Histoire socialiste/Thermidor et Directoire/02

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Chapitre I.

Histoire socialiste
Thermidor & Directoire (1794-1799)
Chapitre II.

Chapitre III.


CHAPITRE II

INDÉCISION DES THERMIDORIENS

(Thermidor an II à vendémiaire an III. — Juillet à octobre 1794.)

Ce qui prépara le 9 thermidor, ai-je dit, ce fut l’instinct de la conservation ; ce qui assura son succès, ce fut en grande partie la haine que Robespierre avait soulevée contre lui en frappant la Commune de 93. Il avait brisé la fraction avancée de la République, la plus apte à la défendre dans les moments de crise ; aussi, au lieu de l’appui qu’il lui aurait fallu, ne trouva-t-il parmi les survivants restés libres de cette fraction, qui n’était pas seulement composée d’Hébertistes, que des ennemis. Paris, dans son ensemble, n’avait pas bougé, la Commune robespierriste, non élue celle-là, n’étant populaire ni par son origine, ni par ses actes ; loin de les soutenir, avaient, au contraire, résolument marché contre elle et contre Robespierre les sections restées attachées à la Commune de 93, à la mémoire de Chaumette. Il faut ajouter que, pour achever Robespierre dans l’esprit public, on recourut, en outre, à l’arme dont ses amis et lui s’étaient si souvent servi contre les autres, à la calomnie, aux odieuses et ineptes accusations de royalisme et de connivence avec l’étranger.

La chute de Robespierre fut un soulagement pour la majorité de la population. La masse ouvrière de Paris que venait encore de mécontenter un arrêté du conseil général de la Commune du 21 messidor an II (9 juillet 1794), publié le 5 thermidor (23 juillet), déterminant pour presque toutes les professions le maximum des salaires sans tenir suffisamment compte de celui des objets de première nécessité, et que réjouit une proclamation du comité de salut public du 13 (31 juillet) reconnaissant le bien fondé des réclamations et promettant — promesse qui, d’ailleurs, ne devait pas être tenue — une prochaine rectification « afin que le prix de la journée de travail puisse être proportionné à celui des subsistances » (Biollay, Les prix en 1790, p. 2 et 3 et Aulard, Paris pendant la réaction thermidorienne et sous le Directoire, t. Ier, p. 11), crut un instant qu’une ère démocratique allait s’ouvrir ; Babeuf partagea cette illusion. Dans d’autres milieux, pour des raisons moins pures, la joie indécente qui avait éclaté le 10 thermidor (28 juillet) sur le passage de Robespierre allant à l’échafaud, ne fit que s’accroître, le monde des agioteurs exulta. Ce n’est toutefois pas dans le flot d’adresses félicitant la Convention, qu’on trouverait l’expression spontanée de ces sentiments ; car la comparaison faite par M. G. Monod (Revue historique, t. XXXIII, p. 121), des adresses de la municipalité de Concarneau et de l’armée de la Moselle, dont l’étrange similitude ne saurait être fortuite, permet de supposer qu’elles ne furent que la copie de modèles de commande.

L’action royaliste était nulle à Paris à cette époque, et, si les 11 et 12 thermidor (29 et 30 juillet) virent tomber 82 têtes de robespierristes plus ou moins actifs, si quelques royalistes sortirent en même temps que de nombreux républicains tels que Hoche, relâché le 17 thermidor (4 août), des prisons où on jetait les amis de Robespierre, il n’est pas contestable que, ni dans l’intention des acteurs de ce drame, ni dans la pensée de ceux qui en virent le dénoûment avec une impression de délivrance. Thermidor ne constituait le début d’une réaction. Constatons cependant que des hommes comme Pache et Bouchotte ne furent pas relâchés.

