dans tous les pays. Il fut répondu à ce novateur en avance de trois quarts de siècle que « la diplomatie n’avait pas coutume de traiter de pareilles questions, qu’une semblable négociation ne produirait aucun résultat ».

La bourgeoisie française n’avait pas de telles audaces. Néanmoins, les enquêtes de Villermé, de Blanqui aîné, d’Eugène Buret avaient secoué l’opinion, dénoncé le massacre d’innocents auquel se livrait le patronat. Ils avaient dit le surmenage effroyable, la « torture » qu’on infligeait à des enfants de six à huit ans, forcés de rester « seize à dix-sept heures debout chaque jour, dont treize au moins sans changer de place ni d’attitude ».

Ils avaient crié, et il avait bien fallu les entendre, et avoir honte, qu’à Reims « les coups et les mauvais traitements » étaient « chose habituelle et permanente ». J’ai dit, dans la première partie, n’avoir rien trouvé dans les enquêtes françaises qui approche le martyre des petits ouvriers anglais. Il faut me rétracter, car voici qui fait identique le martyrologe enfantin des deux pays.

L’Industriel de la Champagne du 2 octobre 1835, cité par Villermé, dénonce des établissements de la Normandie « où le nerf de bœuf figure sur le métier au nombre des instruments de travail ». Dans les moments de presse, on travaille la nuit et quand les enfants. « succombant au sommeil, cessent d’agir, on les réveille par tous les moyens possibles, le nerf de bœuf compris ». Mais Villermé déclare que ce fait est « une rare exception ». Il ajoute : « Quand bien même les enfants ne seraient pas employés dans les manufactures, ils subiraient les mêmes mauvais traitements. C’est là le malheur de leur naissance. »

Car ce n’est pas parce qu’ils sont ouvriers qu’on les bat cruellement, mais parce qu’ils sont des enfants, des faibles, et ceux qui les battent sont des ouvriers eux-mêmes, acharnés à la tâche et croyant défendre leur salaire en travaillant jusqu’à l’épuisement de leurs forces et de celles des enfants. « À Rouen, dit Villermé, les tribunaux ont eu souvent à sévir contre « l’odieux abus… en vertu duquel bon nombre d’ouvriers se croient autorisés à frapper les apprentis rattacheurs. » Blanqui porta devant l’Académie des sciences morales les faits d’exploitation à outrance du travail des enfants. Il cita ce dire effroyable du Dr Gasset, qui ne nous paraît pas exagéré, à présent que nous avons suivi les enquêteurs dans leurs lugubres tournées à travers la France du travail :

« À Lille, il meurt avant la cinquième année, dit le Dr Gasset, un enfant sur trois naissances dans la rue Royale (le beau quartier), sept sur dix dans les rues réunies, et dans la rue des Étaques, considérée seule, c’est, sur quarante-huit naissances, quarante-six décès que nous trouvons. Au fléau, il faut une barrière ; il faut qu’en France on ne puisse pas dire un jour comme à Manchester que, sur vingt et un mille enfants, il en est mort vingt mille sept cents avant l’âge de cinq ans ! En attendant, nous ne cesserons de répéter : là, à deux pas de vous, dans la demeure de l’ouvrier, sur vingt-cinq enfants, un seul peut atteindre la cinquième année. Qu’on vienne, après cela, nous parler de l’égalité devant la mort ! »

On éprouve un soulagement, en face de ces faits, de voir quelques patrons de Sedan, « qui en avaient besoin, refuser des enfants de dix à douze ans, qu’on aurait certainement admis partout. Donnez encore à cet enfant, disaient-ils, une ou deux années pour qu’il se développe ; pendant ce temps, envoyez-le à l’école, afin qu’il puisse un jour devenir contremaître, et après je vous le prendrai. »

La loi projetée limitait à huit ans l’âge d’admission des enfants dans les manufactures. De huit à douze ans la journée était de huit heures ; de douze à seize ans, elle s’élevait à douze heures. L’application de la loi serait contrôlée par les préfets, les sous-préfets, les maires et les commissaires de police ; de plus, le gouvernement nommerait des inspecteurs.

La discussion à la Chambre des pairs se poursuivit dans les derniers jours de mars sans éveiller l’attention du public. Il semblait qu’elle discutât une loi d’intérêt local. L’économiste Rossi vint affirmer la nécessité d’une réglementation du travail, mais critiqua les inégalités que le projet créait entre les petits travailleurs. Pourquoi les enfants d’une manufacture où les métiers étaient mus à la vapeur recevaient-ils protection, et non ceux qui étaient occupés dans un chantier, un atelier ou une manufacture où il n’y avait que des machines à bras ou des outils ?

L’objection était juste. Les jeunes enfants voués au travail prématuré étaient égaux devant la souffrance et le surmenage. Mais la loi ne pouvait passer qu’avec l’appui des grands seigneurs de la propriété terrienne, ennemis du machinisme industriel. D’autre part, c’était surtout dans l’industrie textile que l’on employait les tout petits : c’était là vraiment le massacre des innocents. Protéger ceux-là était donc la tâche urgente.

Le comte Rossi eût voulu que la loi se bornât à affirmer sa protection des jeunes enfants employés au travail salarié et que pour les catégories de travail un règlement d’administration vînt fixer l’âge d’admission, la durée de la journée et les autres conditions protectrices. Il alléguait la différence qui existe entre les professions et l’impossibilité de réglementer d’une manière uniforme. C’était montrer une bien grande confiance dans la sollicitude des pouvoirs publics.

Le baron de Morogues, qui, nous le savons, avait étudié les conditions misérables de la classe ouvrière, n’intervint dans la discussion que pour marquer les différences qui existaient entre le projet du gouvernement et celui de la commission. Mais il n’y avait plus en réalité de projet du gouvernement, le nouveau ministre du commerce, Gouin, se bornant à soutenir le principe commun aux deux projets.

Montalembert vint dire la pensée de la droite, la rancune de la propriété ancienne, paresseuse et rentière, contre la propriété nouvelle, ardente au labeur et au gain. Il attaqua « l’industrie casernée », il montra « l’industrie des filatures et autres usines de ce genre, qui arrache le pauvre, sa femme, ses enfants, aux habitudes de la famille, aux bienfaits de la vie des champs, pour les parquer dans des casernes malsaines, dans de véritables prisons, où tous les âges, tous les sexes sont condamnés à une dégradation systématique et progressive. »

À ce lamentable tableau qui n’était pas trop chargé, il opposait l’antique industrie de famille « exercée sous le chaume, au coin du foyer paternel ». Celle-là, s’écria-t-il, est un bienfait. « Il ne lui restait qu’à expliquer par quel sortilège les ouvriers qui étaient si heureux dans cet atelier patriarcal le fuyaient pour se « parquer » dans les « prisons » et les « casernes » de la nouvelle industrie.

Il eût pu montrer qu’ils étaient bien forcés de suivre le travail dans les transformations que lui faisaient subir les industriels. Mais il n’eût pu le faire qu’en avouant que les propriétaires ruraux, acharnés à recueillir leur rente du sol, payaient moins cher le travail que les manufacturiers, et il les eût contredits dans leurs doléances, puisque déjà, à cette époque, ils se plaignaient de manquer de « bras ». Il préféra se rejeter sur l’impiété du siècle, qui sapait les institutions les plus vénérables.