Les modifications apportées aux divers rouages du gouvernement révolutionnaire, successivement créés pour subvenir aux nécessités de la défense nationale, ne furent d’abord inspirées que par le désir de détruire les abus dont la Convention venait de souffrir, sans le moindre parti pris de changer profondément ce qui était. Contre la toute-puissance du comité de salut public on imagina, dès le 11 thermidor (29 juillet), le renouvellement par quart chaque mois, avec l’inéligibilité pendant un mois des membres sortants ; mais ce comité était maintenu. On abrogea, le 14 thermidor (1er août), la loi du 22 prairial (10 juin) et on prit le 23 (10 août) diverses mesures relatives au tribunal révolutionnaire rendu moins défavorable aux accusés ; mais on conserva un tribunal consacré au jugement des affaires politiques et les jugeant sans appel. Le club des Jacobins fermé le 10 thermidor (28 juillet), put se rouvrir le lendemain ; il en fut quitte en se livrant à une nouvelle manifestation de la manie jacobine de l’épuration : il s’épura cette fois au détriment des robespierristes, après s’être si souvent épuré à leur profit ; mais il resta républicain, sans que ses flottements entamassent en rien sa prétention à la rigidité des principes qui consistait déjà à être surtout sévère pour les autres. Le personnel des administrations, au lieu d’être composé de robespierristes, le fut de thermidoriens ; le nombre des comités révolutionnaires fut restreint, mais on en maintint un par district (7 fructidor-24 août) ; on limita la durée des missions (26 thermidor-13 août), les représentants en mission furent changés, mais le système des missions subsista. À la Commune de Robespierre succédèrent deux commissions, l’une « de police administrative » et l’autre « des contributions publiques » (14 fructidor-31 août), et celles-ci, comme celle-là, furent nommées et non élues : on imitait dans sa défiance de la grande ville celui qu’on traitait de tyran ; dès le 9 thermidor (27 juillet), neuf citoyens avaient été désignés par les comités de salut public et de sûreté générale pour exercer provisoirement « les fonctions administratives de police » et, le 27 thermidor (14 août), on leur avait adjoint huit autres citoyens, parmi lesquels Bodson (Révolution française, revue, t. XXXIII, p. 253 et suiv.), un thermidorien d’extrême-gauche qu’on ne garda là, d’ailleurs, que jusqu’au 14 fructidor (31 août) et que nous retrouverons plus loin. Quant à la garde nationale, le commandement général fut simplement fractionné (19 thermidor-6 août). En définitive, le gouvernement révolutionnaire dont le décret du 19 vendémiaire an II (10 octobre 1793) avait consacré l’existence « provisoire » et qu’avait organisé celui du 14 frimaire an II (4 décembre 1793), allait subsister.

Si la mort de Robespierre ne fut tout de suite, aux yeux des thermidoriens, que la fin de l’accaparement du pouvoir par un homme, et non le point de départ de corrections essentielles à apporter à ce pouvoir lui-même, il n’en fut pas ainsi pour la masse ouvrière parisienne dont je signalais tout à l’heure la satisfaction et l’espoir. Aussitôt après la mort de Robespierre, quelques sociétés populaires avaient été réorganisées. S’étaient notamment très vite retrouvés nombreux dans la grande salle d’un bâtiment de l’Archevêché, dite des électeurs, entre Notre-Dame et la Seine, — c’est là qu’on avait procédé aux élections en 89— « les vrais amis des Droits de l’Homme », selon l’expression de Babeuf (n° 7 de son journal), les patriotes antijacobins — on sait que, dans le langage de l’époque, les mots patriotes et démocrates étaient, synonymes ; encore en l’an VII, « pour un partisan du vieux régime, patriote est également synonyme ou d’anarchiste ou de terroriste » (Paris pendant la réaction thermidorienne et sous le Directoire, t. V, p. 490) — les amis de Chaumette, les membres et habitués de l’ancien club électoral, aussi ardents que par le passé, heureux d’abord, mécontents bientôt, lorsqu’ils virent rester en fonction les magistrats municipaux nommés le 10 thermidor (28 juillet) par le comité de sûreté générale.

Cette société populaire, dite « électorale » à cause du nom habituel de la salle qu’elle occupait, et aux séances de laquelle Babeuf assistait assez souvent, présenta à la Convention, le 20 fructidor (6 septembre), une pétition réclamant en premier lieu « la garantie la plus illimitée des opinions et de la liberté de la presse », en second lieu « que le peuple rentre dans la plénitude de ses droits en nommant immédiatement ses fonctionnaires ». Le président de la Convention, Bernard (de Saintes), — je mentionne ici une fois pour toutes que, d’une façon générale, pour les discours parlementaires, j’ai suivi le texte du Moniteur — répondit que la Déclaration des Droits de l’Homme avait réglé le premier point et que « le gouvernement révolutionnaire, établi pour le bonheur public », ne pouvait admettre le second. La Convention, à l’unanimité, passa à l’ordre du jour ; puis, sur la proposition de Billaud-Varenne disant : « Le club électoral a été toujours un foyer de contre-révolution, il prit part à la conspiration d’Hébert », elle décréta le renvoi de la pétition au comité de sûreté générale, « afin d’en examiner les motifs », ce qui était déjà une menace.

Habitant la section du Muséum (quartier du Louvre), Babeuf avait, dès le 30 thermidor (17 août), décidé cette section à voter une résolution revendiquant pour le peuple le droit à élire les autorités et protestant contre les autorités constituées non élues. Dans une adresse explicative, cette section demandait aux 47 autres de s’unir à elle pour aller dire à la Convention que la cause de tous les maux « était le mépris des droits du peuple,… que la révolution du 9 au 10 thermidor ferait toujours trembler ceux qui, au mépris des principes, oseraient proposer des lois immorales ou sanguinaires, ceux qui oseraient usurper sur le peuple le droit des élections, ceux qui oseraient accepter des fonctions publiques dont l’élection appartient exclusivement au peuple », et pour réclamer l’application de ces principes (n° 18 du journal de Babeuf).

Par suite des manœuvres des Jacobins, ce projet de pétition examiné seulement le 10 fructidor (27 août) dans les sections, fut repoussé par la plupart d’entre elles ; une quinzaine adhérèrent. Dès le 11 (28 août), plusieurs de celles qui avaient rejeté ce projet, venaient le dénoncer à la barre de la Convention. Enfin, le 19 (5 septembre) — la veille même du jour où « la société populaire séante dans la salle du corps électoral » présentait sa pétition à la Convention — celle-ci avait reçu une pétition de la « société populaire » de Dijon demandant la continuation de la Terreur et la limitation de la liberté de la presse. Cette pétition avait été renvoyée au comité de législation, tandis que l’autre le fut — j’ai indiqué dans quelles conditions — au comité de sûreté générale.

La Convention que les derniers mois avaient accoutumée au silence du peuple, fut effarouchée par sa résurrection, par des revendications dont elle avait perdu l’habitude. Il y avait désaccord évident entre le sentiment qui l’avait fait agir et le sentiment populaire né de son action. Là où elle n’avait cherché que son salut, que son affranchissement propre, on comptait trouver le salut et l’affranchissement de tous. Son salut assuré, elle fut surprise qu’on lui demandât des changements qui n’étaient dans sa pensée ni pour retourner en arrière, ni pour marcher de l’avant. Ce qui fut modifié, ce ne fut pas le pouvoir excessif dont le Paris patriote se plaignait, ce fut la forme d’exercice de ce pouvoir conservé intact ; « modifications presque nulles pour le peuple » devait écrire Babeuf le 6 vendémiaire an III (27 septembre 1795), dans le n° 18 de son journal. Le décret du 7 fructidor (24 août) réglementa les attributions des comités ramenés de 21 à 16 : au comité de salut public, la direction de la diplomatie et des opérations militaires et navales ; au comité de sûreté générale, avec la haute main sur la police, le pouvoir de décerner les mandats d’arrêt et de traduire devant le tribunal révolutionnaire ; au comité de législation, la surveillance des affaires administratives civiles et des tribunaux ; aux autres comités, comité des finances, comité de l’instruction publique, etc., la surveillance immédiate de la partie que leur titre indiquait et, en ce qui touchait à cette partie, des diverses autorités, y compris les douze « commissions exécutives » par lesquelles le décret du 12 germinal an II (1er avril 1794) avait remplacé les ministères. L’unité ne devait être obtenue ni par la réunion des deux comités de salut public et de sûreté générale dits comités de gouvernement, ni par la prépondérance du comité de salut public seul, mais par l’action directe de la Convention qui entendait avoir désormais le pouvoir nominal et le pouvoir effectif.