Le duc de Praslin s’attacha surtout à démontrer que la loi n’était pas une innovation. Il allégua l’exemple de l’Angleterre, de la Prusse, de l’Autriche. À quoi un de ses collègues répliqua ironiquement que ces deux derniers pays ne jouissaient pas du régime parlementaire. Il invoqua comme précédent en France la loi de 1813 sur le travail des enfants dans les mines et travailla ainsi très opportunément à rassurer ceux qui n’osent rien entreprendre sans s’appuyer sur un précédent.

Gay-Lussac critiqua le projet, l’attaqua dans son principe même. Ce savant était, en économie politique, de la plus stricte observance libérale. Il affirma hautement la théorie du patron « maître chez lui ». Mais s’il laissait l’enfant en proie à l’exploitation intensive de ses forces, du moins voulait-il que le travail ne fût pas meurtrièrement insalubre. Et il accusa les auteurs du projet d’avoir négligé ce point, qu’on ne devait apercevoir que cinquante ans plus tard. Selon lui, ce n’était pas le travail qui était nuisible, même prolongé, mais les conditions dans lesquelles il était accompli. Un physiologiste eût aisément contredit l’illustre physicien. Mais il n’y en avait pas dans la haute assemblée.

Très bien, très bien. Vous vous êtes parfaitement conduits ! L’on va vous diriger sur Beaulieu, sur Poissy, sur Bicêtre. Je suis content de vous.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


« On a cité les filatures, dit-il, eh bien, les filatures sont réellement insalubres ; elles le sont, parce qu’on vit dans une atmosphère toujours remplie de poussières, continuellement remplie de petits filaments, qui, aspirés par les ouvriers, sont, je crois, la véritable cause ou tout au moins une des principales causes de l’état dans lequel se trouvent les enfants et généralement les ouvriers de la plupart des manufactures. La véritable cause du mal, c’est donc l’insalubrité… Je crois que la commission a méconnu les principaux inconvénients auxquels il faudrait porter remède. »

Et, parlant des industries que le projet de loi laissait libres d’exploiter le travail enfantin, il ajoutait : « Que ferez-vous des manufactures dans lesquelles on travaille le plomb ? Savez-vous qu’il y a telles fabriques de plomb dans lesquelles on pourrait dire que la vie moyenne des ouvriers n’est peut-être pas de plus de deux ans. »

Le rapporteur de la loi était l’économiste Charles Dupin. Il eut peu à intervenir dans le débat. Personne ne se passionnait. Il dut cependant rappeler à Gay-Lussac l’urgence d’une loi qui vînt arrêter la dégénérescence de la race dans les régions industrielles. Il reproduisit les constatations de son rapport, replaça sous les yeux des pairs le tableau suivant :

« Pour obtenir cent hommes assez robustes pour porter les armes, il faut rejeter comme débiles, infirmes ou difformes :

« À Rouen… 170 jeunes gens de vingt et un ans ; à Elbeuf… 200 ; à Bolbec… 500 ».

Et comme une certain nombre de pairs s’étaient alarmés de l’abaissement moral signalé dans certains milieux de misère, il invoqua la réponse du bureau des manufactures à la circulaire du ministre du Commerce, citée dans son rapport : « L’immoralité des enfants semble être plus grande précisément là où ils sont reçus très jeunes dans les fabriques. »

Malgré cela, il y eut quelques opposants. Ils n’osèrent pas attaquer le principe, mais son application ; les uns, comme Humblot-Conté, demandaient que la journée de travail fût fixée à douze heures, « pour empêcher la réduction du salaire des enfants », et pour ne pas gêner le travail et réduire le salaire des ouvriers avec lesquels ils travaillaient. Les autres, comme Bourdeau, proposèrent que la loi ne fût appliquée qu’à partir de 1846, cinq ans leur paraissant un délai à peine suffisant pour que l’industrie pût se préparer au coup qui allait la frapper.

La loi, votée, s’en alla à la Chambre, où elle vint à l’ordre du jour en décembre.

La discussion, s’il est possible, y fut encore plus incolore et plus placide qu’au Luxembourg. Les orateurs de la gauche, les radicaux qui s’enflammaient si volontiers sur les questions politiques, ne voyaient point là matière à embarrasser le ministère, à passionner l’opinion publique. La presse elle-même ne fut guère plus attentive. Le journal l’Atelier, qui le croirait ! ne consacra pas même un article à la question.

La loi contenait un article 10 portant que le gouvernement établirait des inspections. Telle quelle, et si cet article avait été appliqué, elle eût pu donner des résultats. Mais, pendant longtemps, personne ne devait se préoccuper d’un détail aussi peu important.

La question ouvrière n’était pas dans les préoccupations de la Chambre. Arago, cependant, eut l’occasion de l’y ramener. Dans la discussion sur le régime des sucres, qui eut lieu en mai et sur laquelle nous reviendrons, un orateur, M. Gauguier, avait invoqué l’intérêt des ouvriers de l’agriculture et des fabriques de sucre. Cet argument, si fréquemment invoqué aujourd’hui, avait provoqué des clameurs, auxquelles Gauguier avait répondu ; « Vous ne voulez pas qu’on vous parle des ouvriers ; eh bien, chargez-vous de leur trouver de l’ouvrage. »

— Nous sommes chargés de faire des lois, et non pas de donner de l’ouvrage aux ouvriers.

Cette cruelle apostrophe que Sauzet laissait tomber du haut de son siège présidentiel sur le malencontreux orateur, était d’autant plus cynique, qu’à ce moment la classe ouvrière souffrait profondément d’un chômage long et douloureux, qui atteignait toutes les professions.

Quelques jours plus tard, Arago relevait à la tribune le cri du cœur échappé à Sauzet, et, dans un discours sur la réforme électorale, posait en ces termes la question sociale : « Il y a dans le pays, disait-il, une partie de la population qui est en proie à des souffrances cruelles ; cette partie de la population est plus particulièrement la population manufacturière. »

Or, ajoutait-il, le mal ne ferait qu’empirer à mesure que se développerait le nouveau régime de production. « Les petits capitaux, dans l’industrie, ne pourront pas lutter contre les gros capitaux ; l’industrie qui s’exerce avec des machines l’emportera sur l’industrie qui n’emploie que les forces naturelles de l’homme ; l’industrie qui met en œuvre des machines puissantes primera toujours celle qui s’exercera avec de petites machines. »

Quel « remède » indiquait Arago à ce « mal cruel » ? Lui qui, dans la discussion des chemins de fer, n’avait pas osé les enlever aux capitalistes, quelle solution pouvait-il proposer ? Lançant une formule qui allait être répétée sur tous les modes pendant huit ans, il affirmait la « nécessité d’organiser le travail ». Et comment ? « En modifiant en quelques points les règlements actuels de l’industrie ». » Pour rassurer les timides, il leur dit : « Vous êtes déjà entrés dans cette voie. Quand la Chambre des députés a été saisie d’une loi qui a pour objet de régler le travail des enfants dans les manufactures. »

En somme, c’était la réglementation, mais non l’organisation du travail que proposait le savant. Quant à l’organisation du travail, ou plutôt de la production et de la répartition, c’était un autre problème, et il n’avait que dédain pour « les sectes qui prétendaient l’avoir trouvé ». Il ne niait pas le problème, d’ailleurs ; son esprit était pour cela de trop haute envergure. « L’invention des machines, disait-il expressivement, amènera dans l’industrie quelque chose d’analogue à ce que la poudre a produit dans l’organisation des sociétés modernes. » Mais ce quelque chose, ni les fouriéristes, ni les saint-simoniens, ni les babouvistes, en dépit de leurs prétentions, ne l’avaient trouvé. L’évocation des babouvistes suscita des « exclamations diverses » sur les bancs de la Chambre.

« Moi, disait l’orateur, j’ai aperçu, dans ces solutions si vantées, au milieu de quelques bonnes idées qui doivent être propagées par la parole et par l’action, des choses qui sont contraires à toute idée sociale, à tous les bons sentiments que la nature a déposés dans le cœur humain… Je voudrais que la Chambre des députés, par sa composition, par sa marche, par ses actions, se substituât à des empiriques audacieux qui emporteront le malade avec le mal. » Il oubliait que toute science a sa source dans l’empirisme et que les alchimistes ont préparé les voies de la chimie.

Émus par les paroles d’Arago, les travailleurs parisiens organisèrent une délégation de presque tous les corps de métiers, qui se rendirent le 24 mai à l’Observatoire pour porter au savant les remerciements de la classe ouvrière.

« Qu’ils le sachent bien, nos prétendus hommes d’État, lui dit leur porte-parole, le peuple n’en est pas aujourd’hui à douter de l’insuffisance de nos institutions… qu’ils le sachent bien, le peuple a vu dans un tel déni de justice la preuve de leur impuissance radicale, en face d’un mal trop grand, d’une situation trop effrayante. » Arago remercia la délégation. « J’ai été heureux de vous entendre placer l’étude au nombre de vos moyens de succès, » dit-il promit de persévérer à « défendre avec ardeur et persévérance les intérêts des classes ouvrières ».

Mentionnant cet incident, M. Thureau-Dangin constate « l’effet que devait produire sur des esprits ainsi excités la parole d’un député considérable, d’un bourgeois illustre, tel que M. Arago ». Ces esprits excités ont cependant manifesté d’une manière bien calme contre l’injurieuse insouciance de la Chambre bourgeoise vis-à-vis de leur détresse.

Mais y a-t-il excitation dans la classe ouvrière, au moment où nous sommes ? Elle a laissé Blanqui et Barbès, il y a un an à peine, l’appeler aux barricades et ne s’est pas émue. L’hiver qui, pour les pauvres, ajoute le chômage à ses rigueurs, vient de faire ses ravages. Proudhon écrit en décembre 1839 qu’il y a à Paris « trente mille tailleurs qui ne font rien : autant, à proportion, des autres états : on porte à cent cinquante mille le nombre des ouvriers sans ouvrage ».

Proudhon se demande comment ils vivent. « Voici, dit-il, l’explication de ce phénomène : ce ne sont pas toujours les mêmes qui chôment ; mais ils travaillent tour à tour, un jour, deux jours par semaine, sans que cette succession ait d’ailleurs rien de fixe. » On voit que les choses n’ont pas changé depuis soixante-cinq ans sous ce rapport.

Quand, faute de commandes, l’employeur veut congédier une partie de son personnel en ne conservant que les plus anciens, il arrive que ceux-ci lui offrent de partager entre tous les ouvriers le travail et le salaire qu’il se proposait de leur réserver. C’est ainsi qu’en octobre-novembre 1839 agirent les ouvriers de la maison Pauwels, constructeur de machines, qui ne faisaient qu’une demi-heure par jour, mais restèrent tous à l’usine.

Le chômage donnait du loisir aux ouvriers. Ce qu’ils faisaient, Proudhon va nous le dire : « Lorsqu’ils ont gagné trois francs, quatre francs, six francs, le besoin de se restaurer les conduit aux barrières : là, ils ne font pas bamboche, ce serait inexact ; ils mangent du veau et du pain, et boivent un litre à dix sous. Comme ils se réunissent pour faire cette ripaille, ils y passent la journée, n’ayant d’ailleurs rien à faire, chantant des chansons républicaines, et le lendemain se remettent au jeûne. Cinq sous, quatre sous, un sou même de pain leur suffit par jour. L’estomac bientôt délabré par ce régime, ils gagnent une affection de poitrine et vont mourir à l’hôpital. »

Dans la même lettre, Proudhon observe, que « leur exaltation révolutionnaire est aujourd’hui voisine du désespoir ». Mais le pouvoir est fort : « ils savent qu’ils ne peuvent se soulever aujourd’hui sans être massacrés par milliers ». D’autre part, « la promesse qu’on leur fait de les employer bientôt les retient ». Proudhon parle encore de leur « violence enragée, entretenue par la misère où ils se voient, l’incurie des gouvernants et les interminables déclamations des hommes qui se disent républicains ».

A ce trait, comme à celui où il les montre n’aimant « ni Laffitte, ni Arago, ni tous les réformateurs de journaux ou de tribune », on aperçoit que les ouvriers vus par Proudhon appartenaient à la minorité des révolutionnaires qui avaient fourni leur contingent aux journées de 1832, de 1834 et du 12 mai précédent. Lorsqu’il aperçoit, « parmi eux, des mouchards, des traîtres », dont ils se débarrassent en leur tordant le cou et les jetant à la Seine, nous sommes avertis suffisamment : nous savons qu’il parle de l’élément révolutionnaire, et non de la classe ouvrière moyenne, prise en masse. Les faits d’ailleurs ne vont pas tarder à nous en donner la preuve.

Ces ouvriers si endurants, et solidaires dans leur détresse au point de se partager, au lieu de se le disputer, le morceau de pain qui leur est laissé, qui pense à eux, à défaut des représentants du pouvoir ? L’Église ? Oui. Villermé nous la montre leur envoyant des « précepteurs religieux » qui se sont emparés de la classe ouvrière « par l’intérêt véritable et affectueux » qu’ils lui ont montré. Et après nous avoir dit cela du plus grand sérieux, l’enquêteur, qui sait à quoi s’en tenir, nous avertit qu’« ils peuvent, comme le dit M. Guizot, s’appliquer à détacher de la terre sa pensée, et à porter en haut ses désirs et ses espérances pour les contenir et les calmer ici-bas ». C’est Villermé qui souligne.

Mais cela ne suffit pas à calmer l’angoisse de ceux qui ont des yeux. Lamartine, qui est de ceux-là, voit la classe des prolétaires « aujourd’hui livrée à elle-même », prête à remuer « la société jusqu’à ce que le socialisme ait succédé à l’odieux individualisme ». Ce n’est pas une conviction socialiste que le poète exprime, mais une crainte de conservateur avisé. Il constate que « c’est de la situation des prolétaires qu’est née la question de propriété qui se traite partout aujourd’hui, question qui se résoudrait par le combat et le pillage, si elle n’était résolue bientôt par la raison ».

Nous allons voir, par la grève presque générale qui éclata en juin, que les ouvriers n’en étaient pas encore à ce moment d’exaltation et d’impatience. Le mouvement commença par les tailleurs. Ceux-ci s’étaient mis en grève pour obtenir le relèvement des prix de façon. Que fit le syndicat patronal ? Au lieu de discuter avec les ouvriers, il s’avisa que, jusqu’à ce jour ils avaient échappé à l’odieuse servitude du livret et obtint facilement de l’autorité que tout ouvrier tailleur devrait être dorénavant soumis à cette inscription de police politique et patronale. Exaspérés, les ouvriers tinrent des réunions auxquelles vinrent se joindre successivement les menuisiers, les maçons et tailleurs de pierre, les charpentiers, les serruriers, les ébénistes, d’autres encore.