Depuis le 9 thermidor, la Convention avait l’idée très nette d’échapper à la domination d’un homme ou d’un comité ; en revanche, elle ne savait trop ce qu’elle devait faire de ce pouvoir qu’elle était si jalouse de garder, et elle montra la plus déconcertante indécision. Le 11 thermidor (29 juillet), sur la proposition de Barère, elle maintient Fouquier-Tinville comme accusateur public, le 14 (1er août) elle vote son arrestation. Le 15 (2 août), elle décrète que les ministres de tout culte et les ci-devant nobles seraient exclus de toutes les fonctions publiques ; le lendemain, elle rapporte ce décret. Après avoir toléré la sortie de prison de certains royalistes, elle s’émeut de leur sortie et décide, le 23 thermidor (10 août), sur la proposition de Granet, qu’on imprimerait les noms des prisonniers élargis et ceux des personnes qui auraient attesté leur patriotisme ; le lendemain, elle est unanime à approuver Barère s’écriant : « Déclarons tous que nous voulons le gouvernement révolutionnaire », et, le 26 (13 août), sur la demande de remettre en prison ceux qui auraient été relâchés sans répondants avoués, elle ne vote que l’annulation de sa décision du 23 (10 août). Le 2 fructidor (19 août), le Conventionnel Louchet qui, le 9 thermidor, avait provoqué le décret d’accusation contre Robespierre, propose de réintégrer immédiatement en prison les aristocrates libérés et sa proposition est renvoyée au comité de salut public ; le 18 (4 septembre), la Convention charge le même comité d’étudier la suspension de la loi du 27 germinal an II (16 avril 1794), dirigée contre les nobles.

D’autre part, le 12 fructidor (29 août), Laurent Le Cointre dénonce comme complices de Robespierre dans l’œuvre de la Terreur, d’anciens membres des comités de gouvernement : Billaud-Varenne, Collot d’Herbois, Barère, Vadier, Amar, Voulland et David ; c’était entamer le procès de l’assemblée entière qui avait ratifié les résolutions des comités. On le comprit. « C’est la Convention qu’on accuse », dit Goujon ; Cambon qui ne saurait être suspect de sympathie ni pour Robespierre, ni pour les Jacobins, constate à son tour que « si l’on pouvait faire les reproches qu’on adresse à quelques-uns, ils s’appliqueraient à tous », et Thuriot fait voter que « la Convention rejette avec la plus profonde indignation la dénonciation de Le Cointre et passe à l’ordre du jour ». Le lendemain, sur l’initiative d’amis des accusés, et malgré une intervention hypocrite de Tallien dont, aux yeux de beaucoup, Le Cointre n’avait été que l’aveugle instrument, celui-ci dut lire les pièces par lui annoncées à l’appui de ses inculpations et, à l’unanimité, sur la proposition de Chambon, la Convention « convaincue de la fausseté de l’accusation, la déclare calomnieuse ».

Tandis que, d’une part, cet incident rapprochait les Jacobins et ceux qui avaient été dénoncés, ou qui pouvaient l’être sous le même prétexte et qui comprenaient le péril, la Convention, d’autre part, avait trouvé dans les Jacobins un appui contre les revendications des sections et sociétés populaires. On a déjà vu qu’ils avaient fait échouer le projet de pétition de la section du Muséum ; le 22 fructidor (8 septembre), la section Mucius Scævola (quartier du Luxembourg) venait manifester à la barre de la Convention ses « justes inquiétudes sur le club dit électoral ». Aussitôt Roger Ducos demanda que le club ne pût plus tenir ses séances dans une salle du « ci-devant Archevêché » et sa proposition fut adoptée.