Ce qu’était le livret et comment il servait à ôter aux ouvriers un reste de liberté personnelle, les deux faits que voici le diront suffisamment. Un fabricant de papiers peints du faubourg Saint-Antoine, s’apercevant que ses ouvriers murmurent et tentent un essai de coalition, les menace de les renvoyer. Les ouvriers le prennent au mot et lui demandent leurs livrets. « Allez les demander au commissaire de police, » répondit-il. Et de fait il les y porte, déposant une plainte en coalition aux mains de ce magistrat. Et pendant les deux mois qui s’écoulèrent en attendant le jugement, qui d’ailleurs les acquitta, ces ouvriers ne purent accepter de travail ailleurs, leurs livrets étant au commissariat, où l’on refusait de les leur rendre. Dans le même moment, un autre patron, nommé Hébert, rendait bien les livrets à ses ouvriers, mais il inscrivait sur chacun d’eux cette mention destinée à fermer tous les ateliers à ceux qui les détenaient : « Sorti de chez moi avec une plainte contre lui au procureur du roi. »

Les tailleurs demandaient la journée de dix heures et la suppression du marchandage. Les menuisiers voulaient également abolir le marchandage. L’un d’eux exposa la situation dans une lettre au National. « Le prix de la journée d’un ouvrier de marchandeur, y disait-il, était de 2 francs a 2 fr. 50 ; il y en avait, mais c’était une très rare exception, à 3 francs ; et beaucoup de jeunes gens de seize à dix-sept ans ne gagnaient que de 1 franc à 1 fr. 50… La suppression du marchandage empêcherait MM. les entrepreneurs de se jeter, tête baissée, dans ces folles entreprises, et calmerait un peu cette fièvre d’adjudications qui les ruine par trop souvent et cause la misère des ouvriers. »

Un moment, on put croire que, tout au moins pour les tailleurs, la grève allait finir par un arbitrage, selon la proposition faite par le National aux deux parties, qui ne se montraient pas éloignées d’un arrangement, la réprobation publique ayant fait sentir aux maîtres tailleurs l’indignité de leur conduite.

Pour faciliter cet accord, les ouvriers tailleurs demandèrent au préfet de police l’autorisation de tenir une réunion à la barrière du Roule. Le préfet de police autorisa, et trois mille ouvriers se réunirent pour nommer leurs délégués.

Mais à cette réunion se joignirent les cordonniers, également en grève, et partisans eux aussi d’un arbitrage. Or, d’une part, les maîtres cordonniers n’étaient pas disposés à accéder aux désirs de leurs ouvriers, d’autre part, le préfet de police n’avait pas autorisé ceux-ci à se réunir. De plus, la constitution d’un tribunal arbitral traînait en longueur, les patrons montrant pour cette procédure une répugnance dont ils ne se sont pas encore défaits aujourd’hui

L’affaire des ouvriers en papiers peints avait soulevé d’indignation la classe ouvrière tout entière. Les typographes ne se mirent pas en grève, mais ils prélevèrent sur leur salaire un cotisation permanente pour soutenir les tailleurs jusqu’à la décision des arbitres. C’est ainsi que des coalitions partielles devenaient par la force des choses une coalition générale des ouvriers et que leur solidarité leur était révélée par la solidarité des patrons et l’appui que ceux-ci recevaient de la loi et de ses agents.

Mais ceux-ci observaient-ils la loi qu’ils étaient chargés d’appliquer ? Nous venons de voir le préfet de police autoriser les réunions des tailleurs et la nomination de leurs délégués. Les faits étaient-ils donc plus forts que les textes ? Oui. Nous savons par les Mémoires du policier de La Hodde que le pouvoir craignait les mouvements populaires suscités par les grèves, tant à cause des sympathies qui pouvaient, dans le public, s’attacher à la cause des ouvriers, qu’à cause de l’agitation révolutionnaire qui pouvait s’ensuivre. « Des hommes audacieux, dit La Hodde, avaient là une occasion pour provoquer de grands malheurs. »

Les révolutionnaires, en effet, étaient très attentifs aux grèves. Ces milliers d’hommes inoccupés pouvaient, dans un moment d’exaspération amenée par la faim, par l’excitation résultant de leur contact, par la constatation de leur nombre, devenir une force de révolution. Les survivants du 12 mai, ceux qui avaient échappé aux balles des municipaux et à la répression, suivaient de près les phases de la lutte ouvrière, et nous allons voir qu’à un moment aigu ils tentèrent de lui donner un caractère révolutionnaire.

Cependant, les réunions que le préfet de police avait permises aux tailleurs, ne le furent pas aux menuisiers. Et celle qu’ils tinrent en juin à la barrière du Maine, quoique très calme, fut brutalement dispersée par la garde municipale. Que s’était-il donc passé ? Faut-il voir dans ce changement d’attitude du préfet de police l’influence de Thiers ? Un fonctionnaire, si haut placé soit-il, est toujours dans la main de son chef, surtout lorsque tous deux résident dans la même ville.

Après avoir cédé à un courant d’opinion, le pouvoir avait aperçu que l’exemple des tailleurs encourageait les ouvriers, étendait la grève à toutes les corporations, et en même temps les solidarisait dans un mouvement commun. Il n’y avait plus qu’un moyen de sauvegarder les intérêts du patronat tout entier, c’était d’appliquer la loi dans toute sa rigueur et de ne plus tolérer aucun rassemblement d’ouvriers. Les menuisiers tombèrent les premiers sous les coups de cette nouvelle procédure.

L’affaire de la barrière du Maine, loin de les décourager, les excita encore davantage. Ils se réunirent rue Saint-Lazare, rue Cadet, dans d’autres salles encore. La police envahissait leurs réunions, les dispersait, faisait des arrestations en masse. Une délégation de huit membres alla trouver le préfet de police pour lui demander que les menuisiers fussent traités comme l’avaient été les tailleurs. On la retint prisonnière à la préfecture, puis, provisoirement, ses membres furent relâchés. N’était-on pas sûr de les reprendre ? Tout ouvrier élu délégué ou syndic par ses camarades était de ce fait voué à la prison.

On dispersait les réunions des menuisiers. Ils les transformèrent en manifestations dans la rue. Les charpentiers se joignirent à eux et tous ensemble envoyèrent une pétition au ministre des Travaux publics exposant leurs revendications : journée de douze heures, paiement des heures supplémentaires et suppression du marchandage.

C’est à ce moment que les tailleurs de pierre entrèrent eux aussi en mouvement. Deux mille cinq cents d’entre eux se réunirent le 25 août, autorisés par le préfet de police, et nommèrent trente délégués, ou syndics, chargés de s’entendre avec les entrepreneurs. Pourquoi cette autorisation, après les interdictions précédentes ? Parce que les patrons consentent à discuter avec leurs ouvriers. C’est du moins le motif qu’on avoue. Nous allons voir tout à l’heure que les ouvriers n’y gagneront rien.

Dans cette réunion, une délibération fut prise, longuement et fortement motivée, contre le marchandage. Par cette délibération, l’engagement présenté à l’acceptation des patrons est qualifié « un engagement d’honneur, jusqu’à ce que l’autorité, suffisamment éclairée par les soussignés comme aussi par les entrepreneurs et les hommes de l’art à ce connaissant, rende obligatoire pour tous une mesure dictée par un sentiment de justice et d’humanité ».

Mais les employeurs refusèrent d’accepter le compromis, rédigé en six articles, qui devait substituer le travail à la journée (douze heures l’été et dix l’hiver) au travail à la tâche et supprimer le marchandage des tâcherons. Un des trente syndics, Vigny, refusa de signer ce document avant de s’être assuré que l’autorité n’y voyait rien d’illicite. Sa préoccupation de légalité ne le sauva pas du sort commun. Du moment que les entrepreneurs refusaient toute entente, le règlement proposé par les ouvriers devenait un acte de coalition, un délit. L’autorisation de se réunir, accordée aux maçons et tailleurs de pierre pour nommer leurs délégués, fut le piège où l’on prit ceux-ci, afin de décapiter la résistance. Lorsque les syndics furent poursuivis, Vigny, compris dans les poursuites malgré sa précaution, fut condamné à deux années de prison, réduites à une sur appel.

(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)


Mais de ce que le préfet de police interdisait ce qu’il avait autorisé quelques jours auparavant, il ne s’ensuivait pas nécessairement que les ouvriers dussent s’arrêter dans la voie où on les avait laissés s’engager. Les syndics ignoraient d’ailleurs le changement d’attitude de l’autorité, signifié à Vigny lorsqu’il était allé s’enquérir à la préfecture. Ils réunirent donc les grévistes à la barrière d’Italie, dans la plaine de Gentilly, et, avec le plus grand calme, le compromis fut voté.

Mais lorsqu’ils apprirent ce qui s’était passé et comment l’autorité réglait son attitude sur celle des entrepreneurs, les grévistes changèrent la leur. Rapidement, les chantiers se vidèrent, la plupart de bon gré et sous le coup de l’indignation légitime qu’éprouvaient les ouvriers ainsi arrêtés au moment où ils essayaient de discuter avec modération, quelques-uns sous la pression énergique des grévistes. Sur l’heure, tous les tailleurs de pierre chômèrent volontairement et mirent en interdit les chantiers où les entrepreneurs avaient fait venir des ouvriers de province. Les maçons, après une réunion tenue au Champ de Mars, se joignirent à eux, mais reprirent assez vite le travail.

Il n’en fut pas de même des autres corporations de compagnonnage, et bientôt, sur un mot d’ordre de l’Union des travailleurs du tour de France, la grève fut générale dans toutes les industries du bâtiment. C’étaient chaque jour des collisions dans la rue entre les grévistes et la police. Les prisons étaient pleines d’ouvriers. Sitôt qu’une corporation nommait des délégués ou des syndics, ils étaient incarcérés ; immédiatement on les remplaçait par d’autres camarades aussi dévoués, aussi ardents à la lutte.

Les quartiers de la porte Saint-Denis, de la porte Saint-Martin, du faubourg Saint-Antoine, de la place Maubert, du faubourg Saint-Marceau, entraient en effervescence. La garde nationale était sous les armes. Thiers appelait à Paris les garnisons environnantes, et les régiments prenaient position sur les points où l’agitation semblait la plus intense. Les Buttes-Chaumont étaient devenues le centre de l’action ouvrière, et on put croire un moment qu’elles allaient devenir le Mont-Aventin du travail.

Les membres dispersés des Saisons s’étaient réunis en société des Communistes, les uns sous l’inspiration pacifique de Cabet, qui commençait sa propagande par des conférences, les autres, en plus grand nombre, s’en séparant bientôt pour former les Égalitaires et se proclamer disciples de Babeuf et Silvain Maréchal. D’autres encore, désireux d’agir, avaient formé des Bastilles, groupes militairement organisés où un caporal commandait quatre hommes, un sergent dix, un sous-lieutenant vingt, et un lieutenant ; quarante.

Il y avait des communistes parmi les délégués des ouvriers réunis en permanence aux Buttes-Chaumont. La Hodde nous dit qu’ils « s’étaient entendus et formaient une sorte de congrès pour maintenir la résolution des ouvriers ». Dourille, un des chefs des Saisons, essaya d’entraîner cette masse exaspérée par des conflits journaliers avec une police agressive et brutale. Mais les ouvriers n’avaient pas d’autre but que d’obtenir les améliorations inscrites dans leur programme. Dourille « se sentit étouffé, dit notre policier, au milieu de la sérieuse préoccupation de ces hommes qui croyaient plaider justement pour le pain de leur famille ».

Découragé, il « ne se trouva pas de taille à donner à cette foule le signal de l’irruption », et dut, lui qui était « le seul représentant de la force populaire organisée » se borner, nous dit La Hodde, « à des pourparlers avec les meneurs, essayant de prêcher des vieilleries démocratiques qui ne furent pas écoutées ». Il n’avait trouvé « rien de bon à dire dans le malentendu ».

Le policier déplace ici le malentendu. Ce n’est pas entre les ouvriers et les patrons qu’il existait, mais entre les révolutionnaires qui parlaient de république et de communisme, et les ouvriers qui répondaient travail à la journée et suppression des marchandeurs. C’était la première rencontre du socialisme et du syndicalisme, celui-ci encore impénétrable, point encore dégagé même du particularisme étroit où le compagnonnage l’avait enfermé.

Les ouvriers, dans leur masse, considérèrent les communistes du même œil qu’ils considéraient les démocrates qui leur montraient, dans le National, que la question du travail était subordonnée à la réforme électorale, aux droits politiques donnés au salarié. Pour celui-ci, ces politiciens étaient aussi peu dans la question que les politiciens révolutionnaires. Il ne voulait pas faire de politique, mais gagner un meilleur salaire, être moins exploité.

Le mouvement ouvrier demeura donc abandonné à ses propres moyens, à ses propres forces, qui, rapidement, s’épuisèrent. Les condamnations pleuvaient comme grêle, les grévistes se démoralisèrent, se disloquèrent, et bientôt le travail fut repris sur toute la ligne. Les délégués, les syndics, les présidents des corporations furent frappés de dures peines : ceux des tailleurs, l’un à cinq ans de prison et dix ans de surveillance, un autre à trois ans de prison et cinq ans de surveillance ; parmi ceux des menuisiers, il y en eut un qui fut frappé de deux ans de prison et deux ans de surveillance. Pour les tailleurs de pierre, les serruriers, les cordonniers, les ébénistes, pour tous enfin, la sévérité envers les « meneurs » fut implacable. Les autres s’en tiraient avec des peines variant de trois mois à quinze jours. Il y eut peu d’acquittements pour les accusés qui défilèrent, par douzaines et par vingtaines, devant la sixième chambre correctionnelle.

Cette dure répression put mettre fin à la grève, mais elle créa des liens de solidarité entre les persécutés, dont les groupes sortirent à ce moment du particularisme borné qui leur ôtait presque tous les avantages de l’association. Ils comprirent la vanité de l’esprit corporatif et, tout en défendant entre eux leurs intérêts respectifs de tailleurs, de serruriers ou de charpentiers, ils apprirent à défendre en même temps ceux de la classe ouvrière tout entière.

À l’imitation de ce qui s’était fait à Lyon dix ans auparavant, quelques ouvriers fondèrent, à la fin de septembre 1840, un journal qu’ils nommèrent expressivement l’Atelier, et qui fut rédigé exclusivement par des ouvriers. Buchez, qui avait quitté le saint-simonisme dès les premières divagations d’Enfantin, était leur inspirateur, et il travaillait de toute son ardeur à les porter à réaliser son idéal, formulé par lui dans l’Européen, en 1831. Cet idéal, c’était la coopération de production, qui devait se développer au fur et à mesure les facultés administratives et techniques des ouvriers qui la pratiqueraient.