Le 23 fructidor (9 septembre), les Jacobins décidaient qu’une adresse serait portée à la Convention pour dénoncer les menées réactionnaires et solliciter des mesures énergiques ; Carrier, Royer et Billaud-Varenne étaient chargés de la rédiger. Le lendemain, Merlin (de Thionville) s’appuyait sur cette décision pour attaquer violemment, mais sans succès, les Jacobins dont, le 25 (11 septembre), les délégués étaient accueillis par les plus vifs applaudissements. En revanche, on jetait en prison l’orateur de la pétition du club dit électoral, Varlet — l’ami de Jacques Roux. (Histoire socialiste, t. IV, p. 1622) — et le rédacteur de cette pétition, Bodson, dont, le 30 fructidor (16 septembre), une députation du club réclamait en vain à la Convention la mise en liberté. Déjà, par un décret du 4 fructidor an II (21 août 1794), la Convention avait rapporté celui du 9 septembre 1793 qui accordait, « à titre d’indemnité, quarante sous aux citoyens peu fortunés pour assister aux assemblées de section et y exercer leurs droits », — d’une façon générale, je citerai les lois ou décrets (ces deux mots étaient synonymes sous la Convention) d’après le texte des collections Duvergier ou Baudouin. Le même décret empêchait les sections de se réunir tous les cinq jours et ne leur permettait plus qu’une réunion par décade. La suppression de l’indemnité allait éloigner les pauvres, les ouvriers, des sections, où commençaient, au contraire, à se porter les aristocrates remis en liberté.

L’influence reprise par les Jacobins qui cherchaient de plus en plus à agir sur la Convention en faisant affluer pétitions et adresses dans le genre de celle de Dijon applaudie par eux et colportée à Paris et dans les départements, ne pouvait qu’inquiéter Tallien et l’exciter à les perdre. Un triste événement avait déjà été exploité à ce point de vue : le 14 fructidor (31 août), la poudrerie de Grenelle sautait tuant une soixantaine de personnes et en blessant un grand nombre. Cette poudrière occupait la partie de la caserne Dupleix qui donne sur la place de ce nom. On insinua que le coup pouvait bien venir des Jacobins. Cela n’ayant pas réussi, Tallien qui, devant l’attitude de ses collègues à son égard, avait donné le 15 fructidor (1er septembre), sa démission du comité de salut public et qui avait été expulsé des Jacobins le 17 (3 septembre), simulait, selon toute vraisemblance, une tentative d’assassinat : le 24 fructidor (10 septembre), un peu après minuit, rue des Quatre-Fils, on le trouvait ayant « à la partie antérieure de l’épaule gauche » une légère contusion paraissant provenir d’un coup de pistolet tiré à bout portant, sans balle. Celle-ci, d’après le procès-verbal des trois officiers de santé lu à la séance de la Convention le 24 fructidor, « a pu tomber entre » la doublure de l’habit et l’habit ; cela aurait permis de la retrouver, or on ne la retrouva pas.

Malgré tous les efforts, cette affaire n’eut pas les résultats immédiats espérés ; les Jacobins remportaient, au contraire, un succès : sur leur initiative, la Convention, le 26 fructidor (12 septembre), réglait le transport du corps de Marat au Panthéon et décidait que, le même jour, en serait enlevé le corps de Mirabeau. Les thermidoriens et leurs adversaires se trouvèrent d’accord en cette circonstance, tous se réclamaient encore de Marat. La cérémonie, à laquelle assistait la Convention, eut lieu le dernier jour de l’an II (21 septembre 1794) au milieu d’une foule criant : Vive la République ! Le 20 vendémiaire an III (11 octobre 1794), nouvelle cérémonie : le Panthéon recevait, solennellement, les restes de Jean-Jacques Rousseau. Avant ces deux cérémonies, le quatrième jour sans-culottide de l’an II (20 septembre), Robert Lindet avait présenté à la Convention, au nom du comité de salut public, un tableau de la situation de la France, auquel plus loin (chap. xi) j’emprunterai certains détails et dans lequel il attaquait les Girondins qui seront bientôt les maîtres. Le bonheur des Jacobins n’était cependant pas sans mélange. Le jour même où le corps de Marat fut transporté au Panthéon (21 septembre, cinquième jour sans-culottide) — ce devait être le dernier jour portant cette dénomination ; car, le 7 fructidor an III (24 août 1795), la Convention devait

Explosion de la Poudrière de Grenelle, le 74 fructidor, An II.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


rapporter le dernier paragraphe de l’art. 9 de la loi du 4 frimaire an II (24 novembre 1793) décidant que les derniers jours de l’an républicain s’appelleraient « sans-culottides », et décréter qu’ils porteraient à l’avenir le nom de « jours complémentaires » — les comités de salut public et de sûreté générale réunis faisaient ordonner l’épuration de la Société populaire et des autorités de Marseille. L’exécution de ce décret et l’arrestation de vingt « énergumènes » du club, dans la nuit du 4 au 5 vendémiaire an III (25 au 26 septembre 1794), occasionnèrent, le 5 (26 septembre), des troubles à Marseille ; les manifestants furent dispersés par la force armée.