Dans les premiers numéros de L’Atelier. les rédacteurs associés indiquèrent, en manchette, le fonctionnement de leur journal. Nous croyons intéressant de le reproduire ici textuellement :

« Organisation du travail. — L’Atelier est fondé par des ouvriers, en nombre illimité, qui en font les frais. Pour être reçu fondateur, il faut vivre de son travail personnel, être présenté par deux des premiers fondateurs, qui se portent garants de la moralité de l’ouvrier convié à notre œuvre. (Les hommes de lettres ne sont admis que comme correspondants.) Les fondateurs choisissent chaque trimestre ceux qui doivent faire partie du comité de rédaction. Ont été nommés pour le premier trimestre : MM. André Martin, charpentier ; Anthime Corbon, typographe ; Lambert, commis négociant ; Devaux, typographe ; Lambert, cordonnier ; Garnier, copiste ; Petit-Gérard, dessinateur en industrie ; Delorme, tailleur ; Garnot, bijoutier ; Véry, menuisier ; Lehéricher, teneur de livres ; Gaillard, fondeur ; Chavent, typographe ; Belin, tailleur ; Varin, ouvrier en produits chimiques, membres du comité de rédaction. »

L’article-programme confirme qu’il s’agit là d’un journal « adressé à des ouvriers par des ouvriers ». Aussi, disent les rédacteurs, « en prenant la plume, nous ne quitterons point l’atelier ». Sortant du syndicalisme étroit où nous venons de voir s’enfermer les grèves qui prennent fin à ce moment même, les membres du comité tiennent à prouver qu’ils sont « l’avant-garde des travailleurs » et « que la réorganisation du travail est plus qu’une question industrielle, mais un problème politique ». Comment n’en serait-on pas convaincu lorsqu’ils auront montré « toutes les misères qui tourmentent la plus grande partie du peuple » !

Après une charge à fond contre « les odieux calculs des écrivains corrupteurs » qui dépravent les ouvriers en prétendant les instruire, « ces spéculateurs ignobles » qui sèment parmi eux « les mauvais livres écrits pour les marquis débauchés des cours du Régent et de Louis XV », l’Atelier conclut ainsi :

« Nous avons prouvé que les ouvriers ne sont pas capables seulement de pratiquer la fraternité et le dévouement, mais qu’ils sont dignes aussi de la liberté et de l’égalité, dignes des droits politiques, dignes d’être affranchis de la servitude industrielle où ils vivent. Et si alors nous faisons voir que l’affranchissement est possible, si nous en montrons le moyen, qui pourra nous en refuser l’usage ? »

Dans un article adressé « aux ouvriers menuisiers, maçons et tailleurs de pierre », l’association est indiquée comme un moyen de mettre fin au marchandage. « Quoi de plus facile pour vous, en effet ? Vous pouvez former de petites sociétés de six, huit ou dix membres, selon le cas : chacune des sociétés choisira celui de ses membres en qui elle aura le plus de confiance : elle en fera son gérant, son intermédiaire auprès de l’entrepreneur. Il prendra la place de l’ancien marchandeur ou tâcheron ; mais alors ce sera au profit de tous les associés. On partagera ensuite le gain entre tous, selon la part de travail de chacun, en réservant toutefois une certaine somme pour former un fonds qui permette à la société d’agrandir plus tard le cercle de ses opérations. »

On le voit : il ne s’agit pas de coopératives de production proprement dites, où les ouvriers sont propriétaires du matériel et vendent pour leur compte et à leurs risques les produits de leur travail, mais de l’organisation du travail en commandite, par contrat collectif passé avec l’employeur. Mais cela, pour les travailleurs de l’Atelier, c’était la première étape, la seule qui permît au travailleur associé à ses camarades de songer à acquérir la propriété des instruments de production.

Substituer au prétendu contrat individuel le contrat collectif de travail, même dans sa forme primaire de la commandite, que dès 1843 les typographes devaient adopter, et par l’intermédiaire du syndicat transformer en contrat collectif achevé, c’était tout au moins donner aux travailleurs le moyen de défendre leur salaire et les conditions de leur travail.

L’association de production n’était guère accessible qu’aux ouvriers des industries où la valeur de leur travail dépassait la valeur du matériel de production. Il n’en était pas de même du contrat collectif de travail, qui pouvait être pratiqué dans toutes les industries. Aussi, sans cesser de préconiser la pratique de l’association de production et de donner en exemple la seule qui ait réussi à se fonder, celle des bijoutiers, l’Atelier revient-il fréquemment sur la nécessité de remplacer les contrats individuels de travail par les contrats collectifs.

L’Atelier, dès ce premier numéro, indique assez clairement ses préférences politiques. Dans un article sur les coalitions où il déplore « l’appel fait à la force par les ouvriers et par le gouvernement, les premiers pour servir leurs intérêts, et le second dans l’intérêt de sa conservation », il indique en ces termes la route à suivre : « Réclamer le droit d’association » et « nous rallier tous sous un même drapeau… celui de la Révolution française ».

Il ne peut en dire plus long sur ce sujet, le pauvre petit journal ouvrier, sans tomber sous le coup des lois de septembre ; mais on sent bien ses préférences républicaines. Buchez, son inspirateur, n’est-il pas l’auteur de l’Histoire parlementaire de la Révolution française, ce livre où revivent les séances de la Convention et du club des Jacobins ? Ah ! si l’Atelier pouvait payer le cautionnement qui donne aux journaux le droit de s’occuper de politique ! Mais il ne peut faire paraître que douze numéros par an, et c’est une privation pour l’ouvrier que de débourser les trois francs de l’abonnement.

Mais il en fait, de la politique, il inaugure la politique syndicale, il dénonce les lacunes et les inégalités voulues d’une législation de classe. On discute en ce moment la loi des prud’hommes. Il déclare se désintéresser de la discussion d’une loi où nul ne demande que les ouvriers soient admis à siéger, d’une loi qui, avec ses patrons d’un côté et ses chefs d’atelier de l’autre, n’est qu’une annexe du tribunal de commerce.

Parfois, cependant, il se risque à une critique des actes du ministère et de la soumission des Chambres à ses volontés. C’est ainsi que dans la crise de 1840, il dit qu’on « les a invités à prêter leur concours au maintien de la paix. Et (nous n’en avions pas douté un seul instant) elles ont accepté ce rôle humiliant ». Le rédacteur de l’Atelier parle ici comme un rédacteur du National ; on sent qu’il partage tous les préjugés belliqueux du moment.

Mais en voici un autre un peu moins épris de gloire. Thiers a proposé aux Chambres de redemander aux Anglais les cendres de Napoléon. L’Atelier y consent volontiers, tout en disant que cet hommage ne va pas au « restaurateur de la noblesse », au « conquérant ambitieux », mais « surtout » à « la France révolutionnaire ». Pourquoi lui faut-il ajouter : « Napoléon, pour l’étranger et pour nous, c’est la révolution incarnée, » et suivre ainsi le courant qui entraînera, dix ans plus tard, le consentement des masses ouvrières à la restauration napoléonienne ?

Le ton de l’Atelier était mesuré et courtois, même quand il protestait contre l’arrestation d’ouvriers pour délit de grève, et il félicitait Lamennais « des conseils au calme et à la modération » qu’il avait donnés aux ouvriers serruriers et mécaniciens. Proudhon a critiqué « ces rédacteurs en gants jaunes » ; leur protestation est digne et sans colère. Ils veulent prouver que la classe ouvrière mérite les libertés qu’ils demandent pour elle, avec une ferme égalité d’esprit et de paroles.

Dès les premiers temps de sa publication, le journal ouvrier entreprit de fort intéressantes enquêtes professionnelles, qui sont les premières ébauches des monographies sur lesquelles Le Play fondera plus tard l’étude de l’économie sociale. On y trouve aussi une intéressante campagne sur le livret, dont les abus viennent d’être mis en lumière par les grèves récentes. Parmi les opinions patronales recueillies par l’Atelier sur l’institution abhorrée des ouvriers, en voici une qui a le mérite de la franchise.

Pour M. Delahaye-Martin, président des prud’hommes d’Amiens, « les ouvriers sont presque tous insolvables ; ils n’ont que leur travail pour répondre de leurs actes. Cette ressource serait insaisissable s’ils pouvaient en disposer quand et envers qui bon leur semble. Les livrets sont une mesure de haute prudence, au moyen de laquelle les ouvriers ne peuvent dissimuler leur position. Les livrets ne peuvent donc leur plaire, mais ils sont précieux pour les maîtres ».

Bien que l’objet principal des collaborateurs de l’Atelier soit l’organisation du travail par l’association, ils n’en traitent pas moins avec soin et ponctualité les poignantes questions que la misère et la servitude de l’ouvrier mettent en permanence à l’ordre du jour. Ils savent qu’avec la législation hostile qui leur interdit tout mouvement, les travailleurs tenteraient en vain de réaliser ce programme. Aussi, en même temps que des modèles de statuts pour sociétés ouvrières, publient-ils des articles sur la réforme du compagnonnage, sur la liberté de coalition et d’association, sur la fixation d’un minimum de salaire.

Ils n’étaient pas pressés, nous dit Corbon, dans le Secret du peuple de Paris, d’appliquer leur programme intégral. Leur groupe « semblait avoir conscience de réaliser un système qui exigeait tant d’abnégation et d’efforts soutenus. La preuve, c’est qu’il ne fit pas de grands efforts pour prêcher l’exemple. J’en sais quelque chose ». On montrait, en somme, l’idéal aux ouvriers pour les tenir en haleine ; mais on s’occupait surtout de les habituer à se défendre eux-mêmes, à acquérir la notion de leur valeur économique et à développer leur valeur sociale.

La recrutement militaire, avec l’ignoble système d’exonération par remplacement, fait peser sur le prolétariat une servitude et une humiliation, dénoncées par l’Atelier. Deux forces président à l’enrôlement des prolétaires dans l’armée : la force de la loi pour ceux qui sont tombés au sort ; la force de l’argent, libératrice du riche, pour ceux qui manquent de travail et de pain et sont contraints de vendre leur sang.

La réforme électorale, qui substituera la nation tout entière aux deux cent mille électeurs censitaires qui nomment les députés, est avec l’association, le sujet sur lequel l’Atelier revient le plus fréquemment. Fort justement ses rédacteurs aperçoivent que nulle réforme sociale ou économique ne pourra être obtenue de ce « pays légal » dont l’intérêt est diamétralement opposé à celui des salariés. Que la démocratie soit, d’abord, avant tout : elle saura bien ensuite libérer le travail des lois qui l’entravent, lui en donner qui le soutiennent et, pour le reste, l’initiation des travailleurs, aidée par l’éducation morale, civique et économique que leur donne le journal, fera le reste, c’est-à-dire l’émancipation par l’association.

Ce programme suscitait de quotidiennes polémiques avec les phalanstériens et les communistes, les premiers comptant sur l’association sans le secours des lois ni du pouvoir, les seconds ne comptant que sur le pouvoir, conquis par douceur ou violence, pour établir la communauté des biens. Non seulement les rédacteurs de l’Atelier se défendaient, justifiaient leur méthode et leur système, mais encore ils reprochaient austèrement aux disciples de Fourier leur glorification des passions. Quant au communisme, ils lui objectaient qu’en tuant la concurrence, il brisait tout ressort humain et paralysait la marche du progrès continu.

Ces opinions étaient défendues par des prolétaires d’un véritable talent, mais qui avaient réfugié tout leur idéalisme dans le domaine du sentiment et de la morale. Ils faisaient des articles sur le salon des beaux-arts et sur le livre d’Agricol Perdiguier contre l’exclusivisme ignorant et brutal du compagnonnage. Mais leur réalisme économique et social ne les portait pas à dépasser le cercle des questions strictement ouvrières et à entrevoir la complexité du problème social, ni par synthèse et encore moins par analyse. Cependant il y avait là, en somme, une bonne école d’éducation et de solidarité ouvrières.

Ces prolétaires, c’étaient le typographe Leneveu, le serrurier Gilland, dont Martin-Nadaud nous dit qu’il passait parfois la nuit entière à rédiger son article et que George Sand et « plusieurs autres grands maîtres de notre langue » appréciaient « comme écrivain », Pascal, le sculpteur Corbon, « dédaigneux et très raide pour les vantards et les faiseurs d’embarras », Agricol Perdiguier, le réformateur du compagnonnage. « A part ses articles dans le journal l’Atelier, dit Martin-Nadaud, cet homme réellement laborieux faisait chaque soir un cours de dessin et de coupe de pierre aux ouvriers désireux de s’instruire. » Tous, y compris Martin-Nadaud, polémiquaient avec mesure, mais sans lâcher pied, avec les quatre journaux communistes : le Populaire, que Cabet fait reparaître aussitôt la publication de son Voyage en Icarie ; la Fraternité, que rédigent les révolutionnaires amis de Blanqui ; l’Humanitaire, qui est fondé par des ouvriers, mais accepte des articles de quelque part que ce soit, à condition qu’ils soient communistes, athées et matérialistes, affirme la nécessité d’abolir le mariage et la famille, les villes, les arts, bref le programme de Babeuf : « la suffisance, rien que la suffisance » exaspéré par la misère et l’ignorance de ceux qui le formulent ; enfin le Travail, de Lyon, qui est rédigé exclusivement par des ouvriers.

En 1840, l’Intelligence, publiée depuis 1837 par le communiste Laponneraye, cessait de paraître. « Nous voulons, disait-elle, au milieu d’une société gangrenée d’égoïsme et de corruption, relever le saint drapeau de l’intelligence et du droit commun ; nous voulons substituer à la prédominance des intérêts matériels celle des intérêts moraux. » Son but : le communisme fraternel ; mais comme moyen de transition, on acceptait l’association des ouvriers et des capitalistes ; sa doctrine : la perfectibilité indéfinie de l’homme, le progrès incessant de l’humanité. C’était, en somme, avec beaucoup de religiosité, un compromis entre le babouvisme, le saint-simonisme et le fouriérisme. Les ouvriers parisiens lisaient avec faveur l’Intelligence, que Dézamy remplaça par l’Égalitaire, avec la collaboration de Richard de Lahautière.