Le 17 fructidor (3 septembre), Babeuf avait fait paraître le premier numéro de son journal sous le titre, jusqu’au n° 22 inclusivement, de Journal de la Liberté de la Presse. À partir du n°19 (8 vendémiaire-29 septembre), son journal porta l’épigraphe : « Le but de la société est le bonheur commun, art. 1er, Déclaration des Droits ».

C’est un journal pour les penseurs que je prétends faire, disait-il dans le no 2 (19 fructidor-5 septembre). c’est la théorie des lois successivement rendues et l’examen de leurs divers rapports avec la liberté et le bonheur du peuple. » Cependant, ce qui le préoccupe par dessus tout à cette époque, c’est la liberté d’écrire, puis le droit pour le peuple d’élire ses magistrats ; ce qu’il invoque, c’est la Déclaration des Droits de l’Homme de 1793 : « Je rapporte tout aux Droits de l’Homme, je porte aux nues tout ce qui s’en rapproche et je sape tout ce qui leur est opposé » (no 7, du 28 fructidor-14 septembre). Dès son premier numéro, il avait écrit : « Nous estimerons, nous admirerons l’ouvrage, et nous oublierons quel fut l’ouvrier », faisant allusion à cette Déclaration et à Robespierre, « sincèrement patriote et ami des principes jusqu’au commencement de 1793, et le plus profond des scélérats depuis cette époque » ; dans son no 4 il l’appelle « l’Empereur ». Il est thermidorien, avec excès et naïveté tout d’abord : « le 10 thermidor marque le nouveau terme depuis lequel nous sommes en travail pour renaître à la liberté » (no 2). Il réprouve le système de la Terreur et se montre ainsi fidèle aux sentiments d’humanité qui rendent si belle la lettre à sa femme mentionnée à la fin du chapitre précédent (Advielle, Histoire de G. Babeuf, t. 1er , p. 54-55) ; il attaque violemment ceux qui ont appliqué ce système — particulièrement Carrier — appelés dans son no 4 (25 fructidor-11 septembre) « terroristes », mot dont on prétend qu’il fut l’inventeur ; il sait toutefois oublier le rôle sanglant de certains, tant qu’il approuve leur conduite après Thermidor ; tel fut le cas pour Fréron et Tallien ; cette approbation, il est vrai, ne dura pas longtemps. Il combat les Jacobins ; il les accuse d’avoir soudoyé des gens qui ont poursuivi à coups de bâton au Palais-Égalité (Palais-Royal) les colporteurs de son journal.

Dès le no 3 (22 fructidor-8 septembre), il prend la défense du « club non électoral, mais séant à la salle des électeurs », suivant son expression, et proteste contre l’accusation d’hébertisme lancée par Billaud-Varenne. Il publie le projet d’adresse de la section du Muséum (no 18, du 6 vendémiaire an III-27 septembre 1794) qui, dit-il, est le manifeste de son parti, le parti des défenseurs des Droits de l’Homme. Il proteste contre la limitation pour les sections du droit de se réunir et contre l’arrestation de Varlet et de Bodson (no 7). Mais, s’il veut « montrer au peuple que l’on peut, et bientôt, changer en réalité la plus belle des maximes qui ne fut jusqu’ici qu’une illusion : le but de la société est le bonheur commun » (no 4) ; s’il écrit : « Le républicain n’est pas l’homme de l’éternité, il est l’homme du temps ; son paradis est cette terre, il veut y jouir de la liberté, du bonheur, et en jouir durant qu’il y est, sans attendre, ou toutefois le moins possible » (no 5, du 26 fructidor-12 septembre), c’est là tout ce qui, dans les premiers numéros, peut, avec la meilleure volonté, être considéré comme renfermant un germe bien lointain de socialisme ; et cependant, au point de vue philosophique, Babeuf, nous le savons, avait eu depuis longtemps des tendances communistes et des velléités socialistes.