L’Égalitaire portait sa critique sur l’empirisme des démocrates, qui croyaient que le but de toute agitation humaine était la réforme électorale ; il les accusait de n’avoir pas de « système organique » et de vouloir cette contradiction : l’égalité politique dans l’inégalité économique. Il rejoignait ainsi la critique de Considérant sur la démocratie politique. Dans le même temps, Vinçard aîné publiait la Ruche populaire, journal des ouvriers, où son neveu Pierre Vinçard écrivait ses premiers articles qui, nous dit Colins, n’ont eu qu’un unique but, comme tous ceux qu’il écrivit depuis : « indiquer les souffrances, généralement peu connues, des travailleurs manuels et appeler sur elles l’attention des hommes intelligents ».

Pour boire à la santé des malheureux qui meurent de soif, s’il vous plait !
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


Voilà, pour les journaux, les lectures des ouvriers de 1840, sans compter les brochures de propagande démocratique et révolutionnaire dont nous avons parlé. Quant aux ouvrages des théoriciens socialistes, saut celui de Cabet, qui eut un succès énorme, ils ne les lisaient point, étant inabordables par leur texte autant que par leur prix. Louis Blanc, avec sa Revue du Progrès, n’a pas encore pénétré jusqu’au peuple. Il prépare son livre l’Organisation du travail, qui lui vaudra de nombreux et fidèles partisans dans la classe ouvrière. Mais, devant consacrer un chapitre aux systèmes socialistes de cette époque et à leur propagande, bornons-nous aux publications qui, d’une manière permanente ou occasionnellement, s’occupent des travailleurs.

Parmi les journaux quotidiens, on ne peut citer que le National, qui, à ce moment, examine la question ouvrière avec quelque attention et quelque bienveillance. Armand Marrast, à son retour d’exil, en avait pris la direction. Il n’avait pas vis-à-vis de la question sociale le parti-pris hostile d’Armand Carrel, auquel il succédait ; mais il ne l’abordait qu’avec crainte et embarras. Ce « petit marquis de la révolution » ne passait pas ses nuits sur de si redoutables problèmes.

On n’en ignorait pas absolument les données, cependant, au National, et il arrivait qu’on pût lire des articles où se trouvaient ces constatations, qui contiennent toute la critique socialiste : « Émancipé légalement, le travailleur est en réalité plus esclave que jamais. C’est la faim qui l’oblige à défaut de la loi ; car quelle sorte d’égalité se rencontre entre le travailleur qui est forcé d’accepter pour avoir du pain le travail qu’on lui offre, aux conditions qu’on y met, et le capitaliste qui peut attendre que la faim lui livre sa victime ?… Tandis que la propriété territoriale se démocratise chaque jour en se divisant, la propriété industrielle et manufacturière se concentre, se monopolise et tend à constituer une véritable et puissante féodalité. »

Le National estime qu’en donnant la liberté aux ouvriers, la démocratie aura rempli envers eux toutes ses obligations. Aussi, n’a-t-il que critiques contre les socialistes, dont les uns ne songent qu’à la satisfaction des intérêts matériels et les autres appellent sans cesse l’État à leur secours. La liberté suffira aux ouvriers. Ce sera à eux de savoir s’en servir. L’Atelier est fréquemment complimenté de savoir employer la bonne méthode et subordonner les réformes sociales à la réforme électorale. Aussi, les communistes, révolutionnaires ou non, ainsi que les phalanstériens, montraient ouvertement leur antipathie envers un journal qui se disait l’organe de la démocratie et dont le programme tournait court dès qu’il avait demandé le droit de coalition pour les salariés comme pour les patrons et la nomination de prud’hommes ouvriers.

Un autre journal républicain, hebdomadaire celui-là, le Journal du Peuple, tentait de grouper la jeune, démocratie, à qui non plus le National ne pouvait suffire. Dupoty, qui le dirigeait, était aussi mondain que Marrast. Son journal fut cependant plus hospitalier à la question sociale et aux questions ouvrières, et il eut parmi ses collaborateurs des travailleurs manuels, des communistes tels que Savary et Noiret, bien qu’il ne cachât point son aversion pour les sectaires m de je ne sais quelle mystique théorie de fausse égalité ».

Tel est, pour cette année 1840, le bilan de la classe ouvrière parisienne. Les grèves de juin à septembre n’ont point passé en vain. Des idées sont entrées dans les cerveaux, qui n’en sortiront plus. Les travailleurs commencent à sentir la nécessité de groupements permanents. Puisqu’en 1839 les patrons imprimeurs ont pu fonder ouvertement une Chambre syndicale, pourquoi donc leurs ouvriers n’en feraient-ils pas autant ? Réunissant la trentaine de sociétés de secours mutuels de la corporation, ils fondent la Société typographique, qui comptera bientôt douze cents membres, la moitié des membres de la corporation.

Les cordonniers, tant éprouvés par la grève, sentent le besoin d’une organisation permanente et fondent la Laborieuse, qui fait le placement des camarades sans travail et leur donne un secours de chômage. Mais sous le couvert de cette caisse de chômage, un fonds de grève peut se créer : l’administration n’autorise la Laborieuse à vivre qu’à la condition d’inscrire dans ses statuts que « le secours quotidien ne sera pas accordé dans le cas de cessation volontaire et concertée du travail, ou bien d’un chômage résultant d’une coalition quelconque des ouvriers sociétaires ».

Nous avons dit qu’il n’existait à l’époque qu’une société ouvrière de production, sans cesse donnée en exemple par les rédacteurs de l’Atelier. Cette association des ouvriers bijoutiers en doré n’était d’ailleurs connue du public que sous la raison sociale Leroy-Thibaut et Compagnie. Buchez en avait été l’inspirateur. Elle comptait dix-huit membres, tous catholiques pratiquants, car c’était une condition essentielle d’admission. Chaque associé devait communier au moins une fois l’an, on commençait les assemblées par la lecture d’un chapitre de l’Évangile et, le dimanche, les apprentis étaient conduits à la messe.

En cela, ils se comportaient en fidèles disciples de Buchez. « Comme c’était une grande œuvre de transformation sociale qu’on se proposait, dit Corbon, et qu’il s’agissait moins pour les fondateurs de s’affranchir personnellement que de se dévouer à l’affranchissement du peuple entier, c’était à un véritable apostolat qu’on les appelait. Aussi regardions-nous comme condition essentielle de succès la parfaite concordance des opinions politiques et morales entre les associés… C’était quelque chose comme un ordre religieux et socialiste institué au sein de la société civile, et pour la régénérer. »

Si peu nombreux qu’ils fussent, et si homogènes par leur foi religieuse commune, les associés n’en étaient pas plus d’accord pour cela. Ils durent même plaider contre deux d’entre eux qui avaient tenté de s’emparer des fonds qui leur avaient été confiés et qui étaient placés sous leur nom. La société n’ayant pas d’existence légale, le procès tourna à son détriment. Elle dura, ou plutôt vivota, sans cesse en diminuant, jusqu’en 1873.

On le voit : comme faits, peu de chose. Autant dire rien. Mais partout une semence qui germe, moins que cela : un rêve. Mais ce rêve, si exalté qu’il soit chez les uns et si mystique chez les autres, n’est pas le consolateur platonique des courtes heures de repos. Il est le désir, il est l’espérance, il est la volonté, qui peu à peu grandiront, se préciseront, s’affirmeront et un jour de révolution prendront leur vol, pour retomber brisés, mais non lassés, et se reformer sur un plan plus conforme à la réalité de l’univers et au pouvoir de ses chétifs habitants.