Nous avons vu les Jacobins reprendre leur influence ; à leur instigation ou avec leur appui, on avait agi et on allait continuer à agir contre le club dit électoral. Le 7 vendémiaire an III (28 septembre 1794), ce club avait renouvelé sa démarche en faveur de ses membres emprisonnés, Varlet et Bodson, et demandé le retrait du décret lui enlevant sa salle ; le soir, il arrêtait le texte d’une adresse à la Convention. Cette adresse publiée par Babeuf dans son n° 22 — daté par erreur du 10 vendémiaire comme le n° 21 — s’occupait d’abord « des moyens de vivifier le commerce ». Après avoir à cet égard conclu à ce que « aucune commission ne fasse ni préhensions, ni réquisitions que pour les armées, et même point du tout, s’il était possible que le commerce fournisse », elle ajoutait : « Rendez à Paris les deux assemblées de sections par décade, qui sont à peine suffisantes pour les objets journaliers. Rendez-lui sa municipalité, ses magistrats, élus par le peuple qui seul a le droit de les nommer ». Babeuf faisait suivre cette adresse des lignes suivantes : « Nous ne donnons notre approbation entière qu’à la partie de cette adresse qui se rapporte à la réclamation de tous les droits de la souveraineté. Le sujet du commerce mérite d’être approfondi ; il y a bien des choses à dire sur les accaparements, et il faudra encore longtemps chez nous des lois contre la cupidité ».

Le lendemain, 8 (29 septembre), à huit heures du matin, un architecte à la tête de deux cents ouvriers envahissait le local du club ; on commençait à arracher et à briser bureau, tribune et banquettes ; mais devant des protestations qui éclatèrent, un décret du 11 (2 octobre) ordonna de surseoir à la démolition. Le club n’en présentait pas moins, le 10 vendémiaire (1er octobre), son adresse à la Convention dont le président, André Dumont, répondit : « Ignorez-vous donc que le gouvernement révolutionnaire existe et que la Convention nationale a juré de le maintenir jusqu’à la paix » ; et l’adresse fut renvoyée au comité de sûreté générale. Cette adresse reçut l’adhésion de plusieurs sections, entre autres celle du Muséum.

Babeuf protesta contre cette invocation du gouvernement révolutionnaire. La Convention « parle de ce gouvernement révolutionnaire comme du saint des saints, avec vénération et respect, et avec indignation du gouvernement de Robespierre, de la Terreur et du système de sang, comme si tout cela n’était pas une seule et même chose » (n° 24, du 16 vendémiaire-7 octobre). « N’est-il pas temps bientôt que les mots n’en imposent plus ? Pourquoi celui de gouvernement révolutionnaire est-il toujours le talisman qui couvre tous les abus sans permettre qu’on s’en plaigne ?… Eh bien, oui, tous les amis de la liberté tendent au renversement du gouvernement révolutionnaire, et la raison c’est qu’il est la subversion de toute liberté » (n° 25, du 17 vendémiaire-8 octobre). Depuis le n° 23 daté du 14 vendémiaire an III (5 octobre 1794), son journal avait pour titre : « Le Tribun du Peuple ou le Défenseur des Droits de l’Homme en continuation du Journal de la Liberté de la Presse ». Babeuf justifiait ainsi son nouveau titre : « Tribun du peuple m’a paru la dénomination la plus équivalente à celle d’ami ou de défenseur du peuple. Je demande qu’on n’aille pas chercher d’autre acception ». Abandonné par son imprimeur, le Conventionnel Guffroy, qui arrêta le tirage du n° 26, n’ayant plus les moyens de faire imprimer son journal, il envoya, avec une lettre explicative, le manuscrit du n° 27 aux membres du « club ci-devant électoral » qui avait pu reprendre ses séances dans la salle de l’assemblée générale de la section du Muséum, au Louvre (Paris pendant la réaction thermidorienne…, t. Ier, p. 256), et qui fit paraître le numéro (22 vendémiaire-13 octobre).